Trois parmi les autres/14

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Éditions du Rocher (p. 170-182).

XIV


Personne ne songeait à compter les jours. Que valent les jours, quand certaines heures valent une vie ?

Il y avait eu cette après-midi au château de Frangy, toujours le même avec ses géraniums sur la pelouse, ses salles restaurées, trop neuves, ses salles anciennes aux parquets losangés, aux caissons luisants et, le long de l’escalier, les toiles marouflées qui représentaient Don Quichotte et Sancho dans des tons brun, rose, beige et perle.

À chaque pas, Antoinette retrouvait un souvenir. Elle en était comme démantelée, offrant prise de toutes parts à l’émotion, — si bien qu’André s’y trompa, crut lire un encouragement dans les yeux clairs et redoutés et que pour lui l’après-midi fut belle. Il ne quitta pas son amie d’une semelle, l’entretenant de lui-même, de sa vie passée et présente, de ses essais agricoles, de ses déboires, de ses projets, avec une loquacité peu ordinaire chez lui. Il voulait abandonner l’agriculture, essayer d’une carrière littéraire, passer dix mois de l’année à Paris. Parce qu’il était taciturne et que les impressions, heurtant sa nature sensitive à l’excès s’y déformaient, éveillant en lui mille échos tourmenteurs et désaccordés, il éprouvait le besoin d’écrire, mais la crainte orgueilleuse d’être inférieur à son ambition l’empêchait toujours de réaliser son désir et il comptait sur l’ambiance parisienne pour faciliter la création.

Il éprouvait aussi le besoin de se raconter. Mais, avec une humilité rageuse il proclamait ensuite qu’il n’était bon à rien, ne demandait qu’à vivoter dans son coin — et surtout qu’on lui fiche la paix !

Antoinette, penchée sur cette âme houleuse, s’efforçait à la sympathie, par principe. Elle comprenait qu’il souffrait et souhaitait le guérir. Mais la moitié des mots que lui disait André passaient à blanc sur son attention, toute tendue vers ce coin de jardin, là-bas, où Robert se promenait avec Annonciade. La journée ne s’éclaira qu’à partir de l’instant où Robert, à l’heure du thé, vint s’asseoir à côté d’elle, en lui disant gaiement : « Eh bien, belle Minerve, quoi de neuf ? » Et, tandis qu’elle répondait sur le même ton, elle enfermait ces mots précieux et le son de cette voix dans le reliquaire de sa mémoire, pour les savourer plus tard, solitairement.

Annonciade regardait sa main droite abandonnée sur la nappe. Tout à l’heure, en réponse à un mot spontané et touchant qu’elle avait dit, Robert s’était penché sur ses doigts, les avait effleurés de ses lèvres. Sur le moment, elle n’avait su que faire de cette main divinisée, qui lui semblait devenue plus lourde que l’autre. Maintenant, elle la tenait immobile, pour retarder l’évaporation de ce bonheur qui s’évanouissait sur sa peau, et, tout absorbée dans une sensation d’âme, elle ne pensait à rien, heureuse d’un bonheur d’algue au fond des mers.

Autour d’elle, Bertrand et Suzon racontaient des histoires de collège, de chahuts, inventaient à qui mieux mieux des exploits de leur cru : cela consistait toujours à faire endêver le « prof » ou à « sécher le cours ». Ils fortifiaient ainsi, pensaient-ils, la position avantageuse que chacun occupait dans l’esprit de l’autre.

André, par quelques mots jetés de temps en temps, prenait part à la conversation de Robert et d’Antoinette, qui n’en avaient cure.

