Trois ans en Canada/22

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CHAPITRE XXII
l’heure du sacrifice.

Plusieurs mois se sont écoulés.

Montcalm était revenu à Québec. Il avait mis tout en œuvre pour retrouver son protégé ; passant des nuits et des jours entiers à sa recherche, mais sans succès, il fit battre la ville et ses environs, en tous sens, par ses soldats sans pouvoir découvrir aucun indice.

Le général commençait à croire, comme tout le monde, que le jeune homme était mort.

Il n’osait aller voir Mlle Auricourt, qu’aurait-il pu lui dire ?

Le protecteur de Robert était triste ; tout se réunissait pour l’accabler.

L’hiver avait été désastreux ; la famine avait assailli son armée ; c’était lui qui l’avait soutenue se privant souvent pour ses soldats et tandis que de toute part les Anglais les entouraient, Bougainville ne ramenait de France qu’un secours dérisoire, dix-sept bâtiments chargés de vivres et de munitions, et trois cent vingt-six recrues.

Depuis un mois, Québec offrait un triste spectacle. Wolfe, campé à la Pointe Lévis ne cessait de lancer sur la ville une grêle de projectiles, qui répandait partout la désolation et l’incendie.

Une grande partie des maisons avaient disparu dans les flammes.

La cathédrale n’existait plus, et notre artillerie ne pouvait riposter au feu de l’ennemi.

Montcalm marchait mélancoliquement la tête penchée vers le sol, où, à chaque pas, il rencontrait des ruines.

Le général pensait au Canada, et se disait qu’il fallait sauver cette malheureuse colonie, ou périr.

Quoi, naître, souffrir et mourir, voilà donc la vie de l’homme, Ô France ! qu’es-tu devenue, est maintenant ta gloire d’autrefois ? Noble race des Bourbons, dont le cœur battit avec tant de valeur, tout est donc mort aujourd’hui dans ton âme ? Et tu dors, roi des Français lorsque tes sujets t’appellent.

Abimé dans ses réflexions, Montcalm ne s’était pas aperçu qu’un homme, marchant assez vite, s’avançait au devant de lui ; ce ne fut qu’en se frappant sur cet individu, qui apparemment était aussi distrait que lui, que le général releva la tête.

— Diable, fit-il, est-ce que vous ne voyez pas clair, l’ami ?

— Oh ! mon général, mille pardons, répondit l’inconnu qui n’était autre que le capitaine de Raincourt.

— Tiens, c’est vous, Félix, vous avez donc quelque chose qui vous tracasse l’esprit, que vous ne regardez pas où vous posez les pieds.

— Mon général qui n’en a pas ?

— C’est vrai, mais lorsque l’on est jeune, cela se porte mieux.

— Je ne dis pas non, mais il n’en est pas moins vrai que cela se porte mal, et si je n’avais d’inquiétude que sur mon sort, je ne serais pas trop malheureux.

— Que craignez vous donc, je ne vous ai jamais vu abattu de la sorte ?

— Général vous avez aimé, aussi, vous ne rirez pas de moi : je crains de laisser Hortense seule en ce monde, sans protection, encore sous la tutelle d’un homme sans vertu. Pourquoi ces tristes pensées m’assaillent-elles, je n’en sais rien, n’ai-je pas été vingt fois au feu, je ne puis m’expliquer pourquoi en songeant à la bataille que nous allons bientôt livrer, je me sens trembler.

— Félix, je vais vous le dire, vous êtes comme tous les amoureux. Avant peu votre fiancée sera majeure, voilà pourquoi, si près de votre bonheur, vous craignez plus que jamais de le perdre.

Le capitaine secoua la tête.

— Général, dit-il, croyez-vous à la destinée ?

— Pourquoi cette question ?

— Eh bien ! ma destinée à moi est de mourir avant de pouvoir nommer Hortense ma femme.

— Capitaine, vous n’êtes qu’un enfant,

— Peut-être, mais mon général, voulez-vous faire une chose pour moi ?

— Vous savez bien que je suis le père de mes soldats.

