Trio d’amour/1/1

La bibliothèque libre.
Albin Michel (p. 5-20).


PREMIÈRE PARTIE



I


— Zut !

Adrienne avait sauté du tramway avant qu’il fût arrêté ; elle venait de poser le pied dans une flaque d’eau et contemplait d’un air navré les pastilles de boue qui avaient giclé sur sa jupe noire.

— Voilà ma chance… Comme c’est amusant de se présenter quelque part avec une robe crottée !

Courbée au bord du trottoir, elle grattait l’étoffe du bout de son gant. Un passant caressa la croupe arrondie de cette jeune femme inclinée. Adrienne se redressa vivement, haussa les épaules ; et, traversant la chaussée, se perdit dans la cohue du carrefour Châteaudun.

On la suivait toujours, lorsqu’elle sortait seule : les assiduités masculines lui avaient donné l’horreur de la rue. Adrienne possédait une beauté impeccable, de proportions parfaites.

Cette grande fille élancée était de celles qui attirent les regards : sa figure fine aux traits réguliers, à l’ovale un peu allongé, semblait éclatante de blancheur grâce à l’opposition d’une chevelure trop noire.

Elle s’engagea dans la rue de Châteaudun et s’arrêta devant un bel immeuble qui se dresse, en retrait de l’alignement des maisons voisines, au fond d’une cour où deux arbres grêles et quelques brins d’herbe jettent une note de verdure bien imprévue en plein centre du Paris des affaires ; à côté des façades industrielles couvertes d’inscriptions, depuis la firme de leurs boutiques jusqu’aux balcons chargés d’enseignes ; parmi les magasins de curiosités, les librairies anciennes et les vitrines où fleurissent les estampes et les tableaux.

Adrienne passa la grille de la cour et se dirigea vers la porte de gauche, qui était surmontée d’une longue plaque noire où se détachaient, en lettres d’or, ces mots :

Robert Labrousse.
Contentieux.

Elle entra.

Robert Labrousse était un excellent agent d’affaires, très apprécié dans une certaine société parisienne. Intelligent, actif, entreprenant, il avait compris, dès le début, quel bénéfice il pourrait tirer d’une carrière libérale transformée en commerce. Après avoir terminé ses années de droit, il acheta un cabinet d’affaires, agrandit la maison, augmenta sa clientèle, la recherchant surtout dans le monde de la fête, fertile en tracas et en protêts : les gens qui s’amusent sont ceux qui ont le plus d’ennuis. Robert Labrousse se faisait une spécialité des procès à scandale et des causes épineuses. Il était expert en l’art d’étouffer les esclandres, de conclure les arrangements à l’amiable, d’arrêter les poursuites qui menaçaient d’avoir un retentissement fâcheux. Il divorçait les belles Marneffes de la galanterie, lasses du protectorat d’un souteneur légitime ; il réduisait le dédit des actrices en escapade ; trouvait des auteurs-commanditaires pour les théâtres en mal d’argent ; débrouillait les dossiers des jeunes viveurs dans l’embarras et des journalistes endettés.

Et comme il exerçait, somme toute fort proprement, un métier où tant d’autres se fussent discrédités ; comme il affichait de très bonnes manières et quelques scrupules, Robert Labrousse s’était créé de faciles relations dans un milieu brillant ; devenant cette figure connue d’inconnu habitué du Tout-Paris, coudoyé dans les coulisses, rencontré aux vernissages ; à qui les boursiers, les gens de lettres et les acteuses ; les notabilités authentiques du Gotha et les particulés hypothétiques du Bottin ; les grandes dames et les petites femmes serrent la main avec la même cordialité indifférente.

