Trois ans en Canada/23

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CHAPITRE XXIII
le doigt de dieu.

La chapelle des Ursulines était remplie de monde ; chacun dans un recueillement profond attendait la venue d’une nouvelle vierge qui allait pour toujours se consacrer à son Dieu.

Soudain le silence fut interrompu, par les sons de l’orgue et en même temps une jeune fille, pâle et tremblante, vêtue de blanc, s’avança d’un pas lent vers l’autel.

À son approche, un frisson parcourut l’assemblée, en la voyant si jeune et si belle, avec ses habits de fête dont elle allait se dépouiller à jamais.

Un sentiment de tristesse s’empara de tous les cœurs lorsqu’elle s’agenouilla pour dire un adieu suprême au monde.

Deux religieuses s’approchèrent de Géraldine et firent tomber les fleurs qui ornaient sa tête, puis l’une d’elle souleva la chevelure de la jeune fille, qui se déroulait en boucles épaisses sur ses épaules ; et sous ses ciseaux, une mèche tomba.

Un sanglot se fit entendre ; c’était Madeleine qui pleurait.

Agenouillée près d’elle, une jeune religieuse avait aussi porté son mouchoir à ses yeux.

— Mon Dieu, murmura-t-elle, faites que comme moi, la pauvre enfant, trouve la paix de son âme dans ce sanctuaire.

Déjà les fatals ciseaux se rouvraient de nouveaux, lorsque soudain la porte s’ouvrit et un jeune homme s’avança vers l’autel, mais à peine avait-il aperçu Mlle Auricourt, qu’un cri perçant retentit sous la voute silencieuse.

Géraldine ! !

À cet appel, une autre voix répondit, suivit d’un gémissement plaintif.

Robert ! !

Et notre héroïne s’évanouit.

La religieuse, dont nous venons de parler, s’élança vers elle et la reçut dans ses bras.

Tout le monde se leva, l’émotion était à son comble, mais les religieuses firent immédiatement transporter Mlle Auricourt, dans un appartement voisin, où personne ne fut admis.

Tous se retirèrent à l’exception de Robert.

— Laissez-moi entrer, disait-il, il faut que je voie Mlle Auricourt.

— Impossible, répondit la tourière, c’est contre le règlement.

— Il le faut, il le faut, répétait M. de Marville, je ne puis partir sans l’avoir vue ; je demeurerai ici jusqu’à demain si vous me refusez. Allez prévenir la supérieure qu’il faut que je lui parle.

— La supérieure est malade et ne peut recevoir personne.

— Alors celle qui la remplace.

La tourière hésita, mais voyant l’anxiété qui se peignait sur les traits de jeune homme, elle consentit à lui accorder ce qu’il sollicitait.

Au bout de cinq minutes, elle revint accompagnée de la religieuse qui avait secouru Géraldine.

Robert s’avança vers elle ; mais il s’arrêta soudain stupéfait ; interdit.

— Mon Dieu, est-il possible ? murmura-t-il.

Et ses bras s’entrouvrirent. La religieuse s’y précipita.

— Mon frère !

— Ma sœur !

Tels furent les deux noms qui s’échappèrent de leurs lèvres.

— C’est toi, c’est toi chère Alice ; comment se fait-il que je te retrouve ici ?

— Mon frère, mon frère, répétait-elle à travers ses larmes, sans pouvoir en dire davantage.

Leur émotion était si grande que pendant plusieurs secondes, ils demeurèrent muets.

Robert reprit le premier.

— Comment se fait-il, que je te retrouve ici ?

— Robert, lorsque je fus enlevée d’au milieu de vous, mon père me conduisit au midi de la France, dans un couvent, où il donna l’ordre de ne pas me laisser sortir. Tu peux juger combien fut grand mon désespoir, en me voyant séparée de ma mère et de toi. Cependant, au bout de quelques mois, je finis par me résigner, en sentant que ma véritable vocation, était de me faire religieuse. Je pris donc le voile et dis adieu au monde pour toujours. Alors mon père vint me visiter et m’apporta l’heureuse nouvelle que, puisque j’avais exécuté ses désirs, je pourrais revoir ma mère. Je la revis en effet. Elle pleura beaucoup en apprenant que j’étais pour toujours au couvent ; néanmoins, je parvins à la consoler en lui disant que je me sentais heureuse, et que mon seul chagrin avait été d’être séparée d’elle ; mais puisque l’on me permettait de la voir, je n’avais plus aucun sujet de tristesse. Un an plus tard, on m’envoyait ici. Robert je ne croyais pas te rencontrer dans ce pays. Dans toutes ses lettres, ma mère me parle de toi ; ton sort cause toutes ses angoisses ; combien elle sera heureuse en apprenant que je t’ai retrouvé.

— Ma mère chérie ! dis-lui Alice que son fils n’a jamais cessé un seul instant de penser à elle. Pour moi, il m’est interdit de lui écrire ; mes lettres seraient interceptées par mon père.

— Dieu permettra peut-être qu’il change, soupira la religieuse.

Après s’être entretenu encore quelques instants de sa famille, Robert dit à sa sœur.

— Alice, je viens d’éprouver un grand bonheur en te retrouvant ; mais il est une autre personne qu’il faut que je revoie aussi, conduis-moi, je t’en supplie, vers mademoiselle Auricourt, nous sommes fiancés depuis longtemps, depuis plus de six mois j’ai été prisonnier, il faut qu’on m’ait calomnié auprès d’elle puisqu’elle allait prononcer des vœux irrévocables. Je remercie Dieu d’avoir permis que j’arrivasse à temps. Alice, depuis que je suis séparé de vous tous, c’est elle seule qui m’a fait tenir à la vie.

