Trois Ministres de l’empire romain sous les fils de Théodose/03

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Trois Ministres de l’empire romain sous les fils de Théodose
Revue des Deux Mondes2e période, tome 40 (p. 5-49).
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TROIS MINISTRES
DE L’EMPIRE ROMAIN
SOUS LES FILS DE THÉODOSE.

RUFIN, EUTROPE, STILICON

III.
STILICON.

La lutte qui depuis la mort de Théodose divisait les deux moitiés du monde romain avait été favorable à l’Occident en assurant sa tranquillité intérieure et la régence de Stilicon. L’ennemi de Rufin et d’Eutrope était devenu pour l’Italie un homme nécessaire et presque sacré. Les partis se taisaient devant lui, les intrigues de cour devant Sérène, sa femme, et Honorius semblait accepter une tutelle dont la fin d’ailleurs était proche. Pour tout dire en un mot, Stilicon régnait dans l’empire, Sérène dans le palais.


I.

Nous avons esquissé en passant quelques traits de cette femme, dont le rôle doit grandir, avec les événemens, dans le cours de nos récits[1] : l’instant est venu de la faire connaître plus complètement.

Sérène, ainsi que nous l’avons dit, était fille d’un frère aîné de Théodose, appelé Honorius, comme le futur empereur d’Occident. Cette famille espagnole, originaire d’Italica, établie en Galice, s’était illustrée par des gloires militaires récentes et prétendait à de plus anciennes, car elle revendiquait Trajan parmi ses ancêtres. Sœur puînée d’une autre fille nommée Thermantia, Sérène fut dès le berceau l’objet de prédilections qui s’adressent plus ordinairement aux aînés; c’était à qui la caresserait et l’aimerait davantage. Théodose, qui n’était point encore marié, se plaisait à jouer avec elle, et souvent il l’emportait furtivement dans ses bras, comme s’il eût voulu la dérober à son frère. Ces petites scènes d’affection domestique donnèrent lieu à un incident étrange que nous rapporterons ici comme un exemple des mœurs superstitieuses du temps, même chez les chrétiens les plus éclairés et les plus honnêtes.

Sept ou huit ans après la naissance de Sérène, c’est-à-dire vers 374, Valens, qui gouvernait l’Orient, eut vent d’une consultation magique faite dans la pensée de connaître le nom de son successeur. Ces dangereuses curiosités n’étaient pas rares dans ce siècle de croyance au merveilleux et sous un gouvernement électif. Un ambitieux payait un magicien ou un philosophe (métiers qui se confondaient en beaucoup de points) pour avoir le secret de l’enfer sur la vie et la mort du césar régnant; l’enfer répondait ce que souhaitait le consultant, si celui-ci était riche et libéral, et il se trouvait aussitôt assez d’hommes crédules ou intéressés pour organiser un complot. Quelquefois c’était un parti politique ou religieux qui interrogeait le sort par les mêmes moyens, afin de compromettre dans sa cause un personnage influent, mais sans ambition, et l’obliger à conspirer du moins pour sauver sa vie. Ce dernier cas était celui qui se présentait alors. Un des grands officiers du palais, nommé Théodore, citoyen d’une des provinces gauloises, homme opulent, instruit, populaire, fut l’objet d’une consultation magique faite à son insu par les philosophes les plus accrédités du parti païen. Païen lui-même et païen convaincu, mais fidèle à Valens, Théodore avait refusé de prendre couleur dans les complots que ses coreligionnaires méditaient sans cesse pour faire passer l’empire à quelque nouveau Julien; toutefois il se trouva pris malgré lui. Une incantation accomplie dans la forme la plus solennelle, au moyen de l’anneau magique, par Maxime, ami de Libanius, et en présence d’un grand nombre d’adeptes, donna le résultat suivant : l’anneau, suspendu à un fil au-dessus d’un alphabet grec, placé lui-même sur un trépied de bois de laurier, se mit en mouvement sur l’ordre du prêtre, et dans ses bonds irréguliers s’arrêta sur les quatre lettres Θ, ε, o, δ, correspondantes aux caractères latins Theod. C’était la première syllabe du nom de Théodore; le démon s’arrêta là, mais il en avait dit assez. Porté de conciliabule en conciliabule par les polythéistes, le bruit de la consultation arriva aux oreilles des chrétiens et bientôt à celles de l’empereur. Théodore eut beau protester de son innocence, il fut condamné à mort comme coupable du crime de lèse-majesté. On fit main basse aussi sur les auteurs du maléfice ; on saisit les livres de magie pour les jeter au feu, on poursuivit tous ceux qui usaient d’enchantemens ou de recettes surnaturelles contre les maladies; on alla plus loin, et comme les chrétiens n’étaient guère moins crédules que les païens en fait d’opérations magiques, Valens, persuadé que le démon avait véritablement parlé et désigné son successeur, fit rechercher tous les hommes de quelque importance dont le nom commençait par les fatales lettres. Malheur à qui dans l’empire d’Orient s’appelait Théodat, Théodule ou Théodoret : il était soumis à l’inquisition la plus redoutable; sa tranquillité, sa fortune, ses jours, étaient en danger. Cette persécution remplit de ses calamités toute l’année 374, et se prolongea même durant les années suivantes.

Théodose, Occidental, au service de Valentinien II et de Gratien dans les armées rhénanes ou danubiennes, échappait à la juridiction de l’empereur d’Orient; cependant la haute position de son père, généralissime en Afrique, et sa gloire naissante lui ayant suscité beaucoup d’envieux, il put craindre qu’on abusât de son nom pour le perdre. Aussi, lorsqu’en 376 le père, victime des haines de cour, eut été décapité à Carthage, le fils reçut l’avis prudent de se retirer en Espagne, où il alla vivre dans un exil volontaire. C’est pendant ce temps que se passa le fait dont j’ai à parler maintenant. Rentré dans sa patrie près de son frère, Théodose avait repris, avec son affection paternelle pour Sérène, l’habitude de ses anciens jeux. Un jour qu’il la soulevait dans ses bras et voulait l’emporter comme à l’ordinaire, l’enfant, déjà grande et d’humeur rétive, cette fois refusa de partir. Tout en se débattant contre l’étreinte de son oncle, elle s’écria avec une sorte d’exaltation : « Celui-là doit donc toujours commander! » Et l’enfant se servit de l’expression imperare, consacrée pour désigner le gouvernement des césars. Ces mots et le ton dont ils étaient prononcés durent produire sur les assistans l’effet de la foudre, car on se les rappelait encore au bout de vingt ans. On apaisa l’enfant, on se tut, on attendit, et lorsque Théodose, rappelé par Gratien après la mort de Valens, reçut du jeune empereur, en 379, la couronne de l’empire d’Orient, on crut voir l’accomplissement d’une prophétie domestique. Sérène put passer dès lors dans l’intérieur de la famille pour une enfant extraordinaire, une fille fatidique, en confidence de secrets avec le ciel.

Quand son père mourut. Théodose la fit venir à Constantinople, où son éducation s’acheva sous les professeurs les plus fameux. Les lettres grecques et latines lui devinrent assez familières pour qu’elle fût plus tard la meilleure institutrice de ses filles. L’âge développa chez elle une beauté mâle, des traits réguliers, une taille majestueuse; elle était blonde, quoique Espagnole : à cet extérieur, qui dénotait la force, se joignaient un esprit ferme et résolu et des goûts sérieux jusqu’à l’austérité. Les lectures graves lui plaisaient par-dessus tout : ce qu’elle admirait enfant et se proposait d’imiter plus tard, c’étaient les héroïnes de l’histoire romaine, ces grandes matrones, qui dominent à ses commencemens l’épopée des sept collines, Lucrèce, Camille, Virginie; les héroïnes de la poésie l’attiraient moins : elle dédaignait Hélène, et, loin de pleurer comme Augustin sur les tendres malheurs de Didon, elle n’excusait d’elle que sa mort. Voilà comment nous la représentent les contemporains. Théodose trouva dans cette âme si bien trempée les soins d’une conseillère discrète, en même temps que la sollicitude d’une fille dévouée. Ce prince si éminent dans le bien, et toujours si près du mal quand la colère le dominait, avait besoin d’une main amie qui le retînt près de l’abîme où il a laissé une partie de sa gloire. Sa femme Flaccille accourait la première, et là où elle avait échoué, Sérène pouvait encore être écoutée. «Elle savait, nous dit le poète qui connut tous leurs secrets, elle savait par de douces paroles guérir son esprit malade, et détourner par des entretiens pleins de charme et de sens des transports furieux près d’éclater. » Plus d’une fois ainsi elle rendit Théodose à lui-même en dépit des ministres pervers qui l’égaraient en lui montrant ses offenses personnelles toujours mêlées à la cause de Dieu. Ce ministère de paix et de raison fut pendant de longues années celui de Sérène près de son père adoptif. Après le second mariage de Théodose, elle servit de mère aux enfans du premier lit ; on raconte même que dans l’hiver de 395 elle traversa les Alpes, par un froid rigoureux, réchauffant sur son sein le jeune Honorius, que Théodose appelait à Milan pour le couronner empereur d’Occident. Son affection n’était pas moindre pour Arcadius; l’histoire lui rend ce témoignage, qu’à toutes les époques elle s’employa activement pour calmer entre les deux frères les rancunes et les haines que tant d’autres s’employaient à exciter.

Sérène pouvait choisir un mari dans toute la jeunesse patricienne : elle accepta, des mains de son oncle, Stilicon, chez qui perçaient les indices de la plus haute fortune, et en épousant ce Vandale elle crut se donner au plus distingué des Romains. Elle l’aima d’un amour enthousiaste que rien n’altéra jamais; mais ce fut entre eux surtout un échange de bons services et de gloire. Si par son intervention habile elle assurait à son mari la constante faveur du prince et rendait sa fortune inébranlable, elle recevait de lui en retour l’éclat, dont elle était avide, la puissance, qu’elle ne convoitait pas moins. Stilicon, entraîné dans quelque expédition lointaine, était-il attaqué à la cour, elle veillait sur lui du fond du palais, dévoilait les impostures, confondait les calomniateurs, et le faisait redouter même absent. Dans les jours de péril ou d’inquiétude pour ce mari si cher, on la trouvait au pied des autels, priant avec larmes, le front contre terre, et balayant de ses longs cheveux le pavé du temple. Si grand honneur que fissent rejaillir sur elle et la régence d’Occident léguée à Stilicon et les fiançailles de sa fille Marie avec le jeune maître de l’empire, son ambition n’était pourtant satisfaite qu’à demi; elle méditait un second mariage entre son fils Euchérius et la jeune Galla Placidia, issue du second lit de Théodose, afin que la couronne impériale restât dans sa famille à tout événement. Euchérius, né en 389, avait tout au plus neuf ans à l’époque où commence ce récit, et Placidie n’en comptait guère davantage. Tout ce qu’il y avait à Rome de professeurs illustres, de philosophes en renom, se pressait autour de ce jeune homme pour le rendre digne de son père et de son aïeul, et Claudien peut-être lui donna les premières leçons de poésie. Jamais prince né sous la pourpre ne fut l’objet de tant d’adulations et d’espérances. Le peuple s’intéressait à lui comme à un maître futur de ses destinées : on aimait à le voir, au champ de mars, maîtriser de sa faible main un coursier fougueux ou forcer un cerf dans la plaine; mais toutes ces admirations n’allaient point au cœur de Placidie. L’altière jeune fille, qui pour longtemps ne devait connaître d’autres passions que l’orgueil et la haine, s’irritait à ces empressemens comme à une insulte pour son propre sang, et confondait dans une même colère et le père et la mère et ses sœurs futures, et l’enfant compagnon de ses jeux.

Trois ans s’étaient écoulés depuis les fiançailles d’Honorius et de Marie, célébrées au lit de mort de Théodose; les deux jeunes gens avaient grandi l’un près de l’autre, et Honorius touchait à sa quatorzième année, époque de la majorité des césars. Plus tourmenté par son imagination que par ses sens (la suite ne le prouva que trop), il réclamait avec ardeur la conclusion d’un hymen dont l’engagement remontait déjà si loin; Sérène n’était pas moins impatiente de joindre à tous ses titres celui de mère de l’impératrice, et quant à Stilicon, il sentait le besoin de relier à la chaîne du gendre celle du pupille, qui allait bientôt se briser. Tout le monde fut donc d’accord pour hâter le mariage avant que les quatorze ans d’Honorius fussent accomplis. Les circonstances politiques conseillaient d’ailleurs ce parti : l’expédition d’Afrique contre Gildon venait de commencer avec des chances incertaines; Alaric affichait une attitude de plus en plus hostile en Illyrie, et le régent pouvait être amené par les événemens à se porter de sa personne vers un point ou vers l’autre; or l’Italie voyait dans la consolidation de son pouvoir par la plus haute des alliances un gage de force au dehors et de sécurité pour elle-même. Par ces motifs, on fixa à la fin de janvier ou au commencement de février 398 les noces d’Honorius, qui eurent lieu à Milan, où le prince venait d’ouvrir son quatrième consulat, et d’où sont datées toutes les lois de cette année. Claudien fut chargé de l’épithalame.

Ce serait une bonne fortune pour nous assurément que d’avoir le programme d’une noce impériale célébrée au IVe siècle sous la direction de Sérène. Un poète vulgaire, Corippus par exemple, nous l’aurait donné dans ses moindres détails; mais Claudien faisait de trop beaux vers, sa muse était trop nourrie des grandes idées mythologiques pour s’abaisser à des inventaires de mobilier ou à de puériles descriptions de jeux et de fêtes. Cependant, malgré sa riche imagination, et quelque soin, j’allais dire quelque malicieuse coquetterie, qu’il mette à entourer les jeunes époux chrétiens des plus gracieux emblèmes du paganisme, il n’a pu échapper au sentiment de la réalité, et quand on le lit attentivement, on découvre sous le voile des symboles et dans les vagues formules du langage convenu les traits dominans d’un tableau que l’historien peut compléter sans crainte d’erreur.

Nous voici transportés d’abord au milieu des apprêts, la veille ou L’avant-veille du jour qui verra s’accomplir l’auguste hyménée. Le poète nous montre le palais envahi par une troupe d’amours et de nymphes que Vénus prépose à l’arrangement des appartemens impériaux. Laissons de côté la fiction, et voyons tout simplement dans ces messagers mythologiques des intendans, des serviteurs et des esclaves obéissant aux ordres de Sérène. Ils se mettent à l’œuvre, et le palais est bouleversé. Les uns tendent des courtines de pourpre au-dessus des cours, d’autres attachent des guirlandes de feuilles et de fleurs aux murs et aux portes, d’autres enfin s’occupent de l’atrium; on court, on se heurte, on se dépêche. « De toutes parts, dit le poète, des lustres sont suspendus aux chaînes qui les attendent, afin qu’une si belle nuit soit plus éclatante que le jour. » Des servans jonchent le seuil de branches de myrte, d’autres répandent à larges flots les eaux de senteur sur les tapis et les marbres; on brûle par monceaux les parfums d’Arabie; la pourpre de Sidon, la soie, les tissus précieux jonchent le sol; enfin les plus habiles ouvriers épuisent leur art à disposer le lit conjugal. Le poète aussi s’arrête complaisamment à le décrire. Sur des colonnes émaillées de fraîches couleurs repose le dais, assemblage éblouissant de pierreries. Le lit est chargé des plus fines et des plus rares étoffes; tout alentour, sur l’ivoire, sur le bois, sur les parois de la chambre, sont merveilleusement groupées en faisceaux les riches dépouilles rapportées par Théodose et Stilicon de leurs guerres dans le monde entier. Chaque peuple vaincu y figure pour sa part : ici le Maure, là l’Ethiopien; plus loin les présens envoyés des bords du Tigre, quand la Perse suppliante acheta la paix des Romains. « La couche nuptiale, dit le poète, s’élève comme un dépôt des trésors de la victoire : on y lit les triomphes de l’empire. »

Un autre spectacle nous appelle dans le camp des légions sur les pas du poète. L’austère appareil des armes a fait place à celui des fêtes : on pare les drapeaux de fleurs, on cache les lances sous le feuillage. Plus de hiérarchie ni de discipline, les rangs sont confondus, les sentinelles elles-mêmes désertent leur poste pour prendre part à la joie commune, des amphores distribuées dans les tentes enivrent déjà les guerriers des seuls parfums du vin. Cependant la flûte remplace le clairon, le chant fait taire la trompette; les légions, vêtues d’une tunique blanche par-dessus leurs cuirasses, s’avancent sans armes à la rencontre de l’empereur. Voici Stilicon, voici son gendre; des acclamations enthousiastes les accueillent; il n’est pas un chef, pas un soldat qui ne fasse pleuvoir les fleurs à brassées sur leurs têtes : un nuage de pourpre les enveloppe.