Dès qu’Adrienne eut poussé la porte vitrée de l’étude, elle se sentit dans une ambiance insolite qui révélait la profession toute particulière de Robert Labrousse : ici, rien du décor rébarbatif où se plaisent les hommes d’affaires. Cette étude était pimpante, malgré sa gravité ; l’air s’y mélangeait d’une odeur de paperasses et de poudre de riz ; les clercs au travail étaient, pour la plupart, des jeunes gens souriants et fureteurs qui maniaient leur porte-plume avec élégance, en ayant l’air d’écrire un billet galant ; le Dalloz s’étalait sur un rayon chargé de reliures sévères ; mais des revues théâtrales et des journaux folâtres voisinaient sur une table jonchée d’illustrés, à la disposition des clientes teintes et fardées, qui attendaient l’heure de la consultation en se regardant dans la glace de leur bourse d’or, en s’époussetant le bout du nez avec la houppette, en se frottant les lèvres d’un bâton de carmin.

Adrienne, Un peu gênée, s’avança gauchement jusqu’au milieu de la pièce ; regardant tour à tour chacun des employés sans savoir à qui s’adresser. Une dactylographe, avisant cette visiteuse empruntée, la prit en pitié et, s’arrêtant de pianoter, lui demanda ce qu’elle désirait.

Adrienne fouilla dans son sac à main, en tira une enveloppe, esquissa le geste de la tendre à son interlocutrice ; puis, se ravisant, dit à voix basse, avec l’accent un peu rauque des timides :

— Je voudrais parler à Me Labrousse…

— Asseyez-vous… Il vous recevra tout à l’heure.

La dactylo lui désignait les personnes qui attendaient déjà ? Adrienne ajouta doucement :

— Je viens de la part d’Edmond Descombes.

— M. Descombes !

L’employée parut impressionnée à ce nom ; elle considéra avec plus d’attention cette visiteuse modeste, vêtue si simplement. Elle finit par proposer à Adrienne :

— Écoutez… Donnez-moi votre carte, je vais toujours vous annoncer.

La dactylographe quitta sa place et pénétra dans le bureau directorial. Adrienne regarda fixement l’entrée de ce cabinet, avec une appréhension contenue. Après quelques minutes, elle vit apparaître sur le seuil de la porte un homme d’une cinquantaine d’années, grand, svelte, bien conservé ; affichant une recherche extrême, depuis la pointe de ses souliers jusqu’à ses cheveux grisonnants, partagés en bandeaux au-dessus d’un visage fatigué où pétillait l’éclat des yeux restés jeunes, où s’esquissait le sourire un peu faunesque des lèvres ironiques. Il examina les dames qui étaient là et prononça, d’un ton interrogateur :

— Mademoiselle Adrienne Forestier ?

Adrienne s’approcha précipitamment, d’un pas saccadé. L’avocat s’effaça pour la laisser passer dans son cabinet ; au grand désappointement des autres clients qui se morfondaient, attendant leur tour.

La jeune fille se tenait debout, un peu indécise, au centre de ce grand bureau somptueux dont les meubles de style et les boiseries sombres semblaient lui imposer.

— Asseyez-vous, mademoiselle, dit Robert Labrousse.

Il avait une voix froide, posée, aux sonorités égales ; un de ces organes d’orateur travaillés en vue de fournir une parole inépuisable.

Adrienne se plaça sur le bord d’un fauteuil, sans oser s’installer carrément. L’avocat suivit son manège d’un œil railleur. Il pensa : « Comment peut-elle garder son équilibre ? » et questionna :

Vous venez de la part de Descombes, mademoiselle ?

Edmond Descombes, un compagnon d’enfance, un ami de collège, le camarade qui s’associait à ses plaisirs et à ses études. Labrousse s’attendrissait en songeant à lui : ils avaient fait tous deux leur droit ; mais tandis que Robert se tournait vers les affaires, Edmond Descombes s’inscrivait au barreau, avait la chance de plaider dans un procès politique qui passionna l’opinion publique, se présentait aux élections ; et, député, se lançait résolument dans les intrigues parlementaires. Aujourd’hui, Descombes, âgé de cinquante-trois ans, était le gros client de l’étude Labrousse : il avait fondé diverses sociétés philanthropiques utiles à ses visées, dont Robert dirigeait le contentieux ; de plus, Edmond, vieux célibataire viveur, avait, au cours de sa vie galante, semé quelques bâtards dont ses amies indiscrètes s’entêtaient à lui imputer la paternité, et c’était encore Robert qui s’était entremis pour déterminer le chiffre des pensions et désarmer les maîtresses avides d’esclandre.

