Tribulat Bonhomet/Claire Lenoir/XVIII

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P.-V. Stock, éditeur (p. 235-245).


CHAPITRE XVIII

L’ANNIVERSAIRE


......
Dont se réjouissaient l’essaim des mauvais anges,Nageant dans les plis des rideaux.

Charles Baudelaire.


— Dites-moi, dites-moi ce que vous a confié sir Henry Clifton !… demanda Claire Lenoir, d’une voix horriblement basse.

— Ah ! ah ?.., répondis-je : — Rien.

— Vous savez ce qui s’est passé pendant un voyage de M. Lenoir, mon mari : vous le savez !

Je mis les deux mains en croix sur ma poitrine :

— Je n’en sais pas un seul mot ! dis-je.

— Eh bien, soit ! continua Mme Lenoir, — je ne vous raconterai pas les circonstances inouïes de ma misérable chute ; enfin, je fus aimée ! Je suis coupable !

— Infâme créature ! pensai-je.

Puis, tout haut :

— Eh bien, dis-je, quel mal y a-t-il à cela ?

— Je sais qu’une faute ne peut se racheter par soi-même… mais, depuis, je suis restée fidèle à M. Lenoir, jusqu’à sa mort — fidèle, même en pensée.

— Je ne suis pas un prêtre, madame.

— Le prêtre sort d’ici et je vous dis que je vais mourir, répondit Claire d’un air préoccupé.

— Oh ! ma bonne madame Lenoir ! se peut-il ? — Vous exagérez ! Le teint n’est pas du dernier mauvais, la voix n’est point sifflante, et, à moins d’une attaque à laquelle nous sommes tous exposés, vous ne me paraissez que relativement bien portante.

— Qu’est-ce alors que ceci, docteur ? fit-elle en relevant ses lunettes.

Je me penchai.

— Ceci ?… dis-je après un rapide examen, — ah diable !… il y a, en effet, quelques symptômes de…

— De ?… fit-elle de sa voix qui me faisait tressaillir les nerfs.

— D’une maladie qu’il serait absurde de ne pas traiter à temps ! ajoutai-je. Ce ne sera rien.

Et je pensais, à part moi : — La chose est certaine : il est trop tard.

— Achevez donc ! s’écria-t-elle ; vous figurez-vous que j’aie peur ?

Elle tremblait ; mais plutôt, je dois le dire, à cause de certain dépérissement nerveux que par frayeur de la mort imminente dont elle avait évidemment conscience.

— Soit, répondis-je ; écoutez bien : l’apoplexie est une petite déchirure au cerveau : je vois maintenant les veines des paupières, des tempes, de la figure même, congestionnées d’une manière très extraordinaire : on dirait qu’elles vont éclater.

Et je me levai pour considérer l’étiquette des flacons.

— Je vais chercher ce qu’il faut, lui dis-je.

En moi-même je me promettais de ne pas revenir, puisque je sentais que mon ministère serait inefficace.

— Inutile ! restez ! La mort est une chose à laquelle je suis préparée depuis longtemps. Je connais mon état : dans quelques minutes, à dix heures, tout sera fini. Restez donc en place ! Et croyez que je suis en possession des dernières lueurs de ma raison. Je vous l’ai dit : j’ai quelque chose de singulier à vous raconter.

Que pouvait-elle avoir de singulier à me raconter ? Rien, évidemment. Et puis je ne voulais pas l’entendre.

— Ma foi ! ma chère madame Lenoir, m’écriai-je à pleine voix, je vous avoue que je suis dans l’admiration ! Le fait est que vous êtes au plus mal ! Et que, d’un moment à l’autre, vous pouvez être forcée par la Nature de me fausser compagnie ! Mais j’aime les braves, moi, j’aime les braves !… Et au diable les poltrons ! — Parlez donc, — et vite ! — car votre voix faiblit.

— Oh ! taisez-vous ! taisez-vous ! dit-elle, brisée.

Je me sentis choqué et mortifié : je pris un cure-dents par contenance et me tus.

— Penchez-vous que je vous parle, dit-elle.

J’obéis avec répugnance.

Vivant, continua-t-elle, il n’a rien su ! — rien ! jamais rien ! Mais comprenez bien ceci : je crois qu’il sait, maintenant. C’est ce soir l’anniversaire ! — Dix heures vont sonner… oui, je crois qu’il va venir me prendre — par les yeux ! vociféra-t-elle subitement. Comment lui résister ? Ma chair s’est liée à la sienne dans une parole prononcée aux pieds du Dieu consécrateur !