Mais quel sanctuaire mystérieux s’ouvre devant nous? C’est la chambre de Sérène; elle est là donnant une leçon à sa fille : les auteurs grecs et latins sont entassés pêle-mêle autour d’elles. Tout à coup les livres sont repoussés, la leçon est interrompue : on vient. C’est Honorius qui envoie du palais impérial à sa fiancée les joyaux sacrés des impératrices. L’écrin séculaire se déploie sous les yeux de Sérène et de sa fille : cette parure est celle que portait Livie, voilà celle d’Agrippine et les diadèmes des épouses superbes des césars. Marie les parcourt d’un œil étonné ; mais leur éclat pâlit devant celui de ses regards. On choisit pour la nouvelle Augusta tout ce qui, en flattant son goût, peut le mieux accompagner sa beauté et relever en elle la splendeur du rang suprême.

Le moment est venu où la pronuba doit paraître ; on appelait ainsi la femme qui présidait aux noces du côté de l’épousée : c’était d’ordinaire une grave matrone, mariée ou veuve, mais qui n’avait eu qu’un mari, afin de ne point attrister le nouvel hymen par un augure sinistre. Sa fonction est de veiller à l’accomplissement des rites religieux ou civils; elle dispose, elle commande en souveraine; c’est elle qui pare la mariée, qui la conduit à la maison du mari, qui la place de ses mains dans le lit conjugal. Au temps de Claudien, la mère de la fiancée remplissait le plus souvent près de sa fille cet office de douce et chaste protection : le poète en charge ici la déesse Vénus, qui accourt exprès de Cythère avec son cortège habituel d’amours. Singulière pronuba pour une chrétienne et pour une bru de Théodose! Mais la poésie païenne, dans ses formules, avait des licences que tout Romain devait accepter sous peine de rusticité ou d’ignorance. Il avait bien fallu que l’empereur catholique, qui punissait les blasphémateurs, se laissât traiter lui-même de dieu, et apprît en vers et en prose quelle place il occuperait un jour dans l’Olympe. La déesse, de ses doigts divins, fixe donc l’aiguille dans les cheveux de Marie; elle serre ses vêtemens autour de sa taille, et entoure son front virginal du voile couleur de pourpre. Sérène se tient près de sa fille; presque aussi belle, elle attire presque autant les regards, et ceux de la déesse ne savent plus à laquelle s’arrêter. Tantôt la blonde chevelure et la blancheur de la mère l’appellent et la captivent, tantôt elle contemple avec admiration Marie, « dont les lèvres, nous dit le poète, ont la fraîcheur de la rose, les cheveux le velouté de la violette, les prunelles l’éclat de la flamme... Telles, ajoute-t-il comme dernier trait à son gracieux tableau, telles règnent dans les champs de Pœstum deux roses, filles de la même tige : l’une, mûrie par les feux du jour et abreuvée des rosées printanières, s’épanouit librement; l’autre se cache dans le bouton, et n’ose pas livrer au soleil sa corolle naissante. »

Cependant le jour s’avance; les grands se réunissent aux portes du palais, la foule dans les rues qui l’entourent. On n’entend au loin que le bourdonnement d’une grande multitude, cris de joie, fanfares d’instrumens, harmonies des voix et de la lyre. Le char qui doit amener l’auguste fiancée sous le toit du césar est attelé, les chevaux hennissent, Honorius impatient se récrie : il veut partir, il accuse ceux qui le retiennent, et dans ses murmures il gourmande le soleil, trop lent à se coucher.

Les vers fescennins formaient ce qu’on pourrait appeler la partie populaire des épithalames. C’était une espèce de chanson composée pour les convives, et que souvent le peuple répétait au dehors, en l’accompagnant d’une pluie de noix lancée sur les époux. La licence antique se dormait carrière dans la composition de ces chants, dont l’usage était venu de Fescennium, ville d’Étrurie, et qui de bonne heure avaient pris dans la langue latine l’acception de chansons ou de vers obscènes. Ceux de Claudien n’ont point ce caractère. Malgré l’entraînement de la coutume et aussi celui du sujet, la muse païenne se rappela qu’elle chantait pour un auditoire chrétien, et que l’austère nièce de Théodose était présente. On trouve même à côté des descriptions voluptueuses, inséparables d’un tel poème, des strophes d’une sérieuse mélancolie, qui nous offrent comme un avant-goût de la poésie moderne : j’en transcrirai quelques-unes en terminant.


« Heureuse celle qui bientôt te donnera le nom d’époux et échangera avec toi les prémices de son amour !

« Que la nature entière partage leur bonheur! Le printemps est l’âge nuptial du monde : terre, couronne-toi de toutes ses fleurs, c’est l’hymen de ton maître qu’il faut célébrer. Les forêts et les fleuves mêleront leurs voix au bruissement profond de l’océan.

« Plaines de la Ligurie, monts des Vénètes, applaudissez! Que les sommets des Alpes se parent des roses de la vallée, et qu’une teinte de pourpre colore la blancheur de leurs neiges!

« Que l’Adige retentisse du bruit des chants et des danses, que le sinueux Mincio murmure doucement dans ses roseaux, que l’Éridan réponde par les frémissemens de ses aulnes aux larmes d’ambre!

« Qu’au sortir des festins, le descendant de Quirinus ébranle par ses cris joyeux les échos du Tibre, et qu’enivrée du bonheur de son maître, Rome, la ville d’or, couronne ses sept collines!

« L’Ibérie surtout entendra nos chants, l’Ibérie, berceau de nos princes. C’est là que naquit le père de l’époux, là que naquit la mère de l’épouse, et comme deux branches du même fleuve, après s’être séparées, confondent de nouveau leur cours, deux rameaux du tronc des césars se relient à la souche commune... Que l’Orient et l’Occident, rangés sous le sceptre de deux frères, n’isolent plus leur bonheur, et que les cités romaines s’unissent en paix dans un même applaudissement, soit que le soleil les salue à son lever, soit qu’il leur adresse à son coucher un dernier regard! »


Et, peut-être par un secret retour aux discordes fatales qui troublaient les deux empires et remplissaient les esprits de sombres présages, le poète s’écrie brusquement, comme s’il eût voulu conjurer les dangers qui menaçaient l’Italie à l’est, comme au nord, comme au midi :


«Silence, orageux aquilons; silence, impétueux Corus, et toi, bruyant Auster, silence! Zéphire seul a droit de régner sur une année de bonheur. »


Ces vers, où Claudien avait mis ses plus nobles inspirations et, on peut le dire, toute son âme, reçurent une récompense digne du poète et du sujet. Il avait laissé dans Alexandrie d’Egypte, sa patrie, une jeune fille dont il souhaitait ardemment la main ; mais il était pauvre, quoique déjà couvert de gloire, et les parens de l’Egyptienne, peu soucieux de pareils trésors, repoussaient obstinément sa poursuite. Sérène, sa confidente, se chargea de lever les obstacles : elle écrivit aux parens une lettre devant laquelle toute résistance devait céder, et Claudien, parti pour l’Egypte avec la précieuse missive, put annoncer bientôt à sa protectrice son arrivée et son mariage. Il le fit dans des vers simples et touchans qui nous sont restés.


« O reine, lui écrivait-il, quand j’arrivai ici dans l’attirail ordinaire des prétendans, demandant la main d’une épouse, je n’avais à promettre ni pâturages couverts de troupeaux, ni collines ombragées de vignobles, ni forêts d’oliviers balançant leur chevelure verdâtre, ni moissons tombant sous des milliers de faucilles, ni faîtes de palais superbes reposant sur des poutres dorées : je ne dis rien de tout cela ; mais une déesse ordonnait. Votre lettre, ô Sérène, m’a tenu lieu de palais, de moissons, de troupeaux ; elle a fléchi l’orgueil des parens et couvert de la majesté de votre nom la pauvreté du poète. Qui vous résisterait ? Vous possédez l’empire des cœurs en même temps que celui de la terre. »


.

Cinq ans s’étaient écoulés depuis que le fondateur de l’unité catholique était mort à Milan, laissant son œuvre inachevée. Ses derniers conseils, ses derniers ordres, son testament enfin, signalaient un retour à des sentimens moins exclusifs que ceux qui avaient guidé sa vie. Un décret d’amnistie, qui ne reçut son exécution que plus tard et par catégories, parut ouvrir une ère nouvelle dans le gouvernement religieux et politique de l’Occident. Armé de ce décret et des confidences de l’empereur mourant, Stilicon se porta aux yeux du monde pour le dépositaire d’une pensée de Théodose, rendue sienne par l’exécution. Les débuts de sa régence durent en effet surprendre les esprits au lendemain d’une guerre faite pour briser l’opposition païenne du sénat, abaisser une aristocratie factieuse, et faire prévaloir en Occident, comme principe politique autant que religieux, l’unité catholique, déjà maîtresse en Orient. Deux partis en présence, deux armées prêtes à renouveler la lutte, car celle d’Eugène, vaincue à la Rivière-Froide, voulait et pouvait prendre sa revanche ; la dévastation promenée sur l’Italie, dans Rome peut-être ; les confiscations déjà commencées ; les exils, les fuites volontaires, les dégradations et les sévices suspendus sur les plus hautes têtes, voilà ce qui affligeait ou menaçait l’Italie, quand Stilicon parla d’oubli. Il y eut un moment d’émotion générale et d’étonnement plutôt que de reconnaissance. Le débat sur l’Illyrie orientale, l’antagonisme passionné de Rufin, le passage d’Alaric en Grèce, détournèrent ensuite l’attention : les armées se réconcilièrent sous le drapeau, et les partis civils restèrent seuls.

Le premier, qui avait sans cesse à la bouche sa victoire et sa force, et traitait presque l’Italie en pays conquis, était le parti de l’unité catholique. Plus puissant que nombreux en Occident, il se composait d’anciens ministres de Théodose, de grands officiers attachés à sa cour, la plupart orientaux, de chefs militaires, soit barbares, soit romains, dévoués, ceux-ci à ses idées, ceux-là à sa personne; à ce noyau se rattachaient le clergé et la population catholique, assez clair-semée en Italie. Il avait pour centre le palais impérial et les évêques, qui, après avoir provoqué l’intervention et secondé le succès des armes catholiques, désiraient ardemment une victoire plus complète. Ce parti, dont l’empereur défunt était le chef militant, avait passé de lui à son fils et à sa fille Placidie ; on pouvait l’appeler le parti de la maison de Théodose.

L’autre était celui de la liberté religieuse, qu’il avait prise pour mot de ralliement. Il se composait des païens opiniâtres, des chrétiens dissidens, des juifs, des manichéens, en un mot de tous les sectaires dont l’unité catholique tendait à étouffer ou à dominer les croyances : autour d’eux se groupaient les débris des dernières factions politiques, les fonctionnaires d’Eugène et de Maxime, leurs familles, leurs partisans, tous ceux qui avaient reçu ou espéraient quelque chose de ce gouvernement de passage ; enfin cette masse de mécontens et de jaloux que trouve toujours en face de lui un ordre nouveau. On pouvait l’appeler le parti ennemi de la maison de Théodose, car il faisait rejaillir sur les enfans la haine dont il avait poursuivi le père. Son siège était à Rome, son point d’appui dans le sénat, conservateur des antiques traditions, où la religion et la politique se confondaient. L’aristocratie latine tenait la tête de cette milice, qui se réunissait autour du pontife Symmaque, le plus éloquent, le plus vénéré, le plus honnête peut-être des patriciens romains. Chose bizarre en apparence, simple et naturelle pour qui pénètre au fond des choses, ces hommes de foi si diverse, polythéistes, monothéistes juifs ou chrétiens, gens du monde indifférens, philosophes railleurs, thaumaturges, devins, se croyaient frères sous le drapeau de la liberté religieuse qu’avait levé le sénat de Rome, ancien prescripteur des religions étrangères et bourreau de qui les confessait! Il avait fallu les victoires de Constantin pour que cette assemblée comprît le droit des chrétiens à servir leur Dieu, et ratifiât l’édit de tolérance. C’était elle maintenant qui réclamait la liberté contre le christianisme, devenu religion de l’état, dans celle de ses communions qui admettait le moins de discussion, et dont le symbole était le plus absolu. Réuni dans une unité factice que les chrétiens appelaient l’unité de l’erreur, ce parti n’était compacte que pour la lutte; les opinions se divisaient ensuite et se combattaient. Le sénat lui-même n’était pas un dans sa croyance : une minorité chrétienne cherchait à le dissoudre, et le scepticisme rongeait au cœur ces familles, païennes de naissance plutôt que de conviction, qui rangeaient les dieux du Capitole parmi leurs titres de noblesse.

C’est entre ces deux partis que le régent dut asseoir son gouvernement. Il commença par arrêter le parti vainqueur sur la pente des violences, dont il n’avait donné que trop de preuves lors de la défaite de Maxime, quand les dieux de Rome avaient été mis pour ainsi dire au pillage, et que Sérène s’était parée du collier de Vesta. Toujours couvert par les ordres vrais ou prétendus de Théodose, Stilicon rendit les biens confisqués, suspendit ou révoqua les décrets d’exil: les complices d’Eugène les moins compromis reprirent d’abord leurs dignités ou leurs charges; ce fut bientôt le tour des autres. On voit dans l’histoire le progrès des concessions, suivant l’apaisement des esprits. Le fils de Symmaque reçoit la préture en 397; Florentinus est préfet de Rome dans la même année, et Atticus consul; l’année précédente, Valerius Messala avait tenu la préfecture du prétoire d’Italie : tous ces personnages étaient dévoués au paganisme. Malgré tant d’exemples, on dut être étonné quand on vit, en 399, le fils de Nicomachus Flavianus, fauteur principal de la dernière guerre et adversaire passionné des chrétiens, appelé à la préfecture de Rome, dignité qui lui avait été promise par Eugène. Des lois importantes venaient assurer l’effet de ces mesures personnelles. Les évêques avaient arraché pièce à pièce à la piété des empereurs précédens une grande concession, celle d’une juridiction spéciale ecclésiastique, bornée d’abord aux clercs, puis étendue des clercs aux fidèles. C’était la création d’un for ecclésiastique, la division de l’empire en deux sociétés, l’une chrétienne, l’autre païenne, ayant chacune ses lois et ses tribunaux. Stilicon abolit ce privilège, ou du moins le réduisit aux termes justes et raisonnables d’une protection du clergé. Par compensation, et pour apaiser les plaintes du catholicisme, il cassa diverses mesures relatives aux clercs et aux évêques, prises sous le gouvernement d’Eugène, dans une pensée de rancune et de persécution, par les magistrats des villes, presque tous païens : impositions extraordinaires, rappel des exemptions pour une certaine catégorie de charges dites sordides, qui ne s’appliquait point aux classes élevées de la société; vexations de tout genre qui allaient frapper jusqu’à l’évêque de Rome. Ces désordres cessèrent. Une autre satisfaction fut donnée aux catholiques par les rudes pénalités que la loi prononça contre certaines hérésies dangereuses par leur immoralité comme celle des manichéens, ou par leur turbulence comme celle des donatistes; toutefois on put remarquer que Stilicon ménageait la communion arienne, qui comptait de nombreux prosélytes dans le nord de l’Italie et aussi parmi les auxiliaires barbares.

