Trois ans dans l’Amérique du sud/06
V
LE CARPINCHO.
LES VOLEURS DE CHEVAUX. — TIO LUIS. — LE CHOCLO ET LES SANDIAS. — JE DEVIENS BON CAVALIER. — LES SARIGUES. — PEDRO BLESSE UN INDIEN. — DEUX ACCIDENTS DE CHASSE. — LE GAUCHO. — JOLI COUP DE CARABINE. — CHASSE AUX PERDRIX.
…, ayant besoin de cordes pour raccommoder un coral, m’invita à une chasse au carpincho, car la peau de cet animal, très épaisse et grasse, coupée en lanières, fournit des liens qui ont une longue durée. Le coral est un enclos en bois, où l’on enferme les chevaux qui doivent servir de monture. Dans cet enclos on peut facilement les approcher pour les brider et les seller ; dehors, un cheval cherche toujours à s’échapper, et on ne peut alors le prendre qu’au lazo ou avec les bolas dont je parlerai plus loin. Nous sommes en route de bonne heure, et cette fois-ci j’avais pour arme ma carabine. Après avoir galopé longtemps, nous arrivâmes à un endroit que J… connaissait pour être très fréquenté par cet amphibie ; effectivement il me montra à une distance de cent cinquante mètres un point roux, à moitié caché par les herbes, très hautes en cet endroit.
N’approchons pas davantage, me dit-il, il prendrait la fuite ; vous avez une bonne carabine, vous pouvez le tuer d’ici. Piqué d’honneur, je mets pied à terre, m’avance de quelques pas, et ajuste avec soin ; la capsule seule partit : l’animal continuait à ronger l’écorce des jeunes arbrisseaux, je fais feu du coup gauche, même résultat. Accroupi, j’amorce de nouveau, après avoir eu soin de verser un peu de poudre dans les cheminées, et me voilà de nouveau en position ; je vise à la tête, une détonation formidable ébranla la vallée, mon coup avait porté ; l’animal fait un bond en l’air et retombe comme une masse. Nous nous approchâmes, la balle avait traversé la tête : Bravo Albert, voilà un coup de maître. J’étais tout fier. L’animal était de taille moyenne ; après l’avoir vidé, mon patron l’assujettit sur le derrière de sa selle, et nous reprîmes le chemin de la Capilla. Mon compagnon prétendait l’emporter tout entier, me promettant un succulent ragoût ; en effet le carpincho jeune n’est pas à dédaigner comme gibier.
Le carpincho, cabiai, sus palustris, famille des rongeurs, est un animal qui peut atteindre le poids de cinquante à cent kilogrammes. Pelage roux à poils rudes et rares, pas de queue, oreilles courtes, incisives énormes, cet amphibie vit autant à terre que dans l’eau, et pousse un grognement semblable à celui de notre porc domestique. Il fréquente les bords des rivières ou ruisseaux couverts d’arbres et de broussailles, dont il ronge l’écorce à une hauteur de soixante centimètres à un mètre.
