Tribulat Bonhomet/Claire Lenoir/X

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P.-V. Stock, éditeur (p. 145-156).


CHAPITRE X

FATRAS PHILOSOPHIQUE


Satan est bon logicien.
Dante.


Le domestique nous apporta le thé.

Claire, avec un doux sourire, que ses lunettes rendaient légèrement sinistre, m’offrit une tasse de la chaude infusion chinoise, sucrée et aromatisée de kirsch, par ses soins prévenants.

— Lenoir, dis-je, en savourant une gorgée de la digestive liqueur, — vous êtes en contradiction, je dois vous en prévenir, avec les théologiens et les physiologistes, en affirmant que l’Idée et la Matière sont une même chose.

— Non.

— Comment, non !

— Les Théologiens n’avancent-ils pas que Dieu est un pur Esprit, et qu’il a créé le monde ? La Matière peut donc émaner de l’Esprit, même au dire des théologiens. Ainsi, la différence n’est qu’apparente. — Quant aux physiologistes, ne sont-ils pas forcés d’affirmer que la forme du corps lui est plus essentielle que sa matière ? — Vous voyez.

J’étais loin d’être dans les eaux de Lenoir ; ses sophismes glissaient sur la cuirasse épaisse de mon Sens-commun.

— Voyons, mon ami, lui dis-je, abuseriez-vous de vos droits d’amphitryon jusqu’à vouloir insinuer que cette BÛCHE, par exemple, n’est pas de la matière ?

— Où voyez-vous la « Matière » en cette bûche ? répondit-il.

Je me voilai la face de mes deux mains : le naufrage de cette intelligence me faisait mal. Il voulait goguenarder avec moi !… Avec moi !

— Vous prétendez que vous ne voyez pas la Matière ! lui dis-je avec stupeur : et que cette BÛCHE…

— Mais, enfin, c’est élémentaire, cela ! cria Lenoir, que mon apparente ignardise finissait par exaspérer et qui me regardait de travers. Je vois des attributs de forme, de couleur, de polarité, de pesanteur, réunies : j’appelle bois, un certain agrégat de ces qualités. Mais ce qui soutient ces qualités, — la Substance, enfin, — que ces attributs couvrent de leur voile, où est-elle ?… — Entre vos deux sourcils ! Et nulle part ! Vous voyez bien que la « Matière » en soi, n’est pas sensible ! ne se pénètre pas ! ne se révèle pas, et que la « Substance » est un être purement intellectuel dont le Monde sensible n’est qu’une forme négative, un repoussé.

— Mais, mon pauvre ami, qu’est-ce qu’un être intellectuel, qu’est-ce que la réalité d’une idée, d’une pauvre idée, devant la réalité évidente du fait de cette simple BÛCHE que vous niez !

— Je n’ai qu’à jeter cette bûche dans le feu, pour l’effacer : voilà votre BÛCHE disparue, devenue autre qu’elle-même. — Qu’est-ce qu’une réalité pareille, qui s’efface, qui est et n’est pas à la fois ? qui dépend du hasard extérieur ? Peut-on bien appeler cela « réalité ? » … Allons ! — C’est du Devenir, c’est du Possible, — ce n’est pas du Réel ; car cela peut être aussi bien que ne pas être. La Réalité est donc autre chose que cette contingence, et nous voilà revenus cette fois, logiquement, à la question posée au début : « Qu’est-ce que la réalité ? »

— Et moi, murmurai-je, endolori par la dialectique paradoxale du docteur, je soutiens, à l’encontre, que ce qui est solide et pesant n’est pas une simple idée, que diable !

— Faites rentrer l’idée de pesanteur (puisqu’elle vous éblouit) dans l’idée de longueur, par exemple, et vous comprendrez mieux tout cela.

— Dans les mots, c’est possible ; mais les faits matériels ne se prêtent pas à ces fusions et à ces confusions avec autant de bonne grâce que les idées.

— Vous plaisantez, n’est-ce pas ?… dit Lenoir, après un instant. Comment voulez-vous que le fait puisse démentir une idée logique, puisque l’idée logique est l’essence même du fait ?

— Prouvez, alors ! — Essayez, essayez d’appliquer physiquement la théorie !

— Mais… il me suffira de faire glisser un poids sur la longueur d’une barre d’acier pour que la longueur de la barre soulève des pesanteurs mille fois supérieures à celle du poids qui glissera sur cette barre. Vous voyez bien que la longueur et la pesanteur rentrent l’une dans l’autre, aussi bien en fait qu’en idée.

— Phraséologie !… grommelai-je avec humeur : c’est spécieux ; d’accord. Mais au fond, ce sont des mots.

— Et avec quoi voulez-vous que je vous réponde ? fit Lenoir en souriant. Avec quoi me questionnez-vous ? — Vous niez la valeur du mot mot avec le mot lui-même. Est-ce par gestes que vous voulez causer avec moi ?… Le vent souffle, l’instinct hurle, l’idée s’exprime.

— Mon cher Lenoir, m’écriai-je, revenons à la question. — Je puis conclure en affirmant que, comme je ne touche ni ne vois les idées, j’aime encore mieux appeler réelles les choses sensibles. Et toute l’Humanité sera de mon avis.

