Trois ans en Canada/08

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CHAPITRE VIII
robert prend congé de ses amis.

Il y avait près de trois mois que Robert était chez M. Auricourt. Le jeune homme devenait de plus en plus triste, et la mélancolie de Géraldine augmentait.

Le départ de Robert était fixé au lendemain.

Au souper, Géraldine prétexta un mal de tête et ne descendit pas.

Le repas ne fut pas gai, le docteur se sentait inquiet, la santé de sa fille s’affaiblissait, la pâleur de son teint et une toux creuse qui s’était emparée d’elle depuis quelque temps l’effrayaient. Cependant il n’osa laisser son hôte et passa la veillée avec lui, malgré le désir qu’il avait d’être auprès de sa fille.

— Mon cher Robert, dit-il, vous êtes donc décidé à nous laisser.

— À regret, mais il le faut, le devoir m’appelle. Croyez que j’emporte avec moi les meilleurs souvenirs et je voudrais pouvoir prouver ma reconnaissance par autre chose que des paroles.

— Je vous connais et je suis heureux de vous avoir obligé. Je ne vous en veux que sur un point, c’est que vous allez nous plonger dans l’ennui en nous laissant.

Robert abaissa ses regards, et ne répondit pas. Il pensait combien il aurait été heureux si Géraldine avait prononcé ces paroles.

Depuis plusieurs jours, pas un mot ne lui avait été adressé de la part de la jeune fille, qu’avait-elle donc ? pourquoi sa conduite avait-elle changé ainsi tout à coup, c’est ce qu’il ne pouvait s’expliquer ; c’est aussi ce qui le torturait.

Le docteur interrompit ses amères réflexions.

— Mon ami, lui dit-il, j’ai souvent entendu dire au général Montcalm que vous aviez eu de grands malheurs. Si vous avez confiance en moi, racontez-moi donc les épreuves que vous avez eues à supporter ; je porte un véritable intérêt à tout ce qui vous concerne.

Robert remercia, en disant qu’il éprouvait un grand soulagement de la sympathie qu’on lui manifestait. Et il commença en ces termes :

« Mon père est marquis. D’un caractère fier et hautain, il élevait ses trois enfants dans la crainte ; cependant il se montrait bien plus indulgent pour notre frère aîné, et notre mère affligée de cette préférence, s’efforçait de nous faire oublier à ma sœur et à moi cette injustice en nous comblant d’amour et de tendresse. Combien nous l’aimions, combien nous étions heureux près d’elle ! mais un jour, nous vîmes couler ses larmes ; nous la suppliâmes de nous confier la cause de son chagrin : elle s’efforça de sourire, et nous congédia avec un baiser, sans nous avoir rien avouer.

« Le marquis devenait de plus en plus sombre ; plusieurs fois, nous l’entendîmes parler avec colère à ma mère. Que se passait-il donc ! c’est ce que nous apprîmes, hélas ! trop tôt.

« Un matin, je m’éveillai en entendant les sanglots de ma mère, qui partaient de l’appartement voisin de celui que j’occupais ; je me levai à la hâte, et m’élançai dans sa chambre.

Au Bal du Gouverneur.

« — Qu’avez-vous lui demandai-je ?

« Pour toute réponse, elle se jeta dans mes bras en s’écriant : Alice, Alice, ma pauvre Alice.

« Ma sœur s’appelait ainsi, et avait dix-huit ans.

« — Expliquez-vous, dis-je.

« — Alice, mon enfant, on me l’a enlevée !

« — Je ne comprends pas.

« — Robert, écoute-moi. Il faut que tu saches tout, je ne veux pas que tu sois malheureux comme ta sœur.

Ton père a perdu, il y a dix mois environ, les trois quarts de sa fortune et afin que les de Marville soutiennent le rang qu’ils ont toujours occupé dans le monde, il fait ton frère George son unique héritier, et il a décidé que ta sœur prendrait le voile, tandis que toi, tu entrerais dans un monastère.

« Cette nuit, Alice, à mon insu, a été menée au couvent, mais lequel ?