Le lendemain je partis seul avec des intentions hostiles contre ce rongeur ; j’avais emporté un fusil à âme lisse, espérant rencontrer du gibier à plumes ; J… devait me rejoindre plus tard. Je me dirigeai vers le Rio de las Palmas. Arrivé à l’entrée d’une clairière parsemée de touffes d’arbrisseaux, je vis, dans le fond, poindre hors de l’herbe, le dos d’un cabiai de forte taille. J’attachai mon cheval à un arbre et, en tapinois, je me dirigeai du côté de l’animal. Le carpincho ne s’écarte jamais beaucoup des rives de la rivière qui doit lui servir de refuge en cas d’alerte ; connaissant déjà cette particularité, je me glissai entre l’animal et la rive éloignée d’une cinquantaine de pas. Je me lève sur la pointe des pieds, le cou tendu en avant, et aperçois mon carpincho à quinze pas devant moi, rongeant toujours ; je m’approche davantage et regarde de nouveau ; l’animal ne bougeait pas et me présentait le flanc gauche. Le nez en l’air il humait l’atmosphère, à petits coups ; mais j’avais bon vent et cinq pas seulement me séparaient de ma victime. Mon fusil était chargé avec du trois ; à genoux, j’épaulai, visai au défaut de l’épaule et fit feu ; une masse informe passa à côté de moi, me renversant à moitié et se dirigeant vers la rivière ; aussitôt debout je suivis la direction prise par l’amphibie, et le trouvai couché sans vie au pied d’un arbre. Je me mis à l’écorcher, opération très difficile, car la peau et la chair ne faisaient qu’un. Je fus chercher mon cheval, et essayai, mais en vain, de charger la dépouille d’un poids élevé, graisseuse et glissante. Bayo, quelque peu effrayé, ne tenait pas en place. Mais bientôt parvinrent à mes oreilles les appels de mon patron ; je lui répondis par un houboub de chasseur, et à nous deux, nous chargeâmes la peau sur le dos de mon pauvre bayo qui soufflait d’effroi en imitant le son d’une trompette.
J’eus occasion, quelques jours après, de voir un cabiai femelle adossé contre un arbre au bord de l’eau, avec six ou sept petits tétant et se bousculant les uns les autres. J’avais la carabine, mais j’oubliais que la hausse fixe était pour tirer à cent mètres ; je visai à la tête, mais quel ne fut mon dépit de voir à l’éclat de l’écorce de l’arbre que ma balle avait frappé trop haut ; et la brave mère de plonger avec toute sa famille.
L’Uruguay possède un pic qui, à l’encontre de celui de nos bois si sauvage, est tout à fait domestique ; il ne quitte pas les habitations, surtout celles en pierres, dans les interstices desquelles il construit son nid ; même vol scandé que celui du nôtre, et même cri perçant. On l’appelle carpintero ; son plumage est mélangé de gris et de jaune, avec des nuances rouges à la tête et aux ailes.
Des bandes de partisans continuaient à passer, quand un jour, le nègre Tio Luis, domestique à la Capilla, vint prévenir J… que des soldats avaient volé nos chevaux. Bayo était du nombre. Dans la première cour de l’habitation se trouvaient quelques vieux serviteurs très doux, et qu’on avait réussi à enfermer avant l’arrivée des voleurs. Albert, me dit mon patron, si vous avez du courage, à cheval, et nous allons délivrer nos bêtes ! Mon rifle fut chargé avec soin. J… avait une carabine Minié ; nous sautons sur nos montures, sans bride ni selle et sortons. Le noir nous indiqua la direction des fuyards : après avoir trotté une dizaine de minutes, arrivés au penchant de la colline, nous apercevons deux indigènes, assis par terre, mangeant tranquillement un morceau de viande froide et tenant leurs chevaux par la bride, les nôtres étaient attachés à la queue des leurs. J… saute à terre et s’écrie, Albert ! restez là, si vous voyez le moindre mouvement hostile, vous ferez feu ! Bien, mon patron : j’arme ma carabine, bien décidé à coucher par terre le premier qui aurait levé la main. Une vingtaine de mètres nous séparaient. J… s’avance hardiment, tire son couteau, coupe les lanières de cuir qui retenaient nos bêtes captives, et leur fait rebrousser chemin. Aucun des gredins n’osa dire mot, et ils eurent raison, car certainement leur sang eût rougi la prairie. Nous rentrâmes fort satisfaits, car cette scène eut pu prendre une tournure tragique.
Tio Luis, grand nègre né en Afrique, au Congo, d’une stature et d’une force athlétiques, malgré son âge avancé — car les tire-bouchons de sa chevelure étaient gris, et quand un nègre grisonne, on peut dire qu’il est vieux — était conservé à la Capilla plutôt par compassion, que pour les services qu’il était à même de pouvoir rendre ; il s’occupait du verger, et surveillait les semis de maïs et de pastèques. C’est lui qui me fit manger les premiers melons d’eau, sandia ; il prétendait que pour être bons, il fallait les cueillir à la pointe du jour, et les manger sur place ; de cette façon ils conservaient la fraîcheur de la nuit : il avait raison. Il me fit aussi goûter des épis de maïs encore verts, choclo rôtis dans leur enveloppe blanche et tendre ; c’était délicieux, et bien souvent nous nous régalions à belles dents.
