Tribulat Bonhomet/Claire Lenoir/VII

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P.-V. Stock, éditeur (p. 103-118).


CHAPITRE VII

ON CAUSE MUSIQUE ET LITTÉRATURE


Un dîner bien caqueté.
Mme  de Sévigné.


À table, Claire parla musique avec une science que, vraisemblablement, je ne pouvais attendre d’une malheureuse femme.

Elle mentionna certain maître allemand, dont j’ai oublié le nom — et l’époque ; « Génie miraculeux ! » disait-elle, « mais seulement accessible aux intelligences initiées, aux humains complets. Ses œuvres traitent de légendes brabançonnes — d’un bâtiment posthume, — d’un virtuose guerroyeur enlevé par Celle qu’on révère à Paphos, — d’un nommé Tout-fou, — d’un Fatras mythologique en quatre séances, etc., etc. : ces dernières compositions paraissaient remplir Mme  Lenoir d’une admiration inexplicable. Je me remémore très bien qu’elle nous parla d’un certain « crescendo en  » où resplendissait (disait-elle en son enthousiasme d’enfant) le « terrible Hosannah ».

Elle spécifia, de plus, on ne sait quel Chant de Pèlerins, « dont la profonde lassitude avait quelque chose d’éternel ! » Ce chant la captivait jusqu’à la divagation. — À l’en croire, « il était, d’abord, étouffé sous les enlacements de rires aphrodisiaques, poussés par des syrènes moqueuses, apparues sous la lune, dans les roseaux. » Les circonstances se passaient « près d’une montagne enchantée ». Cela signifiait, tout bonnement, que les instigations câlines de nos passions obscurcissent parfois en nous, pèlerins de la terre, le souvenir de la patrie céleste : — pensée que jamais croque-notes n’est capable d’avoir, — on en conviendra, — (si puérile qu’elle soit, d’ailleurs !) — « Mais » ajoutait Mme  Lenoir, « la mystique fanfare finissait par éclater et dominer triomphalement : une option réfléchie et décisive reprenait, dans la lumière du soir, l’hymne de gloire et de martyre, et précipitait la fuite des ombres, comme une authentique mission d’Espérance ! »

À cet énoncé, je sentis le fou rire me monter à la gorge. Il était évident que Mme  Lenoir, abusant des privilèges de son sexe frivole, voulait se divertir à mes dépens. Je jugeai opportun de m’y prêter de bonne grâce et l’éloge de cet intrigant défraya le babil des deux premiers services.

Ensuite elle s’aventura dans la littérature : là, j’étais mieux sur mon terrain.

Aux îles Chinchas, — (si justement estimées pour leur engrais fameux), — pendant une maladie qu’il est inutile de nommer, j’avais pris quelques tomes pour combattre les ennuis nocturnes.

C’étaient deux ou trois ouvrages d’un écrivain prodigieux et qui avait gagné déjà son pesant d’or avec ses livres : — ce qui est, pour moi, comme pour les gens incapables de se repaître de mots, la meilleure des recommandations.

C’est la plume, à coup sûr, la plus féconde de notre beau pays, et, dans les cinq parties du monde, les notabilités des deux sexes se disputent ses produits, quels qu’ils soient.

J’ai oublié son nom : mais le genre de son talent (auquel s’efforcent en vain d’atteindre tous ses confrères), consiste à gazer, adroitement, les situations les plus scabreuses !… À frapper l’imagination du lecteur par un enchaînement de péripéties émouvantes — et logiques ! — où les personnages en relief (quoique appartenant aux bas-fonds de la société), élèvent le cœur, nourrissent l’esprit et calment les consciences les plus inutilement scrupuleuses.

Ses héros intéressent principalement en ce qu’ils ne meurent au recto que pour ressusciter au verso. Sur ces pages, que l’œil parcourt fiévreusement, se projettent à la fois les ombres vénérables d’Orphée, d’Homère, de Virgile et de Dante, — sinon de Chapelain, lui-même, — et, pour me résumer, cet homme, ce moraliste, représente, d’ores et déjà, la pure expression de l’Art moderne dans sa Renaissance et sa Maturité. Aussi est-il goûté de tous. Et moi-même, depuis cette époque d’exil aux îles Chinchas, j’avais hâte de venir poser un pied furtif et incertain sur la terre de France pour m’adonner tout entier à la lecture de ses nouveaux recueils, les feuilles publiques encombrées par son génie ne m’offrant, çà et là, que quelques bribes chues de sa forte plume autorisée.

