Trois Satires politiques, Précédées d’un Prologue/L’amour d’aujourd’hui

La bibliothèque libre.
R. Riga, libraire ; Werdet, libraire (p. 11-15).


L’AMOUR D’AUJOURD’HUI.[1]

Satire I.

Séparateur


J’aime avec passion la terre d’Italie,
Et j’en parle toujours, et c’est là ma folie !
C’est la terre du vrai, du beau, du naturel…
Or, aujourd’hui je veux élever sur l’autel

Ces femmes qui, sans prendre un petit air malingre,
Regardent comme fait cette odalisque d’Ingre,
Ne grimacent jamais sous un front emprunté
Et marchent librement belles de leur beauté ;
Aiment ce qu’elles font, le font avec franchise ;
Se mettent à genoux, par terre, dans l’église,
Et le soir, sans penser à ce qu’on en dira,
Battent naïvement des mains à l’Opéra ;
Portent dans leur poitrine et l’amour et la haine,
Et ne rejettent rien de la nature humaine ;
Gardant à leur fidèle un cœur chaud de désir
Et le stylet romain à qui veut les trahir. —
Mais, au nord, quelquefois on voit de ces poupées,
De linge et de chiffons sans cesse enveloppées,
Que l’on pourrait sonder à toute profondeur
Sans rencontrer jamais ce qu’on appelle cœur ;
Leurs sens sont accablés de molles léthargies,
Plantes de serre chaude, écloses aux bougies,
Elles veulent pour vivre un air artificiel,
Et se fanent aux feux de l’œil brûlant du ciel.
Des hommes de boudoir, plus efféminés qu’elles,
Se sont chargés du soin de façonner ces belles,

Et, comme on fait des airs pour certains instrumens,
Pour elles ont réduit tout jusqu’aux sentimens !
Aussi, qu’en ce pays se rencontre une femme
Aimant comme on le doit, avec toute son âme,
Quelqu’un ou quelque chose, ou même simplement
La musique, la danse, un divertissement :
For shame ! dit le monde, ô femme inconséquente !
Et pour ces puritains c’est presqu’une bacchante !
Or, ces êtres moraux, indifférens, usés,
Traînant dans les salons leurs visages blâsés,
Ainsi que d’un grand vice, en leur hypocrisie,
Se gardant de l’amour et de la poésie,
N’est-il rien qui les touche et les remue au fond,
Et les montre à la fin sans masque et tels qu’ils sont ?…
Comme pour mettre au jour sa féroce nature
Le maître d’un lion lui jette sa pâture,
Qu’on leur jette de l’or, et vous les verrez tous,
Hommes, femmes, bondir, et d’un regard jaloux
Le couver, témoignant, par de longs cris de joie,
Que là tendait leur âme et que c’était sa proie,
Et ces yeux languissans et fermés à moitié
Vont s’ouvrir, et ces mains, froides à l’amitié,

S’allonger et montrer à qui voudra les peindre
Que lorsqu’il s’agit d’or elles savent étreindre !
Car cette soif de l’or est notre mal cuisant,
Et c’est le seul amour qu’on avoue à présent !

Donc, bien qu’en ces beaux jours la féconde industrie
Couvre de ses trésors le sol de la patrie ;
Que chaque citoyen, tout gonflé de ses droits,
À leur juste valeur estime enfin les rois ;
Que des prêtres de Dieu les enfans même rient ;
Bien qu’en ce chaste temps les acteurs se marient ;
Que Charle et les Bourbons en tous lieux soient haïs ;
Que l’on comprenne assez les besoins du pays ;
Que la France, suivant la forme consacrée,
Ait repris ses couleurs et soit régénérée ;
Que la Charte à présent soit une vérité,
Et qu’on l’ait répété jusqu’à satiété ;
Que des républicains aux figures sinistres
Demandent par vertu cris la tête des ministres !…

Pour cet amour de l’or, ardent, universel,
Pour le culte assidu de cet ignoble autel,

Ce siècle ayant fini sa brillante carrière,
Et comme ses aïeux ayant fait sa poussière,
Par l’inflexible doigt de la postérité
Entre les plus mauvais, un jour, sera compté !

Décembre 1830

  1. Cette pièce est extraite d’un recueil inédit intitulé les Italiennes, et sert de transition à la satire politique, genre de poésie que l’auteur se propose d’écrire dorénavant : poésie de mépris et de haine, la seule faisable aujourd’hui ; car, par le temps qui court, le poète doit aussi faire entendre sa voix ; mais afin qu’on la reconnaisse au milieu de tout ce fracas, il parlera sa langue, sans chercher à bégayer celle des avocats et des hommes d’affaires, dût-il manquer ce qu’on appelle sa carrière politique.