Tu seras journaliste/03

La bibliothèque libre.
Paysana (p. 11-13).

CHAPITRE III


Avant même de comprendre qu’elle émergeait de la nuit artificielle où elle avait sombré volontairement, Caroline flaira une odeur d’éther. Et le jeu de ses doigts sur le couvre-pieds amidonné lui révéla qu’elle était encore de ce monde. Un timbre tenace lui fit ouvrir les yeux, le temps d’entrevoir une barre de soleil faisant son chemin entre le store et la croisée.

À pas feutrés, une garde-malade s’approcha du lit ; elle posa sa main fraîche sur le front de la malade, puis tenta vainement de soulever les paupières encore lourdes de stupeur.

— Mademoiselle Lalande, regardez-moi, rien qu’un instant

Caroline, passive, aurait bien voulu obéir. Elle remuait les cils ; c’était là le seul effort dont elle fut capable.

— Elle reprend connaissance, constata la garde et elle s’en fut noter le fait sur une feuille.

Ainsi donc Caroline vivait et elle était à l’hôpital.

Comme bien des paysans, elle avait une crainte irraisonnée de l’hôpital. Sans admettre entièrement les idées de ceux qui croient plus en l’efficacité des tisanes dont la recette passe de mère en fille qu’en des soins savants, elle avait entendu tant de légendes de femmes mutilées à l’amphithéâtre, comme pour le plaisir de la chose, et d’autres, mortes seules, telles des abandonnées, sans la présence réconfortante de leur parenté et de leurs plus proches voisines ; que l’inquiétude avait déposé sa lie en elle.

Son séjour à l’hôpital fut une révélation et après les jours de misère qu’elle avait connus il lui parut une halte bienfaisante, malgré la présence du constable qui montait la garde lui rappelant qu’elle aurait à rendre compte de sa tentative de suicide.

De se voir, elle, humble et sans argent, couchée entre deux draps frais, nourrie comme une reine et l’objet de tant de petits soins, la portait à l’attendrissement. Ce n’était jamais sans éprouver un grand sentiment de gêne qu’elle se décidait à requérir des gardes la moindre attention. Non, jamais, elle saurait raconter assez de bien des hôpitaux pour contrebalancer le mal que les esprits malins en colportaient.

Aussi ce fut bien à regret qu’elle reçut d’un médecin l’ordre du départ en même temps qu’il la prononçait guérie et, comme il le disait, « sortie du bois »…

« Sortie du bois ! » l’expression fit frémir Caroline en lui rappelant ce qui l’attendait à l’issue de son procès : la perspective de l’incarcération ne l’épeurait pas plus que celle de sa libération. Où irait-elle ? Que deviendrait-elle ?

Caroline assista à son procès comme en un songe. La Cour lui avait assigné un procureur qui, à l’aide d’une plaidoirie recherchée, mit en lumière les qualités de l’accusée, la tristesse de sa vie et le grand abandon où elle se débattait avec l’existence. Et, profitant de ce que plusieurs jurés donnaient des signes manifestes de torpeur, il analysa les méfaits que la chaleur pouvait engendrer dans un esprit surexcité ; tant et si bien que le jury rendit un verdict de non-culpabilité.

Affranchie, libre, Caroline se sentit plus que jamais captive de ses craintes. Comme un huissier lui faisait signe de le suivre, elle obéit, trop heureuse de se soustraire à de pénibles pensées. Il la conduisit à la chambre du juge qui l’accueillit paternellement.