Robert, habilement, faisait tourner devant lui cet esprit féminin comme on fait évoluer un mannequin, Antoinette, à demi consciente de la manœuvre, s’y prêtait, mettant en jeu toutes les ressources de son intelligence comme si sa vie en eût dépendu. Et, chaque fois qu’elle éveillait dans les yeux de son interlocuteur cet éclair de surprise, suivi d’une pesée d’attention, qui indique le don total de l’intérêt, elle éprouvait le vertige de la réussite. Cela devint bientôt son seul but, et cet esprit désintéressé, qui avait aimé jusqu’à présent les idées pour elles-mêmes, et s’était toujours efforcé de juger avec détachement, sans souci de l’effet produit, ne fut plus, devant le jeune homme, qu’une courtisane supérieure, avide de plaire. Le témoin qui veillait chez Antoinette au milieu des pires tourmentes s’en aperçut et l’avertit, Robert se demanda pourquoi, tout à coup, ce flot de sang rose aux joues de la jeune fille, pourquoi ce regard vacillant. Cela ne dura qu’un instant : elle reprit son visage calme et continua le jeu, ayant tout accepté, au cours d’un débat intérieur si bref qu’aucune pensée n’avait eu le temps de s’y formuler et que cela s’était passé comme un échange de signaux lumineux et blessants.

Au milieu du plaisir qu’elle lui donnait, Robert conservait l’état d’esprit d’un homme séduit par le corps d’une femme et qui, d’un œil critique, lui cherche des défauts pour se préserver de l’envoûtement. L’adversaire était dangereusement puissante, surtout à cause de cette faculté qu’elle avait de communier intimement avec les êtres et les choses, d’en pénétrer le sens : cela se traduisait par un rythme de l’esprit qui se livrait et se reprenait tour à tour, oscillant entre l’amour et l’ironie.

Entraîné par ce rythme, quand on avait subi le magnétisme de sa sympathie on craignait de se sentir désarmé devant sa lucidité. Par représailles anticipées, Robert l’accusa de sécheresse. Il trouva aussi que son intelligence n’avait rien de mâle, contrairement à ce qu’avait dit Suzon, qu’elle était la féminité même, dégagée de l’instinct, parvenue à la connaissance. Elle lui plaisait mieux ainsi, mais en même temps lui paraissait plus étrangère ; et, remarquant en elle des tendances dont il avait horreur, un mysticisme diffus, une sensualité éparse qui échappait à l’homme, il se dit qu’elle était d’autant plus redoutable qu’elle mettait au service des errements féminins une conscience aiguisée. Cette idée renforça l’antagonisme obscur dont Annonciade était l’enjeu.

Jusqu’à l’heure du départ, se promenant dans les allées, ils continuèrent leur duel captivant et sournois, cependant qu’Annonciade marchait à côté d’eux, inquiète de voir ce couple en apparence si harmonieux s’éloigner vers des régions qui ne lui étaient pas accessibles, et elle se répétait avec un désespoir déjà résigné qu’Antoinette et Robert étaient « faits l’un pour l’autre ».

Dans la bibliothèque, Bertrand et Suzon faisaient jouer au phonographe des airs de jazz et, pour les deux jeunes filles, les syllabes syncopées qu’aboyait musicalement une voix anglo-saxonne étaient comme le flacon dans lequel elles déposaient l’essence de cette journée. Bien des années après elles la retrouveraient intacte, conservée dans la chanson.

Ce soir-là, leur dîner fut rapide et silencieux. Chacune, enfermée en soi-même, ne pensait qu’à retrouver au plus tôt la solitude de sa chambre pour y brasser inlassablement la pâte des souvenirs et des rêves.

Il y avait eu aussi plusieurs promenades en voiture, dans l’odeur de paille du pays brûlant, plus morne d’être moissonné. Les jeunes gens se divisaient ordinairement en deux équipes : Bertrand et Suzon dans la Bugatti, les autres dans la voiture de Robert Gilles. Quelquefois, on invitait l’abbé Graslin : sa présence créait une sorte de trêve, ramenait la gaieté animale et franche des premiers jours. Quand il n’était pas là, un perpétuel qui-vive tenait en alerte les esprits et les sens : tout semblait plus prompt, plus intense et moins stable. À force de subir le jeu de bascule dont Robert était le pivot, Annonciade et Antoinette perdaient toute maîtrise d’elles-mêmes, devenaient irritables, susceptibles. Quand elles se retrouvaient seules, la souffrance électrique qui s’était accumulée en elles pendant la journée se déchargeait en querelles futiles qui les laissaient étonnées, honteuses et plus meurtries qu’auparavant. Suzon les regardait sans mot dire et ses longs yeux luisants souriaient à des images secrètes. L’instant d’après, les deux autres l’entendaient chanter.