Robert Labrousse étudiait du coin de l’œil la visiteuse envoyée par son ami ; il la devina irrémédiablement timide à ses manières embarrassées, sa façon de baisser les paupières, son silence persistant. Il s’énerva : allait-elle lui faire perdre son temps, alors que des clients s’impatientaient de l’autre côté ? Il interrogea, avec autorité :

— Eh bien !… Que désirez-vous, mademoiselle ?

Adrienne ravala sa salive, se pencha un peu, et balbutia d’une voix sourde, en lui remettant l’enveloppe qu’elle tenait à la main :

— Cette lettre… qui est de M. Descombes… vous expliquera mieux que moi l’objet de ma démarche, monsieur.

Elle s’enhardit à dévisager l’avocat, tandis qu’il décachetait nerveusement le pli. Robert Labrousse avait la tête inclinée. Adrienne remarqua d’abord les cheveux que divisait une raie parfaite ; le front ridé de trois sillons énergiques ; le nez aquilin, légèrement busqué ; la bouche charnue, plissée aux commissures, agitée d’un tic qui, par moments, lui faisait rentrer la lèvre inférieure sous la morsure des dents aiguës ; cette bouche avait une expression ironique et désabusée. Le teint était pâle, les joues plates, fripées par les veilles. Les yeux étaient bleus ; ils se posaient franchement sur les gens, avec un regard impérieux et narquois qui décontenançait de prime abord, et séduisait ensuite. D’ensemble, cet homme plaisait beaucoup à Adrienne ; son extérieur dénotait un caractère ferme et pondéré, une froideur et une résolution qu’elle admirait chez les autres, parce que ces sentiments étaient en antithèse avec sa propre nature. Néanmoins, il avait une multitude de petites rides qui griffaient sa peau, des tempes aux paupières ; une façon lasse et souriante, à la fois, de regarder les femmes, et une coquetterie répandue en toute sa personne, qui décelaient l’homme de plaisir sous l’homme d’affaires, le jouisseur derrière l’ambitieux.

Robert Labrousse commençait de lire la lettre de son ami :

« Mon cher vieux,

« Je te recommande Adrienne Forestier. C’est une honnête fille qui est seule au monde, qui a besoin de gagner sa vie et tient à la gagner proprement : cela suffit à te faire entendre que l’existence s’annonce fichtrement compliquée pour cette petite. D’autant que tu dois constater, en ce moment, que la mâtine est plutôt jolie. C’est la fille d’un de nos anciens condisciples de Saint-Louis, l’imprimeur Forestier qui s’est suicidé, après avoir fait faillite. Adrienne a été élevée en petite bourgeoise oisive ; elle devient désormais la déclassée navrante qui s’efforce de remonter le courant. Dans sa nouvelle situation, elle se révèle d’une endurance et d’une persévérance qui m’intéressent à elle. C’est une brave enfant.

« Adrienne sort d’une école commerciale ; elle est momentanément sans place. Je t’avouerai que je redoute de la voir entrer au service d’un inconnu. Prends-la donc chez toi, comme sténo-dactylographe. Elle te sera très utile, car elle est active et consciencieuse.

« Et tu me rendras un grand service en accueillant ma protégée.

« Mes deux mains dans tes pattes.

« Edmond Descombes.

« P.-S. — As-tu recouvré mes créances, dans l’affaire Priol ? »

Les sourcils froncés, la figure maussade, Robert Labrousse méditait cette lettre. Oh ! ce Descombes… Toujours le même ! Il était possédé par la manie de protéger les gens, depuis sa plus tendre enfance. Au collège, on l’avait surnommé le « terre-neuve » : il se faisait le sauveur des élèves souffre-douleur ; sa miséricorde s’étendait sur toutes les infortunes ; car son bonheur consistait à se voir béni par le plus d’obligés possible. Et cette tendance évangélique — très sincère — avait contribué à sa réussite auprès des électeurs.

