Trois Satires politiques, Précédées d’un Prologue/Les flatteurs de populace

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R. Riga, libraire ; Werdet, libraire (p. 19-26).


LES FLATTEURS

DE POPULACE.

Satire II.

Séparateur



Je voudrais bien encor parler de l’Italie,
Car, je l’ai déjà dit, je l’aime avec folie ;
Et, comme un homme ayant regardé le soleil,
Dans l’ombre voit encor son beau disque vermeil,
Moi, je vois toujours Gêne au pied des monts couchée,
Naple et ses orangers, Pise et sa tour penchée,
Et le dôme de Sienne au clocher jaune et noir,
Les dames de Venise en gondole le soir,

L’athénienne Florence, antique et noble ville
Montrant encor le sang de la guerre civile
Sur le mur crénelé que le temps a noirci,
Et les anneaux de fer du vieux palais Strozzi,
Et puis le Vatican et sa splendeur étrange,
Et Raphaël d’Urbin, et Dante, et Michel-Ange,
La campagne de Rome et ses grands horizons,
Ses terrains sillonnés de sublimes façons,
Et les beaux chênes verts, amour de la peinture,
Et l’Italie enfin et sa large nature ;
Et puis j’ai toujours là, présent devant mes yeux,
Ce prêtre en cheveux blancs qui tient la clef des cieux,
Sans puissance aujourd’hui, pauvre vieillard austère,
Accomplissant, muet, son divin ministère,
Et portant dans sa main le sceptre épiscopal,
Comme un marbre aboli tient le sceptre augural…
Adieu donc cependant, Naple, Rome, Florence,
Terre que je chéris ainsi qu’une autre France,
Et dont l’ardent soleil à la fin éveilla
Un feu qui dans mon sein trop long-temps sommeilla ;
Terre, dont la pensée à toute heure m’enivre,
Et pour laquelle, un jour, j’ai commencé ce livre ;

Car il faut de l’amour, un cœur libre et joyeux
À qui veut déployer ton manteau radieux ;
Et mon ame est de plomb ; je souffre, je soupire ;
Et tout ce que je vois me pousse à la satire,
Et je sens tous mes nerfs se tendre, et, chaque jour,
Grandir en moi la haine et décroître l’amour.

Le moyen, dites-moi, de souffrir, sans colère,
Ce qu’on jette à présent au stupide parterre,
Ce qu’on lit le matin dans d’infâmes journaux,
Ce qu’on entend le soir sur d’infâmes tréteaux ?
Ah ! laissez donc en paix descendre dans la tombe
Les prêtres et les rois, enfin tout ce qui tombe,
Même ceux que le peuple, avec sa main de fer,
Poussait au mois d’août du côté de la mer.
Laissez Napoléon dans son île lointaine
Dormir tranquille, au bruit de la vague africaine.
Si vous le réveillez, que ce soit hardiment :
Tirez-le tout entier de son froid monument,
Afin qu’on puisse voir, sur cette ombre sublime,
S’il n’est point une tache, indice de son crime.

Montrez-vous revêtus de votre dignité,
Poètes, dévoilez toute la vérité.
Or, il est quelque chose, aux fossés de Vincenne,
Qu’on pourrait exhumer et traîner sur la scène :
Le fait est historique… il est tragique aussi.
Mais chacun, direz-vous, le sifflerait ici :
Il faudrait se résoudre à braver le vulgaire,
Qui sait ? les étudians… Cela ne se peut guère.
Depuis que nous avons conquis nos libertés,
Nous nous sentons les bras liés de tous côtés…
Eh bien, silence donc ! faiseurs de vaudevilles,
Qui trafiquez chez nous des querelles civiles
En d’ignobles couplets, où le parti des morts
Est lâchement foulé sous les pieds des plus forts ;
Gens qui voulez de l’or, et dont la frénésie
Va profanant partout la sainte poésie,
Vous que je voudrais voir, ceints de vils tabliers,
Croupir dans une échope à faire des souliers ;
Car à ce métier là l’on gagne aussi sa vie,
Et c’est du moins sans crime et sans ignominie !
Certes, si vous avez à répandre du fiel,
Le temps est bon, messieurs, j’en jure par le ciel !