Cependant, malgré leur souci qui tenait plutôt du malaise que du chagrin, elles aimaient la saveur nouvelle de leur vie : dans chaque journée qui se levait, Annonciade voyait une chance offerte, Antoinette un péril proposé — et la joie renaissait tous les matins de ses cendres. C’est qu’aussi leur appétit de bonheur triait les impressions et ne conservait que celles qui lui étaient favorables, pour les mâcher et les remâcher, dans une trituration miraculeuse qui les multipliait au lieu de les diminuer.

Ainsi faisait Antoinette ce jour-là. Il y avait un long moment qu’elle se tenait accoudée à l’appui de sa fenêtre et n’en bougeait pas, plongée dans une sorte de catalepsie du corps qui laissait toute son intensité à l’orgie de bonheur dont se repaissait son esprit.

Le soleil ruisselait jusqu’à l’extrême bord de l’horizon. Dans la cour, une poule chantait. Sa voix éclatante et monotone semblait le triomphe de la chaleur elle-même, qui clame qu’elle a pondu, pondu, pondu un œuf étincelant, le ciel de midi.

Par quelle magie les aspects familiers et les bruits ordinaires sont-ils tout à coup chargés d’un sens inusité ? Pourquoi les objets ont-ils moins de poids, comme si la densité de l’atmosphère avait changé et qu’on se trouvât soudain transporté sur une autre planète ? Pourquoi, lorsqu’on marche, éprouve-t-on sous ses pas l’élasticité d’un socle de nuages invisibles ? Pourquoi la lumière semblet-elle plus brillante et l’ombre plus veloutée ? Pourquoi trouve-t-on un regard aux plantes et une voix aux cailloux ? Pourquoi toutes les pensées ne forment-elles plus qu’un chant ? Pourquoi est-on ivre sans avoir bu ? Et comment le prestidigitateur n’en a-t-il pas assez, depuis si longtemps que c’est toujours la même chose ?

Antoinette s’émerveille devant la symphonie du monde haussée de plusieurs tons. Du temps où Bruno l’escortait, ombre docile à ses caprices, l’univers ne se réjouissait pas ainsi. C’est dans le secret de son âme que résonnait un délicat plaisir aux nuances fugitives. Bruno est mort : il s’est incarné. Quelle formidable ovation salue son double imparfait, mais vivant !

Mais voici qu’à la surface de sa joie affleure une sensation plus ténue qu’un cheveu blond sur un miroir. Une sensation de déjà éprouvé et qui pourtant est située au delà du moment présent. Une sensation future, qui s’effare devant la décoloration totale de l’univers-cadavre… Est-il vrai que la joie de ce jour ait quelque part son contrepoids de peine qui déjà est en marche, inexorablement ? Est-il vrai qu’il faudra payer ce goût accru de la vie par un dégoût plus fade que la saveur n’était savoureuse ? Est-il vrai que cet instant, qui semble une promesse, soit un point culminant et que, partant de là, on ne puisse plus que descendre ?

L’image tant aimée de la morte aux beaux sourcils, que vient-elle faire dans ce champ lumineux ? Elle vient parler de déception, et d’une résignation plus amère encore, car cela signifie que ce que l’on avait pris pour le tout n’était rien, qu’il y a d’autres raisons de vivre et qui valent mieux, que cet éblouissement qui transfigure le monde, Antoinette, n’est qu’une immense duperie. Antoinette, prends garde…

Par le chemin ouvert, montent les souvenirs. La jeune femme aux beaux sourcils est debout, en robe de toile bise, près du lilas défleuri. Quelle étrange silhouette lui fait cette robe à la mode d’il y a quinze ans… Comment s’appelait donc cette jeune fille défraîchie — comme le lilas — qui lui rendait visite ce jour-là et dont Antoinette revoit nettement le teint de craie, les yeux bleus lavés, la bouche arrondie comme pour cracher un noyau de cerise, les abondants cheveux plats, d’une soie grasse, couleur de mite, tout le visage extatique et lymphatique d’une Marie-Madeleine de sous-préfecture, qui hésite entre le baiser du Christ et d’autres plus tangibles ?

