Trois Ministres de l’empire romain sous les fils de Théodose/04

La bibliothèque libre.
Trois Ministres de l’empire romain sous les fils de Théodose
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 44 (p. 46-75).
◄  III
V  ►
TROIS MINISTRES
DE L’EMPIRE ROMAIN
SOUS LES FILS DE THÉODOSE.

IV.
PREMIER SIEGE DE ROME PAR ALARIC.


I.

Honorius enfin se sentait émancipé : il avait tué son tuteur[1], forcé sa belle-mère à fuir pour éviter le même sort, et chassé sa femme du palais, en attendant qu’il la chassât de Ravenne ; ses eunuques lui dirent sans doute qu’il était un homme. Euchérius lui manquait encore. Enlevé par un gros d’auxiliaires barbares pendant qu’on égorgeait son père et conduit par eux jusqu’aux portes de Rome, le fils de Stilicon s’y était réfugié : Sérène n’avait pas tardé à l’y rejoindre. Voyant ensuite que les espions du nouveau ministre Olympius le poursuivaient de demeure en demeure et le traquaient comme une proie, Euchérius se retira dans une église qui jouissait du droit d’asile. Il eût pu s’y croire en sûreté; mais le chef du parti catholique ne respectait pas plus une église chrétienne qu’un temple païen, quand ils gênaient son intérêt ou son caprice, et une lettre munie du sceau impérial ordonna d’en tirer le fugitif à main armée. L’asile fut envahi par des soldats, le sanctuaire violé, et le prisonnier dirigé, pieds et poings liés, sur Ravenne.

Un simulacre de tribunal l’y attendait, un simulacre de jugement le condamna à perdre la tête. L’ordre régulier des choses voulait que l’arrêt fût exécuté dans Ravenne même, il en fut autrement : l’empereur décida qu’Euchérius serait décapité dans l’enceinte de Rome. Quelles furent ses raisons : superstition ou cruauté raffinée? Craignit-il que le sang du fils versé sur une terre encore tiède du sang du père ne s’élevât avec trop de force pour crier vengeance contre lui, ou réservait-il à Sérène, comme une marque de bonne parenté et de reconnaissance, le spectacle de son fils supplicié? Prétendit-il enfin intimider par cet exemple les habitans de Rome, qui ne cachaient ni leurs regrets de la perte de Stilicon, ni leur éloignement pour ses meurtriers? Ces trois raisons contribuèrent probablement à la détermination d’Honorius; mais une quatrième aussi put le toucher. Il avait chassé sa femme du palais, ou du moins de son appartement, sans qu’elle eût jamais donné lieu à aucun reproche (l’histoire a le soin de nous le dire) : la trouvant encore trop près, il voulait la renvoyer à sa mère; or l’occasion lui semblait assez naturelle de faire escorter la sœur jusqu’à Rome par le convoi qui ramènerait le frère condamné à mort. Cette résolution arrêtée, on équipa une petite troupe de braves bien armés, et deux eunuques de confiance, Térentius et Arsacius, furent chargés de livrer, dans les murs de la ville éternelle, Thermantie à sa mère, Euchérius au bourreau.

Ces événemens se passaient au moment où l’armée d’Alaric rentrait en Italie, ainsi qu’on le verra plus tard. Le convoi chemina d’abord assez tranquillement; à quelques journées de marche, de l’autre côté de l’Apennin, il rencontra des fourrageurs de cette armée qui couraient la campagne, mêlés aux débris des anciennes bandes de Stilicon. On se battit, et les Romains furent mis en déroute : dans le conflit, Euchérius fut délivré, ou s’échappa des mains de ses gardiens. Les Barbares, ravis d’une si belle capture, le conduisaient déjà vers Alaric, quand les Romains, revenus sur leurs pas, prirent vaillamment leur revanche et reconquirent leur prisonnier. Rien ne les troubla plus durant le trajet, et ils arrivèrent à Rome avec leur double dépôt. Térentius y remplit sa mission en serviteur exact et scrupuleux ; il ne repartit point sans avoir vu tomber la tête d’Euchérius et remis l’impératrice aux mains de sa mère. Toutefois il se garda bien de revenir par le même chemin, tant il craignait une nouvelle rencontre des Barbares. Un navire frété au port d’Ostie le ramena, en longeant les côtes de la Campanie et des Abruzzes, jusqu’à son maître, qui le paya généreusement par la charge de grand-chambellan; son compagnon Arsace eut le second rang parmi les eunuques du palais : tous deux devinrent les conseillers intimes d’Honorius, comme ils avaient été les instrumens de ses méfaits.

Cependant les assassins de Stilicon, dans la première ivresse du succès, faisaient main basse sur toutes les places, se partageaient toutes les dignités de l’empire d’Occident. Olympius s’attribua d’abord, sous le titre de maître des offices, le pouvoir absolu qu’avait possédé sa victime. L’officier romain qui avait rempli l’office de bourreau lors de l’exécution du régent, Héraclianus, reçut pour cet infâme service le gouvernement des provinces africaines, que régissait le comte Bathanarius, mari de la sœur de Stilicon, Arrivé à Carthage avec un rescrit de l’empereur, il fit saisir Bathanarius, le mit à mort et s’installa à sa place. Sous la main de ce misérable, Olympius tenait Rome, dont la subsistance resta dès lors à sa discrétion. Ce n’était pas tout que de s’emparer du pouvoir par un meurtre, il fallait encore justifier ce meurtre aux yeux du monde et convaincre Honorius qu’il avait été sauvé. Olympius avait pour cela besoin d’une conspiration : il se mit en mesure de la découvrir, et chercha des coupables avec une audace inouïe. On le vit jeter d’abord son dévolu sur deux personnages considérables attachés à la personne du prince, Pierre, primicier des notaires, et le grand-chambellan, Deutérius : mis en jugement comme confidens et complices des attentats de Stilicon, ils furent interrogés publiquement, puis soumis à toutes les rigueurs de la question. Comme ces hommes honorables protestaient, au milieu des supplices et avec une héroïque fermeté, de l’innocence du régent non moins que de la leur, Olympius les fit assommer à coups de bâton. Ses autres tentatives ne réussirent pas mieux. Il eut beau choisir ses victimes dans tous les rangs; les bourreaux n’obtinrent aucun aveu, et le maître des offices aucun indice de la conspiration qu’il cherchait.

Arrêté ainsi dans son plan d’exécutions en grand par le courage des accusés, Olympius se rejeta sur les confiscations, dont il élargit d’autant plus le cercle qu’il s’enrichissait en se vengeant. Un décret que nous avons encore déclara dévolus au fisc impérial les biens du brigand de l’ennemi public, et ceux de ses satellites. Ce dernier mot, d’une signification indéterminée, pouvait comprendre non-seulement les anciens amis de Stilicon, mais ceux qui avaient coopéré à ses actes et obéi à ses ordres quand il avait le droit d’en donner, et, par une extension facile à prévoir, il atteignait quiconque osait résister ou déplaisait à Olympius. On mit d’abord la main sur les propriétés du brigand; ses intendans furent tenus, sous les plus fortes peines, de dénoncer tout ce qu’il possédait de meubles et d’immeubles, ainsi que l’endroit où ils se trouvaient, et, pour prévenir toute dissimulation possible, le décret annula les créances que des tiers pourraient présenter sur le condamné. Les amis connus de Stilicon et ceux que, pour une raison ou pour une autre, on engloba dans la catégorie des satellites furent frappés de semblables mesures. La plus grande rigueur était exigée des agens du fisc, et les ménagemens, l’équité même, pouvaient tourner contre eux comme des prévarications taxées de complicité ou de connivence avec les proscrits. L’intendant des largesses sacrées, Héliocrates, chargé de la poursuite des confiscations à l’intérieur de Rome, ayant mis dans sa conduite une modération dont l’histoire le loue, se vit dénoncer auprès d’Olympius : il savait ce que valaient les maîtres qu’il servait, et, sans perdre le temps à se justifier, il se sauva précipitamment dans une église. L’exil, la relégation, l’emprisonnement, marchaient de pair avec les confiscations. Les anciens soldats de Stilicon étaient particulièrement suspects; on leur interdit l’accès de Rome et celui de Ravenne, lors même que leur congé de vétérance était régulier et qu’il avait été obtenu sans faveur : en cas d’infraction à la défense, on les déportait. La terreur était générale. Tout entier au sentiment de son triomphe, le parti catholique excusait ces crimes ou les atténuait pour n’avoir pas à en rougir. « L’église et le prince, nous dit le représentant historique de ce parti, Orose, furent ainsi sauvés à bon marché par le châtiment de quelques pervers. » Le langage des écrivains polythéistes est au contraire sombre et douloureux. «C’était, disent-ils, le règne du mauvais génie; en l’absence du bon, qui s’était retiré de la terre, il troublait à son gré toutes les choses humaines. »

A l’aide de ces cruautés et du bouleversement des plus hautes fortunes, la réaction religieuse voguait à peines voiles. Olympius, dès son arrivée à la maîtrise des offices, avait fait appel aux évêques, provoquant les plus considérables à lui donner des avis, accueillant toutes les demandes, recevant toutes les députations ecclésiastiques avec une feinte humilité. Un de ses premiers actes fut d’écrire à l’évêque d’Hippone, Augustin, qui se contenta de louer sa piété et le bien qu’il voulait faire à l’église, mais ne lui traça point de plan de conduite : des hommes plus ardens le poussaient dans la voie des réactions violentes. On vit en effet les lois religieuses se succéder avec une étonnante rapidité : en quelques mois, le régime de tolérance établi par Stilicon après la mort de Théodose avait complètement disparu. Stilicon avait été assassiné le 23 août 408, et dès le 14 novembre une loi excluait des charges de la cour et de l’armée les païens et les hérétiques; le 13 décembre, une autre loi rétablit et amplifia la juridiction civile des évêques, et six jours après celle-ci une troisième ordonna la démolition des temples, en substituant l’action ecclésiastique à celle des magistrats. En même temps la persécution redoubla de rigueur contre les Juifs, les hérétiques, et en particulier les donatistes, qui s’étaient réveillés au bruit de la mort du régent, comme si elle leur eût apporté la liberté. Augustin pria Olympius de bien faire sentir à ces sectaires que la liberté n’est que pour les catholiques : c’était une conséquence du principe d’unité. Les trois lois que je viens de citer furent les principales. Comme l’action et le but n’en étaient pas moins politiques que religieux, et se liaient d’ailleurs étroitement aux événemens qui devaient suivre, je m’arrêterai quelques instans sur chacune de ces lois, afin de bien montrer l’attitude et l’esprit du parti vainqueur au lendemain de la chute de Stilicon.