J’avais pris, également, — (j’allais oublier de le dire) — deux ou trois volumes d’un ancien député français, ex-pair de France, — si je dois en croire ce que m’affirma, très étourdiment, le capitaine, — et les ouvrages d’un conteur américain édité à Richmond, dans la Caroline du Sud.

Je dois l’avouer : la prose du romancier sans second, du Moraliste des îles Chinchas, m’avait, vraiment, rafraîchi le cœur. Ses personnages, solides comme du bois, m’avaient rempli d’intérêt, — souventefois d’émotion, — notamment l’un d’eux, nommé, je crois, Rocambole. Je ne lui ferai qu’un reproche et encore avec la réserve de l’humilité : c’est d’être quelquefois, peut-être, un peu — métaphysique… un peu — comment dirais-je ? — un peu trop abstrait,.. — enfin, — pour dire quelque chose, — un peu trop dans les nuages, comme le sont, malheureusement, tous les poètes.

— Ah ! quand viendra-t-il donc un écrivain qui nous dira des choses vraies ! — des choses qui arrivent ! — des choses que tout le monde sait par cœur ! qui courent, ont couru et courront éternellement les rues ! des choses SÉRIEUSES, enfin ! Celui-là sera digne d’être estimé du Public, puisqu’il sera la Plume-publique.

Quant à l’ancien député, ses « vers », suivant son étonnante expression, m’avaient échauffé la bile. C’était (autant que je puis m’en souvenir) une sorte de pot-pourri de légendes sans suite, et, comme on dit, sans rime ni raison. Il était question, là-dedans, de Mahomet, d’Adam et d’Ève, du Sultan, des régiments de la Suisse et des chevaliers errants : c’était, enfin, le capharnaüm le plus chaotique dont cerveau brûlé ait jamais conçu l’extravagance.

Quelques bons mots, çà et là, — quelques appréciations justes, ne le rendaient, à mes yeux, que plus dangereux pour les esprits faibles. Je ne conçois pas qu’on ait nommé député un pareil individu : ce recueil m’avait donné là, vraiment, une piteuse idée de notre belle langue française.

Parlerai-je de l’Américain ?… Celui-là m’avait paru, le gaillard, posséder quelques teintures de rhétorique !… Mais une chose qui m’a frappé c’est le titre de ses œuvres. Il les appelait, avec une certaine suffisance : « Histoires sans pareilles ! » « Contes extraordinaires !… » etc. — J’ai lu toutes ces histoires et je me suis vainement demandé ce qu’il voyait d’extraordinaire dans tout ce qu’il racontait. C’était, en bonne conscience, le dernier mot du banal, — présenté, il est vrai, à la bourgeoise, — mais du banal ; et il m’endormit, maintes fois, délicieusement. J’en avais conclu que le titre avait été choisi par l’éditeur pour piquer la curiosité du vulgaire.

Claire Lenoir rougit beaucoup au nom du Moraliste des îles Chinchas, et m’avoua, toute confuse, qu’elle en entendait parler pour la première fois.

À cette naïve confidence, je l’enveloppai, naturellement, d’un regard oblique et presque vipérin, n’en croyant pas mes oreilles : pour une femme versée dans l’étude des Lettres et dans les questions abstruses de la philosophie, c’était là une triste réponse, on en conviendra ! — Que lisait-elle donc ?… pensai-je. À quoi songeait cette petite tête évaporée ?

Néanmoins, sa franchise toute provinciale lui gagna mon indulgence, et point ne voulus abuser de la supériorité de mes connaissances vis-à-vis de ma charmante hôtesse.

Je me bornai donc à deviser du député et du conteur américain — (dont il est inexplicable que les noms m’échappent !…) — J’en devisai, dis-je, dans les termes d’appréciation sus-énoncés.

Mme  Lenoir parut m’écouter avec la plus grande attention pendant quelque temps ; elle avait l’air d’ignorer totalement de qui je voulais parler. Mais lorsque j’eus précisé le sujet — (qui me revint fort à propos) — de quelques-unes des « légendes » du député et le titre de quelques-uns des « contes sans pareils » dus au bourgeois de la Caroline du Sud, elle tressaillit comme si elle se fût réveillée en sursaut et sa physionomie prit une expression très singulière ! — je puis l’affirmer !… par les démons ! — indéfinissable !… c’est le mot.

Elle fixa, d’abord, sur moi ses aigue-marines à l’abri de ses lunettes, et demeura comme saisie d’une vague stupeur. Puis, s’emparant de la carafe, elle remplit son verre, but une gorgée d’eau pure, reposa le verre devant son assiette, et, tout à coup, sans motif, elle jeta un éclat de rire musical et saccadé pendant que je la considérais avec une pitié soupçonneuse, en m’interrogeant, moi-même, sur ses facultés mentales.

