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Tu seras journaliste/04

La bibliothèque libre.
Paysana (p. 14-19).

CHAPITRE IV


Assise, les mains jointes, elle attendit, sans hâte et sans ennui jusqu’à ce que la voix grave du magistrat s’éleva :

— Si je vous ai priée de passer ici, mademoiselle, ce n’est pas, croyez-moi, dans le but de vous faire la leçon. Au cours du procès que vous venez de subir, votre avoué a fait grand état de votre solitude. Cependant il y a un point que j’aimerais éclaircir. On a trouvé dans votre chambre des lettres qui peuvent fort bien faire présumer que vous avez un amoureux, ou du moins que vous en aviez un.

— Je n’ai pas d’amoureux, monsieur le juge, et je n’en ai jamais eu.

— Alors, qui vous écrivait ces lettres ?

— Quelles lettres ?

— Celle-ci, par exemple : Ma petite Caro, pourquoi m’écrivez-vous : « les désirs des hommes passent comme des oiseaux. Vous savez fort bien que ceci est un mensonge en ce qui me concerne. Tenez ! j’ai chez moi un petit chanteur. Souvent j’ouvre la porte de sa cage, même quand la fenêtre n’est pas close. Il vient se poser sur mon épaule ou sur la tranche du livre que je lis, mais il ne s’envole pas. Mes désirs sont comme lui, ils demeurent ». Et c’est signé : Max.

Caroline sentit le rouge lui monter au front. Comment avait-elle pu négliger de détruire toute cette littérature et on avait donc fouillé son passé jusque dans les moindres recoins. Mais il lui fallait répondre et dire la vérité.

— Ces lettres, monsieur le juge, ne sont que le produit de mon imagination. À la pension, toutes les jeunes filles avaient un amoureux. Et personne ne m’aimait. Mon délaissement servait de cible à leurs taquineries. D’abord je pris le parti d’en rire, mais à la longue j’en éprouvai du mal. C’est alors que j’inventai des lettres que je déposais bien en évidence. Mes compagnes crurent bientôt que j’avais un fiancé, reporter en mission que le hasard ramènerait avant longtemps. Ses lettres devenaient de plus en plus palpitantes. Je jouai la comédie. Je la jouai si bien que l’apparition d’un Max miraculeux dans ma vie me semblait chose plausible, jusqu’à ce que, les autres, se désintéressant de moi, je n’aie plus de raison de continuer le jeu… et pas de raison de vivre.

— Mademoiselle, des raisons de vivre, quand on croit n’en plus avoir, on en crée. La vie est un chemin…

— Oui. interrompit Caroline, un chemin mort qui ne mène à rien.

— Laissez à Mauriac et aux littérateurs ce scepticisme qui ne sied pas à votre âge. Elle est plus banale la vérité qui veut que la vie est un chemin à sens unique ; un “one-way” comme disent ceux de votre génération. Il n’appartient à personne, riche ou pauvre, de revenir sur ses pas, non plus que d’en prolonger la durée, encore moins d’en supprimer le cours. Les lois, divine et humaine, nous ordonnent de la parcourir jusqu’au bout. Faut-il donc, hélas ! avoir atteint la vieillesse, frôlé quotidiennement la misère, la honte et la pauvreté pour acquérir la science de la vie. Mais je m’excuse, mademoiselle, je ne vous ai pas appelée pour philosopher, mais plutôt pour tenter de vous venir en aide.

Tant de sollicitude touchait Caroline qui, fort émue, répondit :

— Je ne le mérite pas, monsieur le juge.

— Que comptez-vous faire ?

Four toute réponse, Caroline se contenta de hausser les épaules.

— J’ignore si ma proposition vous agréera. Voici : j’ai un frère qui est le propriétaire d’un journal dans une petite ville, plus précisément à l’Anse-à-Pécot. Il aspire à un repos bien mérité. Actuellement son fils remplit la charge de directeur mais comme il contrôle aussi le travail de l’imprimerie, il ne vient pas à bout de la besogne. Mon frère, à qui j’ai parlé de vous, verrait d’un bon œil une femme prendre une part active à la vie du journal.

— Mais je ne suis pas journaliste, protesta Caroline.

— Vous le deviendrez. Vous serez journaliste.

Journaliste ! Caroline Lalande, tu seras journaliste, oui, journaliste. Les mots cognaient dans sa tête sans réussir à la pénétrer de leur sens. Il lui semblait, comme au temps où elle était petite et qu’elle s’impatientait de ne pas tout comprendre, entendre une voix prometteuse lui dire : « Tu grandiras ! » Elle sera journaliste.

Quelque chose battait de l’aile étrangement en son cœur. Stefan Zweig, dans « Érasme », prétend que le destin, en ses grandes manifestations, se fait toujours précéder par quelque message mystérieux. Ce battement d’aile était-il annonciateur de joie ou de tristesse ? Le rêve de toute sa vie prenait corps et elle n’exultait point. Autrefois, quand elle lisait les grands reportages des journalistes de France, elle avait la certitude de pouvoir atteindre à leur niveau. Aux prises avec le métier, elle en était moins sûre. Elle allait vers le journalisme, avec l’ardeur d’une néophyte, prête à lui donner le meilleur de soi. Elle en ferait un apostolat.

Le juge Dulac continua :

— J’ai tout lieu de croire que vous n’aurez pas à vous en repentir. Ce ne sera pas le Pactole, évidemment. Mais ce sera la sécurité. Et de plus, vous aurez de l’importance ?

— De l’importance ? questionna Caroline, étonnée.

— Oui, de l’importance. Il en faut dans la vie, et on en acquiert plus facilement dans une petite ville que dans une grande. Elle sert d’isolant contre bien des tentations. Combien ont échoué dans cette enceinte même qui auraient suivi le droit chemin s’ils n’avaient jamais quitté leur village, parce que là-bas ils y étaient connus. Être quelqu’un aux yeux des autres, c’est un préservatif. À l’Anse-à-Pécot, vous serez Caroline Lalande, jour-na-lis-te.

Pour la première fois, un pâle sourire éclaira le visage de la jeune femme.

— On n’exigera pas que vous rédigiez l’éditorial, non. Il vous faudra surveiller la cuisine… la cuisine de journal, c’est-à-dire corriger les épreuves, jeter un coup d’œil sur la mise en page, surveiller la rédaction et au besoin pondre un petit billet, être tour à tour à la cuisine et au salon…

— Comme Maîtresse Jacques… ou l’épouse à tout faire.

— Allons, dit le juge Dulac, puisque vous acceptez, il ne me reste plus qu’à vous remercier. »

Caroline en eut les larmes aux yeux. Il la comblait et il la remerciait.

— Monsieur le juge commença-t-elle… mais les mots de reconnaissance restaient informulés tandis qu’il lui remettait une enveloppe en disant simplement :

— De la part de mon frère.

Le magistrat se leva. Il parut à Caroline rapetissé et plus vieux que sur le banc. Tout doucement il la reconduisait vers la porte.

— Bon voyage, mademoiselle. Et bonne chance, Caroline Lalande, journaliste.