Vis-à-vis du sénat, l’attitude du régent fut respectueuse et digne. Il recourut à ses délibérations dans les affaires graves, telles que la paix et la guerre, les levées d’hommes et d’argent, les relations avec l’empire oriental, tandis qu’auparavant le conseil du prince suffisait pour les grands intérêts, et que le sénat s’était vu réduit de proche en proche au rôle d’une assemblée municipale. Stilicon voulut aussi qu’il conservât la liberté de certaines cérémonies religieuses inhérentes à ses attributions civiles, sans toutefois lever les restrictions apportées par Théodose à l’exercice de l’ancien culte, ni lui rendre les subventions que ce culte recevait jadis de l’état. Une des choses qui concilièrent le plus au régent la faveur des habitans de Rome, ce fut le dessein qu’il laissa percer d’y ramener un jour l’empereur et le siège de l’empire, afin de rajeunir l’autorité des césars en la retrempant pour ainsi dire dans les souvenirs de la ville éternelle. L’aristocratie applaudissait à ses généreuses pensées et venait grossir sa cour : Symmaque l’encourageait, Claudien le chantait, le sénat lui votait des statues, et Flavius Stilicon s’enivrait de cet encens ; mais dans le fond il restait toujours aux yeux de Rome un Romain de hasard, et moins que cela, un demi-barbare, un Vandale.

Cette hautaine aristocratie latine qu’il avait restaurée dans ses honneurs, dans ses richesses, dans une puissance qu’elle ne connaissait plus depuis longtemps, reprit bientôt, avec la sécurité, son arrogance vis-à-vis des princes chrétiens et sa haine contre le christianisme ; elle se remit à le harceler sourdement par une guerre de moqueries, de menaces, de calomnies, de prophéties prétendues, colportées dans les campagnes, et auxquelles hérétiques, juifs et philosophes mêlaient des clameurs d’une autre sorte. Si l’on ne criait plus, comme au temps de Tertullien : « Il pleut ! — les chrétiens au lion! » on disait tout haut : « C’est la faute de ces gens-là et de leur Dieu! » On fit circuler un oracle duquel il résultait que saint Pierre s’était servi de sortilèges pour faire adorer le Christ pendant trois cent soixante-cinq ans, mais qu’après ce laps de temps le christianisme périrait. Or, en plaçant la mort de Jésus-Christ à l’année 33 de notre ère, la chute de la nouvelle religion devait arriver en 398. Il n’en fallut pas davantage pour exalter l’audace des païens, qui se préparèrent de toutes parts à tomber sur les chrétiens. Stilicon, pour établir un contre-poids, fit rendre par son pupille une loi qui interdisait en Occident tous les sacrifices. La scène alors changea : ce furent les chrétiens qui s’armèrent pour consommer la ruine du paganisme; ils assaillirent les temples, brisèrent les statues, s’emparèrent des propriétés affectées au service des dieux; les magistrats des provinces toléraient ou dirigeaient eux-mêmes ce pillage, que le gouvernement dut enfin prohiber. Telles furent les péripéties de la politique intérieure pendant les cinq années qui suivirent la mort de Théodose; on voit que les élémens de guerre religieuse et civile n’avaient point été étouffés par l’amnistie, mais l’explosion retardée seulement par la crainte ou les embarras de la guerre étrangère. La paix reconquise au dehors ne fit que laisser une carrière plus libre aux troubles du dedans.

L’année 400 s’ouvrit par le consulat de Stilicon; ce fut presque un fait politique considérable. Pour la première fois, le régent revêtait la trabée consulaire : moins soucieux des apparences que de la réalité du pouvoir, il avait laissé jusqu’alors à son pupille l’éclat de sa propre gloire, les pompes triomphales, les consulats; il crut son tour venu aux premiers momens de paix dont jouissait l’Italie. Un consulat de Stilicon venait d’ailleurs fort à propos immédiatement après celui d’Eutrope, commencé et fini dans les premiers mois de l’année 399 ; c’était un contraste honorable pour l’Occident et presque un triomphe de Rome sur Constantinople. Par une coïncidence singulière, due plutôt au hasard qu’à une pensée de concorde entre les deux princes, le consul d’Orient pour cette année fut un autre ennemi d’Eutrope, le préfet du prétoire Aurelianus, juge et exécuteur de l’eunuque, Stilicon prit la trabée à Milan dans une fête d’une magnificence extraordinaire, au milieu des personnages les plus illustres du monde occidental : Symmaque y assistait avec la fleur de la noblesse patricienne ; puis la solennité alla se continuer dans Rome, où le sénat et le peuple réclamaient à grands cris la présence du consul. C’était une nouveauté à laquelle l’empereur voulut bien consentir; mais il ne quitta point Milan. Rome avait donc recouvré à demi le droit d’inaugurer l’entrée en charge du consul. Si faible que pût sembler la conquête, elle n’en était pas moins un grand événement par ses conséquences possibles, et les magistrats appelèrent Claudien pour la célébrer. Le poète et son protecteur ne s’étaient pas rencontrés dans les murs de la ville éternelle depuis cinq ans, c’est-à-dire depuis les jours d’abaissement et d’effroi qui avaient suivi pour les vieux Romains la défaite de la Rivière-Froide; ils s’y retrouvaient dans un moment de joie et d’espérance. Claudien avait à chanter à la fois les deux idoles de sa muse, Stilicon et Rome, et jamais sa lyre patriotique, animée par l’admiration, ne fit entendre de plus nobles et plus fiers accens.

Nous avons son panégyrique développé et refondu dans le poème des Louanges de Stilicon. Claudien s’y place lui-même avec le juste orgueil du poète et du soldat; le rôle qu’il se donne est celui d’Ennius, soldat et poète sous un autre héros. « Lorsque Scipion, dit-il, parcourait le monde de victoires en victoires, Ennius se tenait à ses côtés. Errant sur les champs de bataille, au milieu des clairons, il ressaisissait sa lyre après le combat : le fantassin, pour l’entendre, déposait ses armes et le cavalier tout sanglant l’applaudissait. Plus tard, quand le vainqueur des deux Carthages rentra dans les murs de de Rome sur le char des triomphateurs, Ennius était encore là. La victoire ramenait les muses avec elle, et la couronne du poète était aussi le laurier du soldat. » On s’attend à trouver dans ce poème, récité au Capitole ou au Forum, les évocations de dieux et de héros, matière obligée des vers composés à Rome et sur Rome : elles y sont en effet, nombreuses et magnifiques ; mais on n’y trouve point le contraste qui, pour nous modernes, serait la poésie même de la scène. Claudien n’y fait aucune allusion à l’origine de Stilicon ; il n’y dit point que ce Scipion était Vandale. Sans doute un Romain d’Egypte, le plus grand poète latin peut-être après Virgile, ne trouvait rien d’étrange à ce qu’un Germain né dans l’empire, élevé sur les bords du Tibre, qui avait combattu vingt ans pour Rome et égalé ses vieux généraux, fût un héros romain : tout le monde dans la ville éternelle ne pensait pas ainsi.

Cette réflexion nous ramène naturellement à un beau morceau de ce poème, le plus beau, suivant nous, où Claudien nous fait apparaître l’image d’une Rome que n’auraient certes reconnue ni les Cincinnatus, ni les Scipions, ni même les contemporains d’Auguste, l’image de Rome civilisatrice, qui n’a conquis le monde que pour en faire une seule famille. « Combien tu te rapproches des dieux, dit-il à Stilicon, toi qui veilles, comme consul, sur cette cité, que rien n’égale sous le ciel, dont l’œil ne peut embrasser l’étendue, l’esprit concevoir la puissance, la parole raconter la gloire ! Regarde : ses sept collines ne nous représentent-elles pas les sept zones de l’Olympe, tandis que les faîtes dorés de ses monumens luttent d’éclat avec les astres qu’ils touchent ? Reine par les lois autant que par les armes, si elle a étendu son empire sur tous les hommes, son enceinte a été pour tous le berceau du droit. C’est elle qui la première, bien moins maîtresse que mère, a ouvert son sein aux vaincus, réchauffant le genre humain par la communication de son âme divine, faisant citoyens ceux qu’elle avait domptés, et se rattachant par un lien pieux les contrées les plus lointaines. Tous, qui que nous soyons, nous devons à sa domination pacifique de trouver partout la patrie. Sans quitter son pays, le Romain peut visiter Thulé, cette borne de la terre ; il peut boire à son gré dans les fleuves romains ou l’eau de l’Oronte ou celle du Rhône : habitans de l’univers, nous lui devons de ne faire tous qu’une même nation. »

Au retour du nouveau consul, Honorius fit avec lui une visite du nord de l’Italie. On le trouve le 27 mars à Altino, et pendant les mois d’août, septembre et octobre, à Brixia, à Aquilée, à Ravenne surtout, où son séjour se prolongea. Ravenne commença dès lors à disputer à Milan le siège du gouvernement impérial. Cette prédilection pour une ville maritime, inaccessible par terre, tandis que Milan se trouvait sur le chemin de toutes les invasions barbares, sembla répondre à une secrète préoccupation du jeune prince et de son ministre. On vit bientôt des levées extraordinaires s’exécuter en pleine paix avec une rigueur excessive, et toutes les exemptions du service militaire suspendues, même celles des clercs, même celle de la corporation chargée de l’ensevelissement des morts; on put alors se demander quelle guerre était imminente, et l’on tourna les yeux du côté d’Alaric, le seul ennemi qui restât à l’Italie. C’était lui en effet qu’avaient pour but ces mesures de prévoyance et d’autres encore prises par Stilicon pendant le cours de cette année.

Les révolutions qui s’étaient opérées depuis un an dans le monde romain oriental, l’apaisement des troubles d’Afrique, la chute d’Eutrope, la révolte des Goths de Tribigilde en Galatie, la guerre que ceux de Gaïnas poursuivaient en Thrace et jusqu’aux portes de Constantinople, tout cela avait changé la situation d’Alaric dans son gouvernement de l’Illyrie. Arcadius paraissant trop chargé d’embarras pour pouvoir en susciter à autrui, le roi des Goths ne savait plus que faire de son peuple et redevenait chef barbare pour son propre compte. L’étrange magistrat romain avait d’ailleurs épuisé sa province; occupans et occupés mouraient de faim, et suivant toute apparence aucun subside ne lui arrivait plus de Byzance; force lui était de chercher un autre cantonnement dans un pays riche qui n’eût point souffert de pillages ennemis : or l’Italie présentait ces deux conditions. Alaric était donc là, rôdant autour de la frontière où le gouvernement d’Orient l’avait jeté, avançant, puis reculant, comme une bête fauve qui prépare l’attaque d’une bergerie. Ces différens mouvemens et l’apparition de quelques pillards de son armée avaient motivé les inquiétudes de Stilicon, qui mettait en état de défense les villes de la Vénétie. Enfin dans l’automne de l’année 400, Alaric, excité par une bande d’aventuriers huns venus sans obstacle à travers les Alpes, se hasarda jusqu’à la hauteur d’Aquilée, pilla un peu, et, voyant le pays assez bien gardé, rentra dans son cantonnement.

Il en avait assez vu pour ne point se risquer davantage ; mais en même temps il rapporta de sa courte expédition un désir impérieux de quitter la Grèce. Jeune, ardent, rêvant des aventures éclatantes, comme ses grossiers compagnons rêvaient le pillage, fier de la force brutale qu’il tenait sous sa main, mais non moins jaloux d’honneurs, de richesses, de considération, de tout ce que donne la vie civilisée et que la vie barbare ignore, Alaric hésitait entre deux idées extrêmes, dominer Rome comme Romain, ou la briser comme conquérant et maître. Ce fut là son historie et le mystère de ses perpétuelles incertitudes pendant les dix années qu’il passa en Occident. On eût dit qu’Eutrope, en le plaçant si près de l’Italie, connaissait toutes les passions qui pouvaient agiter cette âme inflammable. La fortune de Stilicon l’irritait; il ne voyait plus Rome que dans la personne de ce Vandale, et eût voulu parfois la punir de s’être donnée à un Barbare qui n’était pas Alaric. Une autre pensée aussi se faisait jour en lui dans ses retours aux instincts de sa race, pensée sauvage, mais brûlante, et qui ne lui laissait pas de repos : c’était d’attacher son nom à une profanation qui étonnerait le monde, de violer la ville inviolable, d’arracher le diadème à la reine des nations. A force d’y penser, il se croyait prédestiné à cette mission formidable; c’était comme une obsession qui venait le saisir par intervalles et à laquelle il finit par succomber. Pour le moment, il ne songeait qu’à s’introduire en Italie avec le moins de risques possibles. Se trouvant à peu près libre de ses engagemens envers l’empereur d’Orient, il cherchait à faire une alliance quelconque avec celui d’Occident, pour mettre un pied dans ses domaines et y profiter des circonstances. Tantôt il demandait quelques terres incultes en Italie, tantôt il priait qu’on le laissât traverser la Ligurie jusqu’en Gaule, offrant de garder cette grande préfecture contre toute agression du dehors, sans doute avec son titre de maître des milices, qui lui serait confirmé. Il eût ainsi passé du service d’Arcadius à celui d’Honorius avec un accroissement de dignité. Stilicon, justement alarmé, semblait consentir, puis refusait sous divers prétextes, ne cherchant qu’à gagner du temps. On lui en sut plus tard mauvais gré, et il y eut des Romains qui l’accusèrent de perfidie vis-à-vis des Goths, dont il avait trompé, osait-on dire, la simplicité et la bonne foi.

Alaric, de son côté, préparait la guerre, tout en négociant. On apprit qu’il faisait d’immenses approvisionnemens d’armes et de vivres en Épire et en Thessalie, et qu’il achevait de ruiner le pays : c’étaient ses adieux. Il descendit alors en Pannonie par les Alpes dardaniennes, soit pour s’entendre avec le partisan Gaïnas s’il tenait encore, soit pour renforcer son armée de tous les bras barbares sans emploi dans la vallée du Danube. Il était trop tard quant à Gaïnas lui-même, dont la tête fut apportée à Constantinople le 3 janvier de l’année 401; mais la dispersion de ses bandes laissait disponible un nombre immense d’aventuriers qui accoururent près d’Alaric. Le séjour du roi goth en Pannonie lui servit encore à exciter les Barbares du Haut-Danube, qui se jetèrent en armes dans les plaines du Norique et de la Vindélicie, poussant devant eux les montagnards des Alpes rhétiennes, et bientôt les garnisons romaines, assaillies de toutes parts, restèrent prisonnières dans leurs châteaux. L’idée d’Alaric était de créer du côté des Alpes occidentales une diversion à sa marche par les Alpes orientales, d’envelopper Milan dans le réseau d’une double irruption, et de diviser les forces romaines. En effet, la guerre qui éclata subitement en Rhétie au printemps de l’année 401, prenant l’Italie au dépourvu, Stilicon y fit passer d’urgence une partie des légions cantonnées autour de lui. Il envoya de même aux gouverneurs militaires de la Gaule l’ordre d’expédier sans délai ce qu’il restait de troupes valides soit dans les camps du Rhin, soit en Bretagne, afin d’attaquer le Norique à revers et d’étouffer rapidement l’insurrection. En attendant, il prescrivit la réparation des murailles de Rome, à peine entretenues depuis des siècles; il en agrandit même l’enceinte, ou du moins il y ajouta de nouveaux ouvrages sur les points le plus faibles. Le temps nous a conservé l’inscription qui constate ces grands travaux, lesquels, y est-il dit, « furent exécutés par les conseils de Stilicon. » A l’exemple de la ville éternelle, les autres cités de l’Italie se mirent à réparer leurs brèches, à mettre en état leurs remparts, et Ravenne probablement reçut alors des fortifications capables d’en faire, si la nécessité le voulait, un refuge pour l’administration impériale et l’empereur.