J’ai parlé précédemment[2] de la juridiction civile des évêques, de ce for ecclésiastique imprudemment introduit par Gratien et Théodose au sein de la société romaine ; les lois de Stilicon l’avaient réduit à un simple arbitrage, limité d’ailleurs dans son exercice à certaines matières de médiocre importance. La loi du 13 décembre lui rendit son ancien caractère de juridiction proprement dite, et l’aggrava encore en faisant cette juridiction sans appel et l’étendant à toutes ou presque toutes les matières civiles, ce qui mettait l’évêque au-dessus des gouverneurs de provinces et l’assimilait au préfet du prétoire. Un privilège si exorbitant ne causa pourtant pas dans le clergé une reconnaissance enthousiaste. Le clergé n’y voulut point voir un octroi du prince, mais la restitution d’un droit inhérent au caractère du prêtre. La justice vient de Dieu : or qui peut la mieux dispenser sur terre que les chefs du sacerdoce, qui lient et délient au ciel ? Saint Paul ne recommande-t-il pas aux fidèles de ne point porter leurs différends devant les tribunaux du siècle, mais de prendre pour juges des choses de cette vie les saints, qui jugent jusqu’aux anges, ou même les moindres personnes de l’église ? Aux raisons tirées de saint Paul, on pouvait répondre, sans cesser d’être chrétien, que la prescription de l’apôtre, bonne pour des associations restreintes, interdites, persécutées, dont le premier devoir était de veiller sur leurs membres et de les prémunir contre l’inimitié du siècle, ne s’appliquait point à une grande société organisée civilement, où la religion avait sa place, mais n’absorbait pas tout. Rien d’ailleurs n’était plus contraire à l’ordre politique romain que ce second état dans l’état, cette juridiction qui pouvait à un jour donné se séparer de l’empereur en l’excommuniant, tandis que, dans la théorie du gouvernement impérial, la loi était une émanation du prince, représentant lui-même ou plutôt incarnation du peuple-roi. Quoi qu’il en soit, on courut à ce nouveau forum par curiosité, par flatterie, par crainte d’être soupçonné; le prétoire du juge civil n’eut plus de chrétiens à sa barre ; la foule se pressa autour du siège de l’évêque. Celui-ci, le bâton pastoral en main, passa son temps à juger des procès, à entendre des avocats, à étudier les lois, au grand détriment de l’instruction religieuse des peuples et de sa propre édification. Augustin s’en plaint amèrement; il maudit presque cette chaîne dorée dont l’ambition épiscopale l’a chargé, cette corvée, comme il l’appelle, qui tue et dévore le temps qu’il doit aux choses divines. «Oh! s’écria-t-il, j’aimerais à passer chaque jour quelques heures dans un beau monastère, travaillant de mes mains, lisant, priant, me livrant à l’étude des livres saints, plutôt que de vivre dans ce tumulte odieux de disputes, de chicanes, de procès... Que ne puis-je dire avec la parole sainte : « Retirez-vous de moi, méchans, afin que je remplisse le commandement de mon Dieu! »

La loi du 19 décembre, sur la suppression des temples et des sacrifices, était la sanction de tous les actes violens dirigés depuis dix années contre l’ancien culte national par les évêques et les moines en dehors de l’administration et malgré elle. Il nous suffira d’en indiquer les principales dispositions pour qu’on juge de l’effet qu’elle produisit sur la masse encore si grande des polythéistes. « Les revenus et annones des temples étaient affectés à l’entretien des soldats. — Les simulacres existant dans les temples, chapelles ou autres lieux devaient être renversés de leurs piédestaux et brisés. — Les temples publics étaient confisqués et appropriés à des usages civils; les temples et chapelles privés devaient être démolis par les propriétaires eux-mêmes. » Toute célébration de festins ou jeux dans les lieux souillés par la superstition ou en l’honneur d’un rite sacrilège était rigoureusement interdite. Ce qui était tout à fait nouveau dans cette loi, c’est qu’elle donnait pouvoir à l’évêque du lieu d’assurer l’exécution de ces mesures par la main ecclésiastique, sans que les magistrats civils fussent moins responsables; leur négligence était punie d’une amende de vingt livres d’or outre pareille amende infligée à leurs officiaux. Ainsi le préfet était soumis à la surveillance de ses agens, les agens et lui à celle de l’évêque. Deux autres lois rendues contre les hérétiques et les Juifs condamnèrent à la peine de mort quiconque troublerait par la force l’exercice de la religion catholique, et à celle de la déportation quiconque attaquerait publiquement ses dogmes. Ces sévices que l’esprit religieux de notre siècle réprouve, non moins que l’esprit de liberté, étaient dans les tendances du catholicisme au Ve siècle; de grands docteurs les provoquaient et en déclaraient l’application juste et salutaire. L’évêque d’Hippone, défendant les lois dont nous parlons, écrivait à l’un de ses collègues schismatiques : « L’église de Dieu connaît deux sortes d’ennemis également dangereux, quoique opposés, les adversaires déclarés et les indifférens. Ces lois que tu blâmes enchaînent les premiers à la manière des fous furieux; elles secouent les seconds, et les tirent d’une léthargie funeste pour les faire veiller au salut de l’unité. Nous en avons ranimé ainsi plus d’un, et loin de nous taxer de cruauté, ils nous remercient aujourd’hui de les avoir arrachés à un sommeil de mort. »

La loi du 14 novembre, relative aux généraux barbares, jeta dans l’armée romaine la même perturbation que les deux autres dans l’ordre civil. Ainsi que nous l’avons dit, elle privait de leurs grades les officiers non catholiques, ou du moins elle leur défendait de paraître devant le prince avec leurs insignes, c’est-à-dire qu’elle les dépouillait de leur dignité en leur réservant leur traitement : c’était une sorte de mise en disponibilité. Les officiers barbares au service de Rome étant presque tous hérétiques ou païens, cette mesure donnait satisfaction au parti militaire romain, mais en même temps elle désorganisait l’armée, telle que les besoins publics l’avaient constituée depuis un demi-siècle. Frappés dans leur honneur et dans leur fortune, ces vieux généraux barbares, qui avaient fait les guerres de Julien, de Valentinien, de Théodose, arrêté Radagaise à Fésules sous Stilicon et battu Alaric à Pollentia, déposèrent leur baudrier de commandement et ne parurent plus au palais. Beaucoup quittèrent complètement le service de Rome pour passer chez les Goths, d’autres restèrent en Italie, mécontens et soupirant dans la retraite après des jours meilleurs. Le Goth Sarus, qui avait décidé contre Alaric la victoire de Pollentia, trop fier pour se soumettre à son ennemi et ne pouvant plus servir les Romains, se jeta dans la campagne avec une troupe de Barbares intrépides comme lui; il y fit la guerre pour son compte, gardant la neutralité entre les deux armées. Cette déplorable situation ouvrit enfin les yeux d’Honorius sur les conséquences de sa loi d’exclusion. N’osant la rapporter formellement de peur de se mettre à dos du même coup le parti catholique et le parti militaire romain, il voulut du moins en adoucir les effets dans la pratique; mais beaucoup de généraux barbares repoussèrent fièrement une demi-réparation, à laquelle ils préféraient une disgrâce complète. De ce nombre fut Généride, que l’histoire nous peint comme un homme courageux, honnête, désintéressé et connu par son vieil attachement à la famille de Théodose. Honorius l’aimait et s’entretenait volontiers avec lui. Vivement blessé par la loi d’exclusion, Généride avait résigné son commandement et se tenait renfermé dans sa maison, ne mettant plus le pied à la cour : Honorius lui en fit reproche un jour qu’il le rencontra. « Pourquoi ne te vois-je plus, lui dit-il, et comment, étant magistrat, ne parais-tu pas dans le palais aux époques déterminées et à ton rang?

— César, répondit le Barbare, j’obéis à votre loi, car je ne suis pas

chrétien. » L’empereur s’étant récrié sur ce que sa loi ne regardait pas un homme tel que lui, et qu’il pouvait se présenter : « Non, reprit Généride avec fermeté, votre loi nous condamne à quitter le baudrier, nous l’avons fait, et je n’accepterai jamais une exception qui serait une insulte pour les autres ! » Honorius eût voulu réparer le mal que faisait sa loi : il était déjà trop tard. Des officiers romains sans expérience et sans autre mérite que l’appui du parti vainqueur remplaçaient déjà les officiers barbares dans tous les cadres de l’armée. Turpillion commandait la cavalerie, Varane l’infanterie; « ces deux hommes, selon le mot d’un historien, n’étaient bons qu’à enhardir l’ennemi et à décourager leurs propres troupes. » Quant à la garde du prince, où servait l’élite des milices impériales, elle avait été confiée à Valens, soldat plutôt que général, d’une bravoure inconsidérée, et qui nuisit plus à l’empire par son ardeur que les autres par leur lâcheté.

Tandis que la société romaine, en proie à une réaction impitoyable, chancelait ainsi sur ses bases, et que le nom de Stilicon servait de prétexte à tous les excès des partis, que devenait la famille du régent? Sérène, réunie à sa fille Thermantia, vivait obscurément dans un coin de Rome. Ces deux reines détrônées confondaient leurs larmes : l’une pleurait son mari assassiné, son fils supplicié sous ses yeux; l’autre dévorait en silence l’affront d’une répudiation. Pourtant la mesure des maux n’était pas comblée pour elles; une nouvelle catastrophe, la plus tragique de toutes, menaçait ce reste infortuné de tant de gloires. Thermantia devait survivre à sa mère. Elle ne mourut qu’en 415, et des mains pieuses la transportèrent près de sa sœur Marie dans les caveaux du Vatican. Vouées au même destin, elles partagèrent aussi la même tombe, après avoir partagé la couche du même homme et l’avoir quittée toutes deux sans être épouses; mais Honorius avait en vain dépouillé Thermantia des honneurs souverains : la mort les lui rendit. Elle fut ensevelie dans le manteau et avec les ornemens des impératrices, et quand, onze siècles plus tard, des fouilles pratiquées au Vatican amenèrent la découverte de son sépulcre, on recueillit parmi ses os plusieurs poignées de perles mêlées à des débris de pourpre et d’or.

