Trois parmi les autres/13

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Éditions du Rocher (p. 150-169).

XIII


C’était un heureux hasard, en vérité, que Suzon se fût trouvée sur la route, promeneuse nonchalante, au moment où la Bugatti passait, chargée des trois jeunes gens et de Siki, le bouledogue blanc.

— Tien-ens ! Mademoiselle Suzanne ! Bonjour, mademoiselle Suzanne ! Que venez-vous chercher par ici ? s’écriait Bertrand en levant très haut ses sourcils, tandis que l’envie de rire piquait des étincelles dans la moire verte et dorée de ses yeux.

Un rapide échange de regards, entre deux battements de cils, signifia ce dialogue :

— Vous m’aviez dit que vous viendriez seul ?

— Pas pu me défaire de ces deux crampons…

— Et moi, je me suis bien débarrassée des autres ! Ah ! vrai, ce n’est pas malin, un homme !

— Excuses. Humilité. Prosternement. On remettra ça, Bagheera.

— On vous enlève ? proposait Robert Gilles en ouvrant la portière. Comme de bons provinciaux, nous allons chercher les journaux du soir à la gare du chef-lieu de canton.

Suzon s’installa sur le siège d’arrière qui demeurait libre, à côté du grand garçon brun dont elle avait pensé, dix jours auparavant : « Il a une tête intéressante, mais il n’est pas sympathique. »

Aujourd’hui il était beaucoup plus sympathique. Il s’occupait d’elle, exprimait le plaisir que lui causait sa présence par ce langage muet des yeux, du sourire et des gestes que Suzon déchiffrait d’instinct, en prêtant toujours à son partenaire la capacité d’admiration qu’elle possédait à l’égard d’elle-même. Ces interprétations non contrôlables la satisfaisaient pleinement.

Bertrand, au volant, chantonnait en menant la voiture à toute vitesse. Il conduisait admirablement bien et Suzon subissait inconsciemment l’attrait amoureux qui émane de toute perfection. Elle se disait : « Il chante parce qu’il est content que je sois là… » tout en contemplant sa nuque jeune qui émergeait d’un col de toile bleue et ses cheveux rebroussés par le vent.

Assis à côté de son frère, André se retournait à chaque instant, posait sur la jeune fille le regard de ses yeux lourds aux cils d’almée et s’oubliait à la considérer avec son air de bélier confus et passionné.

L’auto suivait en sens inverse la route que les trois jeunes filles avaient prise le soir de leur arrivée. Sous le ciel d’août, le paysage paraissait encore plus morne avec ses prés saupoudrés de poussière entre des haies d’épine sèche. Çà et là, des coteaux de terre rougeâtre, que les cailloux parsemaient comme des ossements. La colline qui fermait l’horizon portait le poids d’une désolation historique sur son épaule plus pelée qu’une montagne lunaire : c’était là que la Gaule, autrefois, avait été vaincue par Rome.

Dans ce triste décor, Suzon vivait une de ces minutes qui marquent le sommet d’une vie. Le sentiment d’être arrivée à ses fins lui procurait la joie de l’astronome qui trouve, dans le mouvement céleste, la vérification de son hypothèse. Contente d’elle-même, assurée des faveurs du destin, caressée par cette idée des possibilités amoureuses qui flatte divinement l’orgueil avant de l’humilier et dont l’imprécision séduit l’esprit à travers les sens, Suzon se livrait à un enchantement qui comblait sans restriction sa petite âme vaine, crédule et rouée.

— Comment va votre sœur ? demanda Robert Gilles. Et Mlle Antoinette ? Elles ne vous ont pas accompagnée ?

— Antoinette n’avait pas envie de sortir. Alors, naturellement, Annonciade est restée.

En réalité, Suzon avait déclaré tout à l’heure d’un air détaché : « Je vais me balader un peu. Vous n’avez pas envie de venir ? » tremblant qu’il ne leur prît fantaisie de l’accompagner. Mais, plongées chacune dans un livre, les deux autres avaient à peine relevé la tête pour la regarder partir.

