Tribulat Bonhomet/Claire Lenoir/IV

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P.-V. Stock, éditeur (p. 83-88).


CHAPITRE IV

L’ENTREFILET MYSTÉRIEUX


D’ailleurs, en ce temps léthargique,
Sans gaieté comme sans remords,
Le seul rire encore logique
Est celui des têtes de morts.

Paul Verlaine.


La cloche d’arrivée me réveilla. Nous étions dans le port de Saint-Malo. C’était sur les onze heures, à peu près ; il faisait beau soleil. Je pris ma canne et ma valise, je sautai sur le pont, et, avec le flot des voyageurs, je me précipitai sur la jetée, les bottes maculées par l’écume des mers.

Ma première action, en touchant le sol de mon illustre patrie, fut d’entrer dans ce café d’où le regard embrasse toute la rade, et, au loin, le tombeau d’un ancien ministre de Charles X, le vicomte de Châteaubriand, — dont quelques travaux ethnographiques sur les Sauvages ont, paraît-il, été remarqués. Je demandai ma dose d’absinthe habituelle, énorme d’ailleurs ; puis, me laissant tomber assis, je saisis avec une distraction nostalgique le premier journal qui me vint crier sous les doigts.

C’était une feuille locale : — une gazette salie, oubliée, déchirée, d’une date déjà ancienne. Elle traînait là, — près de moi, — sur la banquette rouge. Et, maintenant, que j’y songe, il me revient, distinctement, que le garçon voulut me l’arracher des mains pour m’en donner une autre plus récente, — et que je lui résistai par le mouvement machinal de tout homme auquel on veut prendre ce qu’il tient.

En parcourant le journal, mes regards s’arrêtèrent sur un entrefilet situé entre un nouveau cas d’empiétement du parti clérical, — judicieusement signalé par le gazetier, — et une recette infaillible contre les maux d’oreilles les plus invétérés, recette que préconisait quelque empirique de passage.

Voici l’entrefilet :

« L’Académie des Sciences de Paris vient de constater l’authenticité d’un fait des plus surprenants. Il serait avéré, désormais, que les animaux destinés à notre nourriture, tels que moutons, bœufs, agneaux, chevaux et chats, conservent dans leurs yeux, après le coup de masse ou de coutelas du boucher, l’empreinte des objets qui se sont trouvés sous leur dernier regard. C’est une vraie photographie de pavés, d’étals, de gouttières, de figures vagues, parmi lesquelles se distingue presque toujours celle de l’homme qui a frappé. Le phénomène dure jusqu’à décomposition.

« Comme on le voit, l’Ignorance va s’amoindrissant ; cette découverte figurera noblement parmi ses compagnes au catalogue déjà sérieux de ce siècle de lumières. »

Que je connusse antérieurement ce fait jusque dans ses particularités appliquées récemment à la police de l’Amérique du Nord — et au puff de la même contrée, — c’est là ce qui, je l’espère, ne saurait laisser l’ombre d’un doute dans l’esprit du Lecteur. Mais ce qui me frappa, ce fut un phénomène personnel qui se produisit, alors, en moi, à cette lecture ; savoir un certain caractère d’à-propos sous lequel le fait m’apparut en ce moment — et ainsi accommodé par quelque misérable loustic de province.

Cette dépravation sensorielle pouvait tenir de la fatigue nerveuse, morale et physique, due à mon voyage : je me laissai donc aller à l’examen de moi-même : — puis, machinalement, je relevai les yeux… et la direction de mon regard tomba sur un homme debout contre un mât de misaine, les bras croisés, à deux cents brasses de moi : je reconnus le noble lieutenant.

Nos yeux se rencontrèrent à l’unisson, et nous détournâmes spontanément la vue l’un de l’autre, comme avec malaise. Pourquoi ?… Ni lui ni moi ne le saurons jamais.

Pour couper court aux pensées ternes qui commençaient à monter en mon esprit, je me levai en sursaut, j’avalai l’absinthe d’un trait ; puis, tournant les talons à la guinguette, je me mis à arpenter vivement le chemin des faubourgs maritimes où habitaient les époux Lenoir, — chemin quasi perdu et désert à cette heure de la journée.

Le soleil me brûlait : je m’arrêtai, de temps à autre, pour essuyer mon front et pour jeter autour de moi un coup d’œil inquiet.