Ah ! chose réellement bizarre ! Mystères de l’organisation ! Malgré le lieu, l’heure et le souvenir, je n’avais pas sourcillé. — « C’est le délire, pensai-je, rien de plus. » — Jamais je ne m’étais mieux porté intérieurement. Sous ma figure attristée comme la situation l’exigeait, je me sentais guilleret, dispos, allègre ! Je fis fondre, à la dérobée, une praline dans ma joue droite, tout heureux de ma quiétude d’esprit.

Qu’avais-je à craindre, en effet ? — Son mari avait cela de bon, pour le moment, qu’il était mort.

— N’ayez pas peur, je suis là ! lui dis-je, pour la calmer. Je n’ai pas tous les jours des paniques aussi irréfléchies que celle qui me mit en fuite le premier soir de votre veuvage ! Je conviens que ce mouvement nerveux fut, chez moi, déraisonnable !

— Oh ! malheureux ! dites que c’est le seul et inconscient éclair de Raison, de véritable Raison, que vous ayez eu depuis le jour de votre naissance ! dit Claire, toujours accoudée ; dites et surtout pensez cela !

Elle eut une espèce de gloussement diabolique ; le sang lui obstruait la gorge.

— Oh ! le morne souffle des réprouvés ! dit-elle. Vous rappelez-vous la chambre ? Vous aviez les yeux baissés. Vous étiez agenouillé ! Vous ne vîtes rien. Moi, j’étais prosternée, dans mon chagrin, contre le lit. Je ne pouvais rien voir. Mais je vais vous dire, maintenant, ce qui se passa au-dessus de nos têtes ! — M. Lenoir rouvrit les yeux ! Il rejeta subitement le drap, se dressa, en silence, les poings crispés et levés sur moi ! Il avait la figure de la damnation ! Il grinça des dents, — sans bruit, pour nous ! Ah ! Funeste, avec deux lueurs de l’enfer sous les sourcils, il me maudit comme partie de lui-même, au nom des nuits sans Dieu où plusieurs entreront. Et nous ne l’avons pas vu, parce qu’il fallait que nous eussions la tête baissée en ce moment-là !

Puis il se réétendit, ramena, de ses deux mains, le drap sur sa poitrine, referma les yeux et son visage reprit le masque insensible que nous prendrons tous, — que je prendrai, moi, tout à l’heure. Ce fut alors que, ne sachant pas ce qui s’était passé, je me levai et l’embrassai tendrement, les larmes aux yeux, une dernière fois, sur son front mort.

Elle se tut : je la regardai fixement :

— Comment, — comment avez-vous su que cela s’était passé ? demandai-je.

— J’ai vu la scène se produire la nuit suivante, en rêve, dans une grande glace où je regardais.

— Les démons peuvent habiter, en effet, le reflet des glaces ! lui dis-je, par compassion : mais, dans la vie réelle, — ajoutai-je en la considérant avec mes yeux ternes et en me grattant le bout du nez, — dans la vie réelle, on n’admet pas, comme cela, les Démons. — Comment avez-vous pu me reconnaître, moi, dans le reflet de ce miroir ? Mes traits devaient y être douteux : ce fut plutôt, je pense, à la beauté morale, n’est-ce pas, respirée, pour ainsi dire, par l’ensemble de ces traits, que vous avez cru me reconnaître ?… — En rêve ? dis-je, encore, presque à moi-même : — mais, madame, pourquoi donc avez-vous alors poussé ce cri, dans la chambre, puisque vous ne saviez rien, puisque vous n’aviez rien vu !

— Une fois levée, me répondit Claire Lenoir, aussitôt que je l’eus embrassé, et mon oreille encore sur sa bouche, j’entendis un rire très sourd — un glapissement qui sortait de ces lèvres furieuses !… Alors, j’ai crié, parce que je fus vaincue par une terreur sans limites, un effroi terrible ! Et mon cri était si bien parti du fond de mes entrailles, que vous en avez compris, électriquement, la signification.

Ceci, je dois l’avouer, me fit pâlir à mon tour. Le fait est que l’auberge déserte, les chandelles qui menaçaient de s’éteindre bientôt, cette idée d’anniversaire, et, par-dessus tout, cette moribonde en deuil et en lunettes, commençaient à oblitérer la rectitude de mon jugement. Le mal dont j’ai parlé m’envahissait aussi, peu à peu. Je le sentais gronder en moi, comme de grandes eaux lointaines ! — Allons ! allons ! disons la chose ! Mes dents se mirent à claquer follement ! la sueur coula sur mes tempes ; je devins verdâtre, mes yeux s’injectèrent et roulèrent dans leurs orbites ; une oppression affreuse pesa lourdement sur ma poitrine ; je jetai bas le masque :

— Vision et folie ! hurlai-je, hagard, en me dressant.