On ne peut parler de la famille de Stilicon sans y joindre Claudien, dont la renommée reste attachée à celle de son héros. Comme ami, comme païen et comme poète, il devait être une des premières victimes de la terrible réaction. Comme poète, et l’égal de Juvénal dans la satire, Claudien s’était attiré bien des jalousies et des colères dont il se riait lorsqu’il était puissant et protégé; il fut accablé quand on le vit délaissé et faible. Comme païen, et « païen obstiné, » suivant le mot d’Orose, il avait jeté trop d’éclat sur le paganisme à son déclin, les polythéistes le citaient avec trop d’orgueil, pour que les chrétiens ne l’eussent pas dans une profonde haine. Enfin on lui en voulut de l’amitié de Sérène, sa noble patronne, et Honorius, qu’il avait si magnifiquement chanté, ne le défendit point. Il fut chassé de la cour, privé de ses biens, frappé dans sa famille, poursuivi dans ses amis, dont plusieurs furent mis à la question, afin de l’incriminer lui-même, séparé enfin de sa femme, dont il ne parle plus. On n’épargna que le grade qu’il possédait dans l’armée, peut-être pour lui laisser un peu de pain. L’histoire nous nomme un de ses ennemis, le plus cruel, le plus implacable de tous, et c’était un compatriote du poète, né comme lui dans la ville d’Alexandrie. Il se nommait Adrien et avait occupé des places éminentes sous les règnes de Théodose et de ses fils. On lui reconnaissait de grands talens, une activité infatigable dans les affaires, mais peu de scrupule à y chercher son profit. Claudien eut le malheur de l’attaquer au temps où ses traits restaient sans réplique. Comparant la vigilance funeste d’Adrien à la paresse de l’honnête Mallius Théodorus, consul en 399, il avait composé cette épigramme acérée : « Mallius se livre jour et nuit au sommeil, tandis que l’Égyptien veille pour piller le sacré et le profane. Peuples de l’Italie, adressez au ciel des vœux pour que Mallius veille enfin et que l’Égyptien puisse dormir! » L’Égyptien ne s’endormit pas, et, devenu préfet du prétoire après le meurtre de Stilicon, il consacra ses insomnies malfaisantes à la ruine du poète, qu’il réduisit à demander merci. Nous avons encore la lettre par laquelle Claudien essaya, mais vainement, de désarmer son persécuteur.

« Mon châtiment dépasse la mesure, lui écrit-il, pardonne à un adversaire terrassé. Me voici suppliant à tes genoux; j’avoue mon crime, j’implore mon pardon. Achille, dans son ardente colère, respecta le cadavre d’Hector; Oreste sut calmer les furies vengeresses de sa mère; Alexandre s’attendrit à la vue des rois qu’il avait détrônés; il rendit à Porus, son captif, plus de peuples et de contrées qu’il n’en avait conquis : le fondateur de notre patrie, tu le vois, connaissait la clémence... J’ai perdu mon crédit et mes biens; la pauvreté hideuse me poursuit, ma maison est déserte, mes plus chers amis m’ont été enlevés. L’un expire aux mains des bourreaux, l’autre traîne dans l’exil une douloureuse destinée. Que puis-je encore attendre et craindre?... Quand on peut déchirer son ennemi et lui arracher l’âme, le courroux s’apaise. Les bêtes sauvages s’éloignent de la proie qu’elles ont sous leurs pieds; quel ennemi suis-je pour toi? L’humble colline n’est pas le théâtre des combats de Borée; le feu du ciel ne s’arrête point sur la tête du saule, et le dieu du tonnerre n’honore point de ses traits la bruyère rampante; il faut aux coups de la foudre les grands chênes et les ormes séculaires... Que la ville d’Alexandrie, notre commun berceau, entende ma plainte; que Pharos, signalée de loin par les navires, soit émue de mes vers; que le Nil, élevant au-dessus des flots sa face baignée de larmes, pleure mes funérailles sur ses rives sans nombre! »

Ces beaux et tristes vers ne le sauvèrent point. Il semble au contraire, sur quelques mots d’un écrivain grec contemporain, qu’il quitta l’Occident pour aller mourir expatrié dans cet empire d’Orient, dont il avait été, après Stilicon, l’adversaire le plus redouté.


II.

Déjà en marche pour l’Epire, d’après ses conventions avec le gouvernement romain, Alaric, au premier bruit du meurtre de Stilicon, avait ramené son armée en Norique, sur la frontière même de l’Italie. Il s’y retrancha fortement, mais dans une attitude en apparence pacifique, tandis qu’Ataülf, son lieutenant et le mari de sa sœur, allait recruter sur les bords du Danube une seconde armée de Goths pannoniens et de Huns. Son camp fut bientôt rempli de Barbares, déserteurs des garnisons romaines, qui se succédaient par bandes nombreuses demandant vengeance pour leurs femmes et leurs enfans égorgés, vengeance pour leur général Stilicon, et soufflant leur colère dans le cœur des Goths d’Alaric. Au milieu de tant de passions sauvages, ce chef restait impassible, répétant qu’il était l’allié de l’empire, et qu’il ne romprait point le premier la foi jurée. En effet, il se remit à négocier comme si rien n’était changé dans le gouvernement romain depuis le traité conclu à Ravenne, entre lui et Stilicon, pour l’occupation de l’Illyrie orientale. « Si l’empereur, disait-il, renonce à la possession des provinces grecques, dont la conquête assurée d’avance et déjà commencée devait se faire par les armes des Goths, il n’en doit pas moins au roi de ce peuple les 4,000 livres d’or stipulées pour indemnité de campagne, et qui représentent ses frais d’armement; Alaric s’en contenterait, et, Rome ne voulant plus de ses services, il quitterait le Norique pour aller rejoindre son beau-frère en Pannonie. » Quant à son titre de maître des milices, qu’il avait abdiqué en Orient pour passer à la solde de l’Occident, quant aux honneurs que lui avait formellement promis le ministre d’Honorius, il n’en dit mot, gardant soigneusement ce chef de réclamation pour une circonstance plus opportune. En garantie du nouvel accord dont il indiquait les bases, le roi goth offrait pour otages à l’empereur des personnages distingués de sa nation et demandait nominativement deux otages romains : Jason, fils de Jovius, préfet d’Illyrie, et le jeune Aétius, fils de Gaudentius, qui avait déjà passé près de lui trois années en la même qualité, lorsqu’il occupait l’Epire.

Ce message, parti du camp d’Alaric pour Ravenne vers la fin de septembre, trouva la cour et le gouvernement dans la plus grande confusion, mais dans un aveuglement plus grand encore. Olympius prit en face des envoyés l’attitude superbe d’un vainqueur de Stilicon, et Honorius, qui croyait ou s’efforçait de croire que le roi des Goths avait été d’accord avec son beau-père pour le renverser du trône, éconduisit ses ambassadeurs sans leur laisser le moindre espoir d’arrangement. C’était la guerre, la guerre immédiate « qu’on eût pu éviter, dit un historien, en achetant une trêve par quelque argent, les Barbares se prenant toujours à ce piège; » mais l’esprit de vertige animait cette administration, tout occupée de questions de parti, qui provoquait de gaîté de cœur la guerre étrangère à l’instant même où, par l’expulsion des Barbares fédérés, elle brisait le nerf de l’armée romaine. Ce n’était en effet ni Turpillion ni Varane qui pouvaient rendre la confiance aux troupes désorganisées, et la présence d’un Vigilantius à la tête des cohortes palatines n’était bonne qu’à discréditer une milice brave, habituée à servir sous des chefs éprouvés. Olympius, malgré tout, se mit à concentrer une armée qu’il renferma dans Ravenne, derrière les marais et les fossés qui entouraient la place ; il ordonna en outre des levées d’hommes en Italie, mais sans succès. L’esprit de suite et de direction intelligente manquait à ce gouvernement pour les petites comme pour les grandes choses : les mouvemens de troupes s’opéraient au hasard, sans vues d’ensemble; en dégarnissant la plupart des villes fortifiées du nord, on laissait libre le débouché des Alpes en face d’Alaric; on ne songea pas davantage à fermer les gorges de l’Apennin, qui livraient à l’ennemi la route de Rome. Les mesures prises n’eurent qu’un but : couvrir dans leur repaire impénétrable Honorius, ses ministres et ses eunuques; Rome et l’Italie furent abandonnées.

Lorsqu’Alaric eut mis ainsi de son côté l’apparence du droit, il n’hésita plus à marcher, et, sans attendre l’arrivée de son beau-frère, il gagna la frontière italienne avec autant de précipitation qu’il avait montré jusque-là de lenteur. Entré en Italie, il passa près d’Aquilée sans l’assiéger; Concordia, Altinum, Crémone ne le retinrent pas davantage : il franchit le Pô dans cette dernière ville, avant d’avoir rencontré un seul ennemi. « On eût cru assister à une fête militaire, disent les historiens, tant il y avait d’ordre et de régularité dans la marche du Barbare, de calme dans les populations qu’il traversait! » Sur la rive droite du Pô, près de Bologne, il prit et démantela le château d’OEcubaria, dont la garnison, vaillante et animée, à ce qu’il parait, avait gêné sa marche et pouvait gêner sa retraite; puis, longeant les marais de Ravenne jusqu’aux portes d’Ariminum, il présenta à l’armée impériale un défi que celle-ci n’accepta point. Il ne fit pourtant que passer, laissant Ravenne à sa gauche; mais il dévasta cruellement le pays vers Ancône et jusqu’à la frontière du Picénum, brûlant, pillant, détruisant tout, afin qu’il ne restât rien après lui de ce qui pouvait ravitailler l’ennemi. Il franchit ensuite le col de l’Apennin qui conduisait dans la vallée de la Nera et de là dans celle du Tibre. C’était la principale route d’étape de Rome à l’Adriatique : des villes importantes, des châteaux-forts la garnissaient dans tout son parcours; il saccagea les premières et rasa les seconds. Tout fuyait devant lui; les habitans se cachaient, les garnisons se repliaient sur Rome avec une partie des populations fugitives. Il parcourut ainsi la Haute-Étrurie jusqu’aux abords de Narnia, place trop importante pour qu’il négligeât de s’en emparer.

