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Trio d’amour/1/7

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Albin Michel (p. 87-100).



VII


— Papa… Viens jouer au jardin avec Riquet ?

— Fiche-moi la paix !

Robert Labrousse repoussait son fils d’un geste impatienté.

Tandis que l’enfant s’éloignait sans insister, tirant l’épagneul par son collier, Mme Labrousse leva la tête et observa son mari.

En général, après le déjeuner, Robert se plaisait à ces délassements puérils, durant l’heure de repos qui précédait son retour à Paris. Il faisait sauter et courir le chien ; il organisait des parties de cache-cache à travers les massifs, des poursuites autour de la pelouse ; heureux de mêler son rire d’homme aux cris du petit Paul et aux aboiements de Riquet.

Aujourd’hui, paresseusement étendu sur le rocking-chair de la terrasse, il se balançait en fredonnant l’un des couplets de la nouvelle revue du Théâtre-Parisien. Mistiche y débitait deux petits rôles où elle soignait l’effet de son sourire plutôt que sa diction ; où elle dansait mal, montrant de jolies jambes plus potelées qu’agiles. Mais au troisième tableau, elle obtenait chaque soir un succès de beauté en mimant des scènes lascives dans le décor d’un temple hindou. Et Robert évoquait, avec un plaisir vaniteux, la blonde bayadère de fantaisie dont le jeune corps désirable, orné simplement de verroteries, tournait lentement sur lui-même avec un cliquetis de colliers.

Cécile surveillait jalousement cette rêverie. Un instinct subtil l’avertissait de cette trahison mentale. Elle considérait, d’un regard presque haineux, les yeux mi-clos et le grand front hâlé de Robert. Quel supplice !… Ne pouvoir anéantir les pensées qui s’agitaient dans cette tête d’homme ; subir, impuissante, l’affront d’une présence occulte entre elle et son mari : le souvenir de cette inconnue à laquelle il songeait, rentré au logis. Et Cécile était aussi blessée que si Robert lui avait infligé l’insulte de ramener une maîtresse à son foyer.

Une pudeur d’épouse, une timidité naturelle avaient empêché Cécile d’espionner ou de questionner son mari, jusqu’à présent. Hautaine et raffinée, la jeune femme vivait d’une existence quasi-provinciale, fréquentant quelques parents ou des voisins de sa propriété ; ces rares relations des gens qui ne veulent connaître que leurs égaux en honorabilité et surtout en fortune ; et qui finissent par vivre en marge du monde vrai, à force de vouloir être du vrai monde.

Cécile n’avait point de ces connaissances nombreuses et superficielles qui vous renseignent sur votre infortune par leurs étourderies involontaires ou leurs gaffes intentionnelles. Elle ne parlait jamais à ses domestiques, non plus qu’à ses fournisseurs. Ainsi, Cécile restait dans l’ignorance des potins parisiens qui circulent un peu partout ; qu’on chuchote à l’heure du thé, en grignotant des gaufrettes ; à l’heure des essayages, en attendant son tour chez le couturier ; à l’heure des conférences, en n’écoutant point le maître que l’on est, venu regarder.

D’ailleurs, Labrousse ne s’affichait guère, noçait discrètement et prenait ses précautions.

Aujourd’hui, Cécile eût voulu préciser ses soupçons ; mettre un nom sur son inquiétude ; n’avoir plus — chaque fois que passait devant elle une créature jeune et jolie — cette pensée : « C’est une femme semblable à celle-là qui me l’a pris ; qui l’a rendu distrait, indifférent… Ce pourrait être celle-ci… Peut-être même que c’est elle ? » Et le tourment de se demander comment sont les yeux de la voleuse ; à quel milieu elle appartient ; en quelle demeure elle attend son amant ?

Assise vis-à-vis de son mari, ressassant ses doutes passés et présents, Cécile réfléchissait.

Tout à coup, elle appela d’une voix sonore — afin d’attirer son attention :

— Robert !

L’avocat sursauta ; puis, répondit aimablement :

— Chère amie ?

Lançant à son mari un regard incisif et profond, Cécile interrogea :

— Qui est Mlle Adrienne Forestier ?

Ébahi, Labrousse répliqua vivement :

— Tu la connais donc ?

— Qui est-ce ? insista Cécile.

Robert expliqua paisiblement :

— C’est une nouvelle dactylographe que j’ai engagée, il y a trois mois. Je ne croyais pas t’avoir dit son nom… En quoi peut-elle t’intéresser ?