III.

Cette guerre soudaine presque en Italie et les mesures extrêmes prises par le régent produisirent une épouvante générale. Fortifier Rome! Rome était donc en danger; elle allait être prise, détruite : c’en était fait de l’empire, c’en était fait du genre humain! On récapitulait alors tous les présages qui depuis un an révélaient aux plus aveugles la fatale catastrophe : pluies de pierres et de sang, forêts embrasées spontanément, éclats de foudre, éclipses de soleil et de lune, rien n’avait manqué aux avertissemens du ciel. Un essaim d’abeilles s’était abattu sur l’étendard d’une légion pour y bâtir ses alvéoles, signe évident de la défaite des armées romaines et du morcellement de l’empire, en proie à la multitude des nations. Tout récemment enfin n’avait-on pas vu une comète, partie de la constellation de Céphée, aux limites de l’orient, aller s’éteindre au nord, entre la grande-ourse et le bouvier, au-dessus de la contrée des Goths, traçant ainsi comme un flambeau funèbre la route que devait suivre Alaric? Un dernier fait, étrange assurément et assez peu croyable, quoique personne n’en doutât alors, se passa près de Milan, sous les yeux mêmes d’Honorius, et mit le comble aux terreurs superstitieuses. Le jeune prince, accompagné d’une escorte, exerçait ses chevaux à quelque distance de la ville, quand deux loups furieux débouchèrent d’un bois et se précipitèrent sur les chevaux. On les cerna, on les tua à coups d’épieux et de lances, mais de leurs flancs entr’ouverts sortirent, dit-on, deux mains d’homme fraîchement tranchées et encore palpitantes. « Présage funeste ! s’écriront les uns : la louve, nourrice de Romulus, expire aux pieds de l’empereur ! — Non, non, répondaient les autres : ces loups représentent les Barbares repus de sang romain ; ils viennent tomber sous nos coups : que le présage soit exaucé ! » Ainsi les conjectures se combattaient, et la crédulité se tourmentait de ses propres rêves. On ne manqua pas de rappeler à ce propos l’auspice de Rome naissante, les douze vautours observés par Romulus sur le mont Palatin, et l’explication donnée par l’aruspice toscan que ces douze vautours présageaient à la ville douze siècles de durée. Or le XIIe siècle n’était encore qu’à son milieu. Là-dessus les opinions se divisaient ; on calculait, on supputait les années de la ville éternelle, chacun suivant sa chronologie, et pour donner raison à la peur, nous dit le contemporain de qui nous tenons ces détails, « on abrégeait le vol d’un vautour. » Les hommes d’élite parmi les chrétiens (car le vulgaire est le même partout) souriaient dédaigneusement à cette agitation de la société païenne. « Laissez là vos fables, répétaient-ils ; Rome périra si Dieu le veut, et, s’il ne le veut pas, elle restera debout. Quand Dieu décrétera sa ruine, c’est qu’elle aura comblé la mesure des crimes. » Ils ne ménageaient pas plus les efforts du patriotisme que les frayeurs de la superstition. Ils disaient aux citoyens qui réparaient leurs murailles : « Dieu seul est un rempart et une garde ; priez-le, invoquez les saints, cela vaudra mieux que vos citadelles. Les murs de Jéricho étaient neufs et solides : ils ont croulé au premier son d’une trompette. » Telle était l’attitude mutuelle des deux sociétés : d’un côté la peur, mais un reste d’énergie, de l’autre le mépris des choses du monde et une résignation désolante aux humiliations et aux souffrances.

La haute société romaine surtout présenta, dans ces jours de découragement, un spectacle douloureux : à Rome comme ailleurs, elle ne songeait qu’à la fuite. On ne vit bientôt plus qu’apprêts de départ, voitures de bagages sillonnant les routes, navires frétés dans les ports ; chacun laissait sa maison, ses biens, pour se réfugier en Sardaigne, en Corse, en Sicile, sur un écueil même ; on bravait la mer et les vents, pourvu qu’on fût loin de l’Italie. Cette désertion des riches mécontenta le peuple, et il y eut une émeute dans Rome. Honorius n’avait pas été le dernier à se ranger à ce lâche projet. D’indignes conseillers lui proposaient d’emmener une partie de l’armée en Gaule, et d’y installer le gouvernement, soit à Lyon, soit à Arles. Le plan fut arrêté, secrètement, et l’exécution se préparait, lorsque Stilicon se jeta en travers avec le mépris d’un soldat et l’indignation d’un vrai Romain. Claudien, qui nous peint cette scène sans rien dissimuler, nous rapporte au moins le sens des paroles échappées au régent dans sa généreuse colère. On avait fait sonner bien haut le danger des femmes et des enfans exposés aux outrages de l’ennemi : «Mais moi, s’écria-t-il, suis-je donc un homme dénaturé? N’ai-je pas aussi une femme, des enfans, qui me sont plus chers que tout au monde, ou plutôt qui sont ma vie elle-même? Eh bien! ils resteront près de moi, je les confie à Rome, quoi qu’il arrive : vainqueurs ou vaincus, nous ne nous quitterons point. » Ce projet de départ ne lui semblait pas seulement une lâcheté, mais une trahison. «Quoi! disait-il, on oserait priver la patrie des bras qui la protègent! L’empereur commanderait la désertion de nos légions! Il abandonnerait la terre sacrée du Latium pour aller quêter un asile aux bords de la Saône ! On verrait (quel spectacle!) le siège de l’empire romain près du Rhône, et Rome aux mains des Barbares! Et cet empire sans tête, vous croyez qu’il pourrait subsister! Non, non, les lâches sanglots et les vœux superflus ne calment point la tempête; les gémissemens des matelots ne sauvent point le vaisseau qui va périr... Mais reprenez courage, que tous les bras agissent ensemble, que l’équipage se réunisse au pilote dans un commun effort, et nous sommes sauvés : aux voiles! aux cordages! aux mâts! Point de désertion ni de discorde! Osons combattre, nous serons vainqueurs. Ce n’est pas la première fois que les Cimbres et les Teutons auront engraissé les champs de la Ligurie. » L’attitude de Stilicon effraya sans doute, autant que ses paroles, le pupille et les conseillers du pupille; les instigateurs de fuite se turent, et, suivant l’expression du poète historien de la scène, « l’empereur resta comme un otage des destinées de l’Italie. »

Cependant Alaric, ayant renouvelé son armée, s’était mis en marche par la vallée de la Save, afin d’atteindre l’Italie avant l’arrivée des grands froids, car on était alors à la fin de l’automne. Le chemin qu’il suivait était la route d’étapes des légions de Sirmium à Aquilée, ligne principale de communication entre Constantinople et Rome : elle passait par les villes d’Emone et de Nauport, aujourd’hui Laybach et Ober-Laybach, pour aboutir au pied méridional des Alpes dans les prairies de l’Isonzo. Avec la guerre de Rhétie, qui se prolongeait, Stilicon ne pouvait se porter au-devant d’Alaric, et l’attendre sur le grand champ de bataille des Alpes juliennes, aux bords de la Rivière-Froide : une partie de son armée était absente, et il ne voulait pas laisser derrière lui Milan exposé à un coup de main. Par une de ces décisions rapides qui s’alliaient dans son génie aux calculs de la prudence et de la méthode, il résolut d’aller en personne finir cette malencontreuse guerre de Rhétie et ramener ses troupes, se flattant d’avoir tout achevé avant que les Goths eussent atteint la Vénétie, ou du moins qu’ils en fussent sortis. Il donna des ordres pour que Milan, où l’empereur était renfermé, fût mis en bon état de défense et reçût une forte garnison; puis il gagna précipitamment le lac de Côme, qu’il traversa sur une barque avec quelques compagnons. Au pied de la montagne, il prit un sentier plus raide et plus difficile que la route ordinaire, mais qui conduisait plus promptement au but de son voyage. Un froid précoce couvrait de neige cette partie des Alpes, et la route n’était pas sans danger : Stilicon pourtant s’y aventure à cheval, presque seul, sans provisions, mangeant ce qu’il trouve, et s’abritant la nuit tantôt dans une caverne, tantôt sous le chaume d’un pasteur. Son apparition miraculeuse exalte le courage des légions; mais ce n’est pas tout : il veut voir lui-même les bandes ennemies, se présenter à elles, les gagner à sa cause. Des Barbares qui les composaient, les uns avaient fait la guerre sous lui comme fédérés; il avait combattu les autres comme général : tous le connaissaient. Pour ceux-là, il était le Romain Stilicon; pour ceux-ci, Stilicon le Vandale, le premier, le plus grand des Barbares. A son approche en effet ils déposent les armes. Stilicon les leur rend. « Venez avec moi, leur dit-il, et soyez soldats de l’empire. » L’argent distribué à propos aide à la séduction de ses paroles. Il choisit dans ses ennemis de la veille les plus braves et les mieux disposés, et les incorpore à ses troupes. Les légions de la Gaule étaient arrivées depuis peu. Il compose de tous ces élémens une bonne et forte armée, à laquelle il ordonne de le suivre ; puis, prenant les devans avec un gros de cavaliers, il redescend la montagne par la route qui longeait le côté oriental du lac de Côme et la rive gauche de l’Adda.

Cette expédition, si accélérée qu’elle eût été, avait duré quelques semaines, et pendant ce temps-là Alaric était arrivé. Informé de tout ce qui se passait par de nombreux espions italiens ou barbares qu’il payait très grassement, il avait su le départ de Stilicon ainsi que le motif de son absence, et il avait immédiatement formé le projet d’enlever l’empereur. « Frappé de terreur, éloigné de tout secours, Honorius, se disait-il, acceptera toutes les conditions qu’il me plaira de lui imposer. » Sans s’arrêter donc à faire le siège des villes de la Vénétie ou de l’Emilie, il se dirigea sur Milan à maiche forcée. Il occupait le pont de l’Adda et les deux rives du fleuve, quand Stilicon, vers la tombée de la nuit, donna dans ses avant-postes. Cette rencontre et la multitude de feux qui scintillaient dans la campagne comme des étoiles apprirent au régent ce qui s’était passé. Retournant en arrière vers un gué qu’il connaissait, il y pousse son cheval, ses cavaliers en font autant, et malgré la rapidité du fleuve ils parviennent à gagner la rive opposée. Les Barbares, accourus au bruit, font pleuvoir sur eux, des deux bords, une grêle de dards et de flèches qui, grâce à l’obscurité, ne blessent personne. Le jour commençait à poindre, quand la petite troupe se trouva en vue de Milan. Les sentinelles, averties par les tourbillons de poussière que soulevait le galop des chevaux, donnèrent aussitôt l’alarme. On accourut de tous côtés sur le rempart. « Étaient-ce des amis ou des ennemis? se demandait-on, » lorsqu’on aperçut l’aigrette qui ombrageait le casque du régent. Pour se mieux faire reconnaître, lui-même, s’avançant au pied de la muraille, se découvrit et montra sa tête d’une blancheur éclatante, car, dans la maturité de l’âge, Stilicon avait déjà les cheveux d’un vieillard. Un cri de joie parti du rempart se propage aussitôt dans toutes les rues, les magistrats accourent aux portes, et Stilicon, entouré d’une foule enthousiaste, gagne le palais impérial : la ville se croyait sauvée.

Elle l’était en effet, et avec Stilicon la confiance entrait dans l’armée romaine, le découragement dans celle des Goths. Alaric, voyant son plan déjoué et craignant d’être enfermé lui-même entre les légions qui descendaient les Alpes et la garnison de la ville, fit retraite prudemment, et établit son quartier dans la Vénétie, où il se mit à tout ravager. Stilicon profita de ce temps de répit, et de l’arrivée des légions qui le suivaient, pour prendre une mesure qu’il jugeait indispensable, vu le caractère d’Honorius. Milan était un poste trop menacé pour y laisser un jeune prince et des eunuques qui se mouraient de peur; Ravenne convenait mieux, et le fils du grand Théodose pouvait s’y rassurer à l’abri de marais impénétrables. Stilicon l’y conduisit et disposa une partie de ses troupes dans la Cispadane, couvrant les abords de Ravenne et surtout ceux de Rome, si les Goths, ce qu’on pouvait craindre, tentaient une percée sur l’Apennin par la route de Bologne. L’ensemble des mesures prises par le régent consista d’un côté à défendre l’empereur, de l’autre la cité, tête et cœur de l’empire, et d’observer les mouvemens d’Alaric, en laissant cette armée désordonnée se consumer d’elle-même. Pour cela, il fallait abandonner les villes de la Vénétie et de la Ligurie à leur propre défense : Stilicon n’hésita pas à le faire, et la suite prouva qu’il avait raison. Bloqué en quelque sorte dans la Transpadane orientale, la pillant, la saccageant tout à son aise, Alaric n’en avait pas moins renoué ses négociations avec Honorius. Les propositions du Balthe étaient toujours les mêmes, avec plus d’impudence que par le passé : « il venait se mettre au service de l’empereur d’Occident, et il demandait, suivant son habitude, soit qu’on lui octroyât un cantonnement en Italie, soit qu’on le fît passer en Gaule, afin de garder les provinces occidentales contre les entreprises des Barbares, ennemis de l’empire. »

La situation des Goths, tout maîtres qu’ils fussent du pays, n’était pourtant ni sans fatigue ni sans danger : à chaque pas des rivières profondes, des villes closes, des plaines inondées, à l’aide desquelles parfois les habitans savaient se défendre. Quand les chariots furent remplis de butin et que les chaleurs du printemps commencèrent à se faire sentir, une partie de l’armée se dégoûta et voulut retourner en Illyrie. Alaric s’y refusa obstinément, et, comme plus d’un chef influent approuvait le départ, il se tint sous la tente du roi un conseil dont les délibérations orageuses, divulguées au dehors, ont donné matière à un des plus curieux tableaux de Claudien. Le poète nous peint sous un aspect assez imposant ce sénat de Barbares courbés par l’âge, à la chevelure fauve et pendante, au visage couturé de cicatrices, aux manteaux de peau : élite de ces hommes qui avaient épouvanté l’Orient pendant un demi-siècle, tué un empereur et dépouillé la Grèce du trésor des arts. Chacun d’eux tenait dans sa main une haute lance à poignée d’ivoire, tout à la fois son bâton, son arme et l’insigne de son rang.