« Il m’ennuie ! songea Robert Labrousse. Il pouvait bien la caser lui-même, sa brave enfant… À quoi lui servent les œuvres de bienfaisance qu’il a créées, alors ?… Je n’ai aucunement besoin d’une dactylographe supplémentaire. »

Il glissa un regard vers Adrienne. Jolie ? Oui : pas mal… Une longue créature aux mains effilées… Quoique, personnellement, il appréciât peu ces beautés sévères de vierges byzantines aux lèvres closes et aux yeux graves. Et puis, il n’aimait pas les silencieuses, ni les femmes d’allures réservées. Au surplus, Robert Labrousse se montrait fort indifférent — ici — aux charmes auxquels il était sensible — ailleurs. Sa présence au bureau semblait lui conférer une sorte de chasteté temporaire : de dix heures à midi et de cinq à sept, il était réfractaire aux séductions d’Ève — quitte à se rattraper ensuite. Le nombre de ses clientes — la plupart jeunes et faciles — justifiait sa prudente attitude.

Il se décida à déclarer, sans entrain :

— Mademoiselle… Je ne vous dissimule point que mon ami Descombes vous recommande si chaudement que… Néanmoins, je n’ai pas d’emploi vacant, pour l’instant… Si l’occasion se présentait, je songerais à vous… Quel âge avez-vous ?

— Vingt-cinq ans, monsieur.

— Eh bien… Voulez-vous me laisser votre adresse ? Ne vous donnez pas la peine de revenir : je vous écrirai.

— J’habite à l’hôtel des Négociants, rue d’Enghien.

L’avocat inscrivait machinalement l’adresse sur son bloc-notes. Puis, il se levait.

Adrienne se sentit congédiée. La froideur de Labrousse la blessait étrangement : ce n’était pas le malaise humiliant que procure un échec deviné, mais plutôt une espèce de souffrance vague, disproportionnée à l’objet qui la causait. Adrienne ne comprenait pas. Elle leva les yeux sur Robert Labrousse et pensa, en le considérant longuement : « Pourquoi ai-je de la peine à m’en aller ? » Elle éprouvait une impression de bien-être, au contact de cet homme sérieux qui lui inspirait une sympathie respectueuse.

Comme l’avocat paraissait irrité de son immobilité, elle se résigna à sortir.

Dans la cour, un automobile luxueux stationnait, gardé par un chauffeur morose. Les initiales : R. L. entrelacées sur la portière apprenaient à la jeune fille que c’était la voiture du patron. Le luxe de la belle limousine ; le souvenir de sa visite, de cet homme mûr, élégant et distant ; tout cela se mélangea, se brouilla dans la tête d’Adrienne, y déchaînant des sensations confuses. Elle murmura :

— Voilà une maison dans laquelle je ne retournerai probablement jamais…

Puis, avec un gros soupir, elle partit à la recherche de son autobus en pataugeant dans la boue.

Robert Labrousse revenait s’asseoir devant sa table de travail. La lettre d’Edmond Descombes tomba sous ses yeux. Il la relut négligemment. Soudain, le post-scriptum le frappa : l’affaire Priol, une cause importante, un grand procès… Il réfléchit : Descombes était son gros client. Robert se dit, rêveur :

— Il ne faudrait pourtant pas le mécontenter… J’ai peut-être eu tort d’être sec avec cette jeune fille…

Ce P.-S. insidieux continuait de l’inquiéter : Descombes ne l’avait-il point réservé à dessein, à la fin de cette lettre cordiale, pour rappeler qu’il était le client sérieux à qui l’on doit des égards ? Robert conclut avec ennui :

In cauda venenum… Au diable, ce post-scriptum !