Elle reprit bientôt des dehors plus décents et je l’entendis murmurer très bas, car j’ai l’oreille fine :

— Pourquoi rire ? Il est écrit : « Les morts ne vous loueront pas. »

Je ne sus, littéralement, que penser : je regardai Césaire : il ne sonnait mot et dévorait un râble aux tomates en roulant des yeux noyés dans l’extase.

— Oui, c’est la mystérieuse Loi !… continuait la jeune femme, si bas que je l’entendais à peine, — il est des êtres ainsi constitués que, même au milieu des flots de lumière, ils ne peuvent cesser d’être obscurs. Ce sont les âmes épaisses et profanatrices, vêtues de hasard et d’apparences, et qui passent, murées, dans le sépulcre de leurs sens mortels.

Je la blâmai, dans mon cœur, de cette épigramme évidemment à l’adresse de son mari, mais je ne voulus point, par bon goût, paraître l’avoir entendue.

— Ha ! ha !… voyez-vous, chère madame Lenoir, m’écriai-je, — je suis tout rond, moi !

— Il est d’autres êtres, continua-t-elle avec douceur, qui connaissent les chemins de la vie et sont curieux des sentiers de la mort Ceux-là, pour qui doit venir le règne de l’Esprit, dédaignent les années, étant possesseurs de l’Éternel. Au fond de leurs yeux sacrés veille une lueur plus précieuse que des millions d’univers sensibles, comme le nôtre, depuis notre équateur jusqu’à Neptune. — Et le monde, en son obéissance inconsciente aux Lois de Dieu, n’a fait que se rendre justice à lui-même et se vouer à la Mort, le jour où il s’est écrié : « Malheur à ceux qui rêvent ! »

Et elle murmura le mot (insensé, à tous égards), de Lactance, en son De morte persecutorum, — si bas, si bas ! que je le devinai plutôt que je ne l’entendis, cette fois :

— « Pulcher hymnus Dei homo immortalis !… »

Elle s’accouda, le menton dans la paume de sa belle main, comme oubliant notre présence.

Le compliment était sans doute exagéré : je suis loin d’être une aussi belle âme qu’elle voulait bien le donner à entendre : je me versai donc un ample coup de château-margaux, retour de l’Inde, et, à vrai dire, je me sentis un peu de compassion pour ce futile galimatias.

— Chère madame, répliquai-je galamment, j’ai toujours partagé les sentiments que vous venez d’émettre, envers ceux qui m’en ont semblé dignes, — et il est même dans mon tempérament de rendre service, d’une façon presque inconsciente, comme vous dites, aux bonnes natures que je rencontre sur mon chemin.

— Ah ! vraiment, docteur ? dit-elle.

— Oui, répondis-je, vraiment ! — Et, tenez, il m’est arrivé, parfois, de lier connaissance avec des jeunes gens qui s’en allaient, à travers la vie, pleins d’enthousiasmes, le rire, le franc-rire aux lèvres, l’expansion et la joie dans le cœur !… Ah ! ces poètes ! ces doux enfants !… quel service j’ai su leur rendre !

Je m’arrêtai un instant pour savourer ces souvenirs.

— Eh bien ? murmura Claire en me regardant.

— Eh bien, ajoutai-je d’un ton paterne, je ne sais comment cela s’est fait, mais j’ai constaté que, dans ma fréquentation, ils perdirent insensiblement l’habitude du rire — et même du sourire.

Il me sembla, comme j’achevais cette phrase, que Claire avait eu le frisson, — ce frisson nerveux, indice de santé après les repas, — et que le vulgaire stupide appelle « la petite mort ».

Lenoir interrompit un instant ses travaux, releva la tête, et avec un sérieux bizarre, me regarda ; puis, sans mot dire, il se replongea dans le dîner.

— Enfin, chère madame Lenoir, repris-je, pour conclure, j’ai toujours aimé les bons auteurs, — et aussi vrai que le bourrelet des enfants modernes n’est autre chose que la tiare atrophiée de Melchissédech, — aussi vrai le Moraliste des îles Chinchas est de ceux-là !…

Claire baissa la tête en silence : elle était battue. Je compris que son ignorance l’accablait. Je me délectai innocemment de sa rougeur, mais ne voulant pas pousser la leçon plus loin, je me retournai vers Césaire pour traiter de choses plus sérieuses que les « Belles-Lettres » et que la « Musique ».