À force de courir la campagne, presque toujours à cheval, j’étais parvenu à être assez bon cavalier, ou pour mieux dire, j’étais solide en selle. Mon cheval, haut sur jambes, filait comme l’éclair, et aurait rendu des points à beaucoup de coursiers du turf européen. Seul dans la plaine, poursuivant le chevreuil ou l’autruche, je me livrais à des steeplechase vertigineux, si bien qu’un indien me proposa une joute ; l’indien a un profond mépris pour le cavalier européen.
J’acceptai, car je connaissais mon cheval. Différents indigènes m’en avaient souvent vanté les qualités. C’était le matin de bonne heure ; un de mes amis de Montevideo, M. D…, gendre de M. H…, se trouvait à la Capilla, et j’étais fier de lui montrer mes progrès.
Les distances sont indiquées : six cents mètres environ ; nous plaçons nos bêtes de front ; j’avais sellé ma monture avec précaution, j’avais fortement assujetti la sous-ventrière, et, pour imiter mon concurrent, j’étais nu-pieds, l’orteil passé dans les étriers, et attentif au signal du départ. Hop !!! et nous filons : Bayo, les oreilles couchées en arrière, la tête au vent, les naseaux ouverts, rivalisait de vitesse avec son adversaire ; nous étions côte à côte : penché sur les étriers, le corps en avant, j’excitais ma monture de la voix, et bayo s’allongeait ; une distance de cent mètres nous séparait du but, hai, hai ! je lui donne un vigoureux coup de cravache, il redouble d’ardeur, dépasse l’indien… et j’arrive vainqueur. J’eus toutes les peines à arrêter mon brave cheval ; il eût couru jusqu’au bout du monde, enfin un trot saccadé mit fin à son élan. Encore une victoire ! je comblai bayo de caresses.
Un matin, je me promenais dans la huerta, le fusil sur l’épaule, sans but fixe, pensant à ma famille, à Liège, à mes amis. Machinalement je me dirigeais vers un ombú, sans doute attiré par son ombrage ; l’atmosphère était tiède et prêtait à la mélancolie. Je m’assis sur une grosse racine sortant du sol et donnais cours à mes rêveries.
Un bruit semblable au ron ron d’un chat attira mon attention ; je prêtai l’oreille, et mes yeux investigateurs fouillèrent le terrain. Un second ron ron se fait entendre : Diable, me dis-je, c’est près de moi ! je me lève, et mon regard rencontre un trou creusé sous la racine qui m’avait servi de siège. Je m’approche et entends un vacarme infernal sortir d’un terrier ; je ne distingue pourtant rien. Une idée me vient : saisissant une grosse pierre, je la place sur le trou et d’un pas leste, je rentre au logis. Je fais part de ma découverte à J… Caramba ! Ce sont des sarigues, que Tio Luis se munisse vite d’une houe, je vais chercher mon facon, et nous allons déloger les marsupiaux. Le facon, arme favorite du gaucho, est un grand couteau à lame effilée, aussi long qu’une épée.
Aussitôt dit, aussitôt fait. Tous trois nous nous dirigeons vers l’ombú, la pierre est enlevée, et Tio Luis commence le déménagement avec vigueur ; le vacarme devient de plus en plus distinct, encore un peu de patience, et nous allons atteindre notre proie. Halte ! un sarigue montre son museau, J… écarte le nègre, et, armé du facon, il s’apprête à transpercer la malheureuse bête ; une racine le gêne, il la saisit de la main gauche et plonge son épée dans le trou ; mais, dans sa précipitation, la lame glisse le long de la racine, et entame fortement la main de mon patron. L’animal aussi avait été atteint ; quelques coups de houe le mettent à découvert, c’était un mâle. Le nègre redouble d’ardeur, et successivement sont immolés la mère et quatre petits déjà de forte taille. C’est un mets recherché des habitants de la campagne ; piqué d’ail, rôti et servi froid, un sarigue mérite réellement de figurer sur une table ; sa chair blanche et savoureuse rappelle tout à fait celle du cochon de lait.
