Trois ans en Canada/04

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CHAPITRE IV
comment robert fit connaissance
avec géraldine

La neige avait cessé de tomber, le soleil s’était levé radieux. Cependant le vent soufflait encore avec violence et les énormes glaçons qui demeuraient suspendus aux branches des arbres qui bordaient le chemin de Ste Foy, attestaient que la rigueur de la température n’avait pas changé. La route enneigée qui s’étendait au loin était veuve de passants. Seule, une jeune personne enveloppée dans un épais manteau de fourrure parcourait d’un pas rapide ces lieux solitaires. De temps en temps, elle ramenait sur son visage, les plis de son voile, et resserrait autour de sa taille l’ampleur de son manteau. Si démarche légère laissait à peine sur la nappe resplendissante qu’elle suivait l’empreinte de son passage. Parfois elle frappait le sol de son pied avec impatience.

— Jolie, répondit-il, en regardant sa fille… [Pag. 2]

— Pauvre Hortense, murmurait-elle, elle m’a bien dit que sa liberté était perdue. Vraiment, c’est honteux, de n’avoir pas voulu me la laisser voir aujourd’hui : il craignait sans doute que je lui parlasse du capitaine, mais patience, M. de Carre, je me ris bien de vos défenses, je saurai bien parvenir jusqu’à votre pupille, et être s’il le faut messagère entre elle et M. de Raincourt.

Tout en monologuant ainsi, Géraldine était arrivée devant une jolie maison enclavée dans un bosquet d’arbres, qui maintenant ne la dérobaient pas aux regards, mais qui, en été, devaient lui faire un rideau de leur feuillage touffu, la cachant comme un nid d’alouettes au milieu des maisons.

C’était la demeure du docteur Auricourt.

Géraldine frappa, Madeleine vint aussitôt ouvrir.

— Ne m’avez-vous pas dit, fit Melle Auricourt lorsqu’elle se fut débarrassée de son manteau, que votre nièce demeurait chez M. de Carre ?

— Mais, oui mademoiselle.

— Quel service remplit-elle ?

— Celui de femme de chambre et de portière.

— Croyez-vous que M. de Carre vous connaisse et sache que vous demeurez ici.

— Je ne pense pas, car je ne suis jamais allée chez lui depuis que Marie y est entrée.

— Alors il faut que vous me rendiez un service.

— Je suis prête, mademoiselle, vous savez qu’il n’y a rien que je ne fasse pour vous faire plaisir.

— Oui, Madeleine, je sais que vous êtes fidèle, c’est pour cela que je ne crains pas de me fier à vous. M. de Carre voudrait devenir l’époux de Melle de Roberval malgré toute la répugnance qu’elle éprouve pour ce mariage, il voudrait chasser de son cœur la pensée de M. de Raincourt et pour cela, il emploie les procédés les plus indignes. Il la retient prisonnière dans sa chambre et ne lui permet pas de recevoir personne, pas même moi, de crainte que je lui apporte des nouvelles du capitaine, et je sais qu’elle est gardée à vue par madame de Carre qui s’est faite sa geôlière. Il faut que vous mettiez Marie dans nos intérêts et qu’elle fasse parvenir mes lettres à Melle de Roberval. Je compte sur votre intelligence pour cela, personne ne vous soupçonnera chez M. de Carre, ne sachant pas que vous demeurez ici, et ma pauvre Hortense pourra supporter la douleur d’être séparée de tous ceux qu’elle aime, en recevant les missives du capitaine.

Madeleine accepta, flattée de la confiance de sa maîtresse et promit que sa nièce ferait tout ce qu’elle voudrait.

Le docteur rentra peu après ; il venait de visiter ses malades.

— Cher père, dit Géraldine, vous avez été bien longtemps, la journée m’aurait paru insupportablement longue si je n’étais sortie pour me distraire.

— Il m’a été impossible de revenir plus tôt.

— Pour cela, vous resterez toute la soirée avec moi, je ne veux pas que vos livres me disputent votre attention pour ce soir.

Le docteur embrassa sa fille.

— Tu sais bien que ce serait difficile, dit-il. Allons, mon enfant, va donc faire préparer le souper, je me sens un appétit dévorant. Plus tard, je te raconterai ce qui m’a retenu.

La jeune fille alla donner ses ordres.

Après le souper, M. Auricourt s’installa dans un large fauteuil, dans le salon et sa fille se mit à exécuter sur la harpe un morceau d’opéra. Elle pinçait cet instrument à la perfection et le docteur l’écoutait avec plaisir tout en l’entourant d’un regard d’affection. En la regardant, il lui semblait être rajeuni de vingt ans ; il se retrouvait dans ce bonheur d’autrefois. C’était Ida qui jouait et les accords mélodieux qu’elle faisait vibrer sous ses doigts, le laissaient se bercer dans un rêve réel, mais effacé. Perdu dans les souvenirs du passé, il ne s’était pas aperçu que Géraldine avait cessé sa musique ; mais il sentit deux bras caressants entourer son cou et une voix douce lui dire :

— Qu’as-tu cher père, tu pleures ?