Cécile scrutait le visage de Robert. Elle y cherchait un mensonge ; irritée de le voir calme, souriant, impénétrable — comme toujours. Elle reprit, d’un air sournois :

— Tu avais donc besoin d’une autre dactylographe ?

— Ah !… fichtre, non ! s’écria Robert avec humeur.

Devant la surprise de Cécile, il voulut donner des détails :

— Je l’ai accueillie pour faire plaisir à Edmond… C’est sa protégée… Mais elle ne travaille guère… C’est-à-dire qu’elle a des lubies, des manières drôles… Je serai peut-être obligé de la congédier.

Cécile ne dit plus rien. Labrousse avait, orienté les conjectures de la jeune femme dans une voie mauvaise, en parlant de Descombes… Mme Labrousse jugeait le député viveur et complaisant. Elle l’accusait depuis longtemps d’avoir sans doute entraîné son mari ; et, maintenant, elle supposait qu’Edmond servirait volontiers de complice à Robert pour lui fournir des alibis trompeurs ; lui, le libre célibataire qu’aucun engagement n’entravait…

Cette histoire de dactylographe présentée par Edmond Descombes semblait louche… Cécile se rappelait ce sentiment de méfiance instinctive qui l’avait envahie, le soir où elle avait découvert, sur la tablette du secrétaire, la lettre adressée à Mlle Adrienne Forestier.

Sceptique, Cécile se demanda : « Est-elle jamais allée à son bureau, seulement, cette pseudo-dactylographe ? »

Mme Labrousse dit d’une voix sèche : son mari.

Un soir, vers six heures, elle se rendit rue de Châteaudun, à l’improviste.

Cécile venait rarement au bureau. Dès son entrée, les clercs échangèrent des regards de surprise. La jeune femme restait sur le seuil de l’étude, cherchant le coin des dactylographes. Elle reconnut immédiatement Mlle Claire, qui la saluait avec obséquiosité ; mais, à côté de la vieille fille, Cécile vit, en effet, une employée inconnue… une brune mince, dont le visage était penché.

Mme Labrousse dit d’une voix sèche :

Mlle Forestier ?

Adrienne, étonnée, se leva d’un jet brusque ; et s’approcha de cette étrangère qui l’appelait.

Cécile l’examinait avec acuité, des pieds à la tête. La jeunesse et la beauté d’Adrienne la frappèrent ; le trait de khôl qui bistrait les yeux de la jeune fille, le rouge vif de ses lèvres, sa chevelure ébouriffée, son parfum violent… Autant d’accusations aux yeux de Mme Labrousse.

Cécile pensa : « Est-ce que mon mari est fou ?… Ce n’est pas possible… Il ne risquerait pas une aventure, dans des conditions aussi dangereuses. » Elle savait Robert ennemi du scandale.

Elle reprit, à voix haute :

— Vous êtes la nouvelle dactylographe de mon mari ?… Voulez-vous lui annoncer ma visite, je vous prie, mademoiselle : je suis Mme Labrousse.

Cécile remarqua le trouble de la jeune fille. Presque incorrecte, Adrienne la dévisageait tout à coup, avec une curiosité intense ; très émue. Devant cette jolie blonde aux yeux bleus ; si fine et si fraîche ; si distinguée dans sa sobre élégance de mondaine un peu prude, Adrienne s’exclama in petto : « Mais elle est dix fois mieux que Mistiche !… Que les hommes ont des goûts bizarres ! »

Elle admirait Cécile sans restriction, sans hostilité, songeant simplement : « A-t-elle de la chance d’être la femme du patron ! » Puis, en appréciant les qualités physiques, la tenue parfaite de cette gracieuse personne délaissée au profit d’une Mistiche, Adrienne fut traversée par un doute qui la consterna : « Ah ! çà… M. Labrousse serait-il bête, par hasard ? »

On éprouve un désappointement immense à découvrir que le dieu devant lequel on se prosternait n’est qu’un morceau de bois semblable à tous les soliveaux.

À rebours d’Adrienne, Cécile ressentait une grande antipathie au fur et à mesure qu’elle la détaillait ; elle avait le cœur pincé d’angoisse en pensant que cette brune longue et souple avait peut-être subjugué son mari, avec la grâce sinueuse de ses mouvements et de sa démarche glissante ; avec le regard passionné de ses yeux sombres.