L’orateur du conseil, qui comptait parmi les plus considérables et les plus âgés des Goths, avait été, au dire du poète, le père nourricier d’Alaric, son tuteur dans l’enfance, son soldat dévoué plus tard; c’était lui dont la main avait attaché le premier carquois aux épaules du jeune homme aujourd’hui son roi. Par tous ces titres, il se croyait le privilège de lui parler librement, et il voulut plaider cette fois pour le salut commun. « Alaric, lui dit-il, il y a trente hivers déjà que notre peuple a franchi le Danube, et depuis ce temps il a traversé bien des épreuves; mais sa fortune n’aura jamais été en plus grand danger que maintenant, si tu t’obstines à rester ici. L’ardeur de la jeunesse bouillonne dans tes veines et t’emporte : écoute les conseils de l’expérience. Au lieu de t’aventurer au loin comme tu le veux, hâte-toi de partir avant que l’ennemi nous presse; par l’appât d’un nouveau butin, n’expose pas celui que tu as conquis; ne fais pas comme le loup qui s’enfermerait lui-même dans la bergerie, pour expier d’un seul coup tous ses larcins passés. Cette Étrurie si riche en vignobles, ce fleuve du Tibre, cette Rome, dont les noms sont toujours dans ta bouche, que sont-ils? Je l’ignore; mais si j’en crois les récits de nos ancêtres, jamais l’insensé qui porta la guerre contre cette ville n’eut à se réjouir de son audace. Les dieux l’habitent, et des feux surnaturels protègent, dit-on, ses remparts; une puissance inconnue lance la foudre sur l’ennemi qui ose l’approcher : est-ce Rome elle-même, est-ce le ciel? Ne cherchons point à le savoir. Songeons plutôt que Stilicon nous guette avec une armée redoutable, et souvenons-nous de nos échecs d’Arcadie. » Ces derniers mots portèrent peut-être au cœur d’Alaric une blessure plus profonde que tout le reste. Se levant brusquement, l’œil en feu, la colère à la bouche, il insulta ce vieillard, qu’il appelait autrefois son père : « Si le grand âge, qui a glacé tes sens, ne t’avait pas enlevé la raison, s’écria-t-il, je ne laisserais pas tes lâches paroles sans châtiment. Quoi! tu m’oses conseiller la fuite! Quand l’empereur d’Orient m’a cédé ses droits sur l’Illyrie, quand cette nation m’a reconnu pour son chef, quand je suis maître et possesseur de vingt cités romaines, tu veux que j’aille demander refuge à mes esclaves, que j’étale à leurs yeux l’ignominie d’une fuite! Non, par les dieux de nos pères! je ne reverrai jamais en fugitif des lieux que j’ai parcourus triomphant. Je ne quitterai plus le sol de l’Italie que je tiens : vainqueur, j’y régnerai; vaincu, j’y serai encore par mes os. Que me parles-tu de dieux qui défendent Rome ! les dieux m’ordonnent à moi de la prendre. Ce n’est pas une fable que ceci, ce n’est pas un rêve ; beaucoup ont entendu comme moi une voix me crier du fond d’un bois sacré : « Marche, Alaric, marche au-delà des Alpes; cette année même tu parviendras à la Ville, là doit s’arrêter ta course! » Je marcherai encore, j’obéirai aux dieux : telle est ma résolution inébranlable ! » À ces mots, le conseil se sépara en tumulte.

Tel est le récit de Claudien, composé lorsqu’Alaric quittait à peine l’Italie. Il n’a rien qui puisse le faire rejeter comme une pure fiction; c’est le récit public sous une forme plus colorée, c’est le fait historique poétisé à la manière des historiens anciens. Qu’on ne s’étonne pas trop qu’Alaric, quoique chrétien, y parle des dieux, il comptait beaucoup de païens dans son armée, et d’ailleurs le christianisme des Goths, si grossier et si récent, devait se trouver singulièrement entaché de formules et de souvenirs païens. En tout cas, on est étonné malgré soi quand on lit, dans un écrit publié huit ans avant qu’Alaric ne prît Rome, cette prétendue prédiction faite au roi barbare, qu’il pénétrerait jusqu’à la ville éternelle, et que là serait la fin de sa course ou de sa vie. Un fatal enchaînement de circonstances amena en 410 l’accomplissement de cet étrange oracle, mais on ne peut nier qu’il ne se soit accompli.

Le roi des Goths n’avait plus qu’un parti à prendre, marcher en avant, puisqu’il ne voulait pas reculer; il le prit résolument. Il traversa la Ligurie, en évitant toutefois Milan, franchit le Pô, et se rapprocha en même temps des Alpes et de l’Apennin. Stilicon le suivait à courte distance. Après quelques hésitations, Alaric vint se poster dans la Ligurie subalpine, à Pollentia, où il sembla attendre la bataille qu’il avait évitée jusqu’alors. Maître des défilés de l’Apennin occidental et de ceux des Alpes cottiennes, il dominait dans cette position la route de Rome par l’Étrurie maritime, et celle de la Gaule par les Allobroges. Vainqueur, il pouvait prendre la première; vaincu, il faisait retraite par la seconde, et dans sa défaite encore il se trouverait possesseur d’une grande moitié de l’Occident : c’était là son calcul, auquel Stilicon ne se trompa point, et bientôt l’armée romaine vint se déployer en face des Goths dans les champs de Pollentia. Elle se composait des légions, l’élite des forces de l’empire, d’un corps de Goths auxiliaires commandés par le païen Saül, Goth lui-même, et l’un des généraux de Théodose à la bataille de la Rivière-Froide, enfin d’une aile nombreuse de cavaliers alains dirigés par un chef de leur nation. Alaric, habitué à vivre avec des Barbares dont le métier était de se vendre au plus offrant, avait toujours l’argent à la main : j’ai dit qu’il avait gagné beaucoup d’espions parmi les Italiens; il sondait en toute circonstance la fidélité des auxiliaires, et osa même s’adresser au soldat romain. On peut supposer que, durant les jours où les armées furent presque en contact, il multiplia ses tentatives de corruption ; du moins Stilicon, vaguement informé, conçut de l’ombrage contre ses auxiliaires. Ses soupçons ne pouvant atteindre Saül, personnage éprouvé, qui d’ailleurs se croyait au moins l’égal d’Alaric, il les porta sur le chef alain dont il surveilla attentivement les démarches : l’événement vengea le brave auxiliaire d’une injure qu’il ne méritait point. Les deux armées se trouvèrent en présence le samedi saint, qui tombait, en l’année 402, au cinquième jour d’avril : Alaric avait déjà établi son camp, Stilicon traça le sien, et de part et d’autre l’on se tint en repos jusqu’au lendemain.

Située non loin du Tanaro, au-dessus du confluent de ce fleuve et de la Stora, Pollentia, municipe considérable au temps du haut-empire, restait encore au Ve siècle une ville importante. Elle était adossée, du côté de l’est, à une vaste forêt qui longeait le Tanaro dans la direction d’Asti, et que traversait un petit cours d’eau assez bizarrement appelé Urbis ou Urbs, c’est-à-dire la Ville. Cette étrange appellation servit plus tard à expliquer l’oracle d’Alaric, car, aux yeux des païens, il ne fallait pas qu’un oracle, même barbare, pût avoir tort : le Balthe avait pénétré jusqu’à la Ville; irait-il plus loin? On peut inférer des divers mouvemens de la bataille qu’Alaric avait établi son campement en face de Pollentia, sa droite appuyée sur les premiers massifs de la forêt, et sa gauche couverte par la rivière. Au centre probablement, et dans une enceinte de palissades et de chariots, suivant l’usage des Goths, se trouvait le camp proprement dit, qui contenait la femme et les fils du roi, avec son trésor, ainsi que les familles et le butin de l’armée. Stilicon avait dressé le sien à l’opposite, interceptant à son ennemi l’accès des Alpes, et le resserrant entre la forêt et le fleuve. Le soleil levant les trouva dans cette position. Ce jour, ainsi que nous l’avons dit, était celui de la fête de Pâques, la première des solennités chrétiennes, et comme si, par un accord tacite des deux chefs, il eût été convenu qu’on ne profanerait point la sainteté du jour par une effusion de sang humain, aucun mouvement ne s’apercevait ni dans un camp ni dans l’autre Les Romains purent même en toute assurance vaquer à des devoirs religieux, et, suivant l’expression d’un contemporain, « adorer les autels de Dieu; » mais cette quiétude fut interrompue tout à coup par des cris accompagnés d’un grand tumulte : c’était le corps de l’infanterie gothique auxiliaire qui engageait le combat. Avait-elle été provoquée? provoquait-elle elle-même? L’inimitié des Goths d’Alaric contre les Goths de Saül avait-elle amené d’abord des menaces, puis des attaques aux avant-postes des deux armées, ou le défenseur païen de la cause catholique se riait-il des scrupules chrétiens, quand s’offrait à lui une bonne occasion de combattre? On ne le sut jamais. L’histoire témoigne seulement que le général romain fut étranger à cette prise d’armes.

Le combat une fois engagé, Stilicon dut le soutenir, et fit sonner le clairon d’appel. Les légions se rangèrent en bataille, précédées du labarum, que portait le draconnaire de la première cohorte, et chaque chrétien traça le signe de la croix sur son front, comme une sauvegarde et un acte de foi. Stilicon parcourait à cheval les rangs, infanterie et cavalerie, animant de sa voix les officiers et les soldats, et donnant ses instructions aux chefs auxiliaires. Quand il arriva au commandant des Alains, au lieu d’éloges et d’encouragemens, il n’eut pour lui que paroles de défiance et duretés. C’était un homme petit et faible de corps, en qui la nature avait mis un grand cœur et une énergie indomptable. Sous les soupçons du général, il comprima son indignation, mais ses yeux lançaient de sombres éclairs. Au moment de charger, ramassant toute sa force, il fait signe à ses escadrons de le suivre, et se jette tête baissée sur les Goths, là où il voit les bataillons les plus serrés. Il les enfonce, les culbute, et fait face lui-même à vingt ennemis à la fois; mais son corps n’est bientôt plus qu’une vaste plaie. Stilicon, effrayé de son audace, lui envoie l’ordre de revenir : l’enfant du Caucase obéit, revient, montre ses blessures, et tombe aux pieds de son chef, mort et justifié.

Cet incident faillit tout perdre, car la cavalerie alaine, privée de son guide et ne sachant que devenir, tourne bride et se débande. L’armée entière eût été entraînée, si Stilicon, prenant une légion avec lui, n’eût arrêté les Goths, qui se croyaient déjà vainqueurs, et laissé aux escadrons auxiliaires le temps de se reformer. Le combat se rétablit; mais la journée fut rude et sanglante. Stilicon se portait sur tous les points qui semblaient menacés, remplissant le double rôle de général et de soldat. Une manœuvre heureuse amena les légions jusqu’au camp d’Alaric, qui fut attaqué et pris : le roi goth perdit alors courage et donna le signal de la retraite. Tout le butin des Barbares resta au pouvoir du vainqueur : c’étaient des chariots pleins d’or et d’argent, des vêtemens somptueux, des vases, des statues, fruits des dévastations de la Grèce. Les Goths fugitifs semaient ces trésors devant les pas des Romains pour arrêter leur poursuite; mais le légionnaire songeait plus à tuer qu’à piller. Le butin le plus précieux aux yeux de Stilicon fut la femme d’Alaric prise avec ses enfans dans sa maison roulante. On trouva aussi dans le camp une foule de captifs italiens ou grecs, dont cette victoire brisait les fers. Rendus à la liberté après de longues souffrances et ne sachant comment exprimer leur joie, ces malheureux embrassaient les genoux de leurs libérateurs et couvraient de baisers des mains dégouttantes de sang.

Alaric, pendant ce temps-là, faisait retraite le long du Tanaro, abrité par la forêt, et se réfugia dans les murs d’Asti. Stilicon vint l’en débusquer, et il y eut encore sur les bords de la petite rivière appelée la Ville un combat où les Romains eurent l’avantage. Passant alors le Tanaro, Alaric se retrancha dans une position formidable sur un des mamelons de l’Apennin. Il eût été difficile de l’y forcer, et une bataille perdue ou bien une marche désespérée du Balthe pouvait mettre la Toscane, Rome même en danger : Stilicon préféra ouvrir l’oreille à des propositions. Pour témoigner d’un sincère désir de conciliation, il renvoya au Barbare sa femme prisonnière, ne gardant près de lui que ses fils. Ce fut Stilicon qui posa lui-même les conditions de la paix, et il ne les dicta pas trop dures. Il fut convenu qu’Alaric sortirait de l’Italie par le même chemin qu’il y était entré, sans commettre ni vexations ni dégâts : ses enfans devaient servir de gages à la fidélité de ses promesses.

Il repassa donc le Pô dans l’attitude d’un vaincu, et traversa de nouveau la Ligurie sans s’arrêter. L’armée romaine le suivait en bon ordre avec toute la confiance de la victoire et le ferme propos d’exterminer les Goths, s’ils faisaient mine de violer le traité. Cependant toutes les humiliations pleuvaient sur cet homme, jadis si fier; la désertion se mit dans son armée; les soldats lui redemandaient leur butin et leurs familles, et il avait à subir chaque jour les reproches de ceux dont il avait repoussé les avis. L’idée de reparaître en fugitif dans son gouvernement d’Illyrie, toujours présente à son esprit, le déchirait surtout comme une insupportable torture. Il n’y tint plus, lorsque, parvenu dans sa retraite entre le Mincio et l’Adige, il vit dans la forte place de Vérone un moyen de renouveler la lutte et de rappeler peut-être la fortune : il s’y jette donc, s’y renferme et défie Stilicon. La guerre recommence alors aux bords de l’Adige, acharnée des deux parts et presque sans quartier. Le siège durait : la famine et la peste se mirent dans cette malheureuse ville; les Goths surtout souffraient, et leur mécontentement contre le chef qui les sacrifiait ainsi à son orgueil alla jusqu’à la sédition. Alaric, désespéré, quitte la ville à l’improviste, et se réfugie dans la vallée de l’Adige, pour gagner de là la Rhétie, ou, s’il le peut, les Gaules; mais Stilicon le bloque de toutes parts. En vain retranché comme un lion dans une citadelle de rochers, il brave les menaces des soldats romains qui amènent devant lui ses fils enchaînés, comme pour les égorger à ses yeux; en vain il déjoue toutes les ruses et repousse tous les efforts, la faim le chasse encore de ce repaire, car son cheval en est réduit à manger l’écorce des arbres. Recueillant tout ce qui lui restait de forces, il fait une trouée dans les lignes romaines, et parvient à s’échapper sans que Stilicon puisse ou ose l’arrêter. Telle fut la fin de la campagne de Pollentia.

Rome était délivrée du plus grand danger qu’elle eût couru depuis bien des siècles; tous les cœurs romains le sentirent, toutes les voix proclamèrent Stilicon le sauveur de la patrie. Les païens comme les chrétiens, le poète Claudien comme le poète Prudence se firent les interprètes de la reconnaissance générale, celui-là au nom des anciens dieux, celui-ci au nom du Christ : au fond, le sentiment était le même; les deux cultes se donnaient la main dans une étreinte fraternelle au sortir d’un péril commun. Rome chrétienne disait « notre Stilicon » comme Rome païenne « mon Scipion, mon Marius. » Les partis se taisaient, laissant parler l’Italie. On ne se doutait pas encore que ce n’était point Alaric, mais Stilicon qui avait été défait à Pollentia; qu’Alaric, quoique arien, était un chrétien fidèle et pieux qui ne voulait point combattre le jour de Pâques, tandis que l’impie Stilicon violait de gaîté de cœur la sainteté de cette fête, ou plutôt l’avait fait violer traîtreusement en livrant la conduite de la guerre à un général païen; qu’Alaric enfin avait été appelé en Italie par Stilicon lui-même, dans la pensée d’opprimer l’empereur, et que dix fois, pendant la campagne, le Barbare aurait pu être détruit, mais que Stilicon le laissait toujours échapper, le réservant au saccagement de Rome. Ces choses se dirent, s’écrivirent, se publièrent plus tard : on ne les avait pas encore imaginées; le temps de l’injustice et de l’ingratitude n’était pas venu pour cet homme, dont les services étaient trop récens. La gloire qui l’environnait alors était donc sans mélange. Il voulut la reverser en partie sur son gendre en l’amenant dans Rome à la demande du sénat, comme pour rétablir la paix entre les empereurs chrétiens et la ville des dieux. Honorius y vint de Ravenne, escorté par l’armée victorieuse, et son entrée se fit dans un char triomphal, Stilicon debout à son côté. C’était la quatrième fois seulement depuis Constantin qu’un césar adorateur du Christ visitait la cité de Jules César et d’Auguste. Mû par un sentiment respectueux dont Rome lui sut gré, Honorius ne souffrit point que les sénateurs marchassent à pied devant son char, quoique ce fut le cérémonial consacré ; mais il y fit marcher l’un près de l’autre sa sœur Placidie et le jeune Euchérius, son beau-frère. Le sauveur de l’Italie était tout-puissant; rien pour le moment n’osait résister à ses désirs, et il voulut engager irrévocablement le mariage qu’il souhaitait avec tant d’ardeur, en montrant à la face du monde son fils et la fille de Théodose réunis côte à côte comme deux fiancés. Avoir brisé le caractère de l’orgueilleuse jeune fille ne fut peut-être pas la moindre victoire de Stilicon; mais ce fut son dernier triomphe.


