Trois mois dans les Pyrénées et dans le midi en 1858/Course au lac Vert

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Luchou, mardi, 13 juillet


COURSE AU LAC VERT.


À six heures, réveillé par P... : « Beau temps ! nous partons dans une heure pour le lac Vert. » Il me donne rendez-vous au Chalet. Partis à huit heures avec trois guides. Le temps est admirablement pur. C’est la première fois que je vois ces montagnes découvertes et éclairées. Tout prend une vie et un sens nouveaux. Teinte rose des monts qui encadrent la vallée de Luchon ; les pics de Vénasque au fond découpes sur l’azur. Les eaux écumantes étincelant au fond des ravins. On ne se lasse pas de contempler ces couleurs, cette fraîcheur nouvelle. Charmante entrée de la vallée du Lys ; on voit à droite les crêtes de Superbagnères et de Céciré ; entre les sapins, on aperçoit les cascades d’Enfer et de Cœur, et pour couronnement les majestueux et étincelante glaciers de Crabioules.

Nous nous an-ètons à l’auberge du Lys ; je jette les yeux sur le Frendenbuch ; aussi ignoble que bête. Comparaison avec ceux de Suisse et d’Allemagne, où la nature est si vivement sentie. Dégoût et pénible sentiment en songeant à ceux qui ne craignent pas de venir troubler la pureté et l’élévation de ces lieux en y apportant la frivolité incurable de leurs pensées habituelles, et qui respirent une atmosphère viciée vis-à-vis de ces sereins et solennels spectacles.

On monte à gauche à travers une forêt de hètres, et on arrive sur un charmant petit plateau ou pâturage vert ; la vue se découvre et s’élargit ; scène de haute et grande montagne. Forêts de pins à pente presque à pic, qui semblent se précipiter dans le torrent grondant au-dessous ; murs de rochers ruisselants d’humidité ; au fond, débris de toute sorte recouverts d’une luxuriante végétation. Deux cascades côte à côte, Caroline et Rosalie, qui s’inclinent l’une vers l’autre et se réunissent. Plus haut, la cascade de Solages, d’un seul jet, très-belle aussi. Limite où cesse la végétation ; chemin très-difficile pour les chevaux, hérissé de pierres énormes jetées pèle-mèle. Belle flore de ces sommets. Rhododendrons aux fleurs d’un rouge vif ; touffes de geranium pyrenæum ; plus haut, au bord des lacs, des gentianes bleues et violettes, de charmants petits daphnés roses à l’odeur aromatique ; des myosotis, saxifrages, etc.

À onze heures, on s’arrète pour déjeuner dans une enceinte bordée de rocs nus, couronnée de glaciers, et traversée par un torrent sur le bord duquel on s’assied. Air pur et vif. Sévère salle à manger. On déjeune de bon appétit, et, après une demi-heure de halte, on part pour l’ascension à pied, avec deux guides. La scène devient plus âpre ; nous arrivons au lac Bleu, petit, tout à fait dans la solitude sauvage des hautes cimes ; entouré par une espèce de cirque couronné de neige, encore glacé en partie et recouvert de neige ; le reste de la surface d’une teinte très-bleue ; les bords se reflètent délicieusement dans cette eau calme et engourdie, où ils prennent des teintes adoucies, extrêmement délicates. Descendus jusque sur un petit rocher aigu et menaçant pour contempler un magnifique spectacle au-dessous de nous.

Le lac Vert, divisé en trois par une langue de terre qui s’avance et s’élargit au milieu, dort à pic loin au-dessous de nos pieds sur une plate-forme inférieure de la montagne ; au delà, la vue s'étend dans l’espace, et embrasse une partie de la chaîne. Nous descendons à gauche par un chemin extrêmement difficile, sorte de ravin à peu près à pic, rempli d'une coulée de pierres roulantes qui s'éboulent sous le pied, et tombent sur ceux qui marchent devant ; chemin à peine praticable aux chèvres. C'est très-beau et très-amusant, mais pénible.

On remonte un peu pour arriver au lac Charles, situé immédiatement au-dessus du lac Vert, et au-dessous du lac Bleu. Ce lac est dans un bassin, dont il emplit toute la profondeur, et parfaitement arrondi et régulier. Il est encore couvert de glace. L’aspect est d’une sévérité imposante. Des teintes d’un rose vif sont répandues sur toutes les lignes des sommets nus. Descendus au déversoir du lac jusqu’au dessus de l’endroit où l’eau tombe en cascade pour couler dans le lac inférieur. Bu avec délices de cette eau fraîche, et remis en marche. Nous suivons une pente très-roide. On pose le pied sur des entailles dans le roc, mais qui sont solides ; dès que le pied est assuré et qu’on n’a pas le vertige, ce n’est pas malaisé. Magnifique passage. Immédiatement au-dessous de soi, l’abîme au fond duquel est le lac Vert. Tout en assurant ses pas.