L’illusion n’était plus, c’était la réalité maintenant mais une réalité remplie de charmes. Il pressa sa fille sur son cœur et la couvrant de baisers, il murmura :

— Oui je pleure, mais ces larmes ne me causent aucune peine puisque je ne m’en étais pas aperçu, je ne puis avoir de chagrin lorsque tu es auprès de moi.

— Bien sûr, dit-elle, regardant son père d’une manière interrogative.

— Oui mon enfant, je t’aime et je crois avoir une part de l’amour que renferme ton petit cœur, c’est assez de bonheur, je ne désire rien de plus.

Géraldine embrassa son père, et une larme brilla au fond de son œil noir.

Soudain un violent coup de marteau, frappé à la porte d’entrée, vint tirer M. Auricourt et sa fille de leur entretien.

Un domestique accourut prévenir le docteur que deux hommes portant sur un brancard un blessé, le demandaient. Le chirurgien se rendit à la hâte dans son bureau, où le malade venait d’être déposé.

— Qu’est-il arrivé à cet homme ? demanda-t-il à qui l’avaient apporté.

— C’est ce que nous ignorons, répondit l’un d’eux, nous l’avons trouvé évanoui dans le chemin près d’ici, baignant dans son sang.

— Mais c’est un assassinat !

— Probablement. Lorsque nous sommes arrivés sur les lieux, les assassins s’étaient enfuis.

Le médecin, après avoir examiné le malade :

— La blessure est grave, dit-il, elle peut être mortelle. Cependant je veux espérer ; mais il ne faut pas qu’il soit transporté de nouveau, ainsi je me charge de le garder ici jusqu’à sa guérison. Et vous, allez prévenir le guet, afin qu’on se mette à la poursuite des malfaiteurs. Les deux hommes sortirent précipitamment. M. Auricourt appela en même temps Madeleine et lui ordonna de préparer un lit. La chambre fut bientôt prête. On y transporta le blessé.

Le docteur pansa la blessure puis ensuite fit venir sa fille qui entra toute tremblante d’émotion, et jetant un regard sur l’inconnu :

— Est-il mort père ?

— Non, il est seulement évanoui.

— Le connaissez-vous ?

— Je crois l’avoir vu à l’armée, mais je ne puis me rappeler son nom.

— Va-t-il demeurer ici ?

— Oui, on ne pourrait le transporter sans causer sa mort.

— Mon Dieu fit Géraldine en joignant les mains !

— Il est gravement blessé, reprit le docteur, mais la science est puissante et j’espère le sauver, quoique la balle ait traversé l’épaule droite.

Géraldine regarda le jeune homme qui était toujours dans une immobilité complète et paraissait déjà privé de vie, la jeune fille se demandait si son père ne se trompait pas.

— Je t’ai fait appeler, dit M. Auricourt, afin que tu demeures ici pendant que je vais descendre préparer des médicaments. S’il reprend connaissance, tu m’appelleras. Le docteur sortit.

Géraldine prit une chaise, s’assit au chevet du lit, et contempla le visage pâle du jeune homme, que mes lecteurs ont sans doute reconnu pour Robert.

Il était beau, peut être trop beau pour un homme. Une grande douceur était répandue sur ses traits délicats, et il eut paru efféminé si le feu de ses grands yeux bleus, maintenant cachés sous ses paupières, n’eût donné à sa physionomie une mâle énergie.

Plus Géraldine le regardait, plus elle était charmée de cette figure. Poussée par un sentiment dont elle ne se rendit pas compte, la jeune fille tomba à genoux et pria Dieu de conserver les jours de cet inconnu.

À ce moment, Robert poussa un profond soupir et ouvrit les yeux. En apercevant Géraldine, un sourire passa sur ses lèvres décolorées.

— Je rêve, n’est-ce pas, et vous êtes un ange.

— Non, vous ne rêvez pas et je ne suis pas un ange, mais vous êtes chez des personnes qui feront tout en leur pouvoir pour vous soulager.

— Je suis donc malade ?

Ce disant, il essaya de se soulever, mais il poussa un faible cri et retomba inanimé sur son oreiller.

— Mon Dieu, s’écria la jeune fille, il est mort. Et hors d’elle-même, elle se mit à appeler. Le docteur monta précipitamment en demandant ce qu’il y avait

— Voyez père, dit Géraldine à travers ses larmes, il est revenu à lui et il a parlé, puis il a expiré.

Le docteur examina Robert.

— Il n’est pas mort, ce n’est qu’un second évanouissement.

Que j’ai eu peur ! fit-elle, en appuyant sa tête sur l’épaule de son père, et en donnant libre cours à ses larmes.

— Allons, allons, mon enfant, tu te laisses trop impressionner ; j’ai eu tort de te laisser seule ici cela t’a fatiguée. Va te reposer maintenant, Madeleine et moi veillerons. Puis, il congédia sa fille avec un baiser.