Cependant, Cécile, prudente, dissimulait soigneusement son impression. Elle devinait, à l’attitude faussement détachée des employés, que les clercs se préoccupaient déjà de sa présence insolite. Embusquée derrière sa table, Mlle Claire épiait sournoisement la « patronne », prévoyant — grâce à son instinct de femme — que la jalousie conjugale était en cause et que Mme Labrousse s’inquiétait enfin de cette intrigante qui bénéficiait de la faveur directoriale.

Cécile sentait l’allégresse du personnel à la perspective d’un esclandre possible, d’une explication orageuse. Elle tint tête aux commérages muets qu’elle lisait au fond de ces yeux braqués vers elle.

Et ce fut le sourire aux lèvres qu’elle pénétra dans le bureau de Robert.

— C’est toi !… Que se passe-t-il donc ?

Sincèrement étonné à la vue de sa femme, Labrousse exagérait encore à dessein son attitude surprise afin de souligner la malséance de cette visite inusitée.

— Il ne se passe rien ; fit tranquillement Cécile. Je suis venue à Paris pour essayer des robes. J’ai été libérée de l’essayage plus tôt que je ne pensais ; alors, j’ai eu l’idée de pousser jusque chez toi.

— Tu as bien choisi ton jour, grogna Robert.

— Je te dérange ?

— Dame !… Au bureau, j’ai toujours à faire. Maussade, Robert lui désignait le courrier, les dossiers éparpillés sur sa table. Il affectait de s’absorber, choqué par l’intrusion de Cécile, qui osait violer le sanctuaire.

Très calme, la jeune femme riposta :

— Eh bien ! Travaille… Ne t’occupe pas de moi. Je t’attendrai… Nous rentrerons ensemble, si tu veux.

— Volontiers, chère amie.

Robert réprimait sa contrariété : justement, il devait aller dire bonsoir à Mistiche : une récréation de cinq minutes entre la sortie du bureau et l’heure du dîner. Pauvre petite ! Elle serait déçue de ne point le voir… Il fallait absolument l’avertir. Sous les yeux de Cécile, Robert, le visage animé d’une expression de cynisme malicieux, prit le récepteur du téléphone et appela le numéro de Mistiche :

— Allo !… mademoiselle… allo ! Donnez-moi Wagram 46-16…

À cet instant, Adrienne s’introduisait silencieusement dans le bureau, tenant des papiers à la main. Elle s’arrêta, attendant que le patron eût fini ; et glissa un regard timide vers Mme Labrousse.

Robert obtenait la communication, il dit :

— Allo ! Je suis bien 5, rue Saint-Senoch ?… Allo… oui…. C’est maître Robert Labrousse…

Prévenez madame qu’il me sera impossible de lui envoyer tout à l’heure le dossier de son affaire.

Il raccrocha, pensant : « Elle comprendra… elle est si maligne ! » et se retourna : alors, il aperçut vis-à-vis de lui Adrienne, qui le contemplait avec des pupilles dilatées qui fonçaient encore la couleur des iris ; Adrienne, abasourdie et formalisée, regardant tour à tour M. Labrousse, si élégamment impudent ; et Mme Labrousse, dont la figure impassible respirait l’ignorance.

Robert — dans un éclair — eut la sensation qu’Adrienne était au courant, qu’elle savait — (comment ?) le nom de la cliente de la rue Saint-Senoch ; et que son mutisme effaré désapprouvait la conduite effrontée du patron. Puis, il se tança : « Allons ! Je suis stupide ! J’imagine des choses… Aurait-elle pu découvrir ?… Ce serait un Asmodée en jupons, cette Adrienne ! »

C’étaient ces grands yeux gênants de fixité qui le troublaient ainsi. Robert, énervé, gronda :

— Qu’est-ce que vous voulez, vous ?

— Monsieur… Je vous rapportais la copie de l’acte Priol ; balbutia Adrienne.

— Pourquoi êtes-vous entrée sans frapper ? Je vous ai répété cent fois que je n’aime pas ces manières… Tous les employés frappent à la porte avant d’entrer. Mais vous n’écoutez aucune de mes observations… C’est intolérable, à la fin !

Adrienne, qui commençait de s’accoutumer à la nervosité du patron, s’esquiva sans répondre, fuyant l’algarade.

Tandis que Cécile, ressaisie d’incertitude et de méfiance après cette scène, se disait, dans sa crainte d’être dupée :

— Il la brutalise trop ostensiblement devant moi… Est-ce une comédie ?