Tribulat Bonhomet/Claire Lenoir/VI

La bibliothèque libre.
P.-V. Stock, éditeur (p. 97-102).


CHAPITRE VI

JE TUE LE TEMPS AVANT LE DÎNER


Tu te tairas, ô voix sinistre des vivants !
Leconte de Lisle.


L’ameublement, les rideaux et les tapisseries de ce petit salon étaient d’un rouge sombre : des vases d’albâtre sur la cheminée. Dans l’ombre, une toile dans le style des élèves de Rembrandt ; de mauvais dahlias violets dans une coupe, sur le piano. Un petit vaisseau de guerre (œuvre des loisirs de mon ami), avec ses gréements et ses canons, était suspendu au plafond en guise de lustre. La fenêtre était ouverte, donnant sur le ponant et sur la mer.

Enfoui dans le canapé, entre Césaire et sa femme, je racontai, rapidement et à grands traits, mes voyages dans les cinq parties du monde, mes explorations au sommet des montagnes et dans les entrailles de la terre, depuis le sommet de l’Illimani jusque dans les profondeurs des mines de Poullaouën ; je parlai des djeysers ou volcans de boue de l’Islande — du crâne pointu des Séminoles, — des rites de Jaggernaut, — des supplices chinois, dont la simple nomenclature emplirait un dictionnaire de la capacité de nos Bottin, — des sectes de sorciers qui dansent en Afrique avec des bâtons de soufre enflammé sous les aisselles, — du passeport tatoué sur mon dos que m’avait donné, en signe d’affection, Zouézoué-Anandézoué-Rakartapakoué-Boué-Anazenopati-Abdoulrakam-Penanntogômo V, roi des îles Honolulu et Moo-Loo-Loo, — des arbres indiens sur chaque feuille desquels est inscrite quelque pensée de Bouddha, du culte du serpent chez les cannibales de la Terre de Feu, — (serpent qui se contente de mordre l’ombre humaine sur le sable, au soleil, — pour faire mourir), des sucs de la ciguë crucifère du pôle austral, dont l’infusion donne toujours le même genre d’hallucinations et qui contient les reflets du monde antédiluvien ; — de la religion du Canada, qui consiste à croire que l’univers a été créé par un grand lièvre ; — des niams-niams ou hommes qui portent une queue de chimpanzé et qui se classent avant le gorille et au-dessous du nègre Caffre, dans l’échelle apparente des créatures, (ainsi que je le constate dans mon traité intitulé : Du Têtard), — du grand lama thibétain, dont le visage royal est toujours voilé depuis la naissance jusqu’à sa mort inclusivement, — du chef de tribu zélandais Ko-li-Ki (Roi des Rois), qui ne vit qu’en prélevant sur ses sujets (lorsqu’il passe à travers les huttes) de grands morceaux de chair, enlevés d’un coup de mâchoire, aux endroits friands ; — je parlai des grands arbres, des flots, des rochers et des aventures lointaines. Je tins le dé ; je renvoyai la balle ; j’agitai les grelots de la plaisanterie ; — je racontai avec aplomb toutes ces fadeurs ; — je parlai de ceci, de cela, de droite et de gauche, à tort et à travers, pensant, qu’après tout, c’était assez bon pour eux. — Bref, je fus charmant !

Ils avaient l’air stupéfait l’un et l’autre, et me considéraient comme s’ils ne m’eussent pas reconnu. J’avais pitié de ces provinciaux : de vrais écoute s’il pleut !.

Et puis, s’il faut tout dire, j’étais de fort mauvaise humeur contre Lenoir, parce qu’il m’avait serré avec trop de tendresse entre ses bras musculeux : je n’aime pas les expansions grossières.

Le soir vint ; les rayons du soleil couchant nous éclairèrent tous trois d’une lueur sinistre, au fond du salon rouge.

Pendant un moment de profond recueillement, le vieux domestique entr’ouvrit discrètement la porte et laissa tomber ces mots :

— Madame est servie.

On se leva. Je tendis le jarret, je fis la bouche en cœur, j’arrondis le bras et l’offris à Mme Lenoir, qui daigna s’y appuyer.

Césaire nous suivait, pensif, en pinçant, du bout de son pouce et de son index, son nez où il avait expédié une prise, à la dérobée. Son attitude méditative ne m’échappait pas, bien qu’il fût derrière moi, parce que, comme tous les gens de tact, j’ai deux yeux derrière la tête.

On apporta des candélabres allumés dont l’éclat se reflétait sur les verres, la nappe et les cristaux.

Nous nous assîmes ; nous déployâmes nos serviettes, avec une certaine solennité silencieuse due à l’atmosphère de ma conversation, et, après le premier verre de bordeaux, nous eûmes un sourire général.