— Alors si je meurs, promettez-moi de veiller sur elle, de la consoler.

— Je vous le promets, malgré que je ne crois pas à la destinée que vous vous faites.

— Merci général, maintenant, je pourrai mourir tranquille.

Et le capitaine pressa la main de Montcalm, et ils se séparèrent.

Félix continua son chemin dans la première direction qu’il suivait, c’est-à-dire que, sans en avoir conscience, il se dirigeait vers la demeure de M. de Carre, qui avait été préservée des flammes, et au bout de dix minutes, il se trouva devant le jardin, alors il s’arrêta et regarda autour de lui.

Un boulet, récemment lancé, était venu se loger dans le mur, et l’avait dégradé au point de faire une ouverture assez large pour livrer passage à un homme. Un éclair de joie illumina son regard, il se baissa et pénétra dans le jardin, avec l’espérance d’y rencontrer Hortense.

Le capitaine ne fut pas trompé dans son attente, un léger pas se fit entendre, et à la clarté de la lune, Félix aperçut la forme gracieuse de celle qu’il cherchait.

Elle était enveloppée d’une fraîche robe de mousseline des Indes, un châle de cachemire bleu recouvrait ses épaules, où venaient tomber éparses les boucles dénouées de sa luxuriante chevelure.

En ce moment, Mlle de Roberval était la seule qui put apporter un adoucissement à sa souffrance, sa voix trouverait un écho dans son cœur.

Félix sentit tout cela, il prononça son nom, en écartant le feuillage qui le séparait d’elle.

La jeune fille s’arrêta, un peu effrayée, mais aussitôt un cri de joie s’échappa de ses lèvres.

— Chut, fit le capitaine, l’attirant à lui, je suis ici en voleur.

— Comment êtes-vous entré ?

— C’est l’ennemi aujourd’hui qui m’ouvre le passage, c’est la première fois que je puis le remercier de ses boulets.

— Le mur est donc défait ?

— Oui, voilà pourquoi j’ai pu parvenir jusqu’à vous, ma bien-aimée.

— Alors moi aussi, je suis reconnaissante à l’ennemi ; malgré qu’il m’a fait trembler tout le jour ; le bonheur de vous voir ce soir rachète toute ma peur, Félix.

— Chère Hortense, reprit-il, je vous aime beaucoup, mais en ces jours, je voudrais vous voir bien éloignée, vous êtes exposée à tant de dangers en cette ville.

— Et moi, je préfère être ici, puisque vous y êtes aussi, n’êtes-vous pas exposé plus que moi, s’il vous arrivait quelque malheur du moins, je pourrais voler vers vous. Mais, non, non, s’écria-t-elle comme frappée de cette idée, Dieu ne le permettra pas, il ne me séparera pas de vous, lorsque je n’ai plus que quelques jours pour atteindre ma majorité et qu’alors rien ne pourra empêcher notre union.

— Dieu exauce les anges, vous prierez pour moi, Hortense, mais si dans le combat qui bientôt se livrera, contre l’ennemi, la mort me frappait…

— Félix, Félix, reprit-elle, sans lui laisser achever sa phrase, si vous mourriez, je mourrais. Et la jeune fille appuya sa tête sur son épaule, pour cacher les larmes qui inondaient son visage.

Le capitaine ne chercha pas à tarir ses larmes car il sentait qu’elles étaient versées sur son tombeau ; un pressentiment l’avertissait de l’avenir, et la douleur que lui-même éprouvait était trop grande pour qu’il lui fut possible de lui donner quelque consolation.

Ils demeurèrent donc ainsi tous deux plongés dans une muette souffrance. Enfin Félix pencha la tête et appuya ses lèvres sur le front de la jeune fille.

Hortense, dit-il, je t’aime, je t’aime ; et ne puis trouver la force de te quitter ; moi que le feu le plus terrible de l’ennemi n’a jamais pu émouvoir, je me sens faiblir devant ton chagrin ; un étrange sentiment de crainte me saisit, en songeant à un nouveau combat ; est-ce parce qu’il doit nous séparer.