Cette marche d’Alaric allant prendre Rome sans opposition, au milieu du silence de l’Italie, avait quelque chose de lugubre et de mystérieux. Lui-même paraissait en proie à une agitation croissante à mesure qu’il approchait de ces murs consacrés par la gloire, par la puissance, par les respects du monde entier. Pris d’une sorte d’ivresse sacrilège, il sentit à ce nom se réveiller dans son âme les instincts primitifs du Barbare, l’orgueil de la destruction, l’ambition de terminer sous le fil de son épée les destins d’une ville qui se disait éternelle, l’idée enfin d’un pillage étrange, unique dans l’histoire, le pillage des trésors de l’univers entassés là pendant dix siècles. Au feu de ces ardentes pensées, son imagination s’exaltait; il croyait entendre, il entendait les voix qui l’avaient troublé jadis en Pannonie dans la solitude des bois sacrés, lorsqu’il y rêvait la seule gloire qu’il comprît alors, celle des destructions et des ruines. On raconte qu’un ermite, descendu des âpres vallées de l’Apennin, se présenta un jour sur son passage, et le conjura avec larmes de ne point attenter à la ville du genre humain, d’épargner au monde une calamité sans exemple. « Je marche malgré moi, aurait répondu le Balthe avec une sorte d’égarement; il y a là quelqu’un qui me pousse en avant et me crie sans cesse : Va prendre Rome. » Ses soldats intérieurement n’étaient guère plus tranquilles. Nourris depuis leur enfance de récits merveilleux ou de contes effrayans dont Rome était l’objet, ils doutaient si cette reine des nations, qu’on adorait, et dont aucun ennemi étranger n’avait jamais souillé le sol (les Goths le croyaient du moins), n’était pas un dieu plutôt qu’une ville. Beaucoup étaient persuadés que ses murailles lançaient la foudre. Un événement naturel vint fortifier ces superstitions en face de Narnia, quoique la différence fut grande entre Narnia et Rome. Au moment où Alaric attaquait cette ville, située sur une roche abrupte et presque inaccessible dont la Nera baignait le pied, il s’éleva tout à coup un de ces orages si fréquens en automne dans les régions de l’Apennin, et qui éclata avec une violence terrible. Narnia était comme ceinte de feux, et le bruit du tonnerre, répercuté au loin par les échos, semblait annoncer un bouleversement de la nature. Les Goths, saisis d’une terreur panique, s’enfuirent, et Alaric, cédant peut-être à la même impression, ne fit halte qu’à Ocriculum. Aucun incident remarquable ne signala plus sa marche jusqu’aux portes de Rome. En vue de la ville éternelle, il établit son camp dans la plaine qui bordait la grande cité vers le nord et se continuait au sud-est le long du Tibre jusqu’au port. Dans cette situation et maître de barrer le fleuve, il menaçait les communications de la ville avec ses greniers d’approvisionnement, situés à l’embouchure du Tibre, et pouvait l’affamer au besoin.

L’apparition de cette armée barbare fut presque une surprise pour le sénat et pour le peuple, qui ne l’attendaient pas si tôt. Tout le monde avait compté sur une guerre en règle, sur des batailles, sur des sièges, sur une défense quelconque des populations italiennes et de l’armée, comme aux jours de Pollentia et de Fésules ; mais aucune armée n’avait montré son drapeau, aucun obstacle n’avait retardé cette marche triomphale, et l’ennemi était là. Grâce à la folie de désordre où les derniers événemens politiques avaient plongé la ville, on n’avait guère connu le progrès des Goths que par l’arrivée des fugitifs, paysans ou soldats, qui venaient y chercher asile; le sénat n’avait reçu aucun avis, aucune instruction du gouvernement impérial; personne n’avait osé commander, et les magistrats ne s’étaient occupés de rien. Il fallut tout régler, tout faire à la hâte, sous les yeux de l’ennemi. On s’empara des arsenaux de l’état, on arma le peuple, on garnit les remparts de balistes, de pierres et d’autres armes de jet; on exerça enfin au maniement des engins de guerre une populace inhabile et craintive; tout cela se fit presque au hasard et sans direction. Chose incroyable, si l’histoire ne l’affirmait pas : on allait jusqu’à ignorer dans les murs de Rome quel était le chef de cette armée barbare qui venait de traverser l’Étrurie et qui campait au bord du Tibre. Suivant les mieux informés, c’était Alaric; suivant d’autres, c’était quelque ancien général de Stilicon conduisant les anciens auxiliaires licenciés par Olympius, ou Sarus ou tout autre; pour quelques-uns même, c’était Stilicon qui n’était point mort. « Sauvé par des soldats dévoués, il avait, disait-on, rallié ses bandes dispersées, et venait plein de colère leur livrer Rome et le sénat. » Alaric, aux yeux de plusieurs, n’était que le délégué et le lieutenant de l’ancien régent, son ami; il voulait prendre Rome pour la lui remettre. Ces bruits étaient absurdes sans doute, mais les partisans d’Olympius les répandaient pour agiter le peuple, et déjà on entendait crier à la trahison : « Rome est vendue, mort aux traîtres! » Dans le sénat, on pensait généralement avoir affaire au roi des Goths; mais que ce fut Alaric, Sarus ou Stilicon, on soupçonnait au chef ennemi des intelligences au dedans des murs. Comment, répétait-on, se serait-il aventuré ainsi jusqu’au cœur de l’Italie, avec une armée romaine à des et une ville immense en face de lui, s’il n’était pas sûr du succès, si la perfidie n’avait pas tout préparé d’avance? L’idée de trahison, comme il arrive toujours, devint bientôt l’idée dominante dans les masses populaires, d’où elle passa dans le sénat. Une fois admise en principe, on se mit à chercher les traîtres, et, par une pente fatale, le soupçon se dirigea sur la veuve du régent, sur Sérène, qui, dans la retraite où elle pleurait près de sa fille, était restée étrangère à toute intrigue, à toutes relations de parti. L’histoire proclame solennellement son innocence; des esprits prévenus n’y voulurent pas croire. Les clameurs élevées contre elle devinrent bientôt si violentes que le sénat dut s’en émouvoir, et il ne manquait pas d’hommes sans conscience, fins politiques en apparence, haineux ou peureux en effet, qui, sans se soucier du crime, sans vouloir examiner si l’accusée était coupable ou non, proposaient un exemple pour décourager l’ennemi. « Plus l’exemple serait éclatant, plus la leçon serait salutaire, disaient sans doute ces habiles gens : Alaric ou tout autre, si ce n’est pas lui, voyant ses trames découvertes, perdra confiance et retournera sur ses pas. »

Sous la pression de ces sentimens divers, la fille de Théodose, la veuve infortunée du Barbare qui avait voulu rendre au sénat son autorité, à l’empire sa force, et retremper en quelque sorte l’éternité de Rome dans ses vieilles lois, Sérène, arrachée de sa demeure, fut jetée en prison comme coupable d’avoir promis Rome aux Barbares. C’était un crime de lèse-majesté au premier chef. Ces sortes de crimes s’instruisaient régulièrement sous les yeux du prince, premier juge de sa propre dignité et des dangers de l’état ; mais le prince était absent, toute communication avec Ravenne avait cessé, et le temps pressait. La difficulté était donc assez grande, quand un personnage inattendu vint la trancher. Ce fut un autre représentant de la maison de Théodose, Galla Placidia, la sœur consanguine des deux empereurs, la fiancée d’Euchérius, la pupille et l’ennemie de Sérène, enfin l’âme du parti catholique à la cour de son frère pendant la vie de Stilicon. Par quelle étrange fatalité, cette jeune fille se trouvait-elle là, dans un pareil moment, loin de son palais et des personnes chargées de la protéger? Quel intérêt ramenait à Rome, quand elle était en sûreté à Ravenne? Quel que fût le fanatisme de ses croyances et le désir de venger ses longues humiliations, on ne peut croire qu’elle y lut venue pour assister au supplice de son fiancé et jouir des douleurs de celle qui lui avait servi de mère. En tout cas, elle y était: elle comparut devant le sénat; elle accusa Sérène de trahison, et, sur sa déclaration, le sénat à l’unanimité prononça contre l’accusée la peine de mort. La veuve de Stilicon fut étranglée dans son cachot.

L’histoire, à toute autre époque, eût cherché dans les passions humaines la cause de cette immolation d’un innocent : elle eût expliqué comment Sérène mourait victime, soit de l’intérêt politique, soit des rancunes de famille, soit de la vengeance d’un implacable orgueil froissé trop longtemps ; mais telle n’était pas au Ve siècle la logique des idées. Il fallait voir partout et dans tout la main d’un dieu ou celle d’un démon : un événement décisif, une catastrophe publique ou privée apparaissait d’abord aux contemporains comme un arrêt du ciel ou de l’enfer. Païens et chrétiens se donnaient volontiers la main sur ce terrain, et c’est ce qui arriva dans la circonstance présente : chaque parti interpréta, suivant son point de vue, le fait qu’on ne voulait pas laisser au domaine des choses terrestres. Le genre de mort auquel Sérène venait de succomber réveillait d’ailleurs plus d’une idée superstitieuse. On se rappela qu’aux jours brillans de sa jeunesse, quand elle accompagnait dans Rome son père vainqueur du paganisme, on l’avait vue fière, heureuse, insultante, fouler aux pieds les dieux vaincus. Entrée alors dans le temple de Vesta, dont le feu venait à peine d’être éteint, elle avait arraché du cou de la déesse un collier de perles consacré pour le passer au sien, et une vieille vestale lui ayant reproché courageusement son vol sacrilège, Sérène l’avait fait chasser du temple par ses valets. Les païens se racontaient cet acte honteux qu’ils n’avaient point oublié, et ajoutaient avec un sentiment de triomphe : « C’est le collier de Vesta qui l’a étranglée! » Un autre souvenir se joignait à celui-là, celui de Stilicon profanant par une autre spoliation l’enceinte du Capitole et faisant enlever des lames d’or qui garnissaient ses portes au dehors. Ainsi, disait-on, avait marché le châtiment, d’un pied boiteux, mais sûr; le fouet des furies vengeresses avait balayé toute cette famille, un moment si superbe. Ces sombres jugemens, recueillis par les historiens païens, forment dans leurs écrits l’oraison funèbre de Sérène. Quant aux chrétiens, ils se taisent sur les circonstances de sa mort : leurs adversaires semblaient avoir raison.

La mort de Sérène ne termina rien. Alaric ne partit point: il serra au contraire plus étroitement la ville, où la famine se fit bientôt sentir. On fut obligé de réduire à la moitié, puis au tiers, la mesure de blé distribuée au peuple; le peuple se souleva, pilla les maisons des riches, et massacra le préfet, nommé Hilarius. Ce remède re guérit point le mal; la famine ne fit que s’accroître sous l’administration de son successeur Pompéianus. Des maladies contagieuses, qui ne tardèrent pas à éclater, portèrent la désolation au comble. Dans ces tristes circonstances, deux femmes honorées jadis du diadème des Augustes, Læta, veuve de l’empereur Gratien, et Pissaména, sa mère, donnèrent un exemple de charité chrétienne que les païens eux-mêmes ont enregistré avec éloge : elles transformèrent leur palais en un hôpital où les pauvres venaient chaque jour recevoir leur nourriture. Elles trouvèrent cette noble façon de dépenser la dotation que le fisc impérial leur avait assignée pour leur table.