— Ce sont deux inséparables, n’est-ce pas ?

— À tel point que je me demande comment ma sœur ferait pour vivre si on lui enlevait son Antoinette.

— Vraiment ?

Le ton surpris, un rien de déplaisir dans le regard et dans la voix, fouettent l’inspiration de la petite.

— Oh ! mais, vous ne pouvez pas vous imaginer… Comme je le dis quelquefois à ma sœur : « Écoute, ça n’est plus de l’amitié, c’est de l’amour, ou plutôt ce n’est pas de l’amour, c’est de la rage. » Quand on l’invite à une réunion quelconque, elle n’y va pas si elle n’est pas assurée d’y retrouver Antoinette. Et si on l’y traîne de force, il faut voir la tête qu’elle fait, ne disant mot à personne, — si l’on danse, refusant tous les danseurs…

— Refusant les danseurs ? Elle ne danse pourtant pas avec Antoinette ?

— Non, bien sûr. Mais il faut qu’Antoinette soit là. Sans quoi ma sœur ne regarde même pas les jeunes gens qui viennent lui faire la cour. Naturellement, jolie comme elle est, vous vous imaginez si elle a du succès… Eh bien, ça lui est égal, elle n’y fait pas attention. C’est drôle, n’est-ce pas, pour une jeune fille ?

Elle ouvrait en parlant de grands yeux naïfs et perplexes. Robert Gilles ne répondit pas. Il était difficile de savoir ce que pensait cet homme-là.

— C’est curieux, reprit Suzon, on dirait qu’Antoinette fabrique l’oxygène dont ma sœur a besoin pour vivre. Je comprends un peu leur cas. J’y ai beaucoup réfléchi, vous savez, sans en avoir l’air. Elles m’ont longtemps traitée comme une petite fille qui ne comprend rien, parce que je suis plus jeune qu’elles, mais pendant ce temps-là je les observais. J’aime beaucoup observer. Eh bien, je vous assure, c’est un cas. Annonciade trouve son complément dans Antoinette. Vous me direz que c’est la loi générale de l’amour et de l’amitié. N’est-ce pas, ma sœur est extraordinairement tendre, délicate, sensible, — oh ! mais à un point que vous ne pouvez pas vous figurer…

— Si, je me le figure. Cela se voit.

Des images qui l’avaient ému se représentèrent à son esprit, rapportant leur atmosphère de trouble et de plaisir. Il regardait en lui-même le délicieux visage, le teint vivant et palpitant comme un cœur visible, avec le flux et le reflux du sang que précipitait la moindre émotion…

— …Mais elle a, naturellement, les défauts de ses qualités : un caractère faible, un peu timoré, — enfin, très féminin. Il lui faut un appui. Avec ça, bien qu’elle ne soit pas bête, oh ! loin de là, Annonciade n’est pas du tout ce qu’on appelle une intellectuelle…

— Heureusement !

Suzon note ce cri du cœur, infléchit un peu plus son discours pour s’y conformer.

— …Tandis qu’Antoinette est une cérébrale de première force.

André, qui écoutait, intervint d’un ton surpris :

— Une cérébrale, Antoinette ? Oh, je ne crois pas. Elle est si vivante.

— Très vivante. Extrêmement vivante. Mais ça n’empêche pas : il faut voir comme elle passe la vie au crible de son intelligence, analysant toutes ses impressions, coupant les cheveux en quatre et même en huit, s’ils y résistent…

André, qui n’était pas capable de contredire longtemps un interlocuteur — surtout quand il avait affaire à une jolie femme — chercha inconsciemment un argument favorable à Suzon qui fût en même temps flatteur pour Antoinette :

— Il est vrai qu’étant petite fille elle réfléchissait déjà beaucoup. Notre gouvernante anglaise l’avait surnommée Little Miss Everthinking.