Qui ne connaît le sarigue, comadreja, didelphis manica ? Cette charmante bête, au pelage assez long, noir, gris et jaune, aux oreilles roses et transparentes, la queue dégarnie de poils, a sous le ventre une poche, dans laquelle sont renfermées une douzaine de petites mamelles. J’ai tué des sarigues femelles et à l’ouverture de la poche j’ai été tout étonné de trouver attaché à chaque tette, un petit sarigue de la grosseur d’une noisette. Oh nature, il faut s’incliner devant ton génie ! Fuyant le grand jour, le sarigue ne sort que la nuit et, à l’instar de nos fouines, il dévaste les poulaillers.
Vers la fin de février, la chaleur était torride ; nous étions couchés à l’ombre faisant un brin de sieste, quand Pedro entra tout à coup. Il avait le visage pâle, ses yeux bisques roulaient dans leurs orbites, et ses lèvres frémissantes étaient l’indice d’une grande colère ; maldito, sea Dios, lo he matado, s’écria-t-il.
Que, que hay Pedro ? et il nous raconta qu’étant allé voir sa fiancée, il l’avait trouvée en compagnie d’un concurrent indien des environs ; elle aussi était de descendance indienne ; une altercation s’étant élevée, des insultes on en vint aux mains, et Pedro avait logé deux balles de revolver dans le corps de son adversaire.
De suite, le docteur, désireux de montrer sa science, se mit en route pour aller donner ses soins au blessé. Je l’accompagnai ; l’habitation de la china se trouvait à un kilomètre de la Capilla, modeste rancho, nous entrons et trouvons un homme couché sur un grabat, blasphémant à combler Lucifer de bonheur ; la jeune fille, accroupie dans un coin, invoquait tous les saints du paradis, et ils sont nombreux dans le calendrier espagnol. Jean B… tira ses brucelles, orna son nez d’énormes lunettes et examina les blessures ; l’indien avait une éraillure au ventre et un projectile dans la cuisse ; les vêtements avaient amorti la balle, qui s’était logée à un pouce de profondeur dans les chairs. Il eut fallu voir mon docteur, prenant mille précautions, dissertant sur la gravité du cas ; une opération césarienne lui eut donné moins de tracas. Enfin il parvient à retirer le plomb, et le tenant du bout des brucelles, il le montre tout triomphant aux assistants, l’enveloppe précieusement, le met en poche, et le conserve comme preuve de son savoir. Il applique quelques compresses d’eau-de-vie camphrée, bande la jambe, et son miracle est accompli.
Les indiens se vengent toujours. Aussi Pedro ne sortait-il plus qu’armé jusqu’aux dents ; mais l’indien est patient et rusé, et certainement Pedro a dû succomber sous les coups du Charrua.
Quelque temps après, Auguste et moi, nous galopions gaiement du côté de Rio de las Palmas ; les canards étaient nombreux en cet endroit, aussi nous promettions nous bonne chasse. J’avais pour coiffure un beret rouge, mon fameux beret rouge que tout Liège connaissait : assis au balcon du théâtre royal, à l’occasion d’une lutte entre abonnés et non abonnés, et tandis que les sifflets se faisaient entendre ; en signe d’applaudissement, je l’avais jeté à une jeune actrice qui me l’avait renvoyé avec un geste gracieux et un aimable sourire.
