Tu seras journaliste/05
CHAPITRE V
Après avoir soigneusement étalé un morceau de papier sur la banquette et sur le rebord de la fenêtre, afin de protéger ses vêtements, Caroline s’installa avec de menues précautions qui frôlaient le tatillonnage. Née paysanne, elle ne s’habituait pas à porter les mêmes atours les jours de semaine et le dimanche ; aussi les soins qu’elle leur prodiguait pour en prolonger la durée n’avaient plus de fin.
Impulsive de sa nature, elle aurait voulu que le train démarrât sans plus tarder ; elle, qui faisait preuve envers les choses d’une inlassable patience, se décourageait vite devant la lenteur des événements.
Il lui fallait attendre le départ encore une vingtaine de minutes, L’Anse à Pécot était le terminus d’un petit embranchement, le train qui s’y rendait n’était guère un convoi de choix : il se composait d’une couple de wagons démodés, d’une carrure offensante à l’œil et d’un engin poussif.
Sur les voies avoisinantes, comme pour lui faire contraste, s’allongeaient des wagons de luxe dans lesquels des valets noirs dressés de bonne heure à une habile servilité faisaient pénétrer des femmes à l’allure dégagée et mises avec goût. Caroline qui les observait nota que si elles faisaient le moindre signe ou donnaient l’ombre d’un ordre, c’était avec une telle sobriété de gestes et d’un timbre si doux qu’elle se promit bien, en son for intérieur, de s’exercer, le soir même, à les imiter dans l’intimité de sa chambre.
Un coup d’œil circulaire dans le wagon qu’elle occupait lui montra ses compagnons de voyage dont le visage au repos racontait, mieux que par la parole, la vie de rudes travailleurs ; pour comble, la rigidité des banquettes ajoutait à la sévérité de leurs traits ; ils avaient tous l’air de s’étirer le cou pour attendre je ne sais quelle pâtée, la relation des idées entr’elles est mystérieuse, Caroline n’aurait su expliquer, sous peine de mort, comment elle se vit soudain transportée parmi les oies de la ferme, comme anciennement, chez ses parents. Une chose certaille, c’est que cette pensée, prompte comme la foudre, traversa son esprit. Elle-même ne devait pas être différente des autres, puisque, toute en angle aigu elle ne parvenait pas à se détendre. À proximité, une femme ne cessait de la détailler du regard et elle y apportait une telle insistance qu’à son tour, Caroline fut tentée d’inventorier celle qui l’observait ainsi. Anguleuse et sèche, cette femme appartenait à la catégorie des personnes auxquelles les plus grands devins ne sauraient prêter un âge. Jeunes, elles semblent déjà vieilles ; on les retrouve dans leur vieil âge, elles ont l’air aussi jeunes qu’autrefois. Rien dans la physionomie de celle-ci n’aurait retenu l’attention, si ce n’était la bouche, ou plutôt l’absence de la bouche, une bouche si petite qu’elle affectait à peine l’allure d’un signe de ponctuation : simple trait d’union entre le nez et le menton. Et à la voir en exagérer encore la petitesse en se plissant les lèvres continuellement, on aurait juré que posséder une bouche était la pire des afflictions. Ou peut-être croyait-elle gagner ainsi en distinction ?
Pour échapper à cette inquisition, Caroline reporta ses yeux vers le train voisin : les voyageurs encantés dans de vastes fauteuils semblaient y jouir du summum du confort. Sûrement la chaleur ne les affectait guère. On aurait dit qu’un vent doux créé exprès pour eux avait pour mission de rafraîchir leur front. Sans un heurt, sans une secousse, comme glissant sur les rails, le convoi se mit en marche.
Combien de générations faut-il, se demanda Caroline, pour transformer une famille de campagnards en une race de bourgeois huppés rompus à tous les usages sociaux ? Elle estima, après réflexions, qu’il en faudrait au moins trois.
Mais elle n’admirait pas totalement le bourgeois. Autant elle déplorait de ne pas posséder ces manières qui lui semblaient la quintessence de la distinction, autant elle était fière d’ignorer l’art sinueux de circonvenir une question : ses réponses filaient comme des flèches dans une juste trajectoire.
