Trio d’amour/1/2

La bibliothèque libre.
Albin Michel (p. 21-30).



II


À sept heures du soir, le dernier client expédié, les bureaux fermés, Robert Labrousse descendit ; et s’installa confortablement dans l’auto, en ordonnant au chauffeur :

— Rentrez.

Il demeurait à Saint-Cloud. Chaque soir, ce retour dans la nuit parfumée du bois et du parc lui était un apaisement, après sa journée d’affaires. Il se penchait à la portière, aspirant l’air nocturne ; jouissant, dans un demi-vertige, de cette course rapide à travers l’obscurité où se distinguaient à peine de mystérieuses verdures noires entrevues derrière le halo lumineux des phares électriques. De temps en temps, on longeait les jardins d’un restaurant ; on entendait une musique confuse et des rires de femmes ; puis, c’était de nouveau de l’espace sombre et du silence.

Robert Labrousse était un voluptueux ; ses moindres sensations devenaient une saveur.

Il éprouvait toujours le même plaisir à se retrouver chez lui, dans sa belle propriété calme et pimpante : une villa tranquille, cachée au fond d’un grand jardin qu’isolaient des murs imposants. Cécile l’attendait, avec le petit Paul.

Labrousse s’était marié tard, par hasard, avec une femme beaucoup plus jeune que lui. Ç’avait été, pour l’avocat, l’aventure inespérée. À quarante-deux ans, une rencontre de salon l’avait placé en face d’une jeune fille de vingt ans, Cécile Guyot, la fille d’un ancien avoué, qui s’était éprise de Robert, séduite par ce prestige énigmatique qui auréole l’âge mûr et charme les cœurs juvéniles. L’ingénue moderne choisit Arnolphe et repousse le coquebin : notre adolescence préfère les feuillets jaunis des livres trop lus au néant des pages blanches.

Cécile avait voulu épouser Robert, lui apportant, en plus d’une grosse dot, l’influence d’une parenté de choix. Gendre d’un avoué : c’était, pour l’homme d’affaires, la consécration officielle de son honorabilité professionnelle ; sa position s’en ressentait.

Robert avait à l’égard de sa femme l’affection du joueur envers son fétiche : il lui était reconnaissant de son bonheur et la chérissait tendrement ; mais il ne lui rendait guère sa passion. Cécile l’aimait trop fervemment pour qu’il fût capable de lui témoigner de l’amour. Il semble que l’homme soit refroidi par les démonstrations sentimentales et blasé des victoires faciles ; certaines comprennent cela et savent jouer le rôle de dédaigneuses : l’indifférence est le piment de l’amour. Cécile n’avait rien d’une comédienne.

De plus, Robert ne goûtait point le charme des grâces bourgeoises et des beautés vertueuses ; les jeunes filles ne l’avaient jamais attiré ; et sa femme lui paraissait aussi monotone qu’un ciel limpide. Son désir ne s’éveillait qu’au contact des attraits frelatés, des plaisirs canailles et des frimousses vicieuses. Il en est du cœur comme de l’estomac : certaines gens ont besoin de la cuisine de restaurant pour exciter leur appétit.

Cécile Labrousse avait passé les premières années de son mariage sans soupçonner les sentiments réels de son mari. La naissance de son fils ; ses joies et ses préoccupations maternelles avaient absorbé son temps. Aujourd’hui, Paul, âgé de sept ans, commençait de lui échapper : les heures de lycée le tenaient éloigné ; de retour à la maison, c’était un petit bonhomme studieux, silencieux, rédigeant ses devoirs ; auprès duquel la mère, pensive, pouvait rêver… Et puis, l’approche de la trentaine, — l’âge sensuel — affinait la sensibilité de Cécile. Elle remarquait, à présent, la légèreté indifférente, les réticences de Robert. Une jalousie sournoise la tenaillait d’inquiétude : la vie affairée que menait son mari était si propice à dissimuler ses infidélités possibles ! Il lui semblait, depuis quelque temps, qu’un parfum étranger se glissait dans leur intimité, flottant sur les vêtements de Robert, imprégnant sa moustache. Il avait changé la coupe de ses cheveux, abandonné les teintes sombres pour porter des gilets de fantaisie, même au bureau ; son vocabulaire s’enrichissait d’expressions neuves, de manières de parler inhabituelles qui décelaient l’influence récente d’une connaissance inconnue.

Et cependant, lorsqu’elle considérait son mari, dînant paisiblement en face d’elle, taquinant leur fils, savourant béatement la paix du home, Cécile eût été tentée de croire ses craintes mal fondées à l’aspect de cet homme de foyer. Mais un regard de Robert, animant ses yeux bleus qui devenaient si caressants lorsqu’ils se posaient sur une forme féminine ; un regard lointain, évoquant des choses qu’elle ne savait pas, ravivait toutes les appréhensions de Cécile.

Et ces silences prolongés où son mari s’absorbait fréquemment tourmentaient également la jeune femme. Qu’avait-il ? Où courait sa pensée, tandis qu’il restait là, immobile et muet, en face d’elle ; lui offrant l’énigme de son visage morne et de ses prunelles vagues ?

