Tribulat Bonhomet/Claire Lenoir/XVII

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P.-V. Stock, éditeur (p. 223-234).


CHAPITRE XVII

L’OTTYSOR


Il y a plus de choses au Ciel et sur la Terre, Horatio, que n’en peut rêver toute votre philosophie.
Shakespeare, Hamlet.


Une année après, je me trouvai dans le midi de la France. J’avais exploré la chaîne des Alpes ; je m’arrêtai à Digne. — Selon mes habitudes d’isolement, je fus me loger dans une hôtellerie de faubourg. Mes journées, je les passais dans les campagnes, muni de mes instruments.

Un soir que, harassé par mes recherches, je rentrai fort tard, j’enjoignis au garçon de m’apporter dans ma chambre une tranche de poisson, quelques poires et deux litres de café pour ma nuit.

Le garçon était d’un extérieur solennel.

— Monsieur ignore que c’est fête publique ?… À l’exception d’une vieille dame malade et couchée, il n’y a pas un chat dans la maison. Personne aux cuisines ! Tout le monde est parti pour aller voir le feu d’artifice. — Monsieur trouvera des restaurants s’il veut suivre cette rue qui mène à la grande cité ; — il est venu aussi cette lettre pour monsieur.

Je pris tout doucement la volumineuse lettre, et je lus, à la clarté de la chandelle qu’il élevait près de mon front.

La lettre venait d’Angleterre. Un de mes correspondants de Londres, homme très original comme le sont un peu tous les Anglais, m’annonçait le gain d’un procès capital pour sa maison — ce dont il espérait — disait-il assez plaisamment — que je me réjouirais avec lui. Le post-scriptum ajoutait que — « à propos » un jeune Anglais de mes amis, officier de marine, venait de périr d’une mort des plus tragiques, au cours d’une mission dans l’extrême Océanie. Le steamer d’exploration qu’il montait se trouvant engagé dans le 14e de latitude sud, et le 134e de longitude, à hauteur des Marquises, en avant du groupe sinistre des Pomotou, l’on avait mis à la mer une embarcation, commandée par cet officier, pour reconnaître les atterrages — de l’un de ces vastes îlots, d’aspect désert, sortes de volcaniques blocs de lave qui jaillissent, noirs, à de prodigieuses altitudes, — et balancent, dans l’orageux ciel du grand océan équinoxial, d’énormes forêts d’un vert intense.

« En ces parages, les plus reculés, pour ainsi dire, de notre globe, nul commerce possible n’ayant paru aux nations civilisées mériter que l’on risquât des bâtiments au milieu des innombrables récifs qui en hérissent les abords, ces îlots, perdus en des étendues de flots démesurées, demeurent tout à fait inconnus : cet archipel en compte plus de sept cents, dont quelques-uns seulement sont madréporiques.

« Les effroyables tempêtes, les enlisements d’un certain sable basaltique pareil à de la poussière d’anthracite, les tombées, parfois soudaines, de brumes stagnantes, rendent ces régions funestes aux navigateurs, qui ont surnommé ces eaux la Mer-dangereuse : et tant de bâtiments de tous pavillons s’y sont perdus que l’on a silencieusement renoncé à s’y égarer. Seule, une secte de pirates polynésiens, les Ottysors, guetteurs de naufrages, s’y réfugient par les mauvaises nuits et, les uns tapis dans les cavernes, les autres errants à travers les roches, attendent des proies.

« Or, au moment de l’événement, le petit détachement d’éclaireurs, sous les ombres du soir, longeait, sur la falaise de l’îlot, les périlleux sables et regagnait le bord. Le jeune officier, qui s’était peut-être avancé d’une cinquantaine de pas en avant de l’escorte, fut si brusquement assailli, au détour d’un roc, par un grand insulaire noir, ( — sans doute l’un de ces Ottysors-pirates) — que celui-ci lui avait déjà tranché la tête et, s’inondant de sang, la balançait à bout de bras avec des gestes affreux, avant qu’un mouvement quelconque de défense, avant qu’un coup de feu, qu’un cri même eussent eu le temps de s’effectuer. Comme l’escouade se précipitait pour le massacrer, on le vit s’aventurer, à pas lents, sur les sables mortels, où lui fut envoyé un feu de salve continu, qui éclaira le crépuscule, pendant que le fantastique indigène, se vouant lui-même à la mort, s’enlisait peu à peu, devant l’équipage interdit, sous les dunes de ces plages fatales et, disparaissait, dans l’étouffement, en agitant par les cheveux, en son poing levé tout droit, la tête sanglante qu’il avait l’air de montrer victorieusement aux étoiles. Le malheureux ami n’était autre qu’un lieutenant de vaisseau nommé sir Henry Clifton, avec lequel, disait mon correspondant, je devais avoir fait route de Jersey à Saint Malo. »

Je m’abstins, sur le moment, de toute réflexion relative à sir Henry Clifton au reçu de cette fâcheuse nouvelle. J’avais entendu parler de ces très rares Ottysors couleur de jais, ou guetteurs de naufrages. Les marins de Norwège et de Hollande nomment aussi ces nègres les Démons des enlisements. Ces féroces cannibales sont enveloppés d’un mystère non pénétré encore. La nuit, parfois, on entend, au loin, sur les écueils, leur grand cri, sombre hurlement de guerre. Ce sont de véritables ombres. Aucun d’eux n’a été fait prisonnier, et, malgré les décharges, on ne les voit ni tomber ni fuir. « On ne sait ce qu’ils font de leurs morts, s’ils meurent, » dit assez étrangement le géographe danois Bjorn Zachnussëm.