Chaque heure qui s’écoulait amenait de nouvelles souffrances, et le préfet de Rome commençait à désespérer quand des hommes, originaires d’Étrurie et refoulés dans la ville par l’approche des Goths, se présentèrent a lui, offrant de lui faire connaître un moyen de salut qu’ils regardaient comme infaillible. Les Toscans avaient de tout temps passé pour des aruspices et des magiciens habiles, et leur crédit ne faisait que grandir à mesure que le paganisme se perdait dans la thaumaturgie, et le culte païen dans la pratique des sciences occultes : Pompéianus devina donc aisément qu’il s’agissait d’opérations surnaturelles, et, quoique chrétien de profession, il admit ces hommes à s’expliquer et les écouta avec intérêt. Ils venaient lui proposer de faire tomber le feu du ciel sur le camp des Barbares, de manière à détruire ou disperser en quelques heures toute leur armée. « Nos moyens sont certains, lui dirent-ils, et nous les avons éprouvés tout récemment: c’est nous qui avons suscité cet orage furieux devant lequel les Goths se sont enfuis, lorsqu’ils faisaient le siège de Narnia. » Ils entrèrent alors dans le détail des rites d’après lesquels l’incantation devait se pratiquer aux termes des rituels sacrés. Pompéianus, frappé de leur assurance, consulta avec eux les livres des pontifes, et trouva que, pour donner à l’opération toute son efficacité, il devait faire célébrer certains sacrifices, accomplir certaines cérémonies solennelles au Capitole, au Forum et sur les principales places de la ville, en présence du sénat. Or ce caractère de sacrifice public réclamait le concours de l’assemblée entière : ici commençait la difficulté. D’abord les sacrifices païens et tout le cérémonial qui les entourait étaient interdits par les lois de l’empire, principalement par la loi récente qui plaçait son exécution sous la responsabilité des magistrats civils et sous la surveillance des évêques; en second lieu, le sénat n’était pas unanime dans la profession du culte païen : il comptait dans son sein une minorité chrétienne, ardente, riche, considérable par la naissance et le crédit. Consentirait-elle à s’associer à des manifestations contraires à sa croyance non moins qu’aux lois de l’empire? On pouvait répondre, il est vrai, que le sénat, abandonné par le gouvernement impérial, rentrait dans sa liberté, que ce gouvernement, malgré ses préférences catholiques, ne pouvait trouver mauvais que Rome tentât un dernier moyen de salut tiré de la religion romaine, et qu’après tout le peuple s’irriterait à bon droit, si ses magistrats repoussaient par des scrupules personnels un remède possible à sa détresse, et si les sentimens d’une faible minorité contrariaient trop violemment le vœu du plus grand nombre. Ces réflexions traversèrent l’esprit de Pompéianus pendant sa conférence avec les aruspices toscans : il les congédia en leur faisant espérer qu’il mettrait leur habileté à l’épreuve; mais, désireux pour sa propre responsabilité de consulter avant tout le pape Innocentius, chef actuel de l’église romaine, il se rendit à son palais.

La demeure des successeurs de saint Pierre ne ressemblait guère alors à la pauvre cabane que le premier évêque de Rome avait pu habiter sur les pentes du Vatican, ou dans le quartier des Juifs, réceptacle de la plus vile populace. Ils occupaient, au temps dont nous parlons, un palais magnifique, embelli de toutes les merveilles des arts, et où rien ne manquait de ce qui peut rendre la vie élégante et délicate. On ne les voyait sortir que traînés dans un char éclatant, vêtus de soie et d’or, et le dîner qui les attendait au retour surpassait en recherche et en profusion les festins des empereurs. Ce tableau, que traçait au milieu du IVe siècle l’historien Ammien Marcellin, était encore plus vrai sous les fils de Théodose, quand le sacerdoce chrétien était devenu une magistrature marchant de pair avec les plus hautes dignités de l’état. Ce n’est pas que l’évêque actuel de Rome jouît immodérément d’une situation créée par la grandeur même du catholicisme; bien loin de là. Innocent, homme savant et modeste, s’occupait au dedans de la discipline de son église, et cherchait à calmer au dehors les troubles suscités en Orient par l’esprit impérieux de Jean Chrysostome. Né dans la ville d’Albe, d’une souche probablement ancienne, il joignait à la foi la plus sincère et la plus éclairée cette finesse d’intelligence et cet esprit de gouvernement qui distinguèrent de tout temps les vieilles races italiques. Dans le domaine des intérêts temporels. Innocent était Romain de cœur, autant du moins qu’un chrétien pouvait l’être à cette époque de lutte passionnée; les païens lui rendaient cette justice. En reportant à un tel homme, respecté de tout le monde, la confidence qu’il venait de recevoir, le faible et flottant Pompéianus avait évidemment pour but de rejeter sur le chef de l’église catholique la responsabilité qui incombait naturellement au préfet de la ville ou du moins de la lui faire partager. Innocent le comprit, et sans se révolter, sans couvrir non plus de son consentement des actes qui n’étaient à ses yeux qu’une folie sacrilège, il répondit qu’il ne s’opposerait point à ce que d’autres que lui pouvaient juger utile au salut commun, mais qu’il y mettait pour condition que la cérémonie n’eût point un caractère public. C’était se tirer habilement d’un piège, car les païens, sur sa réponse, ne pouvaient accuser les chrétiens de comploter leur ruine et d’être d’intelligence avec l’ennemi, et d’un autre côté l’évêque était bien sûr qu’aucun chrétien ne se souillerait par sa présence à de telles solennités. Cependant que devenait, avec cette condition, le concours du sénat, que l’aruspicine voulait unanime? Les chrétiens n’avaient point à s’en inquiéter, et leur évêque ne leur imposerait jamais une obligation qui équivalait à l’apostasie. Tel fut l’avis d’Innocent. On se demande ce que fit Pompéianus, dont la situation était rendue plus critique par l’habile conduite du prêtre. Les historiens ne s’accordent pas à ce sujet. Un écrivain chrétien affirme que les sacrifices eurent lieu et ne produisirent rien ; un païen au contraire fait entendre que Pompéianus y renonça, et renvoya les aruspices toscans. Si opposés que soient ces témoignages, on peut les concilier en admettant que les choses se pratiquèrent, mais non publiquement, aux termes des rites, ce qui enlevait à l’incantation son efficacité, de sorte que les chrétiens purent dire aux païens: « Vos aruspices sont des imposteurs, » et les païens répondre qu’on leur avait refusé d’agir. La question restait entière.

Cependant aucun secours ne venait de Ravenne, aucun n’était sérieusement promis, et les communications entre les deux capitales devenaient chaque jour plus difficiles et plus rares. Abandonnée par le gouvernement impérial, Rome fut contrainte d’aviser elle-même à son salut. Le sénat résolut d’envoyer une ambassade au camp des Goths. On choisit pour en faire partie deux hauts personnages, illustrés par de grands emplois, Basilius, Espagnol de naissance et préfet de la ville quelques années auparavant, et un ancien tribun des notaires, nommé Jean, homme modéré, conciliant et personnellement connu d’Alaric. Sortis des murs avec l’appareil convenable, ils se présentèrent au camp des Goths : là, ajoute l’historien principal de ces faits, ils purent se convaincre que c’était bien Alaric qui commandait cette armée, comme beaucoup l’avaient cru, et que Rome avait en face d’elle le plus redoutable des Barbares. Les envoyés exposèrent avec calme et fermeté la mission qu’ils tenaient de leurs concitoyens. Le sénat faisait dire qu’il souhaitait la paix, mais qu’il était prêt pour la guerre, que tout le peuple, un peuple innombrable, était armé, exercé au maniement du fer, et ne demandait qu’à livrer bataille. Alaric jusqu’alors avait écouté l’orateur sans l’interrompre; mais à ce dernier mot il ne se contint plus. « Tant mieux, s’écria-t-il, il est plus aisé de couper le foin quand il est épais que quand il est rare, » et il partit d’un grand éclat de rire. Lorsqu’on vint à parler des conditions de la paix, il redoubla d’insolence et de moquerie, protestant qu’il ne lèverait point le siège qu’on ne lui eût livré tout l’or et tout l’argent renfermés dans la ville, ainsi que tous les meubles et les esclaves étrangers qui s’y trouveraient. « Eh quoi! dit un des ambassadeurs étonnés, que nous laisseras-tu donc? — La vie, » répliqua le roi goth. Sur cette dure parole, les Romains le quittèrent pour aller reporter au sénat le récit de la conférence. En apprenant, à n’en pouvoir douter, que c’était bien Alaric qui était là avec ses Goths, les assiégés furent pris d’un redoublement de frayeur, comme si c’eût été pour eux une nouvelle inattendue. Peuple et sénat ne songèrent plus qu’aux moyens d’apaiser la colère du Barbare. On fit partir sur-le-champ une seconde ambassade, et après de nouvelles et longues conférences il fut convenu que le siège serait levé à la condition que la ville paierait 5,000 livres d’or, 30,000 livres d’argent, et qu’elle fournirait en outre quatre mille tuniques de soie, trois mille toisons teintes de pourpre, comme les portaient les officiers goths en guise de cuirasse, et trois mille livres d’épices. Pour garantie du traité, Alaric demanda des otages pris dans les plus hautes familles romaines. Cela fait, il promettait non-seulement de vivre en paix avec la république, mais encore de s’allier à elle étroitement, et de mettre son peuple à la disposition de Rome contre quelque ennemi que ce fût.

Le sénat était engagé, l’empereur ne l’était pas, et sa signature seule pouvait rendre la convention régulière. Honorius la donna sans difficulté en ce qui concernait la contribution, l’argent demandé ne sortant point de son trésor et ses ministres lui affirmant que les richesses de la ville éternelle suffiraient bien et au-delà à remplir son engagement. Pourtant, lorsqu’on en vint à l’exécution, on s’aperçut que la chose n’était pas si facile que la cour impériale s’était plu à le croire. Les finances urbaines étaient épuisées, la caisse du sénat fut bientôt à vide ; les sénateurs à leur tour durent contribuer personnellement en proportion de leur fortune. Un d’entre eux, Palladius, fut choisi pour régler la part contributive de chacun ; mais soit que les riches parvinssent à dissimuler une partie de leurs biens, soit qu’après tant de révolutions et de souffrances la plupart fussent réduits à la pauvreté, on ne put se procurer par ce moyen la somme entière. Il la fallait pourtant sous peine de ruine, de ruine complète. Les magistrats se décidèrent alors, pour dernière ressource, à faire enlever des temples et des images des dieux les ornemens d’or et d’argent qui les recouvraient, et le sénat ne s’y opposa point. Rien ne fut plus cruel aux vrais païens que cette mesure, « inspirée, disent leurs historiens, par le mauvais génie dont les caprices régissaient alors le monde. » En effet, d’après les doctrines du polythéisme, les ornemens symboliques des divinités, consacrés par certains rites, constituaient une partie essentielle de leur puissance : les simulacres dépouillés n’étaient plus que des statues sans âme et des dieux morts. Parmi les statues d’or ou d’argent massif livrées aux fourneaux pour les fondre, un hasard inexplicable comprit celle de la vertu guerrière, du courage, Virtus, cette première divinité de la vieille Rome. Le sénat et le préfet ne firent point exception pour elle, tant la peur les pressait. Ce fut le coup suprême porté au culte national par ceux qui se vantaient de le conserver, et pour beaucoup de Romains la dernière illusion patriotique. « Tout est fini, purent-ils dire, Rome renie la vertu qui l’a fait vivre tant de siècles, et provoque elle-même sa destinée. » L’histoire nous a conservé dans quelques pages des écrivains polythéistes un écho de ces secrètes, mais profondes douleurs.