Une petite fille de six ans, qu’on n’a pas aperçue, car elle est assise derrière le lilas transformé en iceberg — elle joue à l’explorateur du pôle — entend la voix de sa mère qui répond, sur un ton inimitable de sagesse indulgente et moqueuse : — L’amour, mademoiselle ? Mais c’est si peu de chose dans la vie d’une femme !

Et la réplique dévotieuse et scandalisée :

— Oh ! madame ! pouvez-vous dire…

De nouveau, la voix légère :

— Mais oui, je peux dire… J’ai fait un mariage d’amour : il n’y a pas de meilleure cure. Tenez, mademoiselle, voyez-vous cette guêpe ? Est-elle assez chétive ! Fait-elle assez de bruit ! On n’entend qu’elle. Voilà ce que c’est que l’amour. On en a plein les oreilles — et quand on voit l’insecte…

— Mais alors, madame, qu’est-ce qui vaut la peine de vivre ?

— Comment ! Ce qui vaut la peine de vivre ! Mais tout ce qui est vrai, mademoiselle ! Un enfant, un jardin, un chien, — le pain, mademoiselle, le pain !

La pauvre Marie-Madeleine secoue la tête : sa chlorose échauffée d’encens repousse avec désespoir cette philosophie terre à terre ; elle s’indigne, se débat, mais elle n’est pas de taille à soutenir la lutte.

Quinze ans après, voici qu’elle trouve un renfort inattendu. La petite fille a grandi — le lilas ne la cacherait plus — et de toute l’impétuosité de son jeune amour elle donne tort à la voix moqueuse qui vantait la supériorité du pain.

Peu de chose, cette irradiation, cette impression d’avoir avalé le soleil ? Allons ! Est-ce que de pareils signes vous trompent, est-ce qu’ils ne sont pas l’annonce d’un bonheur encore plus puissant ? La Visitation avant le Messie ? Auprès de celui-là, tous les triomphes pâlissent. Cela seul vaut la peine de vivre. Tu n’as pas su le comprendre, cher fantôme. Peut-être n’en étais-tu pas digne. Pourquoi ne serais-je pas, moi, Antoinette, désignée pour une grâce particulière ? Oui… je sais bien ce que j’ai dit autrefois, mais n’était-ce pas toi qui me soufflais mes paroles ? Je sens qu’aujourd’hui ma science dépasse la tienne. Va, n’essaie pas de me désespérer. Je défendrai mon bonheur mieux que tu n’as fait du tien. Laisse-moi, laisse-moi vivre. »

Lentement, l’ombre recule. Elle se perd dans un moutonnement sombre et pailleté, dans une confuse rumeur d’abeilles. Et ce moutonnement est innombrable, et cette rumeur si pleine d’angoisse et de mélancolie qu’Antoinette joint les mains, supplie les mortes qu’elle ne peut pas chasser :

« Taisez-vous, ah ! taisez-vous ! Vous ne voyez donc pas que je suis heureuse ? Pourquoi voulez-vous que mon destin soit pareil aux vôtres, chœur désenchanté ? Laissez-moi jouer ma partie — comme lorsque l’orchestre fait silence et qu’un solo de violon s’élève, si jaillissant, si plein, que tout ce qui était avant lui est oublié, car tout ce que l’on a entendu jusqu’à présent n’avait pour but que de lui ouvrir le chemin des âmes. Vous n’êtes venues que pour préparer ma vie. Ma vie est belle. Moi, la vivante, je veux chanter, et que tout ce qui n’est pas moi se taise… »

Tout se tait. Antoinette est seule à sa fenêtre. Elle contemple le coteau rond derrière lequel les trois jeunes filles, le soir de leur arrivée, regardaient monter le lait bleu et roux du clair de lune. Le terrain brûlé, pierreux, inscrit aujourd’hui sa ligne sèche dans une immensité miroitante. Antoinette aspire la lumière avec volupté et fait demi-tour sur ses talons en sifflotant. La glace lui renvoie son visage d’ange gothique touché par un rayon. Elle sourit, contente d’elle-même. La pensée d’Annonciade lui vient. Chère fille ! Pourvu que ce ne soit pas trop sérieux, ce petit béguin pour Robert. Elle souffrirait : elle n’est pas faite pour ce garçon dangereux et rare. Allons bavarder ensemble, dire de ces mille riens qui la font rire.