— C’est tout à fait cela, triompha Suzon. Elle est de plus en plus Miss Everthinking. Avec ça, une tendance au paradoxe, comme tous les gens intelligents…

— Ne dites pas comme tous les gens intelligents, coupa Robert Gilles. Dites comme tous les gens qui aiment à jouer avec leur intelligence. C’est un jeu amusant, mais stérile. Une véritable intelligence, tendue vers l’action, une intelligence mâle, enfin, ne s’amuse pas à ces balivernes.

— Pourtant, reprit Suzon, qui sentait une agréable chaleur serpenter le long de ses côtes, Antoinette a plutôt une intelligence mâle. Elle fait sa médecine. Ce sont des études d’homme. Eh bien, à chaque examen, elle passe devant le nez de tous les étudiants. Toujours en tête. On peut dire d’elle que c’est un garçon supérieur. Elle a aussi un caractère plutôt viril, — énergique, volontaire, jamais d’attendrissement… C’est bien pour cela qu’elle est si nécessaire à ma sœur qui est tellement femme… C’est peut-être aussi pour cela qu’Annonciade s’intéresse si peu aux hommes, — du moins jusqu’à présent. Je crois qu’elle ne se mariera que si son amie lui présente un homme en lui disant : « Voilà, prends-le, je passe la main… »

— L’expression est admirable, sourit André en échangeant un regard avec Robert Gilles.

Toute l’innocence du monde s’est réfugiée dans les yeux de Suzon.

— C’est très heureux pour ma sœur, dit-elle, cette amitié. Cela remplit sa vie. Le seul inconvénient, peut-être, c’est qu’elle prend un peu trop à la lettre les idées d’Antoinette, qui formule des opinions définitives sur toutes choses : sur la jeune fille, sur le mariage, sur l’amour…

— J’aimerais connaître ces opinions expérimentées, insinua Robert, ironiquement.

— Expérimentées ? Mais certainement. Antoinette pourrait vous entretenir toute une journée de l’expérience des jeunes filles et finirait par vous démontrer qu’une ingénue en sait plus long qu’un quarteron de matrones, que la jeune fille, enfin, ça n’est qu’une expression zoologique…

— Charmant ! On ne doit pas s’embêter avec cette oratrice.

— Je vous crois, qu’on ne s’embête pas. Si vous entendiez ses conversations avec son grand ami, un poète-cubiste-dadaïste-surréaliste, et je ne sais quoi encore, que j’ai quelquefois rencontré chez elle… Ces deux-là démolissent tout, quand ils sont lancés.

La Bugatti s’arrêtait devant la gare après un virage savant.

— Antoinette est une fille extraordinaire, conclut Suzon en descendant. Je l’admire beaucoup.

Bertrand se retourna, montra sa figure rieuse et spontanée :

— Toinon ? C’est un chic type. On s’entendait comme larrons en foire quand nous étions gosses, et on se flanquait de ces piles ! Jamais elle ne cafardait. Un jour, je l’avais jetée sur le gravier, elle avait la figure tout en sang. La miss accourt en piaillant, m’accablant d’anathèmes britanniques. Antoinette se relève, très digne, essuyant ses écorchures avec sa manche : « Ce n’est rien, miss. On joue à se battre. » Sacrée Toinon !

Une pointe aiguë blessa le cœur de Suzon. Elle jalousait la lumière que le nom d’Antoinette avait fait naître dans les yeux de Bertrand et ce ton inimitable — estime, admiration, tendresse — qu’il avait pour parler de son amie d’enfance : « Sacrée Toinon ! » mais elle se rafraîchit à regarder Robert Gilles qui restait silencieux, un pli creusé entre les sourcils.