IV.

Rome en effet sembla s’être réconciliée avec les empereurs chrétiens : Honorius y prit son sixième consulat au 1er janvier 404, et la date de ses lois témoigne qu’il y demeura une grande partie de l’année : c’était une exception notable et rare que des lois romaines fussent datées de Rome. Le sénat eût souhaité fy retenir toujours, et le poète, interprète du sentiment public, osa dire au prince, en faisant parler la ville éternelle : « Cent ans se sont écoulés depuis que les Césars ont déserté mes murs; pendant ces vingt lustres je ne les ai revus que trois fois, et chaque fois ils venaient m’offrir en spectacle les roues de leur char rougies de sang romain, comme si une pieuse mère pouvait se réjouir dans le deuil de ses enfans! Ceux qui avaient succombé étaient des tyrans, soit; mais leur perte n’en était pas moins une blessure à mon sein. Entre enfans de la même patrie, frères naguère sous le même drapeau, la victoire est sans honneur, et la défaite digne de pitié. César tirait vanité des combats livrés en Gaule; Pharsale, il n’en parlait pas!... Vos trophées, à vous, prince, sont purs de toute souillure civile ; conquis sur un Barbare furieux, ils absoudront les coupables triomphes qui ont affligé mes murailles ! » Ces belles et mélancoliques paroles durent pénétrer au fond de toutes les âmes. Il y avait plus qu’un noble courage à les prononcer devant un fils de Théodose : avouées par lui, dictées peut-être par Stilicon, elles prenaient l’importance d’une déclaration politique et d’un engagement de liberté pour l’avenir. Rome voulait recouvrer un ancien droit ; Milan en revendiqua un nouveau. Devenue, dans l’organisation tétrarchique de Dioclétien, la résidence de l’Auguste d’Italie, cette ville se regardait depuis plus d’un siècle comme la métropole de l’Occident. Elle avait donc envoyé dès la fin de la guerre une députation à Ravenne pour combattre la députation de Rome, dans ses prétentions sur l’empereur et le siège de l’empire : le droit de Milan se fondait sur une possession centenaire, ainsi que l’exposait un mémoire dressé par la municipalité elle-même, et que devait soutenir l’ex-consul Mallius Théodorus, chef de la députation. Le plaidoyer de Milan ne prévalut pas contre celui de Rome, mais les deux villes continuèrent la lutte avec une vivacité qu’expliquaient assez l’orgueil et l’intérêt municipal. Honorius les mit d’accord en choisissant Ravenne, séjour qui convenait à son caractère timide et à ses occupations puériles, bien mieux que Milan, où l’on courait risque d’être surpris par un coup de main, et que Rome, où, après tout, la postérité de Théodose se trouvait mal à l’aise en face d’une aristocratie hautaine, exclusive, polythéiste par situation ou par devoir.

L’année suivante, car les périls s’accumulaient sur Stilicon comme pour éprouver son génie, un danger nouveau et plus grand, parti non plus de l’est, mais du nord de l’empire, fit oublier dans Rome Alaric et les frayeurs de Pollentia. Les Huns, maîtres des steppes du Dnieper d’où ils avaient balayé les Visigoths, s’avançaient vers la frontière romaine par un progrès irrésistible. Chaque année, le camp de chariots où siégeait leur roi faisait un pas de plus le long du Danube. Ils occupaient maintenant le grand amphithéâtre des Carpathes et fondaient au milieu des marécages de la Theiss cette domination qui fut si longtemps le fléau de l’Europe. Tout cédait ou fuyait devant ces hordes hideuses où l’imagination des Germains, croyait voir une armée de démons, issus du commerce impur des sorcières avec les esprits infernaux. Des peuples de toute race, refoulés, déplacés, encombraient la vallée du Danube, se croisant, se choquant, se culbutant les uns les autres. Comme un lac soulevé qui se creuse un passage, cette masse de nations, pressée à l’est et au nord, déborda vers l’ouest et le midi. Deux grands courans d’émigration se formèrent : l’un qui menaçait l’Italie par les Alpes, à travers la Pannonie, l’autre qui, remontant le Danube sur ses deux rives, marchait dans la direction de la Gaule.

Le premier courant déboucha sur la Ligurie par les Alpes tridentines, à l’improviste, et avant qu’aucune mesure eût été prise pour fermer les passages. C’était une multitude confuse d’hommes, de femmes, d’enfans, appartenant à toutes les races, parlant tous les idiomes barbares. On y comptait, les uns disent deux cent mille, les autres quatre cent mille hommes armés; douze cents chefs les commandaient et obéissaient à leur tour à un roi de guerre, qui se nommait Rodogaïse ou Radagaise. Radagaise était Goth de naissance, mais son nom rappelait celui d’une divinité vendo-slave, Radegast, dieu de la guerre et des conquêtes, auquel peut-être ce chef d’aventuriers s’était lui-même consacré, car il était prêtre et roi. On le voyait chaque jour consulter avec dévotion ses sombres divinités, et leur sacrifier victime sur victime. Il se vantait de leur préparer une hécatombe « qui apaiserait pour longtemps, disait-il, leur soif de sang humain : » cette hécatombe, c’était la population de Rome qu’il avait vouée tout entière à la destruction. Comme s’il eût eu hâte en effet d’accomplir son vœu, il ne séjourna point dans la Haute-Italie, il ne perdit point de temps à piller, mais se dirigea à grandes journées vers la route qui conduisait de Bologne à Rome, à travers les Apennins et l’Étrurie. Son armée, pour la facilité de la marche, se divisa en trois corps dont il commandait le premier et le plus nombreux. Tout dans cette invasion avait été inattendu, rapide, irrésistible.

Stilicon, surpris cette fois, n’eut que le temps de se renfermer dans Pavie où il se tint en observation, tâchant de rallier autour de lui les forces disséminées dans la Haute-Italie. Il réunit ainsi trente légions qui ne représentaient guère à cette époque qu’un effectif de trente mille hommes de troupes nationales, auxquelles s’adjoignirent une division de fantassins goths sous les ordres de Sâr ou Sarus, espèce de géant barbare dont l’audace égalait la force prodigieuse, un corps de cavalerie hunnique commandé par Uldin, un des rois de cette nation, et quelques escadrons alains. Sitôt qu’il eut aperçu le mouvement de l’ennemi vers Bologne et l’Apennin, il partit lui-même précipitamment pour gagner, le long de la mer, les plaines de la Toscane et saisir Radagaise, s’il était possible, à la descente des montagnes; mais, quelque diligence qu’il fît, il arriva trop tard : Radagaise était déjà devant Florence, dont il faisait lui-même le siège, tandis que les deux autres divisions de son armée se répandaient au loin pour réunir du butin et des vivres. Déjà Florence aux abois parlait de se rendre, lorsqu’un citoyen de haut rang vint trouver les magistrats et leur dit que la nuit précédente l’évêque Ambroise lui était apparu, et ordonnait de tenir bon jusqu’au lendemain, qui serait le jour de la délivrance. Cet homme avait reçu autrefois sous son toit l’évêque de Milan, mort depuis quelques années, et les Florentins aimaient à voir un protecteur de leurs foyers dans ce saint qui avait été leur hôte. Soit que les magistrats crussent à la vérité de l’apparition, soit qu’ils cédassent à un sentiment patriotique en essayant un dernier effort, la défense du rempart fut reprise, et on attendit. Le lendemain, Stilicon paraissait en vue de la ville. Radagaise, surpris à son tour, tenta à peine de combattre. Chassé de ses lignes par l’armée romaine et repoussé l’épée dans les reins vers l’Arno supérieur, il gagna en désordre la ville de Fésules, aujourd’hui Fiesole, à trois milles de Florence. Là, sans se donner le temps de rallier ses bandes éparses, il se retrancha sur une montagne qui formait une des dernières élévations de l’Apennin. Stilicon ne chercha point à l’y forcer; il se contenta de l’entourer d’une ligne de blocus, comme il avait fait d’Alaric en Arcadie, sur la montagne de Pholoë.

Le combat de Florence avait été vivement et heureusement conduit; la bravoure des légions s’était montrée sans reproche ; toutefois l’honneur de la journée appartint à l’infanterie gothe de Sarus et à la légère cavalerie hunnique, qui, battant le pays, massacra tous les Barbares qu’elle put atteindre, et dispersa le reste. Bloquée au sommet d’une montagne aride et escarpée, sans eau ni vivres, l’armée de Radagaise ne tarda pas à souffrir de la faim et de la soif. C’était le calcul de Stilicon, qui voulait laisser l’ennemi se consumer lui-même, et contenait l’ardeur du soldat romain dans ses retranchemens, où les vivres et le vin étaient à profusion. Aussi n’éprouva-t-il que de faibles pertes, tandis que les masses barbares, comme dans un spectacle funèbre joué sous ses yeux, passaient de la famine à la peste et de la peste à la frénésie du désespoir. Les malheureux ne cherchaient même pas à se battre, la contagion et la peur suffisaient à les moissonner chaque jour par milliers. Radagaise lui-même, saisi d’une folle épouvante, comme s’il eût senti la main d’un Dieu vengeur, ne songea plus qu’à fuir, et, abandonnant ses soldats qui mouraient, il parvint à franchir les lignes romaines sous un déguisement. Pris et reconnu, il fut ramené au pied de la montagne, où on lui trancha la tête à la vue de son peuple. Tout fut alors terminé, les Barbares se rendirent à merci; mais cent mille des leurs jonchaient la plaine de Florence ou les vallées de Fésules; le reste, exténué et malade, alla mourir dans les marchés à esclaves, où on les entassait la chaîne au cou. Cette marchandise humaine, selon le rapport des historiens, tomba pour lors à si bas prix que les prisonniers se vendaient en bloc, comme des troupes d’animaux, à un écu par tête.

Rome, deux fois sauvée, salua de nouveaux cris d’admiration son libérateur et son père. On arrêtait les soldats sur les routes pour les couronner de rameaux et de fleurs, et le sénat érigeait un arc triomphal en mémoire de la victoire de Fésules. Stilicon avait atteint le point culminant de sa fortune; mais son poète favori l’avait dit :

Tolluntur in altum,
Ut lapsu graviore ruant[2].


La prédiction allait s’accomplir.

L’invasion de Radagaise avait traversé l’Italie comme une de ces trombes qui laissent après elles plus d’épouvante que de ruines; mais, en passant, elle avait touché la corde mystérieuse qui réveillait toutes les passions de ce siècle. L’étrange et sinistre figure de ce païen, missionnaire des dieux du nord, arrivé on ne savait d’où, comme pour venger les dieux du midi, de ce pontife de Radegast ou de Thor, qui promettait pour consolation à Jupiter abandonné une hécatombe de ses adorateurs, ces sacrifices perpétuels adressés à des puissances inconnues suivant des rites inconnus, cette barbarie du ciel conjurée avec celle de la terre, tout cela avait ébranlé fortement des imaginations superstitieuses. Rome s’était crue perdue. On ne voyait plus dans ses rues, pendant tout le temps qu’avait duré cette guerre, que des troupes d’hommes et de femmes courant comme des forcenés qu’agitent les furies, ou agenouillés, les bras tendus vers des statues mutilées. On n’entendait plus que gémissemens sous les voûtes moisies des temples. « Comment résisterions-nous à un ennemi qui sacrifie, nous qu’on empêche de sacrifier? » s’écriaient les païens avec rage, et alors éclataient les imprécations, les blasphèmes, les menaces contre la religion du Christ et contre les lois des successeurs de Constantin. Les chrétiens, de leur côté, n’étaient pas moins troublés : les faibles et les douteux attendaient avec angoisse que la guerre prononçât entre les deux religions, et les plus fermes esprits n’envisageaient pas sans effroi l’effet moral qu’une défaite produirait pour la foi du monde.

Mais quand cette grande menace se fut dissipée comme un rêve, les chrétiens revendiquèrent l’honneur d’une victoire dont le profit était à eux; plus elle avait été rapide, complète, inespérée, plus elle semblait leur appartenir, plus d’ailleurs elle répondait aux perturbations secrètes qui avaient rempli toutes les âmes. Voir dans les événemens de Florence et de Fésules autre chose que le bras de Dieu exterminant des païens barbares pour confondre les païens romains, ce fut, aux yeux de leurs théoriciens, une erreur favorable au paganisme et, mieux encore, une impiété. Dans ce système, la gloire et les services de Stilicon devenaient un embarras : on les atténua, on les effaça, on les nia. Des versions combinées dans cette intention, et que nous pouvons lire encore, présentèrent ce général et l’armée romaine comme de simples spectateurs de la victoire, qui n’avaient pas tiré l’épée, pas eu un seul mort, pas un blessé; mais qui buvaient, mangeaient et se divertissaient (tels sont les termes du récit d’Orose) pendant que le ciel se chargeait de tout faire. Malheur à qui fut venu réclamer sa part de gloire contre Dieu! Stilicon se tut. La secousse une fois donnée aux passions religieuses, on vit la polémique, qui avait semblé s’assoupir, se réveiller avec une âpreté nouvelle : les disciples de Symmaque d’un côté, les disciples d’Ambroise de l’autre, recommencèrent la lutte. Augustin lui-même prit la plume, et on agita de nouveau, sous toutes ses faces, en vers comme en prose, la question vitale de l’ancien monde, à savoir si le christianisme était venu le perdre ou le sauver.


V.

Les partis se reconstituèrent donc sous les traits ardens de la controverse. L’exécution de la loi prohibitive des sacrifices ne marchait d’ailleurs qu’à travers des embarras et des luttes dues souvent à la violence des exécuteurs. Un grand nombre d’édifices païens étaient tombés sous le marteau, en Gaule et en Afrique, et le fameux sanctuaire de Vénus Céleste, antique orgueil de Carthage, pris en quelque sorte d’assaut par l’évêque de la ville, venait d’être transformé en église. Cet exemple animait les fidèles et le clergé d’Italie qui accusaient de tiédeur et presque de trahison les conseillers catholiques d’Honorius. Les nouvelles arrivées d’Orient semblaient donner raison aux plus exagérés. Là Jean Chrysostome, mettant de côté le gouvernement et les lois, avait fait directement appel à la milice du désert, pour la destruction de l’idolâtrie. A sa voix, une armée de moines, étrangers au monde et presque sauvages, était sortie des solitudes cénobitiques, la masse ou le levier en main, et parcourait les campagnes de la Palestine, ne laissant après elle que des ruines de dieux ou de temples. « Voilà, disait-on à Ravenne et à Milan, comment il faut servir la foi! » Et les lauriers des moines d’Orient empêchaient plus d’un Occidental de dormir. Pour mettre à l’abri les objets de leur culte, les païens de leur côté construisaient des cachettes dans leurs maisons ou au fond de leurs jardins; tantôt les simulacres étaient transportés dans des cavernes écartées dont on dissimulait l’entrée avec des ronces, mais que les paysans connaissaient; tantôt, dans des spectacles profanes qui se donnaient surtout la nuit, on faisait apparaître tout à coup des images de dieux, et l’on représentait les sacrifices prohibés. En plusieurs lieux, les populations païennes, poussées à bout, prirent les armes et égorgèrent les chrétiens : la persécution appelait la vengeance et le fanatisme répondait au fanatisme. On comprend qu’avec une pareille exaltation des esprits, le gouvernement de Stilicon et ses timides tempéramens ne contentèrent bientôt plus personne : païens et chrétiens l’attaquèrent à la fois. Les souvenirs des guerres civiles lurent invoqués contre lui, et il redevint, dans les conciliabules du polythéisme, le spoliateur du Capitole, le destructeur des livres sibyllins, un sacrilège, un parricide u voué au Tartare à côté de Néron, et plus criminel que Néron, car le fils d’Agrippine n’avait tué que sa mère, et Stilicon tuait Rome, la mère du genre humain. » Ainsi s’exprimait, dans des vers que nous avons encore, le poète gaulois Rutilius, préfet de Rome quelques années après et païen convaincu. Les conciliabules chrétiens le ménageaient encore moins, et ils mettaient dans leurs attaques un concert, une autorité morale qui manquaient aux autres. Toutefois, n’osant pas accuser de paganisme un homme si odieux aux vrais païens, on en accusa son fils Euchérius.