On livra immédiatement une partie de la rançon, des termes furent pris pour acquitter le reste. Alaric donna trois jours aux habitans pour venir dans son camp se pourvoir de vivres, et désigna les portes de la ville par lesquelles il leur serait permis de sortir et de rentrer; il rendit libre également la navigation du Tibre. Le peuple affamé vendit aux Barbares ce qu’il lui restait de plus précieux pour avoir du pain, et ces échanges firent affluer aux mains des Goths une autre partie des richesses de Rome. Par jactance de générosité, le roi goth leva le siège avant le parfait paiement du prix convenu, et se retira en Étrurie pour y attendre une entière satisfaction et quant au complément de la rançon et quant à la remise des otages. Une des clauses du traité concernait la libération des esclaves barbares renfermés dans la ville : ceux qui voulurent être libres le purent, et la plupart d’entre eux allèrent rejoindre les assiégeans. Il arriva sur ces entrefaites que des maraudeurs goths, descendant le long du Tibre, arrêtèrent un convoi de blé qui se rendait à Rome, et le pillèrent. Alaric les punit exemplairement, disant que ce méfait avait été commis contre sa volonté. Tel fut son dernier acte en s’éloignant de la ville éternelle, dont il emportait dans ses bagages les trésors et les dieux.

Tandis que ces choses se passaient à l’ouest des Apennins, Honorius faisait à Ravenne les préparatifs de son huitième consulat, qui fut célébré avec autant de pompe que le permettait la pénurie du trésor impérial. Le second fils du grand Théodose ouvrit ainsi, de concert avec son neveu Théodose II, consul et empereur d’Orient, la nouvelle année 409.

III.

Telle fut la première péripétie du grand drame qui devait se dénouer par le sac de la ville éternelle. Le roi goth avait obtenu l’objet principal de ses réclamations, principal en apparence du moins : de l’argent. Il s’était fait payer l’indemnité convenue avec Stilicon pour l’expédition de Grèce, en ajoutant aux frais de cette campagne manquée un large dédommagement pour celle qu’il venait d’achever aux portes de Rome; mais un autre point restait à débattre, le plus important au fond, quoiqu’il l’eût à peine touché dans la négociation. L’appétit de son peuple pour l’or et le butin était satisfait; ses prétentions personnelles ne l’étaient pas, et sa condition ultérieure vis-à-vis de l’empire n’était point réglée. Maître des milices de l’Illyrie orientale au moment où il avait quitté l’empereur Arcadius, Alaric ne devait pas changer de situation en changeant de maître : le traité de Ravenne le stipulait formellement. Maintenant que le peuple goth, dédommagé de ses dépenses d’armement, se trouvait au cœur de l’Italie, que deviendrait-il, et que ferait-on de son roi? Alaric, qui ne possédait plus ni commandement romain, ni grade, ni pension, redemanderait-il à l’Orient la maîtrise qu’il avait abdiquée au profit de l’Occident, ou bien accepterait-il en Italie la condition d’un Barbare pacifié ou vaincu qui n’avait plus qu’à regagner ses forêts? Voilà précisément ce qu’il ne voulait pas, et fort habilement il avait glissé dans ses propositions au sénat une déclaration de ses sentimens romains, avec l’offre de son peuple pour combattre les ennemis de l’empire. De la part d’un chef d’armée victorieux, imposant à la ville éternelle ses conditions de rachat, une pareille amitié, dangereuse à accepter, l’était encore plus à refuser, et le sénat n’avait rien dit.

La mort de Stilicon donnait à l’ambition du roi des Goths un but déterminé, celui de remplacer ce grand général dans le commandement suprême des milices d’Occident, et de sa part une telle ambition n’était pas gratuite, puisqu’il apportait en retour à l’empire la plus brave armée barbare qui fût au monde. Chacun le comprit ainsi, et beaucoup de gens approuvaient le marché : ses bons procédés à l’égard des habitans de Rome après et même pendant le siège lui avaient d’ailleurs concilié la faveur d’une partie du sénat et du peuple. Quant à l’attitude d’Alaric en Étrurie, elle était celle d’un général mécontent, attendant satisfaction de son gouvernement, plutôt que d’un ennemi opprimant un pays ennemi. A Ravenne, où l’on comprenait l’état des choses tout aussi bien qu’à Rome, la disposition des esprits était inverse : on aimait mieux avec Alaric la guerre que la paix. La cour redoutait ce Barbare de génie qui, une fois entré dans le gouvernement, eût tout mis sous ses pieds; Honorius se soulevait à l’idée de passer de la tutelle d’un Vandale à celle d’un Goth, et le parti des généraux romains repoussait toute concession capable de ramener l’influence des généraux étrangers, tandis qu’Olympius, fidèle à son rôle, faisait sonner bien haut, au nom du parti catholique, l’hérésie, le paganisme et toutes les doctrines impies rentrant dans l’état avec ce roi et ce peuple ariens. On n’hésita donc pas à empêcher par tous les moyens possibles la pacification de se conclure. Le traité, quoique déjà signé par l’empereur, fut publiquement l’objet des plus amères critiques. Il restait à solder quelque argent que le sénat n’avait pu fournir et qu’il sollicitait du trésor impérial, l’empereur le refusa; des otages aussi restaient à livrer, l’empereur déclara qu’il n’en livrerait point.

Alaric écrivait, pressait, réclamant la pleine exécution des conventions au nom de la foi jurée : on l’apaisait par des prétextes; mais à mesure que s’écoulait le temps, son irritation croissait en violence. Il finit par menacer Rome d’un nouveau siège, et envoya des corps de partisans faire le dégât sous ses murs. La terreur redevint générale : les plus riches familles voulaient partir et quitter la ville, pendant que les avenues étaient encore libres. Dans ces circonstances alarmantes, le sénat résolut d’envoyer une députation à Ravenne pour peser sur la détermination de l’empereur et de son gouvernement, et les supplier ou de désarmer Alaric en exécutant fidèlement le traité, ou d’envoyer une armée qui pût le chasser de l’Italie. Les députés élus furent au nombre de trois, choisis dans les familles patriciennes les plus élevées. C’était d’abord Cécilianus, ancien vicaire d’Afrique, ami de saint Augustin, chrétien catéchumène, et d’une vie jusqu’alors recommandable, quoique la vengeance et l’ambition fussent capables de l’entraîner à des crimes odieux, comme il le prouva plus tard : en ce moment, il était l’homme d’Olympius, et sa nomination avait pour but d’amener, s’il était possible, le ministre tout-puissant au désir du sénat. Nous ne savons rien du second délégué, Maximianus, sinon qu’il était fils d’un très haut fonctionnaire appelé Marinianus, célèbre par son opulence. Quant au troisième, qui doit jouer un rôle important dans la suite de nos récits, nous en parlerons plus longuement, afin de bien préciser le caractère qu’il apportait dans cette ambassade et l’intérêt de parti qu’il y représentait.

Priscus Attalus (c’était son nom), riche citoyen d’Ionie promu au sénat romain, pouvait passer pour le type parfait des nobles de son temps, brillans, spirituels, incrédules au fond pour la plupart, et païens par mode. Une élocution facile et parfois trop abondante, à la manière des rhéteurs grecs, lui avait valu une sorte de réputation d’orateur ; il composait aussi de petits vers érotiques qu’il chantait en s’accompagnant de la lyre, et en même temps il correspondait, sur des matières assurément moins futiles, avec le grave Symmaque, qui l’appelait son fils. Ce patricien accompli, bienveillant et affable pour tous, était devenu l’idole de la société élégante. Les honneurs n’avaient pas tardé à rehausser ses talens divers, et dans l’opinion de beaucoup de gens il pouvait prétendre à tout. Sa foi religieuse était encore un problème, ou plutôt il appartenait à cette classe d’indifférens, alors très répandue, qui oscillait entre les croyances chrétiennes et les doctrines d’un polythéisme raffiné, aux trois quarts littéraire, fondé sur l’admiration d’Homère et sur la dangereuse folie des sciences occultes. Il ne se décida que plus tard à faire profession du christianisme, et l’on verra à quelle condition. Cet homme léger, gâté par les succès du monde, était rongé de l’ulcère qui dévorait cette société, la passion du pouvoir suprême, ce désir fiévreux d’endosser la pourpre, qui faisait passer le manteau des césars, comme par un mouvement perpétuel, sur de si nombreuses et souvent si indignes épaules. Tel qu’il était et que nous avons essayé de le peindre, avec ses agrémens et ses vices, ce personnage tenait dans la députation le premier rang par son mérite présumé, ses anciens services et son crédit.

Les envoyés reçurent à Ravenne l’accueil le plus flatteur et le plus ironique. On combla leurs personnes de prévenances et d’honneurs; mais au tableau des souffrances de la ville éternelle, amplifiées encore par la rhétorique d’Attale et de Cécilianus, les courtisans, loin de s’émouvoir, répondirent presque par un éclat de rire. Quant aux craintes de l’avenir, ils les trouvèrent moins fondées même que les plaintes du passé. « Le danger n’était pas tellement grand que la majesté romaine se dégradât jusqu’à fléchir devant quelques Barbares misérables. L’empire n’existait-il plus? l’empereur n’était-il pas là? Habitué à la victoire depuis son enfance, élevé et nourri parmi des trophées des Goths, Honorius saurait bientôt châtier leur chef insolent. »De tels propos, répétés par toutes les bouches, circulaient vraisemblablement dans cette cour de complaisans et d’eunuques, et lorsque les ambassadeurs, feignant d’accepter ces jactances comme des vérités, s’enquéraient de l’armée qu’on allait envoyer contre Alaric, tout le monde restait muet. Pour dissiper entièrement leurs inquiétudes patriotiques, l’empereur, à la place des secours qu’ils étaient venus chercher, leur octroya des dignités qu’ils ne demandaient point. Comme on était à l’époque du renouvellement des magistratures, il fit passer la préfecture du prétoire de Mallius Théodorus à Cécilianus, qui resta dans Ravenne. Attale fut renvoyé à Rome avec le titre d’intendant des largesses sacrées, en remplacement d’Héliocrates, destitué par Olympius à cause de ses ménagemens envers les proscrits. Maximianus retourna également à Rome, on ignore en quelle qualité. Au moyen de ces corruptions éhontées, la cour de Ravenne crut avoir paré à tout. Honorius d’ailleurs venait de conclure une alliance avec le tyran Constantin, possesseur actuel de la Gaule, de la Bretagne et de l’Espagne; il l’avait adopté pour frère et collègue en lui donnant l’investiture du manteau impérial, à la condition qu’une bonne armée de Transalpins, amenée par lui en Italie, tomberait à l’improviste sur les derrières d’Alaric, et terminerait, sans ennui pour l’empereur italien, les difficultés du siège de Rome : c’était le prix de sa reconnaissance.