Au retour, par une convention tacite, Bertrand se plaça dans le fond, à côté de Suzanne, et Robert prit le volant. André ne se retournait plus. La petite, parfaitement consciente de la complicité informulée des trois hommes qui cédaient à l’un des leurs l’exclusivité du joli butin, se délectait à ce jeu muet, transmis d’âge en âge sous le manteau de la galanterie. Mais les deux partenaires restaient corrects. Après quelques millénaires de civilisation, on commence à savoir faire durer le plaisir.

— Il faudra que nous fassions quelques promenades, Bagheera. Vous aimez l’automobile ?

— Qui n’aime pas l’automobile ?

— Dame, une panthère, on ne sait jamais. Si blonde qu’elle soit… Est-elle blonde ! Vous ne mettez rien sur vos cheveux, pour les dorer comme ça ?

— Pensez-vous ! c’est naturel. Je n’aime pas les drogues ni les fards.

— Vous avez bien raison. J’ai horreur des femmes fardées. Ça vous empoisse la bouche. Quand on a un teint comme le vôtre…

— Parlons-en !

— Mais oui, parlons-en.

— Ne me regardez pas comme ça, Frère Gris.

— Comment donc est-ce que je vous regarde ?

— Comme un loup.

— Que voulez-vous ! Ça n’est pas de ma faute…

— Tenez, on va mettre Siki entre nous deux…

— Comme chaperon ?

Etc., etc.

Robert Gilles demeurait sous l’influence des paroles de Suzon. En ne disant rien qui ne fût vrai en soi, bien que gauchi par les mots intentionnels, la petite avait fait naître dans l’esprit du jeune homme un reflet de ses dires où il n’y avait rien qui ne fût faux.

Peu à peu, les propres souvenirs de Robert se déformaient de manière à fortifier ses pensées actuelles. Il revoyait Antoinette allongée dans l’herbe et trouvait à sa pâleur une signification inquiétante. « Elle avait les yeux étrangement dilatés, » pensait-il. Et ce chant passionné et douloureux de la Jungle : « Tu es tombé dans le piège, tu as mordu au gibier empoisonné qui te laissera le goût écœurant de sa chair dans la bouche et tu ne pourras plus rien goûter, plus rien, plus rien… » Il se rappelait avoir été frappé à ce moment de l’intensité presque tragique de son regard et de sa voix. On aurait dit qu’elle vivait sa lamentation. Était-ce là le langage d’une jeune fille ? Ah ! oui, l’expression zoologique… drôle, mais tout de même un peu fort.

Robert Gilles disait volontiers de lui-même qu’il n’avait pas de préjugés. En fait, il avait l’esprit aussi large qu’on peut souhaiter le trouver chez un être qui s’est arrogé des droits sur la création. Il avait érigé sa vie morale sur un ensemble de préceptes qui dérivaient tous de celui-ci : « Servir l’Homme-Dieu, c’est-à-dire le Juste, le Bon et le Dominateur, me soumettre à ce Dieu et lui soumettre les autres. » Mais son intelligence observatrice et réfléchie connaissait l’indulgence. Il comprenait beaucoup, donc blâmait peu, et tenait les conventions sociales pour ce qu’elles valent, tout en s’y conformant.

Seulement les paroles de Suzon avaient alerté son instinct avant son intelligence. C’était l’instinct qui en ce moment l’emplissait de défiance, d’irritation, et d’une hostilité un peu méprisante à l’égard d’Antoinette.

— Ce n’est pas la peine de me reconduire jusqu’à la maison, s’écria Suzon, en voyant l’auto s’engager sur la côte de Gagny. Laissez-moi sur la route.

Robert fit « non » de la tête et Bertrand demanda à mi-voix avec une intonation câline :

— Vous êtes donc si pressée de me quitter ?

(Sapristi ! pensait Suzon, ils me mettent dans de beaux draps ! Elles vont se figurer que je suis allée les chercher !) Et elle se sentait par avance emplie d’indignation comme une innocente injustement soupçonnée.