Ce jeune homme, qui venait d’atteindre sa dix-septième année, avait reçu l’éducation romaine la plus libérale, la plus complète qu’on pût recevoir en ce siècle; mais plus elle était complète, plus les professeurs que le rang et la gloire du père attiraient près du fils avaient de renommée dans les sciences profanes, plus dans l’opinion des chrétiens l’éducation d’Euchérius se trouvait entachée de paganisme. Un maître de rhétorique, de philosophie, de poésie, interprète de systèmes ou d’ouvrages littéraires fondés sur le polythéisme, était assez naturellement soupçonné d’être lui-même païen, pour peu qu’il admirât ses modèles : or du maître à l’élève il n’y avait qu’un pas, et la présence assidue de Claudien dans la famille de Sérène donnait assez naturellement couleur aux suppositions. Sans s’arrêter à rien éclaircir, les partis décidèrent qu’Euchérius était païen. On alla jusqu’à citer de lui des propos menaçans contre le christianisme. Nouveau Julien, disait-on, il avait promis aux hiérophantes et aux sophistes, ses maîtres, d’inaugurer son principat par le rétablissement des temples et le renversement des églises; ceux-ci s’étaient engagés en retour à lui livrer bientôt le trône de Théodose. Tout était reproché à ce jeune homme, jusqu’à la popularité de son père, jusqu’aux efforts sincères de ce dernier pour établir la tolérance religieuse. On n’y voulait voir qu’un moyen de séductions et de complots habilement employé près des polythéistes pour perdre l’empereur et porter Euchérius à l’empire. Par cette double accusation, on espérait envelopper dans le même lacs le père et le fils.

Une autre arme tomba bientôt aux mains des partis, qui s’en servirent avec une habileté perfide. Il y avait sept ans déjà que Marie portait le double titre d’épouse et d’impératrice, et depuis ce temps elle n’avait jamais donné aucun signe, aucune espérance de grossesse. Que la stérilité de cette union vînt d’elle, qu’elle vînt au contraire du dédain ou de l’impuissance d’Honorius, peu importait à la méchanceté publique : on en fit un crime à Stilicon. On prétendit que Sérène, pour faciliter à son fils l’accès de ce trône qu’elle convoitait tant, avait administré à son gendre un breuvage vénéneux qui avait éteint en lui les sources de la virilité. A une époque où la croyance aux sortilèges et aux philtres était générale, où la loi même, en prononçant contre les opérations magiques et les enchantemens des peines d’une extrême rigueur, semblait en attester la réalité, un pareil bruit, accueilli par les indifférens comme possible, devint assuré pour les ennemis. D’autres, sans nier le fait, essayèrent d’en donner une explication qui écartait faiblement l’idée d’un crime.

Maintenant qu’on ne croit plus aux philtres, quand on pèse impartialement toutes les hypothèses possibles, et qu’on fouille les replis les plus cachés du cœur humain, on se demande si Stilicon et Sérène n’avaient pas donné par leur attitude quelque matière à la calomnie ; si, voyant la race directe de Théodose frappée de caducité dans ce jeune homme débile ils ne s’étaient pas dit qu’il fallait se préparer à l’événement et le faire tourner au profit de leur fils. Entre un tel calcul, s’il exista, et une conspiration politique ou un attentat odieux sur le prince, la différence est trop grande pour que l’histoire soit obligée d’y insister. Les historiens polythéistes, si contraires qu’ils soient au régent, et il y en a certes de bien opposés, n’admettent ni l’imputation de complot, ni celle d’attentat prémédité à la personne d’Honorius. Il faut y voir surtout l’œuvre du parti chrétien.

Placidie sans doute suivait d’un œil satisfait les déchiremens domestiques qui justifiaient son refus d’épouser Euchérius, ou le fortifiaient du moins. Plus Sérène s’obstinait à lui imposer ce mariage, plus la sœur d’Honorius mettait son devoir à le repousser. On avait eu beau annoncer le futur hymen par toutes les voix de la renommée, la traîner en personne devant le char de son frère, comme une victime condamnée aux fiançailles, la montrer enfin, dans les poétiques tableaux de Claudien, parée du flammeum et livrant son front pudique aux baisers d’Euchérius : elle restait inébranlable, et appelait à l’aide de ses répugnances personnelles l’exaltation de ses sentimens catholiques. Cet état d’opposition dans la famille de son tuteur put mettre en évidence la mâle énergie de son caractère, tandis que l’âge développait en elle une beauté qui devait un jour mettre à ses pieds le monde barbare comme le monde romain. Catholique enthousiaste à l’égal de son père, fière du nom de Théodose et ambitieuse de régner par elle-même, elle sentait que le sceptre tiendrait mal dans les mains du faible Honorius, et s’apprêtait peut-être à le ramasser bientôt. Elle n’avait pas encore dixneuf ans, et déjà le parti de l’unité catholique plaçait en elle sa plus ferme espérance. Les intrigues s’agitaient autour d’Honorius, la politique allait chercher Placidie.

De ces deux accusations liées l’une à l’autre, et au moyen desquelles on espérait perdre Stilicon, la principale, celle du crime de conspiration, ne pouvant aucunement se soutenir, la seconde tombe d’elle-même. Faire d’Euchérius un païen, sans un complot suivi d’une révolution religieuse, c’eût été pour Stilicon, d’après l’esprit du temps, un acte insensé, et, en admettant un instant le complot, l’acte n’eût guère été plus sage. Stilicon se serait aliéné, par cette apostasie indirecte, la masse entière des chrétiens, sans gagner la minorité faible et dédaigneuse dont mieux que personne il connaissait les rancunes; mais, si improbables qu’elles fussent, les deux accusations cheminèrent ensemble, alarmant d’un côté les amis de la maison de Théodose, de l’autre les partisans de l’unité catholique. Elles circulèrent d’un bout à l’autre de l’empire sous le patronage de noms vénérés, de grands évêques et de grands docteurs, que l’ardeur même de leur foi et le désir d’en écarter les périls portaient à croire beaucoup sur le compte de leurs adversaires. Les évêques qui, à l’exemple d’Ambroise, s’étaient d’abord rapprochés de Stilicon, s’en éloignèrent. Il se forma à la cour de Ravenne un gouvernement occulte tout prêt à saisir le jeune prince dès qu’il oserait secouer les derniers liens de sa tutelle. Stilicon semblait indifférent à ces attaques : soldat avant tout, il puisait sa force dans sa confiance. Quand ses amis essayaient de lui ouvrir les yeux, il les repoussait avec une incrédulité impatiente. Il avait besoin de croire toujours à la reconnaissance de Rome et à l’attachement de son pupille; surtout il ne voulait pas s’avouer à lui-même que son étoile avait pâli.

L’année suivante, 406, amena la perte de la Gaule, triste contre-partie de la victoire qui avait sauvé l’Italie. Ce second courant d’émigration barbare que nous avons fait voir remontant la vallée du Danube pour descendre dans celle du Rhin et se jeter sur la Gaule traversa la frontière romaine, près de Cologne, sans trouver presque de résistance, tant les camps permanens du Rhin étaient alors dépeuplés et presque déserts. Les Alains le conduisaient, et s’étaient grossis en route des Suèves et des Vandales-Astinges, qui avaient à leur tour traîné les Vandales-Silinges, fédérés de l’empire et compatriotes de Stilicon. Une fois entrées, leurs bandes, traversant la Gaule dans toute sa longueur, allèrent se cantonner entre les Pyrénées et la Loire, comme pour tenir à leur discrétion les deux riches provinces d’Espagne et de Gaule. Pour comble de désordre, les légions de Bretagne se révoltèrent, nommèrent empereur un simple soldat dont le nom leur parut de bon augure (il s’appelait Constantin), et vinrent l’imposer à la Gaule, qui l’accepta ainsi que l’Espagne : la vaste préfecture transalpine se trouva par là séparée de l’Italie. Cette catastrophe lamentable arracha un cri de douleur au monde romain. Les Barbares avaient franchi aisément la frontière gauloise, parce qu’elle était dégarnie de troupes; mais ces troupes étaient en Italie, chargées de la défense du centre de l’empire : c’était elles qui avaient vaincu Alaric et détruit Radagaise. En les tirant de leurs cantonnemens du Rhin, Stilicon n’avait fait qu’obéir à la nécessité, puisque la Pannonie, occupée par les Barbares, et l’Illyrie, réunie à l’empire oriental, ne fournissaient plus de soldats à l’Occident. Cependant, on l’accusa non pas seulement d’imprévoyance, c’était trop peu pour les partis, on l’accusa de trahison. Le sauveur de Rome fut dénoncé au monde comme un perfide qui ouvrait les frontières de l’empire aux Barbares, qui les excitait à s’y jeter, afin d’usurper plus aisément le trône impérial à la faveur du désordre : c’était toujours la même imputation, destinée évidemment à frapper l’esprit du timide empereur. Et si difficile qu’il fût de croire qu’un général victorieux, qui n’avait qu’à vouloir pour renverser un enfant, eût préféré attendre et s’amuser à perdre l’état pour avoir l’honneur de le sauver toujours, cette croyance se propagea, et volontairement ou involontairement beaucoup d’esprits l’acceptèrent. Augustin l’admit; Jérôme, écho lointain des bruits de l’Italie, écrivait, du fond de son ermitage de Bethléem : « C’est le demi-Barbare qui tourne contre l’empire les trésors et les forces de l’empire. » — « Il nous pille afin de soudoyer les barbares, disait Orose. Que lui importerait de verser tout ce qu’il y a de sang humain sur la terre, pourvu qu’il pût voir un moment la pourpre sur les épaules de son fils unique? » Quand on lit ces lignes, quand on parcourt les écrits contemporains, on est effrayé malgré soi de l’aveuglement des préventions humaines, et l’on suit avec un sentiment douloureux les progrès de cet orage qui va s’amoncelant sur la tête du dernier homme capable de soutenir encore le nom romain.

Les attaques directes à la personne de Stilicon, et ces invasions répétées de Barbares, les uns victorieux, les autres vaincus, ramenèrent les esprits sur une question qui allait de pair, pour l’importance, avec la question religieuse, celle des étrangers, de leurs droits, de leur place dans cette société à laquelle ils donnaient leur sang : question aussi vieille que Rome, toujours disputée, presque toujours tranchée par la force, et qui éclatait par intervalle avec une violence terrible. Au iv siècle, les étrangers, c’étaient les Barbares dans leurs différentes conditions, auxiliaires, colons, hôtes, fédérés, et plus ils s’assimilaient, plus ils devenaient Romains, plus aussi ils devenaient exigeans sur leurs privilèges; mais le vieil esprit quiritaire, exclusif et jaloux, était toujours là, marchandant, disputant le terrain aux nouveau-venus. Tantôt le sénat réclamait contre l’avilissement prétendu des dignités romaines; tantôt la jalousie gagnait les légions, qui voyaient de mauvais œil les récompenses accordées à leurs camarades auxiliaires; alors les camps se soulevaient aux cris de mort aux Barbares! et une soldatesque égarée massacrait ses généraux ou son empereur. Ainsi tout récemment avait péri Gratien. Ces préjugés irritables, on les excita contre Stilicon ; on prétendit que l’ami de Théodose ne se fiait qu’aux auxiliaires, n’avait de faveurs que pour eux, et ménageait jusqu’aux barbares ennemis de Rome, témoin Alaric, qu’il avait laissé échapper quand il pouvait le détruire. Cette qualification injurieuse de demi-barbare, que ses ennemis employaient contre lui, circula comme un mot d’ordre parmi les légions, et le soldat romain, travaillé en tous sens, se détacha peu-à peu du chef qui avait longtemps fait son orgueil. Par un retour naturel des choses, le soldat barbare s’attacha à Stilicon, et les ennemis de ce grand homme firent précisément pour lui ce qu’ils l’accusaient d’avoir fait. Il se forma un parti qui soutint l’égalité des Barbares contre les exclusions du parti national.

Ce parti de l’égalité des Barbares fédérés vis-à-vis des Romains, du moins quant aux dignités de l’état, se liait plus qu’on ne le supposerait au premier coup d’œil aux partis religieux. Les Goths, devenus les plus importans de tous les Barbares au service de l’empire, étaient chrétiens, mais chrétiens ariens, en vertu des conditions mêmes de leur admission en Mésie. Les autres appartenaient aux croyances païennes : aucun n’était catholique. Ils se trouvaient donc frappés par les lois religieuses de Théodose, mais ils avaient gagné assez de puissance et de fierté depuis trente ans pour ne plus changer de religion au gré d’un empereur romain. Les lois de Théodose contre les païens et les hérétiques ne leur avaient jamais été appliquées, contre le vœu du parti national, qui demandait à grands cris qu’on les y soumît. On voit comment purent se rencontrer par la communauté du but le parti national et le parti de l’unité catholique; comment, d’autre part, les religions dissidentes furent amenées à s’entendre avec les Barbares; et l’on comprendra que Stilicon, lorsque les passions qui couvaient secrètement éclatèrent au jour, se trouvât le chef naturel des deux partis, de l’égalité des Barbares et de l’égalité des religions, tandis que les deux autres se rapprochaient et se confondaient dans la même ligue. Son plus dangereux antagoniste et l’infatigable agent de la propagande militaire dirigée contre lui était un certain Olympius, officier supérieur dans la milice palatine, hypocrite ambitieux dont Stilicon avait fait la fortune, et qui déguisait, sous les dehors d’une extrême simplicité et d’un complet détachement du monde, une soif inextinguible de pouvoir. Une de ses pratiques habituelles, pour se glisser dans la confiance des troupes, était de visiter dans leurs chambrées les soldats malades, au moyen de quoi il étudiait la disposition des esprits, semait à propos ses confidences et disposait les fils de ses intrigues. Sa feinte piété l’avait fait bien venir des évêques et de l’empereur, qui se recommandait à ses prières; il correspondait avec Augustin, et malgré l’incapacité dont il ne donna que trop de preuves après qu’il eut ramassé la dépouille de Stilicon, il devint, dans le parti contraire au ministre, un personnage important et la cheville ouvrière d’un grand complot.

Loin de fléchir et de se laisser abattre, le génie de Stilicon prit un élan nouveau sous le poids des embarras et des attaques. Par une combinaison étrange en apparence, il alla chercher le salut de l’empire où était précisément son danger, et quand les nations barbares semblaient conjurées à la perte de Rome, il rêva de lui donner pour sauvegarde le plus terrible représentant de la barbarie. Alaric, inépuisable en ressources, s’était bientôt relevé de son échec à Pollentia; les Barbares oublient vite, et la pointe hardie de Radagaise jusqu’à Florence, à une si petite distance de Rome, animait plutôt la convoitise des aventuriers du Danube que deux défaites ne la décourageaient. Une fois rétabli dans sa situation première, et tout aussi redoutable qu’en 402, le Balthe avait repris ses anciennes négociations, avec un calme imperturbable : son thème était toujours le même, il se mettait lui et son peuple à la disposition de l’empire d’Occident pour porter la guerre, soit en Grèce contre Arcadius, soit dans la Gaule contre le tyran qui l’occupait et les Barbares qui la dévastaient. Un brevet de maître des milices et de l’argent pour ses armemens, c’était tout ce qu’il demandait. Plus les affaires de Rome s’assombrissaient, et plus le roi des Goths devenait pressant, plus il sentait que Stilicon était au moment de céder. Il lui envoya enfin à Ravenne, au commencement de l’année 408, une ambassade officielle avec les bases d’un traité d’alliance qui, cette fois, fut discuté sérieusement de part et d’autre, La hardiesse, la ténacité, l’habileté militaire déployées par le roi goth dans sa campagne de Pollentia lui avaient valu l’estime de son vainqueur : Stilicon se sentait même un secret penchant pour cet autre Barbare de génie. Avoir sous sa main un tel homme, un tel peuple, se servir d’eux comme d’instrumens pour restituer à l’Occident ses territoires perdus, et replacer Rome à la tête du monde, c’était à ses yeux, en de telles conjonctures, le chef-d’œuvre de la politique romaine.