— Non, Félix, il ne nous séparera pas, si vous mourez, je ne survivrai pas à votre perte ; mais pourquoi avoir de ces tristes pensées, ah ! Félix, j’ai tant prié pour vous, je prierai tant encore que Dieu vous conservera à mon amour. Tout à l’heure, lorsque je me promenais seule dans le jardin, il me semblait, que tout ce qui m’entourait me murmurait qu’il y avait encore du bonheur pour nous deux dans cette vie. Voyez cette nature comme elle est calme, ce ciel comme il est beau, l’astre des nuits semble ne s’être levé que pour éclairer notre rencontre, à l’heure tout repose ; est-ce que tout ceci ne vous présage pas des jours heureux pour l’avenir. En nous montrant ainsi sa grandeur dans ses œuvres, Dieu ne nous dit-il pas, au contraire, d’espérer ? Laissez-moi vous rassurer, cher Félix, comme vous-même l’avez fait bien souvent lorsque j’étais dominée de craintes chimériques, votre voix a toujours su faire entrer la tranquillité dans mon âme. Je vous en prie, ne vous affligez plus ainsi ; quelque chose me dit qu’il est impossible que nous soyons séparés.

Et la jeune fille leva sur lui, ce même regard qui quelques minutes auparavant avait fait tressaillir le capitaine ; on eut dit qu’un rayon du soleil se reflétait dans ses grands yeux, il semblait alors qu’elle n’appartenait plus à la terre. Félix se sentit ému, en la regardant. Ah ! pensa-t-il, elle a raison, nous ne pourrons être séparés ; mais c’est une autre patrie qui doit nous réunir. Et attirant la jeune fille à lui, il la pressa sur son cœur.

— Vous êtes mon ange gardien, ma petite Hortense chérie ; murmura-t-il, pardonnez-moi de vous avoir alarmée tout à l’heure, par mes paroles ; oui, vos prières me protègent, que puis-je redouter, lorsqu’une sainte prie pour moi…

§

Ce même soir, Fleur-du-Printemps, appuyée sur un chêne, contemplait avec amertume le ciel étoilé. De temps en temps, la jeune fille jetait un regard sur ce qui l’entourait.

— Il ne vient pas encore, disait-elle, pourquoi me faire attendre ainsi ? Robert ! où peut-il être ? Il le sait lui, le traître, et n’avouera rien sans que je devienne sa femme ! moi sa femme !…

Un frisson parcourut tout son être.

— Mais que me sera la vie, s’il meurt ? ne vaut-il pas mieux me sacrifier et le sauver ? d’ailleurs, je l’ai promis, la fille du grand chef n’a qu’une parole !

Elle s’arrêta, on entendait des pas, et Alléomeni apparut.

— Enfin te voilà !

— Oui, es-tu toujours décidée à sauver Robert de Marville, en devenant ma femme ? ou le laisseras-tu périr en refusant ?

L’indienne jeta au ciel un regard suppliant.

— Je veux le sauver, répondit-elle.

— Alors suis-moi.

Fleur-du-Printemps obéit. Ils se mirent tous deux en route.

Onze heures sonnèrent en ce moment.

La jeune fille et son compagnon marchèrent jusqu’au jour, suivant les bords du St Laurent en descendant sa source, il était quatre heures, lorsqu’Alléomeni s’arrêta.

Un immense rocher s’élevait devant eux.

Vois-tu cette masse, dit-il, c’est dans son intérieur que le major de Marville est retenu prisonnier depuis longtemps ; mais tu ne peux le délivrer sans que je te donne le secret qui en forme l’entrée ; ainsi promets-moi encore, que tu tiendras ta parole.

— Tu sais que je ne mens jamais.

— C’est vrai ; ainsi va donc.

Il se pencha à son oreille et lui dit quelques mots. Le regard de Fleur-du-Printemps s’illumina de joie et agile comme une biche, elle gravit le rocher.

Le sort de Robert était maintenant entre ses mains.