Tu seras journaliste/18

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Paysana (p. 142-153).

CHAPITRE XVIII


Ah ! la belle journée ! se dit Caroline en franchissant le seuil de la maison. À son réveil elle s’était pourtant juré de n’être attentive qu’au lourd programme à entreprendre mais la pluie, au cours de la nuit, avait si bien rajeuni la verdure, dressé la tête altière des pivoines et tempéré les ardeurs du soleil, que Caroline, sans même se donner la peine de choisir le côté de l’ombre, allait, enivrée, sur la route. Au fond du paysage le ciel se mirait dans le fleuve bordé d’un épais feuillage. Quelle pitié, s’avouait-elle, de s’enfermer dans une boutique à respirer l’encre d’imprimerie, avec des textes incolores quand on ne devrait pas avoir besoin de savoir rien de plus que la beauté du jour !

Elle ne pouvait s’en taire, même arrivée au journal.

— Oui, il fait beau, remarque d’un air blasé Salvator qui parcourait placidement la gazette du matin. Mais regardez les grands tirants blancs, vers le nord : c’est signe de pluie.

Caroline haussa les épaules.

— Comment ! reprit-il, vous qui avez été élevée sur une terre vous ne savez pas lire le temps ?

— Je sais une chose, mon jeune homme : la journée s’annonce merveilleuse et tu ne réussiras pas à me mettre de mauvaise humeur. D’abord j’ai un gros programme d’ouvrage : on vote aujourd’hui dans tout le pays et je représente l’Association de la Presse Nationale, tu as l’air de l’ignorer. Puis, c’est plus fort que moi, je me sens… heureuse, aujourd’hui.

— Tant mieux pour vous, tant mieux.

— Si j’avais seulement un sujet pour ma chronique, je le serais encore davantage.

— Écrivez sur les cloches.

— Sur les cloches ?

— Vous ne lisez donc pas les journaux ? S’il faut maintenant que je compose vos écrits, ma place n’est plus dans les rues à faire les commissions mais dans le fauteuil du directeur.

Ce disant, il alla s’installer au pupitre de Philippe, et mimant la voix du directeur il lut ce qui suit : « Une New-yorkaise ayant poursuivi le curé de l’église voisine parce que les cloches matinales troublaient son sommeil, celui-ci lui répondit : les cloches n’empêchent de dormir que les personnes dont la conscience n’est pas en paix. Vexée, l’Américaine traduisit le curé en cour de justice. Mal lui en prit car le juge condamna la plaignante aux frais et dépens : « Les cloches sont nécessaires dans la vie ».

— Tu as raison. Un billet avec toutes les cloches serait d’un bel effet. Il y a d’abord l’angélus du matin, clair comme de l’eau de source ; l’angélus à l’heure que le jour se divise, celui du soir, réconfortant et grave, nos trois prières quotidiennes…

— Le dimanche, il y a le tinton qui tinte : « Tu vas être en retard mon p’tit garçon. »

— Par ci, par là, les grelots d’une noce.

— Pas longtemps après le carillon du baptême.

— Parfois, des glas.

— Et aussi la grosse cloche qui approche dit Salvator qui déguerpit de son mieux en apercevant Philippe. Et pas seul.

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Philippe Dulac, vêtu d’une façon impeccable en gris pâle, un brin de muguet à la boutonnière, poussa la porte de grillage et livra le passage à une jeune fille étrangère. Brièvement il présenta Caroline à Mademoiselle Amélie Lacourse. Caroline ne put s’empêcher de ciller en examinant à la dérobée la nouvelle venue. C’est peu d’affirmer qu’elle était éblouissante. Une teinture bien dosée dorait ses cheveux tandis qu’un savant maquillage donnait à son visage l’éclat d’une fleur. D’une fleur de serre. Mais la manière dont cette femme se vêtait était du mauvais aux yeux de Caroline, comme par exemple, lorsqu’elle était petite, de marcher dans l’ortie. Dès son jeune âge elle avait appris la modestie dans le vêtement. Ce que, de son corps, elle s’exerçait, sous les plis de l’étoffe, à soustraire au regard, on aurait dit que l’autre s’appliquait à le préciser, Plus, à l’accentuer.