Arrivés à l’endroit propice, nous attachons nos montures, et glissons dans les herbes : j’étais en tête, Auguste me suivait à quelques pas. Appuyé sur les mains, je me lève pour mieux voir, quand une détonation m’assourdit, et mon beret roule par terre : Auguste trop pressé, ou aveuglé par la grande quantité de canards, avait manqué de me tuer. Il tombe à genoux, et les larmes aux yeux, il implore le pardon que tout ému je lui accorde, mais non sans force remontrances. Son coup avait porté, et deux canards clapotaient des ailes dans l’eau ; la rivière était profonde en cet endroit et couverte d’herbes et de lianes entrelacées. Auguste, pour me montrer son courage et mettre diversion à nos émotions, se jette résolument à l’eau et parvient avec la plus grande peine à retirer les deux palmipèdes. Cette action faillit lui être fatale, car il eut de sérieuses difficultés pour sortir de ce fouillis de lianes et de végétations aquatiques, semblables aux mailles d’un filet ; il avait de l’eau jusqu’au cou. Cette journée se termina suivant nos désirs, et nous rentrâmes les carniers bourrés de volatiles.
Ce même Auguste manqua encore mettre fin à mes jours dans les circonstances suivantes. Nous étions dans la huerta quand, à ma droite, s’envola une tourterelle ; Auguste se trouvait à ma gauche, un peu en arrière, et boum, un coup partit ; je sentis une flamme me lécher la figure. Ah ça, décidément, m’écriai-je, tu en veux à ma vie ; et involontairement je tournai mon fusil de son côté, mais la vue de sa figure hébétée me fit baisser l’arme. Auguste était du Midi, jeune et novice ; je lui pardonnai de nouveau, mais, jurant intérieurement de me tenir dorénavant à l’écart de ce chasseur par trop impétueux et impressionnable.
Avant d’aller plus loin, je veux dire à mes lecteurs ce que c’est qu’un gaucho.
Le gaucho, issu de l’union des conquérants espagnols avec les indiennes, est un des grands types de l’Amérique du Sud ; on le retrouve depuis les provinces brésiliennes de Rio Grande jusqu’en Patagonie, et de l’Océan Atlantique jusqu’à l’Océan Pacifique. Sa véritable patrie, si patrie il y a, si un vagabond peut avoir un patrie — disons donc, ses pays de prédilection sont la province d’Entre Rios et les pampas. Le gaucho ne peut se séparer de son cheval ; sans cheval, il est malheureux, il n’est plus rien : aussi en manque-t-il, il en vole. Toujours en voyage, il ne connaît pas les distances ; n’a-t-il pas son cheval, et ceux des autres ? Paresseux, dédaignant tout travail, altier, libre, indépendant, il ne raidit ses muscles que pour dompter un cheval sauvage, ou jeter le lazo à un taureau plus sauvage encore. Flâneur, ivrogne, il fréquente assidûment les pulperias, en quête d’une dupe ; chanter en s’accompagnant de la guitare, fumer et boire, mais gratis bien entendu, voilà son bonheur.