«  Ses sanglots redoublèrent.

« J’essayai de la consoler, en lui disant que j’irais à sa recherche, que je la retrouverais.

« — Tu ne connais pas ton père, me répondit-elle s’il savait que tu as voulu t’opposer à ses volontés, il te maudirait. Non, mon cher enfant, tu ne peux rien pour Alice ; mais il faut que tu partes. Je trouverai la force de me séparer de toi puisque ce sera pour ton bonheur. Le marquis est inexorable, depuis longtemps j’essaie de le fléchir, il me répète chaque fois qu’il fallait soutenir la gloire de sa maison. Pars, Robert, pars immédiatement, si tu ne veux entrer dans un cloître. Efforce-toi de devenir riche, et reviens aussitôt que possible. Je prierai pour toi, va, que Dieu te protège,

« Je la laissai, sans savoir de quel côté me diriger.

« J’appris qu’on expédiait des troupes en Amérique, je m’enrôlai, et j’arrivai ici avec le général Montcalm.

« Combien le voyage me fut pénible ! je m’éloignais de tous ceux que j’aimais ; je laissais ma patrie, hélas, peut-être pour toujours. Je savais ma mère plongée dans le chagrin, ma sœur qui m’était si chère, je n’avais pu lui dire un mot d’adieu.

« Il me semblait, sans cesse, l’entendre me reprocher de l’avoir abandonnée. J’aurais voulu retourner pour voler à son secours, mais où était-elle ? mon père l’avait peut-être menée hors de France.

« Jugez ce que j’ai souffert en envisageant la triste position que j’occupais. Je n’étais que simple soldat, inconnu de tous, sans recommandations, n’ayant pas un ami à qui me confier ; aussi combien de nuits sans sommeil ai-je passées sur le pont du navire, regardant avec découragement les eaux noires de l’Océan, et oserai-je le dire, la pensée de m’y précipiter me vint plus d’une fois. Le souvenir de ma mère me sauva.

« Le général Montcalm me surprenant souvent plongé dans d’amères rêveries, s’intéressa à moi. Un soir il vint me trouver et me dit :

« — Je crois que vous êtes malheureux, mon ami.

« — Je le suis, répondis-je.

« — Pourquoi vous décourager ainsi au début de votre carrière ?

« — Je ne suis que simple soldat.

« — Qu’est-ce que cela fait ? Vous deviendrez général.

« Je secouai la tête en signe d’incrédulité.

« — Allons, dit-il en me présentant la main, je vois que vous êtes né dans une position plus élevée que celle que vous occupez maintenant, et c’est ce qui vous décourage.

« — Vous ne vous trompez pas, ma famille tient un des premiers rangs en France.

« — Moi, dit-il, je suis le général Montcalm et je m’intéresserai à vous.

« Je me levai et saluai en le remerciant.

« À partir de ce moment, il fut pour moi un père. C’est à lui que je dois la position que j’occupe maintenant.

— Et à vos capacités, reprit M. Auricourt. Mais vous n’avez reçu aucune lettre de votre mère depuis votre départ de France.

— Non. Les miennes ont sans doute été interceptées par mon père. Elle doit ignorer même le lieu où je suis.

— Je ne m’étonne plus de votre tristesse, je sympathise à vos malheurs et j’admire le courage que vous avez montré.

Le lendemain, comme Robert le redoutait, Géraldine ne vint pas lui dire adieu. Le docteur apprit au jeune homme que sa fille avait passé une très mauvaise nuit.

— Faites lui mes adieux, docteur, dit Robert. Dites lui combien je suis affligé de la savoir souffrante ; combien ma reconnaissance est grande pour tout ce que je lui dois.

Il ne put en dire davantage, et pressant fortement la main du docteur, il s’élança dans la voiture qui l’attendait.

— N’oubliez pas, dit M. Auricourt, la promesse que vous nous avez faite de venir ici le jour même de votre retour à Québec.

Robert salua en signe d’assentiment, et disparut bientôt.