Ce soir encore, Robert reprenait cette attitude contrainte et préoccupée : son esprit fuyait du logis, tandis que sa main flattait machinalement la tête blonde du petit Paul.

Cécile avait la révélation de cette dualité du mâle qui continue d’être un père affectueux, un époux attaché : alors que ses caprices de chair lui font vivre d’autres existences parallèles, ignorées de sa famille, équivoques, secrètes et redoutables.

Étreinte d’une angoisse sourde qui lui rétractait l’estomac, Cécile finissait par interroger :

— Qu’est-ce que tu as, Robert ?… À quoi songes-tu ?

À cet instant, Labrousse ne justifiait guère les soupçons de sa femme : il était en train d’évaluer les bénéfices réalisés chaque année sur les affaires que lui confiait Descombes ; et méditait : après tout, ne ferait-il pas mieux d’employer la protégée d’Edmond ? En l’évinçant, il risquait de fâcher son ami. En la prenant, il utilisait, en somme, ses services ; et les émoluments qu’il lui offrirait seraient une sorte de prime payée à son meilleur client. Robert se disait judicieusement : « Qu’est-ce que le traitement d’une dactylographe, en regard du dossier Descombes ?… Ce cher ami représente à lui seul deux dixièmes de mon chiffre d’affaires : il mérite que je lui serve un petit intérêt de son argent. »

À la question de Cécile, Robert, interloqué, releva la tête et regarda sa femme : Cécile avait un visage de poupée blonde aux yeux candides, au menton gras, aux lèvres boudeuses ; elle conservait un air d’extrême puérilité qui la faisait paraître encore gamine à vingt-neuf ans.

Robert, amusé et trompé par cette allure « enfant », attribuait à sa femme une intelligence médiocre incapable de s’intéresser aux sujets sérieux. Il ne lui parlait jamais de ses affaires, ni de ses soucis. Il la traitait de même que Paul, la considérant avec cette condescendance attendrie qu’il témoignait au marmot de sept ans.

Aussi, répliqua-t-il d’un ton agacé :

— Ma chère amie, si les choses auxquelles je pense étaient de ton ressort, je te le dirais… Mais ce sont des histoires assommantes qui concernent le bureau… Es-tu fatigante, avec ta manie de vouloir savoir à quoi je réfléchis dès que je me tais pendant cinq minutes !

Ces impatiences fréquentes de Robert étaient encore pour Cécile un indice : autrefois, il ne l’aurait pas brusquée ainsi ; ces humeurs trahissaient la satiété conjugale.

La jeune femme répondit doucement :

— Je te sens loin de moi… Tu es ici ; et tu es absent.

— Des phrases !…

L’avocat ajoutait, d’un air excédé :

— La vérité, c’est que j’ai des obligations urgentes, qui m’ennuient… Un rendez-vous que je veux fixer pour demain à quelqu’un qui m’embête joliment… Et puis, cette soirée du ministère de l’Instruction publique à laquelle je dois assister… Descombes m’y attend.

Se levant avec un geste las, Robert Labrousse marcha vers son secrétaire et l’ouvrit : il avait résolu d’écrire immédiatement à Adrienne avant qu’elle eût le temps de revoir Descombes. Il rédigea rapidement sa lettre ; puis, quitta le salon en déclarant :

— Je vais m’habiller.

La lettre était restée sur la tablette du secrétaire. Cécile s’approcha vivement et déchiffra la suscription que portait l’enveloppe :

Mademoiselle Advienne Forestier.


Hôtel des Négociants, rue d’Enghien.


La jeune femme inspectait d’un regard soupçonneux ce pli fermé qui contenait la préoccupation de Robert. Une cliente ? Mais se pouvait-il qu’une personne logeant en meublé, rue d’Enghien, fût une cliente assez importante pour que son mari continuât de s’en soucier, en dehors des heures du bureau ? Défiante, Cécile murmura :

— Il paraît qu’il s’appelle : Adrienne Forestier, le quelqu’un qui l’embête joliment…

Sa mémoire enregistrait ce nom, comme on retient le mot d’une charade à force de subir l’obsession de la devinette.

Labrousse rentra dans la pièce, endossant son vêtement d’auto par-dessus son frac. Il se dirigea vers le secrétaire, fourra l’enveloppe dans sa poche ; puis, revenant à sa femme, il effleura les cheveux de Cécile d’un baiser rapide ; et dit d’une voix brève :

— Bonsoir, ma chérie… Dors bien… ne te couche pas trop tard.

Inquiète, vaguement irritée, Cécile regarda son mari s’élancer dans la limousine, d’un élan joyeux et fébrile à la fois.

La voiture ramena Robert à Paris. Devant le ministère, Labrousse descendit et renvoya son chauffeur :

— Vous pouvez rentrer, Germain… M. Descombes me reconduira dans son auto.

Un instant, Robert suivit des yeux la voiture qui s’éloignait, ensuite, traversant le trottoir, il héla un taxi maraudeur et cria d’une voix gaie :

— Au Théâtre-Parisien !