Trois semaines d’herborisations en Corse/8

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De Belgodère à Pietra-Moneta. — 16 mai.


L’aspect du pays que parcourt la ligne, toute faite de circuits innombrables, est d’une grande variété. Tantôt l’horizon se resserre entre de hautes montagnes dont les flancs boisés descendent en pente abrupte jusqu’au fond d’immenses ravins ; puis tout à coup s’ouvre une vallée, et durant une minute apparaissent des lointains indécis, des collines fuyantes parsemées de plaques d’ombre ou blanches de lumière, et parfois à l’horizon, un coin de bleu qui est la mer.

À chaque instant le sifflet de la locomotive signale une courbe, un tunnel, un viaduc, une rampe. Après la station de Palasca, que l’on apercevait hier au fond d’un affreux précipice, nous descendons à Novella, pour nous enfoncer cette fois au cœur du maquis.

Il n’existe pas de chemin tracé qui conduise à Pietra-Moneta, pauvre hameau situé à l’embranchement de la route de Calvi avec celle de Ponte-Leccia, et où l’on nous a assuré que nous trouverions à déjeuner. Nous essayons d’avoir des renseignements auprès de plusieurs habitants du village, mais sans parvenir à comprendre leurs explications en patois corse ; aussi partons-nous résolument, après une courte reconnaissance topographique, avec le seul secours de notre carte du service vicinal.

Une importante rivière, l’Ostriconi, que la route de Ponte-Leccia longe sur sa rive droite, coupe diagonalement du sud-est au nord-ouest la ligne que nous devons suivre. Une fois cet obstacle franchi, on n’a plus à craindre de s’égarer, mais une chaîne de hauteurs de quelques kilomètres, interposée entre Novella et la vallée, peut nécessiter, vu l’absence de sentier commode, de forts longs détours.

Près du village se remarquent :

Gomphocarpus fruticosus R. Br.
Bupleurum fruticosum L.
Papaver Simoni Fouc,
Bellis perennis L.

Et une variété de Dorycnium suffruticosum : var. insulare (Jord. et Four.).

Puis à l’entrée de la brousse, au-delà des dernières maisons, nous recueillons Tragopogon australis Jord. et Four. et Ferula nodiflora L.

Pendant plusieurs kilomètres le maquis n’offre rien à glaner ; des moissons maigres, aux environs du village, donnent bien :

Papaver hortense forma setigerum R. et F.
Neslia paniculata Desv.
Asteriscus spinosus G. et G.

mais durant deux longues heures nous n’avons à mentionner que :

Vicia Bithynica L.

Lathyrus Clymenum var. tenuifolius Desf.
Crupina Morisii Bor.
Daphne Gnidium L.
Clematis recta L.
Hieracium præcox forma sublanigera A.-T.
Globularia Alypum L.
Taraxacum obovatum DC.
Linum Gallicum L.
Erica scoparia L.
Cistus Monspeliensis var. minor Willk.
Lupinus micranthus Guss.

Le dernier col une fois franchi, apparaît la pittoresque vallée de l’Ostriconi avec les bourgs d’Urtaca et de Lama, et les imposantes montagnes qui du fond de la vallée qu’elles bordent comme une muraille, à 100 mètres à peine d’altitude, élèvent leurs âpres sommets au-dessus de nos têtes jusqu’à 1, 049 mètres (mont Ambrica), 1, 036 mètres (mont Alle-Buzelle) et 1, 363 mètres (mont Asto).

En quelques minutes, dévalant au pas de course sur la forte pente de la montagne, nous sommes au bord de la rivière qu’il s’agit maintenant de franchir. Hélas ! Point de pont auprès d’une masure en ruines bâtie sur la rive et vers laquelle nous nous dirigeons ! Le cours d’eau est large, profond, et les gros blocs de rochers qui émergent sont trop espacés ou trop hauts pour permettre le passage. Alors commence une exploration décevante à travers un maquis inextricable dont le bord, baignant dans l’eau sombre, ne laisse pas même la place d’un marche-pied. Une épaisse végétation de Salix purpurea L., d’Alnus glutinosa Gærtn., de Rubus, de Roses en fleurs parmi lesquels des variations de R. sepium, R. graveolens et R. canina, ne permet pas à la vue de s’étendre et oppose à nos efforts des obstacles continuels.

Entre temps, notre liste s’augmente de quelques espèces :

Scorpiurus subvillosa L.
Hymenocarpus circinnatus Savi.
Astragalus hamosus L.
Hypericum perforatum var. Mediterraneum R. et F.
Onopordon Illyricum L.
Allium subhirsutum L.

Mais le soleil est déjà haut et l’estomac commence à crier famine ; la carte indique encore environ huit kilomètres de chemin, et plus nous allons, moins s’affirme notre espoir de trouver un pont en aval. En désespoir de cause nous nous mettons à l’eau, et à grand peine, car le transport du bagage demande plusieurs voyages et les cailloux de la rivière sont glissants, nous gagnons à travers un courant rapide la berge opposée.

Ce n’est qu’après des détours sans nombre dans des prairies, des plantations d’oliviers ou des coins de brousse stériles que nous atteignons la route de Ponte-Leccia dont la blancheur poussiéreuse nous semble aussi réconfortante que la verdure dans le désert ; alors, malgré la chaleur devenue intense, le spectacle fatiguant du maquis sauvage, uniforme et silencieux, nous continuons péniblement notre chemin vers le col d’Alzia (134 mètres environ) que nous franchissons à midi, après avoir cueilli Pyrus amygdaliformis Vill.

Une heure après, nous parvenions à découvrir — c’est le mot, — l’auberge de Pietra-Moneta, à quelques cents mètres au delà de l’embranchement de la route, d’où rien ne pourrait en faire soupçonner l’existence à un voyageur non prévenu, tant le fourré envahissant en masque la vue à cet endroit. À demi-morts de faim, haletants de soif, nous surprîmes étrangement la ménagère qui nous fit entrer dans une petite salle fraîche où le déjeuner fut bientôt servi. Triste menu ! Une tranche de jambon fumé, une omelette au lard rance arrosée d’un mauvais petit vin aigre, mais que nous n’aurions pas données pour un empire !