Irascible, fourbe et joueur, sous un poncho attaché sur quatre piquets, il joue au monte du matin au soir ; la nuit venue, lui et ses compagnons se mettent à l’abri du vent, achètent une mauvaise chandelle et continuent à jouer. Il joue d’abord son argent s’il en a, si la chance lui est défavorable, va pour le poncho, ensuite le chiripá, ensuite les calzoncillos, puis le chapeau, le mouchoir qu’il a toujours noué autour du cou, puis le harnachement, selle, bride, et enfin le cheval ferme la série des enjeux. Attention, compagnons, le gaucho est nu, il ne lui reste plus rien ! Mais je me trompe, il a encore son teau, ah son couteau ! jamais il ne le jouera, c’est lui qui lui rendra tout ce qu’il a perdu. Une carte renversée, écornée sert de motif : qu’est-ce que c’est ! que diable ! tu es un voleur ! tu m’as volé ! enfant de… ! Que es esto ! que carajo ! usted es un ladrón ! usted me ha robado ! hijo de una gran p… ! Il se lève, le couteau à la main, sa figure parcheminée prend une physionomie terrible, ses yeux noirs sont en feu, les insultes réciproques ont été outrageantes ; s’il y a des assistants, et ils ne manquent jamais, deux haies sont formées, et nos gauchos se livrent à un duel acharné. Si ce sont des adversaires sérieux, l’un pose la pointe du pied sur celle de son rival, et sans oser reculer, ils se balaffrent à qui mieux mieux. Il est rare que le gaucho cherche réellement à tuer son antagoniste, mais lui faire une blessure large et profonde, surtout à la face, voilà son désir : il appelle cela, marcar ; il arrive pourtant, et trop souvent, qu’échauffé par la caña, il tue son adversaire ; peu de chose… il s’assied sur le cadavre, et le jeu reprend. Le gaucho presque toujours est estropié de la main droite ; j’en ai vus qui pouvaient à peine tenir leur couteau, tellement ils avaient reçu de blessures. Il existe des gauchos qui ont une réputation à cent lieues à la ronde, leur dextérité et leur coup d’œil sont connus ; ils en imposent aux autres, ils sont respectés, ce sont des tyrans.
Il y a quelque dizaines d’années, le gaucho était plus noble qu’aujourd’hui, la vie était plus facile, le bétail abondait, les chevaux étaient innombrables, le propriétaire n’en faisait pas grand cas ; le gaucho était maître des plaines immenses, il avait des idées chevaleresques, il ne tirait pas le couteau pour des futilités, il ne se battait que pour l’honneur. Apprenait-il, qu’à vingt, quarante, cent lieues même, il avait un rival, un jouteur aussi adroit que lui : vite en campagne, il galopait jour et nuit pour se mettre en présence de son semblable ; une provocation était échangée, et les voilà sur le terrain. Les voisins sont prévenus, les guitarreros font résonner leurs crincrins criards, la caña coule à flots ; la galerie attentive aux coups que se portent les deux champions, s’échauffe, crie, jure, s’insulte ; bientôt l’assemblée est divisée en deux camps, les couteaux sont tirés, le sang jaillit et plus d’un cadavre jonche le sol.
Ami des dissensions politiques, à la moindre étincelle révolutionnaire, le gaucho est sur pied, enrubanné de rouge ou de blanc. Un couteau attaché au bout d’un bambou lui donne une lance ; il est heureux, il est dans son élément : il peut tuer, piller, voler, manger de l’asado con cuero.
La civilisation le fera disparaître.
L’asado con cuero est une tranche de bœuf, coupée dans l’animal même, sans l’avoir écorché ; cette viande est rôtie, en mettant la partie poilue sur les braises ; de cette façon elle conserve tout son jus et est réellement succulente ; c’est un grand régal pour les habitants de la campagne ; il n’y a pas de fête sans asado con cuero, littéralement, rôti avec le cuir.
Il y a des gauchos voleurs, et le vol conduit à l’assassinat. Malheur au voyageur attardé ou perdu dans les plaines sans fin, il est à la merci du gaucho : Celui-ci s’avance au petit galop. Ami bonjour, compère comment va-t-il ? Avez-vous du feu ? Buenos dias amigo, compadre como esta ? Me permite usted su fuego ? Si le voyageur a un joli cheval, un harnachement d’argent, ou une ceinture où brillent quelques onces d’or, le brigand a bien vite fini ; un coup de couteau donné adroitement et l’affaire est faite. Voyageurs, si vous rencontrez un homme isolé dans la campagne, méfiez-vous toujours, surtout à l’époque des mouvements politiques. Ayez vos armes prêtes, tenez vous toujours un peu en arrière, surveillez la main droite du gaucho, car si vous la voyez disparaître derrière le dos, sous son poncho, il cherche son couteau, et vous aura bientôt égorgé. Il craint l’arme à feu, c’est celle qui lui inspire le plus de respect.
Friand, bien souvent il lui arrive, quand il a les coudées franches, de tuer une vache, rien que pour la langue, le restant est abandonné aux vautours.