Après que le directeur eut fait avec la visiteuse le tour du propriétaire et observé le fonctionnement des presses, ils revinrent au pupitre de Philippe. Non loin du plumier et des accessoires riches qui l’ornaient, trois livres y étaient placés en évidence : Sainte-Misère de Sillanpää, Justice de Reymont et le dernier ouvrage de Marcel Braibant, un économiste de la paysannerie.

Écrire, déclama soudainement la jeune fille, c’est mon rêve ! Plusieurs me disent que je suis douée pour la littérature. Le fait est que depuis que je suis sortie du couvent, j’ai toujours fait mon journal. Je vous assure qu’il y a là-dedans des choses qui en valent la peine. Si je vous envoyais un morceau de ma composition, le publieriez-vous ?

Philippe qui commençait à trouver la jeune fille moins intéressante depuis qu’elle détournait son admiration de lui pour la reporter sur elle-même eut recours à un faux-fuyant :

— Certes, oui. Mais à une condition ; que votre écrit soit d’abord accepté par notre comité de lecture.

Caroline eut toutes les peines du monde à réprimer un sourire.

Pour reprendre contenance Philippe ouvrit négligemment un livre comme au hasard à une page qu’il avait eu la précaution de corner auparavant. Car si le journaliste affectait d’avoir lu toutes les œuvres récentes, il les connaissait surtout par le feuillet d’appréciation qui les accompagne, se bornant à les feuilleter sans plaisir. Quand Caroline le voyait couper la tranche d’un livre d’un seul coup à l’aide du couteau mécanique, elle en frémissait. Un livre, pensait-elle, est une chose qu’on devrait respecter et entourer de soins.

Philippe lisait tout haut ce passage de Sainte Misère, de Sillanpää, que Caroline lui avait signalé :

« À cette époque, les maîtres de Tuorila accomplissaient une autre ascension, intérieure celle-ci. À partir des années de misère, leur fortune s’était rapidement accrue, et après la vente si avantageuse des forêts, elle avait même doublé. La richesse est la forme la plus remarquable du bonheur terrestre, et bonheur signifie toujours épreuve. On demande si tu es un homme à supporter le bonheur. »

Au bout de la première phrase il avait jeté en diagonale un regard à son interlocutrice pour jauger l’effet de sa lecture. De la voir vivement intéressée redonna de la force à sa voix. Le regard limpide de Caroline s’abattit sur lui comme un jugement définitif. N’aurait-on pas dit qu’il était l’auteur de ces lignes ? Pliée en deux, elle partit à rire comme une folle. D’une main, elle fourrageait dans des paperasses tandis que de l’autre elle s’écrasait les lèvres dans l’espoir de diminuer le rire qui la secouait toute. Sa crainte était qu’il fusât en cascades. Elle redevenait la Caroline ricaneuse d’autrefois. Battue, même flagellée, elle aurait ri encore. Ce n’était pas la première fois qu’elle assistait à pareille mise-en-scène mais cette fois le grotesque du spectacle lui sautait aux yeux. Elle parvint à s’esquiver sans être vue de Philippe. Tout au fond de l’atelier, appuyée contre le chambranle de la porte, elle épuisa toute sa gaieté.


Dans l’air lourd du soir d’août, Caroline se berçait sur le balcon en compagnie de Mariange et Lauréat en attendant le moment de se rendre chez l’officier-rapporteur afin d’y prendre au fur et à mesure le résultat du vote pour le transmettre ensuite par téléphone à la Presse Nationale associée. Salvator qui se promenait en bicyclette leur jeta à la volée : Il y a un noyé à la morgue. Vous n’allez pas à l’enquête ?

Caroline hésitait. Lauréat la voyant indécise offrit de l’y accompagner. Ils arrivèrent chez l’entrepreneur de pompes funèbres avant le coroner et se rendirent dans l’arrière-boutique. Une pièce dont les murs et le plancher étaient entièrement tôlés y servait de morgue. Des cercueils empilés occupaient une partie de la chambre. À l’avant, quelques bancs pour les témoins, des chaises pour les membres du jury et un fauteuil pour le coroner. Au milieu une longue table dont l’usage était tout indiqué.