Sur les vainqueurs du jour on peut se satisfaire ;
Mais, de grâce, épargnez des ennemis à terre :
C’est le vice debout, le vice envahissant
Qu’il faut stigmatiser d’un fouet retentissant.
Votre dos à présent, flatteurs de populace :
Les courtisans de rois vous ont cédé la place.
Il en est un surtout qu’au jour je traduirai ;
Tandis qu’il est puissant je le fustigerai :
Dans un acte public il parle de lui-même,
Vient tutoyer le peuple, et lui dire : Je t’aime !
Et qu’avons-nous besoin, fat, de ton amitié ?
Tous ces grands airs chez toi sont à faire pitié.
Lafayette peut bien, sans craindre la satire,
Se dire notre ami ; chacun tout haut l’admire ;
Mais toi, ton double nom résonne encor trop bas :
Gouvernez-nous, Préfet, et ne nous aimez pas…
J’ai honte de frapper un homme populaire.
Que n’attendais-je au jour, j’épargnais ma colère ;
Mais je ne puis lâcher ainsi ces hommes d’or,
Nobles du temps présent qui passeront encor,
Et qui dans ces instans de publique souffrance,
Avec les avocats se partagent la France.

Aussi grands citoyens, mais moins intelligens,
Ces banquiers, après tout, sont d’assez pauvres gens
Ils ne comprennent bien qu’un côté de la vie :
Donc la religion, l’art, la philosophie,
Dans leurs étroits cerveaux ne sauraient pénétrer,
Vu que ces choses-là ne se peuvent chiffrer.
Aussi souhaitent-ils qu’enfin notre patrie
Se change tout entière en fourneau d’industrie ;
Car l’homme, suivant eux, vit seulement de pain.
Mais ainsi que son corps, messieurs, son ame a faim
Et ce n’est pas à vous, gens d’épaisse nature,
Qu’elle ira demander sa sublime pâture :
C’est à ceux qui s’en vont prodiguant de leurs main
Une manne céleste aux profanes humains,
Les consolent des jours passés dans la poussière,
Et soulagent l’esprit du poids de la matière :
Les poètes divins que vous placez si bas,
Et qui, lorsque vaincus dans les prochains combats,
Vous dormirez couverts par une nuit profonde,
Ainsi qu’aux jours anciens gouverneront le monde,
Eux qui, dans la ferveur du siècle industriel,
Quand tous sont prosternés, seuls regardent le ciel,

Et tandis qu’à grands frais vous faites de l’utile
Et des chemins de fer pour des passans d’argile,
Chantent, de peur qu’on dise en voyant tout cela :
Ah ! le monde est si vieux que son ame s’en va !

Or écoutez, lecteur, un acte épouvantable,
Acte pénible à croire, et pourtant véritable ;
Et, comme Dante ici j’oserai l’affirmer,
Car j’ai vu le coupable, et je puis le nommer.
L’autre jour, à Paris, dans la ville où nous sommes,
Un courtier, en causant avec un de ces hommes,
Un de ces financiers, déposa son chapeau
Sur le maroquin vert du splendide bureau.
Le financier trouva la licence incongrue,
Et d’un revers de main le jeta dans la rue.
Or, l’autre avait du cœur, mais une femme aussi,
Et des petits enfans qu’il nourrissait ainsi,
Et venait au Mondor demander une affaire…
Il se mordit la lèvre, et forcé de se taire,
Maudit l’homme au cœur sec, et l’implacable faim
Qui l’obligeait, hélas ! d’en attendre du pain ;

Et ce père, navré jusques au fond de l’ame,
Lâche pour ses enfans et lâche pour sa femme,
Immobile et muet dévora son affront,
Et sortit sans cracher sur cet ignoble front.

Ah ! par le ciel ! messieurs de la haute finance,
Qui narguez vos vassaux de tant d’impertinence,
Votre aristocratie est plus lourde à porter
Que celle que nos fronts viennent de rejeter !
La première n’est plus ; prenez garde à la vôtre :
On en ferait bientôt ce qu’on a fait de l’autre !

Janvier 1831.