— Vous n’êtes pas raisonnable, répondit-elle à Bertrand. Puisqu’on doit se retrouver demain…

— Ça n’est pas une raison pour vous laisser partir ce soir. Est-ce qu’on se lasse du bonheur ? (Ce que je peux être crétin ! mais elle en vaut la peine, elle est rudement bien — et puis elle n’a pas froid aux yeux.)

Suzon espérait que les deux amies seraient encore dans le parc et qu’elles n’entendraient pas la voiture s’arrêter. Mais elles sortaient justement de la maison, pour aller chercher le lait, Moïse caracolant autour d’elles, avec des allures de papillon. Elles s’arrêtèrent net et le papillon redevenu chien se tapit contre leurs jambes.

Bertrand expliquait :

— Nous avons rencontré Mlle Suzon et nous vous la ramenons.

Mais elles étaient si contentes de les voir qu’elles ne songeaient pas à chercher une explication. Miss Everthinking elle-même ne demandait rien de plus que ce brusque afflux de sang dans la poitrine et cette bouffée de joie qui lui dilatait la cervelle, lui donnait une âme de ballon rouge. Elle mettait sa main dans la main dure de Robert Gilles.

Cinq minutes après, il était convenu que les jeunes gens resteraient dîner. On allait dresser une table en plein air, sous le marronnier du parc. Antoinette fredonna :

Sous les grands marronniers ce soir
Qu’il sera doux de ’prendre l’air.

Chérubin, Almaviva, Figaro, la comtesse éprise et délaissée et la soubrette Suzanne l’encerclaient de leur ronde folle, aussi vivants que les jeunes hommes de chair. Une haleine de volupté immatérielle soufflait de la bouche exquise de ces ombres.

Suzon s’en allait à la ferme avec son chevalier Bertrand, suivie des regards de tout le village. Elle goûtait un plaisir vaniteux et sensuel à le voir si beau, jeune seigneur en visite chez les manants, et tout occupé d’elle.

En revenant, ils trouvèrent une équipe de marmitons qui épluchaient les légumes pour la soupe, dans la gaieté des odeurs crues et des rires. Assis entre Annonciade et Antoinette, qu’il émerveillait par son adresse de colonial accoutumé à toutes les besognes, Robert Gilles sentait se dissiper le malaise soupçonneux qui l’avait envahi en écoutant Suzon. Il émanait des deux amies, de leur manière d’être réciproque, une fraîcheur, une franchise, qui triomphaient des idées troubles. Cependant la trace de ses pensées demeurait en lui, cicatrice vive — et tout ce qu’il disait, tout ce qu’il faisait ce soir-là passait par ce chemin, sans qu’il s’en rendît compte.

Il parlait à Annonciade avec une douceur insinuante et protectrice, qui coulait comme miel dans le cœur docile. Envers Antoinette, il avait adopté une attitude taquine, un tantinet agressive. La jeune fille ripostait vivement, ne voyant là qu’un jeu, comme de deux cabris qui luttent front contre front. Ce soir, elle sentait son esprit tout crépitant d’étincelles tendrement belliqueuses, et les laissait fuser, à la joie de l’entourage qui marquait les coups. Ainsi toucha-t-elle plusieurs fois sans le savoir les points vulnérables qu’avait laissés dans l’âme de son adversaire une hostilité trop fraîchement dissipée. Elle s’aperçut soudain que Robert cherchait à la blesser et se tut, envahie par un désarroi sans nom, une enfantine envie de pleurer.

« Pourquoi ? se répétait-elle, qu’est-ce que je lui ai fait ? »

Cependant le jeune homme, content de son triomphe, soulevé d’une cruauté joyeuse et pour ainsi dire innocente, buvait avidement la douceur du regard d’Annonciade. Il ne lui avait pas fallu longtemps pour comprendre quel petit animal farouche et tendre elle était. Surveillant sa physionomie, sa voix et jusqu’à son souffle, il éprouvait un bonheur puissant et contenu, une passion d’oiseleur, à la voir s’apprivoiser, venir à lui à petits pas. Il ne lui voulait que du bien, pensait-il, mais il voulait qu’elle vînt et posât son front sur ses paumes avec une soumission confiante.