— Dieu fait bien ce qu’il fait, c’est par l’entremise de celle que tu aimes qu’il permet que nous nous retrouvions, Robert, je ne puis te refuser, viens.

Le capitaine avait été installé dans la salle d’entrée (Page 40)

Et la religieuse lui fit traverser un long corridor, au bout duquel elle ouvrit une porte, et Robert aperçut Géraldine étendue dans un grand fauteuil.

En le voyant, la jeune fille se leva et fit un mouvement pour s’élancer dans ses bras ; mais se redressant tout-à-coup, elle se renversa en arrière et s’écria :

— Non, non, je ne puis le voir.

— Géraldine, est-il possible ? tu me repousses, fit Robert qui était maintenant à genoux devant elle.

Pour toute réponse, la jeune fille tendit à Robert la lettre qui avait causé tous ses tourments.

— Que signifie ceci ? dit-il après l’avoir parcourue, tu as pu croire à tant de perfidie de ma part ?

La jeune fille leva sur lui ses grands yeux noirs, et joignit les mains en murmurant :

— Robert, ne m’accuse pas, tes reproches me font mourir.

— Est-ce que je ne souffre pas plus que toi, en voyant que tu me crois coupable ; oh ! je n’aurais pu supporter tous les chagrins que j’ai endurés, sans la pensée que tu m’aimerais malgré tout.

Puis, il lui raconta comment on l’avait fait prisonnier et retenu dans une caverne, comment il avait été délivré par l’Indienne intrépide, qui l’avait déjà sauvé au fort George.

Il était inutile pour Robert de dire qu’il avait souffert ; en l’apercevant, on le devinait tant le pauvre jeune homme était changé et amaigri : on eut dit l’ombre de lui-même.

— Géraldine, crois-tu encore, lui demanda-t-il, en terminant son récit, que c’est moi qui ai écrit cette lettre infâme ; lorsque toutes les tortures que j’ai endurées étaient causées par la pensée que tu étais seule au monde.

— Robert, me pardonneras-tu jamais ? fit-elle, éclatant en sanglots ; non, je ne suis pas digne que tu m’aimes encore.

Elle ne put en dire davantage, ses larmes la suffoquaient.

— Calme-toi, Géraldine, dit-il, mon amour ne peut cesser, oui, je t’aime davantage pour tout ce que tu as souffert, et si tu veux me rendre parfaitement heureux, consens à ce que notre mariage s’accomplisse dès aujourd’hui, il n’a été que trop retardé.

Mlle Auricourt leva sur lui ses regards remplis de reconnaissance.

— Robert, mon bonheur sera l’accomplissement de tes désirs.

En cet instant, on frappa à la porte. C’était le prêtre qui devait ce jour même faire prononcer les vœux à notre héroïne. Il venait chercher de ses nouvelles ; mais il s’arrêta sur le seuil de la chambre en apercevant M. de Marville, auprès de la jeune fille.

Robert se leva, et s’avançant vers le serviteur de Dieu, il lui dit.

— Monsieur, je suis le fiancé de Mlle Auricourt, depuis plusieurs mois. De fatales circonstances nous séparèrent la veille de notre mariage.

Je viens vous solliciter de vouloir bien bénir notre union, dès à présent, afin que l’ennemi qui m’a poursuivi jusqu’ici, ne puisse nous séparer de nouveau. Mlle Auricourt est orpheline, et son père en mourant l’a confiée à ma protection.

— Ceci est fort bien, répondit le prêtre, mais Mlle Auricourt ne peut trouver de meilleure protection que celle de Dieu, auquel elle devait se consacrer aujourd’hui ; Mademoiselle, avez-vous réellement renoncé à votre vocation religieuse ?

— Dieu ne m’en trouve pas digne, répondit la jeune fille, tout émue ; c’est une terrible épreuve qu’il m’a envoyée, en me séparant de celui que j’ai toujours aimé ; j’espère l’avoir supportée selon sa volonté, et maintenant, je me joins à M. de Marville pour vous solliciter de lui accorder sa demande.

Que la volonté de Dieu s’accomplisse, venez, mes enfants, dans la chapelle.

Tout le monde le suivit et la cérémonie commença.

Que de sentiments différents se passaient dans l’âme de Géraldine depuis une heure. Il lui semblait que tout ce qu’elle voyait était un rêve.

Après la cérémonie, on passa dans l’appartement voisin.

— Ce jour me rend les deux êtres chéris que j’avais perdus, dit Robert en prenant la main de sa sœur et l’amenant devant sa femme. C’est Alice, cette Alice que tu désirais connaître depuis si longtemps.

— Quoi ta sœur !

Et madame de Marville se jeta dans les bras de la religieuse.

— Je l’ai aimée, dit-elle, avant de savoir qui elle était, Robert, tu ne sais combien elle a été remplie de bonté pour moi. Oui, je trouve en elle une véritable sœur.

M. de Marville ramena sa femme à l’ancienne demeure de son père, Madeleine pleurait de satisfaction, pour Géraldine, elle se sentait si heureuse qu’elle ne pouvait exprimer sa joie.

— Cher Robert, dit-elle, en entourant son cou de ses deux bras, est-il possible que nous pourrons désormais nous aimer sans chagrin.

— Oui, mon ange, personne ne peut t’enlever à ma tendresse, c’est sur le sein de ton époux que tu dois te reposer des douleurs que tu as éprouvées.

Et il déposa un baiser sur ses joues amaigries. Géraldine laissa tomber sa tête sur son épaule.

— Je suis trop heureuse, dit-elle, il me semble que je rêve.

— Alors rêve en paix sur mon cœur, fit-il en passant son bras sous la taille de la jeune femme, et la pressant sur sa poitrine, ton rêve n’aura pas de réveil.