— Non, dit Lenoir.

— Comment, non ! repris-je pour la troisième fois, en regardant avec tristesse le pauvre Hégélien.

— Si les choses sont, si l’Apparaître de l’Univers se produit, ce ne peut être qu’en vertu d’une Nécessité-absolue. Il y a une raison à cela ! Eh bien, que cette raison soit l’Idée ou autre chose que l’Idée, c’est bien plutôt de l’être-sensible qu’il faudra douter, puisque tout ce qu’il possède de réalité lui vient nécessairement de cette raison-vive, de cette Loi-créatrice, et que cette raison, cette loi, ne peut être saisie et pénétrée que par l’Esprit. — L’IDÉE est donc la plus haute forme de la Réalité : — et c’est la Réalité même, puisqu’elle participe de la nature des lois suréternelles, et pénètre les éléments des choses. D’où il suit qu’en étudiant simplement les filiations de l’Idée, j’étudierai les lois constitutives des choses, et mon raisonnement coïncidera, s’il est strict, avec l’Essence même des choses, puisqu’il impliquera, en contenu, cette NÉCESSITÉ qui fait le fonds des choses.

En un mot, je suis, en tant que pensée, le miroir, la Réflexion, des lois universelles, ou, selon l’expression des théologiens, « je suis fait à l’image de Dieu ! » — Comprendre, c’est le reflet de créer.

Je me touchai le front d’un doigt significatif, en regardant Mme Lenoir, qui, silencieuse, semblait écouter avec une attention profonde les théories écœurantes de son pitoyable époux. Je la plaignais, vraiment, d’avoir choisi un pareil énergumène. Je me versai donc une seconde tasse de thé.

— Ah ! votre Dieu n’est pas celui des Théologiens, mon pauvre ami, — lui dis-je, le cœur gros.

— Là n’est pas la question ! dit Lenoir. Je parle, en ce moment, Philosophie : mais, ne croyant qu’aux Sciences-noires, je n’attribue qu’une importance douteuse, — et, en un mot, toute relative — aux principes que je soutiens en ce moment. Cela posé, voyons ce que disent de Dieu vos théologiens. — Dieu, selon Malebranche, est le lieu des esprits comme l’espace est celui des corps. — Dieu, selon saint Augustin, est tout entier partout, contenu tout entier nulle part. — Qui niera que Dieu soit corps, bien qu’il soit esprit ? dit Tertullien. — Dieu, c’est l’Acte pur, dit saint Thomas. — Dieu, c’est le Père tout-puissant ! — dit le symbole de Nicée. — Je ne m’arrêterais pas, si je donnais toutes les soi-disant définitions de l’Être-Inconditionnel, dont la notion est inséparable de l’être ! Mais l’Esprit du Monde ne se définit pas de la sorte. Ces lueurs et ces images ne sont que profondes : Le mot de Jacob Bœhm, « Dieu est le silence éternel, » ne me convainc pas davantage — et je suis sûr que c’est afin d’essayer de se soustraire à l’arrière-pensée, — afin de combler, pour ainsi dire, désespérément, le côté obscur de cette pensée, que l’abbé Clarke ne prononçait jamais le nom de Dieu sans de grandes démonstrations physiques de Terreur et de Respect.

Hé bien ! conclut Lenoir, je ne sais si le Dieu dont mon esprit a conscience diffère essentiellement, en sa notion, de celui des théologiens : je ne sais qu’une chose… c’est que j’ai peur de cet absolu Justicier.

Je ne pus m’empêcher de rire à cette dernière saillie.

— Ne craignez rien, Lenoir ! lui répondis-je, et surtout à ce sujet !… N’exagérons rien, ou nous allons heurter le Sens-commun.

— C’est vrai ! dit le docteur. Inclinons-nous devant ce divin Sens-commun, qui change d’avis à tous les siècles, et dont le propre est de haïr, natalement, jusqu’au nom même de l’âme. Saluons, en gens « éclairés » ce Sens-commun, qui passe, en outrageant l’Esprit, tout en suivant le chemin que l’Esprit lui trace et lui intime de parcourir. Heureusement l’Esprit ne prend pas plus garde à l’insulte du Sens-commun que le Pâtre ne prend garde aux vagissements du troupeau qu’il dirige vers le lieu tranquille de la Mort ou du Sommeil.

Ici, Lenoir ferma les yeux, comme perdu en une vision.

— Ô Flambeaux ! murmurait-il. Que serait, après tout, votre gloire, sans les Ténèbres ? Cependant, — ajouta-t-il en me souriant, — il est des Ténèbres-méphitiques, qui, incapables de recevoir la Lumière, éteignent les flambeaux.

À cette parole, — je l’avoue, — à cette banale plaisanterie, — oui,.. l’idée de la perte de mon ami… me parut moins affreuse.

— En résumé, dis-je, à quoi, dans le domaine pratique et positif, peuvent servir toutes ces belles spéculations ?

Lenoir me regarda quelques instants avec une physionomie grave, mais sans me répondre.