Annonciade, heureuse, cédait avec lenteur à l’appel irrésistible. Vers la fin de la soirée, elle se dit : « Il ne ressemble pas aux autres hommes Il est pour moi comme un grand frère, » et se refusa de toute sa volonté à entendre l’éclat de rire qui lui répondit, dans ces profondeurs de l’âme qu’il est impossible de situer, mais dont la science mystérieuse nous domine si terriblement.

Ils avaient dîné sous le grand arbre, tandis que le gravier devenait blême et qu’une même syncope décolorait le bleu du ciel. Les odeurs de la terre et des plantes, chaudes et sèches, se pénétraient lentement d’humidité, adhéraient aux sens. La peine d’Antoinette en était tout adoucie, diluée dans un attendrissement vague, comme après boire. Elle aurait voulu que tout le monde fût heureux. André, dont les regards appuyés et l’empressement excessif l’agaçaient tout à l’heure, elle souhaitait de lui trouver une femme qui le comblât — une autre qu’elle-même, par exemple. Elle se promit de le guérir, — c’était vraiment une maladie, il avait l’air de souffrir, — de l’amener à cette fraternité légère, grisante et pure comme l’eau de montagne, qu’elle retrouvait avec délices auprès de Bertrand. Ce garnement faisait une cour endiablée à Suzon. Tant mieux, qu’ils s’amusent ! Aucun des deux n’était de nature à prendre les choses au tragique. Leur jeu, tantôt bêta, tantôt charmant, s’harmonisait avec le souffle de la ronde des ombres, qui recommençait de tourner.

Chérubin porte veston, il a des yeux de moire verte et dorée, pailletés d’étincelles, un nez à la Spinelly, une grande bouche fraîche d’ogre enfant. Petit Gigolo, comme disait Annonciade, gentil gigolo… Antoinette jouissait fémininement, mais sans aucun trouble, du charme juvénile de son camarade.

Almaviva… Robert ? Il avait été méchant tout à l’heure, ce n’était pas de sa faute. Plutôt de sa faute à elle. Elle avait dû le froisser sans le vouloir. Pourquoi l’orgueil masculin ne serait-il pas aussi absurdement sensible que l’orgueil féminin, dont elle connaissait bien les sursauts ? Il fallait tâcher de comprendre les hommes, ne pas commettre la faute qu’ils commettent si souvent. Pas d’intransigeance, Antoinette, pas d’intransigeance. Comme la voix de Robert est douce, avec des sonorités graves, quand il parle à la petite Annonciade. Écoute cette musique de bronze, Antoinette…

Et Annonciade qui l’écoute aussi, saisie tout à coup parce qu’il fait presque noir, que Robert vient d’allumer une cigarette dont on voit le bout lumineux et que l’accord de cette luciole et de la voix mâle… où donc, quand, a-t-elle éprouvé l’esquisse de cette sensation ?

« Il est bien que Robert admire Annonciade, qu’il s’occupe d’elle. Elle est si délicate, si rare, S’il la connaissait comme je la connais… Nous parlerons d’elle tous les deux, »

Elle engage un dialogue imaginaire avec Robert à propos d’Annonciade. C’est comme s’ils étaient tous les deux au sommet d’un escalier et qu’Annonciade fût en bas. D’en haut, ils la regardent et s’extasient sur les charmes de son âme et de sa personne. Ils l’admirent, ils l’aiment. N’empêche qu’ils sont en haut et elle en bas — et que sous chacune de leurs phrases vibre ce leit-motiv « C’est toi l’Unique » — et que, dans l’enthousiasme avec lequel Antoinette vante son amie à son amant, il entre un peu du désir de faire admirer la propre noblesse de son âme inaccessible à la jalousie…