Alaric, toujours bien informé, ne manqua pas de savoir ce qui s’était passé dans Ravenne, et l’issue bouffonne de l’ambassade, et la reconnaissance du tyran des Gaules, ainsi que les secours qu’il devait fournir, et l’attente d’autres secours demandés par Honorius à l’empereur d’Orient, et enfin l’arrivée prochaine de six mille hommes d’excellentes troupes appelées de la Dalmatie. Il comprit que l’intention des généraux romains était de l’enfermer dans son camp entre l’armée italienne mise en mouvement et celle qu’on attendait des Gaules, que par conséquent il n’avait pas un moment à perdre pour obtenir justice, au besoin par la force, de la non-exécution du traité de Rome. D’assez mauvaises nouvelles lui arrivaient d’ailleurs d’Ataülf, qui n’avait pu se procurer que fort peu de recrues chez les Barbares du Danube, et qui traversait en ce moment les Alpes, se dirigeant sur l’Italie. Alaric lui manda d’accélérer sa marche, afin de devancer la venue des troupes de Constantin; mais à la descente des montagnes, dans ces plaines de l’Isonzo, qui séparaient la Pannonie de la Vénétie, Ataülf donna contre un obstacle qu’il n’avait pas prévu. Une armée composée mi-partie des garnisons urbaines concentrées, mi-partie de troupes détachées de Ravenne, occupait les plaines de la Haute-Vénétie, sous le commandement d’Olympius lui-même, qui prit part à l’action et se battit assez bien à la tête d’un corps de trois cents cavaliers huns. Le lieutenant d’Alaric, surpris et défait, laissa onze cents hommes sur la place et réussit pourtant à gagner l’Étrurie. Olympius rentra dans Ravenne, gonflé de ce petit succès, qui releva tant soit peu son crédit.

Au moment où la guerre s’engageait ainsi au pied des Alpes, Honorius faisait partir pour Rome les cinq légions qu’il avait mandées de la Dalmatie, et qui venaient à peine de débarquer. Elles devaient servir d’escorte aux deux ambassadeurs qui retournaient auprès du sénat, et grossir la garnison de la ville éternelle. Le comte des domestiques, Valens, les conduisait, mission difficile, car elles avaient à parcourir une longue route infestée par les Goths. Ce général, brave, mais outrecuidant et léger, alla se jeter précisément dans une embuscade que lui tendait Alaric. Ses légions furent enfoncées, tout périt ou mit bas les armes; une centaine d’hommes seulement, parvenus à s’échapper, rentrèrent dans Rome avec Attale. L’autre ambassadeur, Maximianus, resta parmi les prisonniers. Ce fut une bonne prise pour Alaric, qui connaissait l’opulence de sa maison et taxa sa tête à trente mille pièces d’or, lesquelles furent aussitôt payées par son père.

Cependant le premier ministre, soit pour rendre la vie aux passions politiques qui commençaient à se calmer, soit pour se procurer par des confiscations nouvelles l’argent dont il manquait, soit enfin pour se rattacher plus étroitement Honorius en ravivant la haine du jeune prince contre Stilicon et sa mémoire, Olympius, disons-nous, mit derechef sur le tapis la conspiration de l’ancien régent. On vit les recherches inquisitoriales, les accusations, les supplices, recommencer comme aux premiers jours de son gouvernement. L’audacieux ministre attaquait sous ces faux semblans de dévouement au prince quiconque pouvait ébranler son crédit en parlant d’accommodement et de paix, car il se formait à la cour un parti de conciliation avec le sénat et d’entente avec Alaric sur des bases raisonnables. Deux frères, notaires ou secrétaires impériaux, Marcellianus et Salonius, étaient à la tête de ce parti naissant, et plus d’une fois, à ce qu’il paraît, ils avaient blâmé la funeste direction qu’Olympius imprimait aux affaires : celui-ci les livra au préfet du prétoire sous l’imputation du crime de lèse-majesté, comme fauteurs et complices du brigand Stilicon. Ces hommes honorables furent appliqués à la gêne; on leur demanda sous le bâton et le fouet l’aveu de ce qui n’existait pas, et que leur bouche refusa de proférer. Ils en moururent, mais le sang innocent retomba sur la tête du persécuteur. Une indignation générale éclata contre lui. Vainement essaya-t-il de se cacher sous le masque hypocrite qui l’avait si souvent protégé; le fanatisme du parti religieux exclusif se refroidissait de plus en plus devant l’incapacité de ses chefs et l’impuissance du gouvernement qu’il avait fondé.

Toutefois le cri de l’opinion publique n’aurait pas suffi pour écarter Olympius, si, par une maladresse insigne, il n’avait mis contre lui certains eunuques du palais nouvellement en faveur. Au milieu des révolutions politiques, d’autres révolutions poursuivaient en effet leur cours dans les antichambres impériales, où l’on se dénigrait, se trahissait, se supplantait mutuellement. Térentius et Arsace, créatures du premier ministre, après avoir régné plusieurs mois sur la garde-robe du prince et dans sa confiance intime, s’étaient vus évincés par de plus habiles, qui naturellement se firent les adversaires du premier ministre. À cette cour molle et imbécile, l’inimitié d’un eunuque était plus à redouter que celle d’Alaric, et l’empereur, étourdi chaque jour d’accusations contre Olympius, résolut enfin de le sacrifier. Celui-ci apprit un jour avec étonnement qu’il était dépouillé de sa charge, et comme il devina la main qui avait dirigé le coup, et que cette main ne pardonnait guère, il se procura en toute hâte une barque pontée qui le transporta en Dalmatie. Ce triomphe était loin de suffire aux nouveaux favoris; une émeute de soldats, secrètement ménagée par leurs soins, mit Ravenne en émoi, et arracha à l’empereur de plus larges concessions. L’armée, par la bouche des révoltés, demandait la tête des deux généraux Turpillion et Vigilantius et celle des deux chambellans Térentius et Arsace. Un personnage puissant, du parti des nouveaux eunuques, Jovius, parut alors devant les soldats comme pour apaiser leur colère après les avoir peut-être excités : il les harangua, parlementa avec eux pour sauver, au nom de la discipline militaire, la vie des deux généraux ses collègues, et obtint comme une grâce qu’ils ne seraient que déportés; mais à quelque distance de la côte les malheureux furent massacrés dans le navire qui les emmenait ou jetés à la mer. Quant aux eunuques, dont on ne daigna pas verser le sang, l’un fut exilé à Milan, l’autre relégué hors des domaines d’Occident, sur quelque point de la Romanie orientale. Cette révolution eut pour effet de mettre l’empereur, pieds et poings liés, dans les mains du grand-chambellan Eusébius, et l’empire dans celles de Jovius, qui prit les rênes du gouvernement avec les titres de préfet du prétoire et de patrice.

Ce fut un retour complet au passé, une réaction ardente contre les lois d’Olympius et l’omnipotence du parti religieux exclusif. Tout ce qui tenait de près ou de loin à ce parti fut éliminé des charges publiques. Les généraux barbares, dépouillés du ceinturon par la loi du 14 novembre, reparurent à la cour avec les insignes de leur ordre, non plus en vertu d’une simple tolérance, mais en vertu de leur droit. Pour récompense de sa courageuse honnêteté, Généride reçut un commandement qui embrassait la Rhétie, le Norique, la Dalmatie et la Pannonie, avec la surveillance de la frontière italienne. Les chefs de la garde impériale furent changés : Jovius tranchait, réglait tout dans la maison du prince, comme s’il eût été l’empereur lui-même. Il fit la même chose dans la sphère des lois civiles et religieuses. Les privilèges énormes conférés aux évêques catholiques par les institutions d’Olympius furent abolis l’un après l’autre; la juridiction ecclésiastique rentra dans ses anciennes limites. Défense fut faite à qui que ce fût de violenter la conscience des hérétiques et des païens pour les convertir au catholicisme, et les communions chrétiennes dissidentes recouvrèrent la liberté de tenir leurs assemblées. Attale, encore païen, passa de l’intendance des largesses sacrées à la préfecture de Rome, poste beaucoup plus important dans les circonstances présentes. Jovius reprenait évidemment, dans les affaires intérieures, la politique de Stilicon : régime de tolérance religieuse, équilibre entre les partis, réorganisation de l’armée par le rappel des chefs barbares ; au dehors, ses vues étaient plus larges encore et plus hardies. Malheureusement Jovius n’était pas un Stilicon, et son caractère ne se trouva point au niveau de l’œuvre qu’il osait entreprendre.

