Trio d’amour/1/6

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Albin Michel (p. 75-86).



VI


Les jours qui suivirent cette équipée coulèrent paisiblement pour Adrienne : l’apparition tangible de Mistiche — petite femme, jolie certes, mais quelconque : la poupée de Paris, article de luxe — avait chassé l’image de cette Mistiche inconnue que la jeune fille s’était figurée sous les traits d’une créature idéale et captivante.

Adrienne — sa curiosité assouvie — se demandait comment elle avait osé se conduire avec autant d’inconséquence et d’égarement.

Parfois, une pensée risible l’égayait : de quelle manière l’aventure s’était-elle dénouée, après son départ ? Elle s’imaginait les conjectures, les perplexités de Mistiche et de son ami lorsqu’ils avaient constaté la fuite de la visiteuse énigmatique. Alors, Adrienne éprouvait une bizarre fierté à songer que, sous l’inspiration de sa seule fantaisie, elle avait eu ce pouvoir magique de jeter du mystère dans la vie de quelqu’un.

Maintenant, chaque fois qu’elle se regardait dans la glace, Adrienne avait l’illusion d’apercevoir deux figures au fond du miroir : la sienne et l’ombre de Mistiche. Elle les comparait.

Indéniablement, la petite actrice emportait l’avantage, de prime abord : sa jeune chair satinée était adoucie, embellie, veloutée par des soins répétés ; ses cheveux teints et travaillés avaient l’éclat d’un métal blond ; ses traits puérils de fillette possédaient le charme attendrissant de l’adolescence ; et la niaiserie même de sa physionomie la parait d’une grâce naïve.

Mais lorsque Adrienne s’examinait à son tour — chassant la vision de l’autre — elle avait le sentiment de sa propre supériorité, en dépit de ses doutes et de sa modestie.

Oui, aux yeux d’une poignée de snobs, Mistiche — plus manégée, plus élégante — eût obtenu la préférence. Mais cette petite blonde insignifiante, cette joliesse de chromo, tirée à dix mille exemplaires, n’était-elle point d’une banalité navrante ?

Adrienne reprenait espoir en contemplant son originale beauté de grande fille un peu sauvage. Certes, ce n’était pas la femme à la mode : ses cheveux lourds encadraient son visage de bandeaux irréguliers : leur épaisseur et leur longueur défiaient l’ondulation la plus habile ; sa peau mate aux tons d’ivoire ignorait la fraîcheur factice des crèmes et des pâtes. La profondeur même de son regard sombre, l’amertume qu’exprimait sa figure tourmentée, le sourire crispé de ses lèvres mélancoliques eussent rebuté le vulgaire.

Cependant, quel caractère avait cette tête classique et grave dont le modelé parfait répondait aux proportions rigoureuses de l’antique !

Adrienne se rappelait les jugements portés sur elle : « Elle ne ressemble à personne, la petite Forestier ! » disaient certains, reconnaissant inconsciemment l’individualité de la jeune fille.

Un sculpteur, ami de son père, l’avait comparée à la Diane de Gabies.

De Diane, en effet, il évoquait la finesse solide, la souple robustesse, ce corps allongé et musclé qu’Adrienne, dévêtue, considérait dans son miroir avec l’orgueil mêlé de regret des vierges qui se savent bien faites et n’ont jamais dévoilé leur nudité devant un mâle.

À côté de cette académie harmonieuse, d’une minceur racée — les clavicules un peu grêles, les côtes saillantes ; mais les beaux seins en coupes et les hanches évasées — que fût-il demeuré de la mièvrerie grassouillette, des petites jambes trop courtes, des épaules déjà trop charnues de Mistiche ?

Adrienne murmurait sans pudeur : « S’il pouvait me voir ainsi !… et la voir, elle, ensuite. »

Car, elle sentait combien sa situation la plaçait en état d’infériorité. M. Labrousse ne la rencontrait qu’au bureau ; elle était à ses yeux l’employée en robe noire dont les cheveux sont tirés sur les tempes, dont le teint semble fané après une journée de besognes ingrates. Il la regardait à peine, indifférent. Et puis, il allait rejoindre Mistiche et jouissait — sans approfondir son mérite — de cette superficielle beauté faite de chiffons, de teintures, de fards et de fanfreluches. On lui servait de fausses tendresses dans des vraies dentelles. On l’amusait de gaieté feinte ; on le grisait de parfums coûteux. Il n’aurait pas quitté sa poupée luxueuse pour une amante qui portait des bas de coton. Qu’importe la beauté naturelle, quand elle est mal habillée !

Adrienne rageait et souffrait d’être privée de ces ressources de séductions. Telle quelle, elle pouvait se faire aimer d’un homme qui l’eût remarquée. Mais sans ces ruses de coquetterie, comment se faire remarquer d’un homme qui ne l’aimait pas ?

La jeune fille se disait : « Je ne puis pourtant pas me rendre à son bureau nue sous mon manteau, comme Monna Vanna ! »

Elle acheta plusieurs ingrédients de parfumerie avec la dévotion superstitieuse d’une sorcière qui prépare un philtre d’amour. Assise à sa toilette, elle étudia longuement l’effet du blanc liquide sur son cou d’ivoire et d’ambre ; de la poudre de sépia qui allonge les paupières ; du cosmétique qui épaissit les cils ; de la pâte rouge qu’on étale en couches égales sur les joues, puis que l’on saupoudre de veloutine ; de l’étui de carmin qui vous dessine les lèvres sanglantes et voluptueuses. Elle se résigna à descendre chez le coiffeur.