Mais la rêveuse envolée dans son rêve ne voit rien de tout cela. Décidément, ce soir, Miss Everthinking est bien inférieure à sa réputation. Pendant ce temps, Robert à mi-voix enchante sa captive :

— Vous me rappelez une petite Ouled Naïl, une ravissante enfant, toute jeune… mais elle avait les cheveux courts et bouclés, à l’Antinoüs. Vous seriez délicieuse, coiffée comme elle.

— Vous croyez que je devrais couper mes cheveux ?

— Ils sont bien beaux. Mais je crois que cette coiffure à laquelle je pense vous irait divinement…

— J’ai voulu me les faire couper l’année dernière. J’en avais assez de me coiffer. Ils sont si longs, si épais… C’est une scie, vous savez, tous les matins… Mais Antoinette a dit que j’allais les abîmer ; que je serais banale…

— Ah ! Antoinette a dit ça ? Et vous lui avez obéi, comme une petite fille bien sage à sa maman ?

— Ce n’est pas cela, proteste Annonciade un peu vexée. Mais j’ai pensé qu’elle avait raison.

— Pourquoi ? Elle n’a pas nécessairement raison. Vous êtes seule juge de ce qui vous convient. Il faut apprendre à penser par vous-même, petite enfant. Dans la vie, vous n’aurez pas toujours Antoinette sur vos talons. Hein ?

Oh ! le charme de cette voix, qui parle de la vie, qui prononce le mot magique avec une autorité douce, un peu moqueuse, de professeur qui en sait long.

— Vous ne répondez pas ?

Que répondrait-elle !

— Moi, je ne suis pas du tout de l’avis d’Antoinette. Je crois que cette coiffure vous irait très bien. Réfléchissez, et vous verrez que c’est moi qui ai raison.

Réfléchissez ! Comme si elle était en état de réfléchir ! Comme s’il y avait place pour un atome de réflexion dans sa tête bourdonnante, folle comme un clocher le jour de Pâques !

— Et puis, vous allez me promettre une chose, petite fille. Regardez-moi.

— À quoi ça sert ? répond une petite voix grelottante, qui essaie de rire. Il fait noir.

— Ça ne fait rien, si vous ne me voyez pas, moi je vous vois. Tenez, je lis dans vos yeux à travers l’obscurité.

Le grelot éperdu tinte à nouveau :

— Et qu’est-ce que vous lisez dans mes yeux ?

— Je lis que vous êtes une enfant adorable, très bonne, très douce, très sensible… Un petit cœur de fauvette qu’on sent battre dans sa main… Une âme délicate qui a peur de la vie, parce qu’elle se sent faible… Voilà le grand mot : vous avez peur de la vie, mon petit. Il ne faut pas. Il faut la regarder en face.

— Je sais bien. J’essaie… Antoinette me le dit toujours.

— Antoinette ! Antoinette ! Elle ne vous le dit pas comme il faut. Savez-vous ce qu’elle fait, Antoinette, sans s’en douter ? Elle vit à votre place. Mais oui. Et alors, au lieu de vous aguerrir, de vous habituer à agir par vous-même, à juger, à décider, à aimer, — à vivre enfin, nom d’un chien, — vous vous laissez aller à votre inertie. Elle vous affaiblit en croyant vous rendre service, votre amie. Je vous assure.

— C’est peut-être vrai, balbutie Annonciade désemparée. Mais c’est de ma faute.

— Eh bien, il faut changer cela. Et maintenant, vous allez me répondre. Vous ne me connaissez guère, mais enfin je crois que vous pouvez avoir confiance en moi ?

— Oh oui !

— Vous voulez bien me considérer un peu comme votre ami, votre grand ami ?