J’ai assisté à une querelle de jeunes gauchos, à la Capilla même. Ils étaient quatre ; un poncho étendu par terre leur servait de tapis. Accroupis ou couchés dans les positions les plus bizarres ils jouaient au monte. Bientôt une dispute s’éleva ; j’étais sur la porte de la pulperia : les champions se dressent, mettent la main qui sur son couteau, qui sur ses pistolets ; deux coups de feu retentissent, et les balles viennent s’aplatir, à peu de distance de ma personne, contre le mur du magasin. Le sang me monta à la tête, je courus chercher ma carabine, et, à ma vue, les mauvais sujets prirent la fuite.
J’avais une réputation de tireur très adroit, ne manquant jamais le but ; effectivement en maintes circonstances, en présence d’indigènes, j’avais fait preuve de la plus grande adresse. Entre autres, un jour, beaucoup de monde se trouvait à Farrucco, et un chien appartenant à l’un des assistants, passait en courant à une distance de deux cents mètres. On parlait chasse, tir, fusil, quand tout à coup le propriétaire du chien me défia d’atteindre le quadrupède. J’avais l’arme entre les mains, l’animal courait toujours, je mis en joue, visai avec précaution, et des cris aigus répondirent à mon coup de feu : le chien avait été atteint. L’Américain de la campagne ne tire qu’au posé, à but fixe, aussi a-t-il une véritable admiration pour l’Européen, qui tue au vol et à la course. L’assemblée entière me félicita.
Les prairies de l’Uruguay sont fréquentées par deux espèces de perdrix : dans les pajonales, endroits couverts de hautes pailles, se tient la grosse, aussi forte qu’une poule ; elle a le vol très lourd, surtout au lever, elle est facile à tirer ; la petite se trouve principalement sur les collines, courant devant le chasseur en faisant entendre son petit cri, tititi ; elle abonde, et, sans chien, surtout à la tombée du jour, on peut en tuer beaucoup. Poussé par mon ardeur chasseresse, je m’étais éloigné de la Capilla de cinq à six kilomètres, et à pied, tout en chassant ces gallinacés. J’étais chaussé de grosses bottes en cuir de Russie, je n’avais pas remarqué tout d’abord qu’elles me blessaient, effet de la chaleur sans doute. La douleur devient plus forte, de plus en plus insupportable, à tel point que je ne peux plus avancer. Que faire ? Farrucco était encore loin. Je quitte mes chaussures, les mets en bandoulière, et me voilà piétinant l’herbe avec les bas. Ah ! lecteur, vous dire ce que j’ai souffert, vous ne le pourriez croire : les prairies sont remplies de chardons, et d’une petite plante particulière appellée roseta ; mes pauvres pieds ! À chaque instant j’étais obligé de m’arrêter pour les débarrasser d’une quantité d’épines fines et aiguës. Après avoir souffert comme un martyr, les pieds tout ensanglantés et gonflés, je parvins à me traîner jusqu’à la Capilla.
Les indigènes ont une façon de s’emparer des perdrix tout à fait primitive et ingénieuse. À cheval et armés d’un long bambou, mince et léger, à l’extrémité duquel est fixé un nœud coulant fait avec une plume d’autruche qui, en raison de son élasticité, reste rigide et tendu, ils longent les collines ; quand ils aperçoivent une perdrix, ils s’en approchent en ayant l’air de ne pas y faire attention, ou en décrivant des courbes concentriques, allongent lentement le bambou, placent le lacet devant le gibier, et au premier mouvement que celui-ci fait pour avancer, relèvent la canne, comme un pêcheur à la ligne : le nœud coulant se ferme, et le volatile est pris. Cette chasse exige quelque dextérité, mais elle est des plus fructueuses ; elle est plus entraînante que celle au fusil ; ensuite les estancieros n’aiment pas que l’on tire des coups de feu dans leur campo, sous prétexte que le bétail s’enfuit et se disperse effrayé par les détonations.