Je résolus de bannir de ma mémoire cette aventure qui me parut de nature à pouvoir troubler mon sommeil.

— Ne m’avez-vous point parlé d’une vieille dame malade ? dis-je au garçon en mettant la lettre dans ma poche ; a-t-elle soupé ?

Le garçon, qui cherchait à épier sur mes traits l’effet de la lettre, fut quelque temps sans répondre.

— Non, dit-il enfin, son souper est là.

— Bien, répliquai-je ; puisqu’elle est malade, je mangerai son souper ; cela lui fera du bien.

Et je me mis à rire de ce bon mot dans le sonore escalier.

Je n’étais certes pas arrivé aux deux tiers de la durée habituelle et régulière de mon rire, lorsque mon nom, prononcé d’une voix agonisante, me parvint à travers la porte la plus voisine sur le palier où je me trouvais.

Je me sentis mal à l’aise et je m’arrêtai court.

— Qu’est-ce que cela ? dis-je au valet.

— Ça ? dit-il, c’est la vieille dame… Il faut croire qu’elle vous connaît.

— Quel est le nom de cette dame ?

Mme Lenoir.

Mme Lenoir !… dis-je très bas après un silence. — Quoi ! la charmante et incomparable Mme Lenoir, la veuve de mon pauvre ami ?… — Toutefois, comment pourrait-elle se trouver ici ? me demandai-je à moi-même.

Le garçon mit sa langue contre ses dents et fit entendre un susurrement d’indifférence.

— Je ne sais, dit-il élégamment.

Le plus gracieux de mes sourires accueillit cette tournure de phrase, et il fut accompagné, vraiment malgré moi, d’un fort coup de pied à la chute des reins de ce jeune Mercure. Le bougeoir tomba, — et, comme le garçon, saisi d’une épouvante que je cherche encore en vain à m’expliquer, entreprenait de renouveler à lui seul, dans les escaliers, la course d’Hippomène et d’Atalante, je relevai le bougeoir et je frappai discrètement trois coups, avec l’os de mon saturne, contre la porte inquiétante ; je tenais de l’autre main le bougeoir et mon sac de promenade.

— Entrez donc ! me dit une voix vaguement connue.

Je levai le loquet et une forte odeur de peinture fut la première sensation dont je me sentis douloureusement affecté. Les murailles, récemment récrépies, étaient d’un blanc argenté, absolument uni et huileux. Elles éveillèrent dans mon esprit, instantanément, l’idée de ces plaques de métal dont se servent dans les ateliers les dignes émules de Daguerre pour augmenter les reflets du jour. — Dans le lit, couvert de rideaux blancs, une femme, au visage jaune et tiré comme parchemin, se tenait, toute habillée de deuil, et accoudée. Une énorme paire de lunettes bleuâtres lui couvrait les yeux. Sur la cheminée brillaient deux ou trois flacons aux étiquettes de pharmacien. Une chandelle fumait sur la table de nuit.

— J’ai reconnu votre voix, docteur, malgré le temps et le chagrin ! me dit sans bouger la dame couchée. Asseyez-vous près de mon lit : j’ai à vous faire part d’une chose. J’ai failli perdre votre trace depuis Genève, mais ce matin, dès mon arrivée… Et puis j’étais sûre de vous trouver avant de mourir.

Je m’approchai, dans ma compassion, de ce spectre. J’hésitai vraiment à reconnaître la belle Claire Lenoir, en considérant les ravages causés sur ce visage, évidemment par quelque angoisse mystérieuse ; elle était comme brusquement vieillie.

Je lui fis sentir toutes ces choses avec ménagement. Elle commença à me regarder derrière ses lunettes, dans un profond silence.

— Oui, murmura Claire Lenoir, d’une voix égale, vous êtes un horrible vieillard !


Et elle demeura comme pensive.

Pour la première fois de ma vie, je compris certains jeux de scène des théâtres de genre : je jetai naïvement les yeux autour de moi, ne sachant à qui elle parlait. À ne rien céler, nous étions seuls.

Je lui pris le bras et lui tâtai le pouls ; il était à la fois capricant et filiforme ; j’eus pitié de sa folie et m’assis à son chevet.