— Oh oui ! Comme mon grand frère. J’ai toujours regretté de n’avoir pas de frère.

— C’est ça, comme votre grand frère. Eh bien, ma petite Annonciade, à partir d’aujourd’hui, vous allez vous transformer. Vous allez me dénicher votre volonté dans la cachette où elle s’est tapie de peur qu’on la voie et commencer à vous en servir. Et ne pas toujours, à tout propos, avoir recours à Antoinette. L’opinion d’Antoinette, la permission d’Antoinette, que diable ! Vous n’êtes plus une petite fille, vous êtes une femme.

— (Une femme ! Il a dit que j’étais une femme !)

— Ayez votre jugement personnel, vos décisions, vos actes. Et ne soyez plus en tutelle, c’est ridicule à votre âge, avec votre personnalité, car vous avez une personnalité. Il ne s’agit que de la faire sortir de sa chrysalide. Tenez, savez-vous… ce que nous allons faire ? Je vais être votre directeur de conscience, vous voulez bien ?

— Oui…

— Alors, tous les soirs, vous ferez votre examen. Vous noterez vos progrès et vos fautes, et vous me raconterez tout cela quand nous nous verrons. Bien entendu, n’en dites rien à personne : c’est un secret entre nous. Ce sera gentil, hein ?

— Très gentil. Vous ne serez pas trop sévère ?

— Est-ce que j’ai l’air si terrible ?

— Oh ! non, mais on ne sait jamais…

— Avec un homme, n’est-ce pas ? C’est ça que vous alliez dire ? Ils sont si brutaux, si égoïstes, voir Antoinette…

— Antoinette ne dit pas ça. Elle a beaucoup d’amis masculins.

— Elle ne le dit pas, mais elle le pense.

— Non, c’est moi qui le pense.

Robert, un peu déconfit, prend le parti d’éclater de rire :

— Bravo ! La chrysalide commence à montrer le bout d’une patte ! Je vois que vous serez une bonne élève. Vous gagnerez vite vos diplômes…

— Moi qui n’ai jamais pu passer un examen…

Robert se penche :

— C’est que vous n’êtes pas faite pour les livres. Vous valez mieux.

— Vous croyez ?

Elle se sent toute fière, sous la main qui la couronne :

— J’en suis sûr. J’ai vu ça du premier coup d’œil. Je suis un peu sorcier, vous savez…

— Pas un peu, beaucoup, murmure la petite si bas que Robert ne perçoit qu’un souffle.

Il allonge le bras, saisit Moïse qui essaie ses dents sur le soulier menu de sa maîtresse, et ramène le petit chien contre sa poitrine, comme le bon berger fait de la brebis perdue :

— Oui, Moïse, nous sommes un peu sorcier. Nous savons deviner les petites filles, même celles qui s’imaginent que nous n’y comprenons rien du tout. Mais nous ne sommes pas un méchant sorcier, n’est-ce pas, Moïse ? Nous sommes très doux, très doux. Nous connaissons toutes sortes de secrets pour leur bonheur. Seulement, il faut qu’elles nous écoutent, bien gentiment, bien sagement. Pas, Moïse, pas, mon petit canard de chien ?

L’innocent Moïse frétille et lèche éperdument le menton du sorcier. Rivée à sa chaise, Annonciade n’a plus une goutte de sang qui lui appartienne.

Quand la Bugatti les emporta et que l’air frais de la nuit, traversé d’écharpes tièdes et pleines d’odeurs, glissa le long de leurs trois têtes, les garçons étaient un peu ivres. Robert sentait au rond de son cœur la chaleur et le remuement d’une éclosion de poussin et vibrait tout entier d’un étrange orgueil créateur. Cette petite Annonciade…

Et les trois jeunes filles gagnaient leur chambre avec des mouvements de somnambule, lentes, alourdies de songe. Elles se taisaient, de crainte de briser la fragile bulle prismatique dans laquelle elles étaient encloses.