Annonciade, qui écrit à sa table, n’a pas entendu venir son amie. Antoinette entoure de son bras les épaules qui rayonnent d’un orient de perle sous le linon mauve et se penche sur la page étalée : ont-elles jamais eu des secrets l’une pour l’autre ?

Elle lit :

« Hier, sortie seule, pendant deux heures. J’avais mis la robe rouge qu’A… n’aime pas et que vous aimez. Pensé à vous en me promenant, mon grand ami.

« À table, discuté avec A. Je lui soutiens qu’elle a tort de ne pas aimer Anatole France et que je commence à le comprendre mieux qu’autrefois. Elle le traite de vieil antiquaire égrillard. C’est effrayant ce qu’elle peut être injuste par moments. Ou, comme vous dites, exclusive. Je proteste : « Tu ne peux nier qu’Anatole France écrit bien, et en tout cas on apprend toujours quelque chose en le lisant. » Elle ne répond pas, ce qui veut dire, évidemment, que je n’y connais rien. Ce matin, relu la Rôtisserie de la reine Pédauque, dont nous avons parlé. Ce n’est pourtant pas le livre de France que je préfère. Qu’a-t-il voulu dire au juste avec cette histoire de salamandre ? »

Annonciade n’a pas fait un mouvement : elle reste là, les épaules incurvées sous le bras de son amie, ne bougeant pas, respirant à peine, pareille à un insecte surpris qui fait le mort.

Les oreilles d’Antoinette bruissent comme deux conques. Sur le même rythme, des vagues lumineuses ondulent devant ses yeux. Dans ce naufrage, surnage, comme l’instinct de conservation, cette idée qu’Annonciade ne doit pas savoir qu’elle a compris. Il faut tâcher de sauver encore leur amitié. Antoinette fait un effort surhumain pour dire d’une voix naturelle :

— Quand tu auras fini d’écrire, mon coco, tu mettras le couvert, veux-tu ? Je vais m’occuper du déjeuner.

Annonciade fait un signe de tête. C’est tout ce que son état lui permet. Et quand son amie a disparu, elle se lève, tremblante, le feu aux joues, se forçant à la colère pour étouffer le remords qui la point :

— C’est de l’espionnage, à la fin ! Cette façon d’entrer sans qu’on l’entende… Robert a raison, je crois qu’elle me surveille.

En descendant à la cuisine par l’escalier extérieur, Antoinette rencontra Suzon qui rentrait d’une promenade solitaire (les promenades solitaires étaient très à la mode depuis quelque temps) et qui lui dit des paroles joyeuses — qu’il faisait beau, qu’il soufflait un vent « épatant » sur le plateau, que les prunelles n’étaient pas encore mûres… Elle avait l’air de se hâter de parler, de peur qu’on l’interrogeât. Mais celle-là pouvait bien aller au diable, si elle voulait…

— As-tu besoin de moi, Toine ?

— Non, non. Va plutôt aider Annonciade à mettre le couvert.

— Qu’est-ce qu’on mange, aujourd’hui ?

— De l’homme. C’est le plat du jour, répond Antoinette froidement.

Suzon éclate de rire. On l’entend rire encore tandis qu’elle monte l’escalier, pestant en elle-même :

« La rosse ! M’aurait-elle vue ce matin avec Bertrand ? Mais elle n’a rien à dire, je pense. Ô Robert, ô mon roi, grâce pour toi-même et grâce pour moi ! Dieux ! Ce que je m’amuse ! »

Antoinette s’était laissée tomber assise sur les degrés de pierre de la cuisine. Moïse l’avait suivie, tout réjoui parce qu’on allait manger. Il se dressait contre sa jambe, les pattes de devant appuyées sur son genou, tout son ridicule petit corps étiré pour quémander une caresse. La jeune fille lui prit la tête, fit glisser machinalement la peau douce sur les deux lobes du crâne. Et elle ne pouvait que répéter, avec tristesse, avec stupeur :

— Eh bien, tu vois, mon pauvre Moïse… eh bien, tu vois…