Des deux hypothèses admises dans le projet d’alliance : envoyer les Goths au-delà des Alpes ou se servir d’eux pour faire rentrer les provinces grecques sous les lois de l’Occident, la seconde était évidemment la plus facile à résoudre, puisque, Alaric étant rentré dans son cantonnement, il suffisait de changer le titre d’occupation pour faire passer la province entière, presque sans coup férir, d’un gouvernement à l’autre. Comme l’Italie avait toujours à cœur la perte d’une contrée si magnifique, pour laquelle elle avait récemment tenté deux guerres contre Rufin et contre Eutrope, Stilicon fut d’avis qu’on commençât par là. On s’occuperait plus tard du sort des Gaules, se disait-il; il y avait même possibilité de s’entendre avec le tyran qui tenait cette province. On traita donc pour l’Illyrie, et quoique l’empereur, tout en approuvant la convention, ne l’eût pas encore signée, le brevet de maître des milices fut délivré au roi goth à qui des subsides de guerre furent assurés. Sur de tels engagemens, Alaric se mit en route pour l’Épire où Stilicon le devait rejoindre afin de prendre au nom de l’Occident possession solennelle du pays. Le régent allait partir lorsqu’il reçut une lettre d’Honorius qui lui défendait de quitter l’Italie. L’ordre était si absolu, rédigé en termes si impérieux, qu’il n’osa l’enfreindre. On lui remit en même temps un billet de Sérène qui le suppliait de ne point allumer les brandons de la guerre civile, de ne point armer le frère contre le frère : il baissa la tête et sentit que tout était perdu.

On pouvait deviner sans beaucoup de peine ce que ferait Alaric dès qu’il se croirait joué. Déjà passé en Épire, il retourna sur ses pas et vint camper à quelques milles en-deçà de la frontière italienne, menaçant et arrogant. Il demanda à l’empereur 4,000 livres pesant d’or, comme indemnité de ses frais d’armement et de marche. Stilicon, tout en reconnaissant la demande légitime, voulut la porter devant le sénat pour sa propre justification. La discussion y fut vive, et révéla dans cette assemblée, qui devait sa résurrection au régent, une sourde irritation et des jalousies inexplicables. Stilicon s’entendit gourmander, au nom de la majesté romaine, de ce qu’il n’avait point tout d’abord préféré la guerre, comme si la guerre eût été possible. Un sénateur s’écria, du ton d’un Gracchus ou d’un Caton : «Ce que tu conseilles, ô Stilicon, n’est pas une paix, mais un pacte de servitude! » puis il se réfugia dans une église, craignant ou feignant de craindre pour sa vie. Le ministre, avec un grand calme, expliqua son plan, ses engagemens vis-à-vis d’Alaric, et l’opposition de l’empereur, dont il produisit la dépêche, et finit par rejeter la faute sur Sérène, qui, dans une intention respectable, avait voulu conserver la paix entre les deux princes. «J’étais certain du succès, ajouta-t-il, et l’Illyrie orientale nous appartiendrait aujourd’hui. » Le sénat se déclara convaincu; mais son attitude n’était point faite pour rassurer Stilicon.

Un événement domestique sembla rétablir dans la famille impériale la concorde si profondément troublée. L’impératrice Marie, cette fille aînée de Stilicon, à qui la poésie avait prophétisé des jours si dorés et une longue lignée de césars, était morte assez obscurément en 407, pendant un second séjour de l’empereur à Rome. Elle était descendue dans les caveaux du Vatican parée de la pourpre des augustes, mais n’emportant avec elle que le vain nom d’épouse, Honorius, subitement épris de Thermantia, la sœur puînée de Marie, voulut l’épouser l’année suivante. Il l’arracha, non sans peine, aux répugnances de Stilicon, et ce fut pour la repousser bientôt loin de lui, et l’envoyer mourir, comme l’autre, vierge et répudiée. En politique, ce jeune homme présentait le même assemblage de caprices effrénés et d’impuissance. On le voyait tout à coup, et comme honteux de lui-même, renoncer aux amusemens d’une enfance prolongée pour tâcher de devenir homme. Désertant la volière où, de sa main impériale, il nourrissait Rome, sa poule favorite, il projetait de se rendre dans les camps, de montrer aux soldats le fils de Théodose, d’enlever l’armée à l’ascendant de Stilicon ; puis, quand il fallait agir, la conscience de son néant le ressaisissait, il s’affaissait sur lui-même, et il ne lui restait de ces soubresauts douloureux qu’une haine plus implacable contre la main dont il ne pouvait pas se dégager. Aussi écoutait-il avidement toutes les calomnies répandues contre son ministre. Sérène, douce et tendre comme une mère, travaillait incessamment à calmer cette âme ombrageuse : c’était dans la maison de Théodose le génie de la paix ; Placidie était celui de la guerre.

Sur ces entrefaites, Arcadius mourut, laissant pour héritier de l’empire d’Orient Théodose II, son fils, à peine âgé de huit ans. Jamais plus belle occasion ne pouvait s’offrir à l’Occident de ramener l’union entre les deux empires, et d’obtenir peut-être de la cour de Byzance, par de bons offices et une sage protection, la restitution volontaire de ces provinces grecques, objet de tant de regrets. Honorius, qui parut le comprendre, proposa d’aller lui-même à Constantinople présider à l’installation de son neveu ; mais avant de partir il voulait passer une revue générale de ses troupes, visiter les auxiliaires dans leurs cantonnemens de Ravenne et de Bologne, et les légions au camp de Pavie. Le régent combattit ce projet, et pour des motifs de prudence, car le départ du prince enhardirait les ennemis de l’Italie à se jeter sur elle, et pour des motifs d’économie, car le trésor se trouvait à sec. C’était à lui de partir, disait-il, et comme le voisinage d’Alaric le préoccupait constamment, il conseilla à l’empereur d’envoyer pendant ce temps-là le roi goth, avec une adjonction de troupes romaines et sous la surveillance de généraux romains, faire une campagne en Gaule pour reconquérir cette grande préfecture. Honorius feignit d’entrer dans ses vues, lui remit deux lettres, l’une pour Alaric, l’autre pour Théodose, et n’en continua pas moins ses préparatifs de tournée. Stilicon en resta tout interdit. « Empêche ce voyage à tout prix, lui dit un de ses assesseurs, nommé Justinianus, avocat habile et homme de bon conseil, empêche-le, ou tu es perdu. » Et comme le régent repoussait cette supposition par orgueil ou par faiblesse : « Eh bien donc ! s’écria l’autre, adieu, car je ne veux pas me perdre avec toi ! »

La tournée se fit malgré Stilicon, et Olympius, maître de l’oreille du prince, y versa tout à loisir le poison de son âme. Le front d’attaque avait changé : ce n’était plus le trône d’Occident que le régent convoitait pour son fils, c’était celui d’Orient ; s’il voulait aller à Constantinople, c’était pour égorger Théodose par les mains des soldats de son oncle. Encore s’il se contentait de l’Orient ! Mais voilà qu’il prenait déjà position en Gaule dans la personne d’Alaric, son allié secret et son lieutenant. Ces discours, répétés à chaque moment, ébranlaient l’esprit pusillanime de l’empereur. Cependant l’armée, pour qui ces dissentimens n’étaient plus un mystère, y prenait une part plus vive de jour en jour ; en général les auxiliaires soutenaient Stilicon, dont la cause se confondait avec la leur ; les légions, par la raison contraire, penchaient pour Olympius. À Ravenne, l’attitude des auxiliaires goths fut telle que l’empereur refusa de s’y arrêter ; sur la route de Bologne, son escorte se mutina, et il fut obligé de mander Stilicon pour la réduire. À Pavie, il resta trois jours sans oser se montrer aux troupes romaines, et Olympius (l’histoire nous a conservé ce détail) mit le temps à profit pour parcourir les chambrées, et monter le coup qui devait éclater. Le quatrième jour, l’empereur passa la revue devant le palais, et harangua les légions : il leur recommandait de se tenir prêtes à partir pour la Gaule, de compagnie avec les Visigoths d’Alaric. Ce fut alors que le tumulte commença : les soldats se jetèrent d’abord sur les fonctionnaires de la préfecture des Gaules qui avaient déserté leur poste et s’étaient réfugiés près de l’empereur ; ils passèrent de là aux fonctionnaires italiens, aux grands personnages de la cour qu’on tenait pour amis du régent : tous furent massacrés. Honorius effrayé se sauva du palais sous le vêtement d’un esclave. Bientôt la fureur des assassins dégénérant en frénésie, ils firent main basse sur les magistrats de la ville, sur les habitans, sur les maisons : tout fut pillé, et les rues regorgèrent de sang et de cadavres. Olympius profita de la terreur du prince, à demi mort dans sa cachette, pour lui présenter l’ordre de tuer Stilicon, comme le seul remède à la révolte : Honorius signa sans hésiter.

Cependant le ministre, mandé à Bologne, avait vu accourir autour de lui les chefs des divisions auxiliaires : ils y tinrent conseil sur les événemens encore incertains de Pavie, et décidèrent qu’ils feraient marcher leurs troupes contre les légions pour les attaquer, s’il était vrai qu’elles eussent attenté à la vie du prince, autrement pour exiger d’elles le châtiment des coupables et de leurs instigateurs. Mais quand on apprit qu’Honorius vivait et que l’ordre commençait à se rétablir, Stilicon changea d’avis : il ne pouvait se persuader qu’Honorius voulût sa mort; «et d’ailleurs, ajoute l’historien de ces événemens, commettre le soldat barbare contre le soldat romain lui semblait une chose dangereuse et impie. » Ce changement déplut aux auxiliaires, qui le lui reprochèrent vivement : il les laissa dire, et se retira dans son quartier, gardé par les Huns, sa fidèle escorte ; mais au milieu de la nuit Sarus, prenant avec lui une petite troupe de Goths, attaqua les Huns dans l’obscurité, les dispersa, pilla les bagages de Stilicon, et pénétra, sans lui faire de mal, jusqu’à la tente où celui-ci veillait encore, abîmé dans ses pensées, et voyant peut-être, comme Brutus, son génie qui l’abandonnait. Le cœur serré et supportant mal cette insulte, le régent partit pour Ravenne au point du jour; le long du chemin, il recommanda aux magistrats des villes où les otages des Barbares étaient déposés de fermer les portes et de se défendre, si les auxiliaires se présentaient devant leurs murs.

Il se trouvait à Ravenne depuis un jour ou deux, lorsque arriva, vers le soir, un messager de la cour impériale, escorté de soldats et porteur, disait-on, d’un rescrit du prince. Stilicon jugea prudent de se mettre d’abord à l’abri, et se réfugia dans la basilique, qui, de même que toutes les églises chrétiennes, jouissait alors du droit d’asile. L’évêque l’y vint trouver, et ils y restèrent jusqu’au jour. Aux premières lueurs de l’aube, des soldats entrèrent et assurèrent au régent que l’ordre apporté par l’officier, et dont ils étaient les exécuteurs, enjoignait seulement de le prendre et de le tenir sous bonne garde; ils répétèrent la même déclaration à l’évêque, et la confirmèrent par serment. Sur cette assurance, Stilicon sortit; mais à peine la porte fut-elle refermée sur lui, que l’envoyé tira de son manteau une seconde lettre qu’il avait cachée jusqu’alors, et dont il donna lecture à haute voix : elle ordonnait que le patrice Stilicon, brigand public et ennemi de l’empereur et de l’empire, serait mis à mort sur-le-champ. À cette indigne trahison, tout ce qu’il y avait là de Barbares auxiliaires, d’amis, de cliens, d’esclaves du ministre, et ils étaient en grand nombre, attirés par la curiosité ou l’affection, se formèrent spontanément en bataille pour fondre sur l’escorte et le délivrer; mais il les arrêta du regard et de la voix, il saisit même la garde de son épée avec un geste menaçant. On le vit ensuite se remettre entre les mains d’un officier romain, qui le fit agenouiller et lui coupa lui-même la tête. L’officier se nommait Héraclianus. Ce bel exploit fit sa fortune et lui valut, quelques années après, le commandement de l’Afrique. Le chef frappé, la famille fut dispersée. Sérène s’enfuit à Rome, où elle se cacha; Thermantia, chassée du palais impérial, alla pleurer près de sa mère; Euchérius aussi gagna les murs de la ville éternelle, refuge de tout ce qui tenait à Stilicon; mais Placidie n’était pas loin.

Telle fut la fin de celui qu’on pourrait surnommer plus justement que tout autre le dernier des Romains. Ce dernier des Romains était Vandale. Il se crut Romain, il s’obstina à vouloir l’être en dépit de Rome; ce fut son ambition, ce fut sa généreuse folie. Il lui rendit la paix intérieure, il restaura son sénat, il lui donna la gloire des armes, il lui donna la gloire des lettres, fit fleurir à sa couronne poétique un dernier laurier, et Rome le repoussa tout en l’adulant. Il la sauva deux fois, comme pour la fléchir, et elle le repoussa toujours. Elle avait accueilli jadis avec empressement de moins grands services et de bien moindres renommées, mais elle devenait plus exclusive à mesure qu’elle vieillissait, semblable à ces nobles maisons qui s’ouvrent au mérite roturier dans la vigueur de leur puissance et se referment arrogamment quand elles ne sont plus rien, et qu’elles passent de la réalité de la vie à la prétention des souvenirs. Au contraire, les Barbares que Stilicon avait reniés s’obstinèrent à voir en lui un frère; ils voulurent le sauver malgré lui; ils l’aimèrent, ils le pleurèrent.

La politique qu’il essaya de fonder pouvait seule opérer sans secousse le passage de la société romaine à sa dernière et plus féconde transformation, celle qui devait donner naissance aux nations modernes. Après lui, il ne se trouva plus de Barbare qui voulut abdiquer son origine et la force qu’il tirait d’elle au profit de cette société ingrate. Rome rencontra encore parmi les fils des Germains des admirateurs involontaires ou des protecteurs intéressés; mais cette ambition d’être à elle, cet amour filial, cette abnégation passionnée de la barbarie, elle ne méritait plus de les revoir.

Au reste, ce représentant de la conciliation entre deux mondes si impolitiquement sacrifié eut des funérailles dignes de sa cause. Les soldats romains, dans l’ivresse de leur triomphe, se jetèrent sur toutes les villes où l’on gardait en otage les femmes et les enfans des Barbares, et égorgèrent ces malheureux jusqu’au dernier. Un cri de vengeance parti de toutes les troupes auxiliaires répondit à cette provocation abominable. En un seul jour, trente mille braves qui avaient honoré et défendu le drapeau romain le brisèrent, et allèrent rejoindre Alaric dans les défilés de l’Illyrie : trois mois après, Alaric était aux portes de Rome.


AMEDEE THIERRY.

  1. Voyez, dans la Revue des Deux Mondes du 1er novembre 1860, l’étude sur Rufin, voyez aussi, sur Eutrope, la Revue du 1er mars et du 1er août 1861.
  2. Plus haut on monte, plus rude est la chute.