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Trois Satires politiques, Précédées d’un Prologue/Les hommes politiques

La bibliothèque libre.
R. Riga, libraire ; Werdet, libraire (p. 29-35).


LES HOMMES POLITIQUES.


Satire III.


El desden por el desden.
(Calderon.)


À M. ALFRED DE VIGNY.


Séparateur



L’homme, le général de la Convention,
De brumaire, bourreau de cette nation,
Napoléon, despote, à la France sut plaire ;
Ce mitrailleur de peuple est toujours populaire :

C’est que le peuple admire et craint les hommes forts,
Et ne bronche jamais tant qu’il sent bien le mors,
C’est un cheval, rétif au cavalier timide,
Et docile à la main qui lui tient haut la bride.
Or, le peuple français comprend l’égalité,
Mais il profane encor la sainte liberté.
Ces paroles, lecteur, doivent te sembler dures :
Tu peux, si tu le veux, les prendre pour injures,
Mais, dût-on m’appeler ami de Charles dix,
C’est là ce que je pense, et partant, je le dis.
Donc, messieurs du pouvoir, qui, dans ces temps de crise.
Avez courbé le dos sous la grande entreprise,
Gouvernez, gouvernez, c’est là votre métier ;
Et tenez-vous toujours fermes sur l’étrier ;
Et si votre cheval a l’humeur volontaire,
Qu’il veuille, en se cabrant, jeter son maître à terre,
Il faudra, cavaliers, le mater rudement,
Arrêter, et non pas régler son mouvement.
Quand des fautes du prêtre on punira le temple,
N’allez pas nous donner le ridicule exemple
D’un ministre niais, venant le lendemain,
Tirer aux yeux de tous, d’une tremblante main,

La corde que le peuple, en sa brute colère,
Attacha hardiment à la croix séculaire.
Marchez devant ce peuple, et ne le suivez pas :
Au sentier du devoir faites rentrer ses pas.

Voyez en quel état est notre pauvre France,
Et comme son beau corps se tord dans la souffrance !
Ses enfans bien-aimés, en pleurs, et leurs cerveaux
Se creusant à chercher remède à tant de maux ;
Ses lugubres cités, champ de bataille étrange.
Où vainqueurs et vaincus sont couchés dans la fange ;
Les plus forts abattus et ceux-là consternés ;
Qui portaient leurs fronts haut et d’espoir couronnés ;
L’ambition partout, nulle partie génie ;
La foi morte en nos cœurs, l’Église à l’agonie ;
Comme des histrions avides de succès,
Des prêtres chantant vêpres et la messe en français,
Et dans une boutique en autel travestie,
Faisant couler le sang de la divine hostie !
Et cependant l’Europe entr’ouvrant à la fois
Mille volcans nouveaux sous les pieds de ses rois ;

Et pour garder la paix, cette blanche déesse,
Nos pouvoirs se traînant de bassesse en bassesse ;
Le sol tremblant sous nous, et la société
Marchant comme un aveugle et sans but arrêté !
Ah ! par le ciel ! messieurs, punissez les coupables,
Et si, comme on le dit, vous en êtes capables,
Ailleurs que sur les plis d’un drapeau tant fêté
Unissez donc enfin l’ordre et la liberté !
Et toi, peuple, torrent dont le flot indocile
Gronde et bondit encor dans cette grande ville,
Laisse, laisse debout ces sacrés monumens,
Vénérables témoins de tant d’événemens,
Contempler, à travers leurs rosaces gothiques,
L’émeute, aux pied confus, sur nos places publiques.
Que les coups du bélier cessent de retentir :
Assez, assez détruit ! il est temps de bâtir.
Citoyens, balayez ces monceaux de ruines,
Et cherchez l’architecte aux belles mains divines !

Mais si, le long des quais, les jours étant venus,
La rouge Guillotine élevait ses bras nus,

Alors frappez, marteaux, et vous, fourches pesantes,
Abattez, renversez, et sous vos dents puissantes
Faites craquer ses os, et lambeau par lambeau,
Déchirez l’effrontée, avant que son couteau,
Luisant comme l’éclair au fort, de la tempête,
Ne jette au vil panier une coupable tête ;
Car, après le coupable il faudrait l’innocent,
Ce monstre-là buvant toute espèce de sang.

Or, à quoi bon prévoir de si grandes misères,
Et rappeler ces temps si funestes aux mères,
Temps qu’on ne verra plus, car, on nous l’a juré,
Depuis six mois entiers l’homme est régénéré !
D’ailleurs, les nations valent-elles la peine
Que pour leurs intérêts on affronte la haine
De ces écervelés, Brutus d’estaminet,
Planteurs de l’arbre droit au sinistre bonnet ?
Certes, à voir ce qu’on gagne aux affaires publiques,
Je prends en grand pitié les hommes politiques,
Qui passent devant nous d’un air si dédaigneux,
Et qui devraient garder tout ce dédain pour eux :

Pour eux, dont le cœur vide obéit à la tête,
Dont le deuil est si long, et si courte la fête ;
Pour eux, tristes jouets de l’aveugle destin,
Qui sur leurs gradins verts vient les prendre un matin,
Les porte à la fortune avec un tour de roue,
Avec un autre aussi les jette dans la boue :
Papillons qui s’en vont, d’un vol précipité,
Se brûler au flambeau de la publicité ;
Puis, traînant l’aile, vieux, dans une solitude,
Se plaignent des partis et de l’ingratitude !

Alfred, ce n’est pas toi qui voudrais, à ce prix,
T’asseoir à leurs côtés, sous leurs vastes lambris,
Comme un cygne tombé dans un marais immonde,
Souiller ta plume blanche en la fange du monde,
Et mêler, pour la perdre en ce bruyant séjour,
Ta parole immortelle à leur fracas d’un jour !
Non, non, ce n’est pas là le poste du poète :
La muse chante au temple, ailleurs elle est muette.
Comme on fait aujourd’hui, toi, tu ne voudrais pas
Prostituer ta Ivre aux choses d’ici-bas :

Tu l’estimes trop sainte, et méprisant la ruse,
Tu n’attachas jamais de cocarde à ta muse.

Les dieux Lares sont tout et le Forum n’est rien
Pour moi qui place l’homme avant le citoyen :
Fi de l’ambition, vieille à l’humeur grondante,
Épouse que l’on prend quand on n’a plus d’amante,
Quand aux émotions qui l’avaient tant charmé
Le pauvre cœur humain est tout entier fermé !

Ami, l’amour de Dieu, de l’art et de la femme
Est le seul aliment digne d’une belle âme :
Celui qui ne sent pas, au midi de ses jours,
Habiter en lui-même un de ces trois amours,
Est mauvais à mon sens, et, fût-il populaire,
Je le tiens enfanté dans un jour de colère,
Et je ne voudrais pas, pour son fragile bien,
Porter dans ma poitrine un cœur pareil au sien.

Avril 1831.


fin.