Le patrice Jovius nous présente dans l’histoire un des types les plus curieux de ce temps de bien et de mal, où l’avenir du monde se préparait au milieu des misères du présent, où la petitesse des hommes ravalait les plus grandes causes, où les plus saintes enfin se voyaient démenties et souillées par l’indignité des moyens. On ne connaît ni son origine ni son pays : ce nom fut d’ailleurs porté à la même époque par plusieurs personnages éminens. Celui-ci, selon toute vraisemblance, était Occidental, et ses relations particulières avec Symmaque, qui se réjouit de son élévation, font supposer qu’il appartenait au culte païen. Fin, insinuant, rompu aux affaires, capable même de quelque élan patriotique jusqu’au point où son intérêt personnel l’arrêtait, il était au fond inconsistant et léger. Son vrai terrain était la ruse, quoiqu’il montrât par soubresaut de la résolution et de l’audace. Héros dans une cour byzantine, il eût paru le dernier des hommes dans un temps où la persistance des idées et le désintéressement du but eussent été comptés pour quelque chose. S’il partageait dans son for intérieur les vues politiques de Stilicon, dont il était l’élève, il avait su le cacher si bien lors de la chute du régent que la perspicacité inquiète d’Olympius s’y était trompée, et il lui avait fallu pour se déclarer au grand jour la perspective du pouvoir et la haine vivace d’un eunuque. Tel était Jovius vis-à-vis de ses concitoyens ; quant aux Visigoths, il les avait rencontrés en Epire, où il s’était lié avec Alaric, lorsque le chef barbare y commandait. Sans doute leurs mutuelles confidences n’avaient rien laissé de côté, car le Romain y avait gagné une influence véritable sur l’esprit d’Alaric, et Jovius à son tour comprenait mieux que la plupart des hommes d’état de son pays la grandeur un peu sauvage de ce futur Romain qui faisait la guerre pour l’être. Ces sentimens se réveillèrent chez le nouveau ministre d’Honorius, lorsqu’il se vit appelé à diriger la politique de l’empire dans ses rapports avec les Goths : le système qu’il préconisa dans les conseils d’Honorius comme le meilleur, ou plutôt comme le seul bon, fut celui de la paix, du rapprochement des deux peuples, et de l’adoption d’Alaric par le gouvernement impérial. Il se mit à soutenir sa pensée avec tant de chaleur de langage, et, il faut le dire aussi, tant de vraie conviction, qu’il se flatta d’y avoir conquis le jeune prince. Alaric, informé de tout, croyait toucher au but de son ambition : il se rêvait déjà ministre romain, généralissime et patrice.

Pourtant, de son côté, il ne s’était pas endormi. Après l’issue ridicule de la députation du sénat, voyant cette assemblée froissée dans sa dignité plus encore que dans son intérêt, il s’était mis en rapport direct avec elle au moyen de quelques sénateurs influens, et les deux ennemis de la veille unissaient maintenant leurs griefs et leurs blâmes contre le gouvernement d’Honorius. Ces relations du sénat avec le chef des Goths en dehors de la cour de Ravenne. provoquées et soigneusement entretenues par Alaric, expliquent une partie des faits qui ne tardèrent pas à se produire. Il fut convenu, d’accord entre eux probablement, que le sénat tenterait l’envoi d’une seconde ambassade qui porterait à l’empereur des propositions plus formelles que la première fois et une sorte d’ultimatum. Cette ambassade était en train de se former, lorsque la révolution de palais survenue à Ravenne ouvrit la porte à toutes les espérances d’accommodement. L’histoire n’indique pas les membres laïques qui la composèrent; mais nous savons que l’évêque Innocent en fit partie, soit qu’il s’y adjoignît volontairement, soit que la ville de Rome l’eût elle-même choisi, dans la pensée d’aplanir les difficultés relatives aux questions religieuses. Quand l’ambassade fut sur son départ, Alaric ne se borna point à lui envoyer un sauf-conduit; il offrit de la faire escorter jusqu’à Ravenne, le pays qu’elle avait à parcourir étant infesté par des bandes de pillards de toutes les armées. Le sénat accepta l’offre, et dans ce temps d’étranges spectacles on vit encore celui-ci : des députés du sénat romain allant, sous la protection des Goths, demander à l’empereur que la ville de Rome eût le droit de se sauver des mains des Goths comme bon lui semblait, et que la foi publique ne fût point violée. Les députés, pendant la route, en croisèrent d’autres qui se dirigeaient de Ravenne au camp d’Alaric : ils venaient de la part de Jovius inviter l’ancien ami du ministre à se rendre dans la ville d’Ariminum, où s’ouvriraient, s’il y consentait, des préliminaires de paix. Jovius devait s’y trouver aussi pour prendre part aux négociations. Alaric ne se fit pas prier : il se mit aussitôt en marche avec une division de son armée; Jovius le rejoignit, et les pourparlers commencèrent.

Ce fut une lutte de finesse et de ruse entre le Barbare et le Romain, qui voulaient au fond la même chose. Comme on pouvait s’y attendre, Alaric enfla ses prétentions pour obtenir moins. Il demanda une forte somme d’argent et une certaine quantité de vivres, comme prestation annuelle pour lui et son peuple, et la liberté d’habiter la Vénétie, les deux Noriques et la Dalmatie. À ce prix, il faisait avec l’empire une paix éternelle. Jovius écrivit ces conditions sous sa dictée pour les envoyer à l’empereur; mais il joignit à la dépêche officielle une lettre particulière dans laquelle il faisait ressortir tout ce que de telles exigences avaient de dur et de dangereux pour l’Italie : il conseillait alors de créer tout simplement Alaric maître de l’une et l’autre milice. « Alaric acceptera, ajoutait Jovius; adouci par une faveur qu’il a tant souhaitée, il sera accommodant pour le reste, et renoncera à des propositions inacceptables. »

Le ministre d’Honorius croyait avoir si bien préparé son maître à cette concession, la plus essentielle de toutes, qu’il ne douta pas un moment du consentement de l’empereur, dont il attendit la réponse en pleine sécurité. Il se trompait. Les répugnances personnelles, pendant son absence, avaient repris le dessus sur la raison d’état : Honorius ne voulait plus d’Alaric, et les eunuques, témoins de ce changement d’humeur, y avaient applaudi avec transport, s’extasiant sans doute sur la fermeté et la dignité du fils de Théodose. L’expédient de Jovius fut donc ignominieusement rejeté, sa témérité fut blâmée, et, dans une lettre confidentielle comme avait été la sienne, l’empereur lui répondit, en termes très durs, « que c’était à lui, préfet du prétoire, qui était au fait des revenus de l’empire, de régler le montant de la pension et la quantité de vivres qu’on pouvait assigner au roi des Goths, mais que jamais fonctions ni honneurs ne seraient accordés à ce roi, non plus qu’à tout autre individu de sa nation. » Cette dépêche, où le grand-chambellan Eusébius avait vraisemblablement déployé son plus beau style, n’était point de nature, on le comprend bien, à être connue d’Alaric; mais le messager qui la portait l’ayant remise aux mains de Jovius en présence même du roi des Goths, Jovius, par une étourderie impardonnable chez un homme si fin, ministre dans une pareille cour, décacheta hardiment la lettre et la lut à haute voix. Ce fut un terrible coup de théâtre. Jovius, frappé de stupeur, avait peine à en croire ses yeux; quant au roi goth, il entra dans un de ces accès de fureur sauvages auxquels il était sujet, criant « que cette exclusion des charges et des dignités était un outrage pour son peuple comme pour lui, qu’il manquerait à son devoir s’il n’en tirait vengeance sur-le-champ, » et sans désemparer il donna des ordres pour que ses troupes se missent en état de marcher sur Rome. Jovius, effrayé pour lui-même, prit comme il put congé de ce terrible ami, et rentra précipitamment dans Ravenne.

Il échappait à un danger pour tomber dans un autre, peut-être pire : voilà ce qu’il put se dire pendant la route. Qu’allait devenir en effet le malencontreux conseiller d’une chose acceptable à son avis, mais qu’on avait déclarée infâme, dégradante, attentatoire à l’honneur et à la sûreté du prince? Accueilli à la cour par ses plus chauds partisans comme un ennemi et un traître, Jovius prit aussitôt son parti. Il reconnut sans discuter qu’il avait failli, que le prince avait raison, qu’Alaric et les Goths étaient pour l’empire et pour lui de mortels ennemis, et, allant plus loin que tous ceux qui l’avaient attaqué pendant son absence, il proposa la guerre immédiate. Bien plus, il fit jurer à Honorius de ne faire jamais de paix avec Alaric, et, s’approchant du trône la main étendue, il prononça pour lui-même un pareil serment sur la tête sacrée du prince. Les officiers présens s’empressèrent de l’imiter, puis tous les commandans des troupes impériales, et l’armée se trouva liée par un serment à une guerre perpétuelle et sans quartier.

Alaric dès lors était dégagé de tout scrupule vis-à-vis du gouvernement impérial, et cependant il retarda son départ comme s’il hésitait. Au moment de franchir le dernier pas, une terreur secrète l’avait saisi : «il ne voulait point prendre Rome, » dit un historien du temps. Dans sa répugnance à rompre ainsi avec une si longue et si chère espérance, car saccager Rome c’était renoncer à lui appartenir jamais, le roi des Goths essaya d’un remède suprême. Il envoya en députation à Honorius les évêques des villes voisines pour lui porter une dernière proposition. Ils devaient le supplier, en son nom, « de ne point permettre qu’une ville qui avait commandé mille ans à une grande partie de l’univers fût ruinée par des armes étrangères, et que tant d’admirables édifices fussent réduits en cendres. — La paix valait mieux, et Alaric se résignait aux conditions les plus modérées. Il ne demandait plus ni dignités, ni puissance; il renonçait aux provinces qu’il avait réclamées, à l’exception pourtant des deux Noriques, qui, fréquemment ravagés par les Barbares, ne rapportaient presque aucun tribut à la république. Il y établirait son peuple, et le prince ajouterait à cette concession une prestation annuelle de vivres en telle quantité qu’il jugerait à propos, Alaric s’en remettant à sa prudence. Le roi des Goths se désistait en outre de la demande qu’il avait faite d’une pension, et il n’en était pas moins disposé à conclure avec les Romains une étroite amitié, une société de paix et de guerre, par laquelle il s’obligerait de porter les armes contre tous les ennemis de l’empire. » Tel fut le message dont les évêques se chargèrent, et, chose incroyable, si l’histoire ne nous en donnait les termes exprès, le plaidoyer d’Alaric défendait Rome contre l’empereur d’Occident. C’était un moyen de salut inattendu que sa modération offrait au gouvernement romain; mais le gouvernement romain le repoussa comme tout le reste. Les insensés qui entouraient Honorius avaient décidé la guerre, ils y tinrent d’autant plus qu’ils crurent avoir fait peur à un tel ennemi. « Point de paix! s’écrièrent-ils avec arrogance. Nous avons juré de ne la faire jamais. Si le serment avait été prêté au nom de Dieu, on pourrait espérer qu’il pardonnât le parjure; mais il a été fait sur la tête du prince, nul ne peut avoir la pensée de le violer! » Les évêques se retirèrent confus, et rapportèrent au camp des Goths ce qui s’était passé : Alaric donna à ses troupes le signal du départ.


AMEDEE THIERRY.

  1. Voyez, dans la Revue du 1er juillet 1862, les détails de la mort de Stilicon, qui amena contre Rome l’entreprise d’Alaric. Voyez en outre les études sur Rufin et Eutorpe dans la Revue du 1er novembre 1860n du 1er mars et du 1er août 1801.
  2. Revue du 1er  juillet 1862.