— Est-ce pour mieux se prémunir contre le feu que tous les murs et le parquet sont en tôle ? demanda Caroline à Lauréat.

Un employé qui avait entendu la question se chargea d’y répondre.

— Oui, mais en même temps c’est pour mieux laver les corps à la « hose ».

Caroline eut un tel mouvement de recul que l’homme le perçut. Et bizarrement heureux de voir Caroline frissonner, tout en paraissant absorbé par le débouchage d’une bouteille, il dit :

— Ça prend de la colle ben forte pour fermer les lèvres des morts.

La jeune fille ne se serait pas fait prier pour quitter la place mais le coroner entrait avec les membres du jury. À ce moment l’orage éclata et peu après les plombs de l’électricité sautèrent.

L’engagé alluma deux chandelles et sur un signe de son patron il ouvrit brusquement un long tiroir. La morte, une jeune femme, y était étendue, nue parmi les morceaux de glace. En un coup d’œil Caroline vit le corps violacé, marbré par plaques verdâtres que l’enflure et la lueur des chandelles rendaient encore plus effrayant.

D’un bond Caroline fut debout : « Prenez les notes pour moi, dit-elle à Lauréat, il faut que je m’en aille. » Lauréat voulut lui dire :

— Attendez, l’orage achève. Mais elle était déjà au-dehors, à la grande noirceur. Il lui semblait qu’elle ne posait pas le pied à terre, mais qu’une autre à sa place marchait dans de l’ouate irréelle, sans cependant parvenir à avancer. L’image de la morte la tirait en arrière. Elle ne sut jamais comment elle parvint au palais de justice. Les rapports étaient encore incomplets, plusieurs polls éloignés n’ayant pas encore donné signe de vie. Ce fut en vain qu’elle tenta d’atteindre le numéro convenu entre la Presse Nationale et ses représentants : l’orage avait rompu les communications téléphonique et télégraphique avec Montréal. L’Anse-à-Pécot se trouvait temporairement isolé et on ignorait encore l’étendue des dégâts. Après un quart d’heure d’attente longue comme une éternité, le service de l’électricité fut rétabli, et Caroline décida de retourner à la pension. La radio donnait constamment des rapports de l’élection. À deux postes, Caroline entendit : « Aucun rapport du comté de Pécot ». Elle enrageait. M. Nash lui avait dit : « C’est un honneur et une grande marque de confiance que nous vous accordons en vous demandant de représenter l’Association de la Presse Nationale ». La malchance la poursuivait. Comment donner une explication à son silence ? Sous la pluie battante, elle retourna au bureau de l’officier-rapporteur. À peine était-elle en route que l’électricité manqua à nouveau. Tard dans la soirée, le raccordement du téléphone avec Montréal lui donna la chance de tout expliquer.

Des joies promises, au matin, par la belle journée, que restait-il ? Caroline était fourbue mais avant de se mettre au lit, il lui fallait rédiger pour La Voix des Érables le compte rendu de l’enquête à la morgue.

Quand, à pareille date, l’an dernier, elle avait tenté de se suicider la pensée que son corps serait transporté à la morgue ne l’avait pas même effleurée. Elle s’était vue en belle morte dans de la soie capitonnée, avec des fleurs de jardins toutes autour d’elle. Des cousins éloignés et des connaissances venaient la voir dans le salon rigide mais familier de sa grand’tante en disant, chacun à son tour : « Elle est bien heureuse ! » Et Arcade, le cœur gros et les yeux rougis, se sauvait loin des autres… Mais pas nue, dans un tiroir de glace, et exposée à la vue de n’importe qui. Ce détail aurait pu l’empêcher d’accomplir son acte tragique.

Caroline n’en pouvait plus. Son stylo lui tombait des mains. Elle remit le travail au lendemain matin mais avant de ranger ses notes elle biffa d’un large trait rouge le mot « repose » dans cette phrase : « Le corps de l’inconnue repose sur les dalles froides de la morgue ».