Et un jour, Adrienne vint au bureau discrètement maquillée, la chevelure frisée, bouffante — comme celle de Mistiche. Lorsqu’elle eut retiré sa jaquette, son corsage neuf lui valut une œillade acérée de Mlle Claire. Adrienne avait choisi une blouse rose (elle avait vu l’actrice vêtue de cette couleur) dont l’échancrure un peu lâche découvrait la naissance de la poitrine. Elle s’était parfumée de chypre et d’œillet ; ses yeux fardés et sa bouche frottée de raisin avivaient sa beauté régulière. Elle triomphait, se sentant jolie.

Le timbre du bureau la fit tressaillir : M. Labrousse la sonnait.

Adrienne, émotionnée, toute tremblante, pénétra dans le cabinet de Robert avec l’appréhension d’une élève qui va passer un examen. La gorge serrée, la langue sèche, elle balbutia :

— Vous m’avez appelée, monsieur ?

Le patron semblait nerveux : il compulsait fébrilement des paperasses que ses mains froissaient brutalement ; l’une des pointes de sa moustache était rentrée dans sa bouche et ses dents crissaient contre les poils blonds ; il fronçait les sourcils. Mauvaise journée : l’orage grondait.

Et soudain, jetant des feuillets à la tête de la dactylographe qu’il rendait victime irresponsable de sa mauvaise humeur, Robert Labrousse s’écria :

— Votre copie d’hier est pleine de fautes, Adrienne !… Vous croyiez peut-être que je les corrigerais moi-même ?… Vous ne pouvez donc pas faire attention, nom de Dieu !…

Puis, honteux de sa grossièreté, il pallia son juron d’un reproche atténué :

— C’est vrai, ça… Depuis quelque temps, vous vous négligez : c’est insupportable !

Adrienne, la tête basse, rentra dans l’étude, découragée, désemparée…

Il ne l’avait même pas regardée !

Elle lisait parfois, pendant les moments d’inaction, les feuilles et les brochures qui traînaient sur la table de l’étude. Un jour, dans un journal théâtral, elle vit le nom du patron, cité par le courriériste des répétitions générales. Alors, elle suivit assidûment le journal et le mouvement des théâtres. Fréquemment, le nom de Robert Labrousse se trouvait mentionné dans le compte rendu des soirées, parmi d’autres personnalités parisiennes. Et invariablement, dans le même article, quelques lignes plus loin, Adrienne découvrait le nom de Mistiche, sur la liste des actrices et des acteuses présentes.

« Ils sortent ensemble… Il est fier de se montrer avec elle. »

La jalousie d’Adrienne se réveillait : elle croyait voir Mistiche — sa jolie tête bouclée ceinte d’une aigrette ; ses chairs rosées s’offrant dans un décolletage d’étoffes claires — paradant sur le devant d’une loge ; tandis que Labrousse, dissimulé derrière sa maîtresse, humait le parfum de sa nuque blonde.

Adrienne sentait son impuissance, sans pouvoir renoncer à son idée fixe : son amour devenait d’autant plus impérieux qu’elle le savait insensé.

Aux lendemains des soirées de théâtre, lorsque Robert Labrousse arrivait rue de Châteaudun vers onze heures du matin, Adrienne l’observait des fenêtres de l’étude : il repoussait la portière de l’auto d’un geste indolent ; montait pesamment l’escalier. Toute son attitude respirait l’ennui des corvées nécessaires. Il entrait ; son regard las se posait sur ses employés, qu’il saluait d’un mot bref. Puis, il s’installait dans son cabinet et travaillait avec résignation jusqu’à l’heure du déjeuner. Il ne s’intéressait même plus à ses affaires : vingt ans de carrière l’avaient blasé ; il ne lui restait que le goût de l’argent. Et il continuait à s’occuper de sa maison afin de ne point diminuer ses revenus.

« Son plaisir n’est pas ici ; pensait Adrienne. Il se moque bien de ses entreprises qui marchent toutes seules. » Elle se relâchait ; au zèle des premiers jours, succédait une mollesse distraite. À quoi bon se donner le mal d’un effort dont il ne lui saurait aucun gré ?

Adrienne préférait rêver au temps qu’il passait auprès de Mistiche. La jeune fille songeait quelquefois à cette Mme Labrousse qui vivait quelque part, du côté de Saint-Cloud, et laissait Robert aussi libre : « Elle n’aime donc pas son mari ? Elle ignore peut-être qu’il la trompe ?… Ah ! si j’étais à sa place ! » Et la jeune dactylographe, surexcitée par ces réflexions, se mettait à pianoter furieusement, recopiant au petit bonheur.

Robert Labrousse, mécontent, la morigénait plus souvent. Il lui rappelait son activité passée. Alors, pendant une semaine, Adrienne s’appliquait consciencieusement, travaillait avec ardeur. Mais quand M. Labrousse, satisfait, la complimentait :

— À la bonne heure… C’est beaucoup mieux, Adrienne.

Rien que le ton indifférent avec lequel il prononçait cet éloge la faisait retomber dans une morne désespérance.

Le patron, ennuyé par ses sautes d’humeur, lui témoignait moins de confiance ; quoiqu’un sentiment de pitié vague (qu’il eût été bien incapable d’analyser) l’empêchât de se montrer trop sévère.