Combien de fois, dans son ignorance du monde, avait-elle accroché son espoir à une phrase évasive dite dans un langage policé quand un oui ou un non lui aurait épargné tant de peines !
Cependant, elle n’accordait pas le monopole de la franchise aux paysans. Souvent elle avait assisté à ces « prises de bec », sorte de duel verbal, dans lesquelles deux terriens s’affrontent. Mais c’était là combat d’aigles, au grand air, chacun connaissant la force de l’autre.
Elle en était à ce point dans ses réflexions quand le train de misère s’ébranla. Le contre-coup fit abaisser le châssis dont Caroline avait mal ajusté les ferrures. L’engin haletait, râlait ; il avança, recula avant de se mettre en branle. À peine en mouvement, il envoya une traînée de fumée noire dans tout le wagon.
La nouveauté du trajet tint Caroline en éveil pendant un bout de temps. Habituée à vivre en montagne, elle avait une faible idée des terres basses. Le fleuve surtout l’occupa. Cette abondance d’eau lui parut proche parente de la mer ; et n’eût été la crainte de se rendre ridicule, elle aurait signalé à ses compagnons la présence d’un yacht au large. Mais l’uniformité de la plaine la lassa vite, pas un vallon, pas une élévation auquel le regard puisse s’attarder.
Un chasseur faisait la navette d’un wagon à l’autre portant dans un éventaire des fruits, des bonbons, des gazettes. Autrefois Caroline n’aurait songé à entreprendre un voyage sans y allier le projet de déguster en chemin quelque douceur. Aussi était-elle hantée par le goût de manger une orange. C’était sans conviction qu’elle faisait un non, de la tête, quand le chasseur débitait sa marchandise et elle fermait les yeux pour ne plus voir les fruits dorés. L’ancienne maîtresse d’école savait comment débarrasser l’orange de son écorce et de toutes les fibres blanches qui l’entourent ; ce n’était pas ce qui la mettait en peine. Un mouchoir propre sur ses genoux, elle n’aurait qu’à disposer les quartiers en étoile et les porter un à un à sa bouche. Le malheur qu’elle craignait est que le jus se mit à bondir sur son menton comme un ruisseau délivré s’élance vers la mer. Qu’en penserait sa voisine qui habitait peut-être l’Anse à Pécot. Le chasseur attendait. Elle refusa de façon si péremptoire qu’elle le découragea net.
Inconsciemment les bonnes paroles du juge Dulac agissaient : elle prenait contact avec son importance à venir et elle se préparait à ne poser que des actes exemplaires. Le sillon de sa vie était tout tracé. Déjà elle voyait le soc ouvrir la terre grasse. Aucune pierre, rien ne la rebuterait dans sa course toute droite. Le reste… néant !
Dix fois déjà le train s’était arrêté et était reparti, allégé de voyageurs et surtout de bidons à lait déposés vides sur le quai de la gare, en grand tintamarre. Le soleil en éclairant obliquement les champs apportait à la terre un peu de fraîcheur.
Caroline en éprouva un léger soulagement. Il lui restait l’inquiétude d’ignorer si les Dulac demeuraient près de la gare. Après avoir acquis la certitude que la dame à la petite bouche se rendait à l’Anse à Pécot, elle s’enquit auprès d’elle si M. Dulac, le propriétaire de « La Voix des Érables » habitait loin du dépôt. Caroline crut, un instant, que ce terme de « dépôt » avait fait mauvaise impression.
Qui n’est pas vulnérable en ce monde ? Aux yeux de la dame en question, les gazettiers s’apparentaient à des dieux. Elle prit donc Caroline sous son aile tutélaire et lui promit de l’avertir en temps et lieux. Et voulant ranimer la conversation elle demanda à Caroline :
— Ah ! comme ça, vous travaillez de la tête ? »
Caroline n’aurait su quoi répondre ; elle accueillit donc le serre-frein, comme un sauveur, quand elle l’entendit annoncer :
« L’Anse-à-Pécot ! »