Tu seras journaliste/19

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Paysana (p. 155-163).

Chapitre XIX


L’espérance, selon le mot de la bible, brille avec le Jour.

Pour Caroline, combien d’autres journées commencées dans la lumière d’un matin prometteur finirent dans la lassitude et le découragement ! Un automne pluvieux et venteux achevait de l’imprégner de sa mélancolie. Où vais-je, se demandait-elle souvent. Je suis une réfugiée qui fuit sur une route étrangère. C’est vrai, je fuis. Je fuis la région de ma belle jeunesse dévastée par ma faute.

À part de lui signifier un ordre ou une remarque, Philippe ne lui adressait plus la parole. Bien qu’apparemment il n’y eut pas prêté attention, la scène du rire devant mademoiselle Lacourse l’avait profondément humilié. On aurait dit qu’à partir de ce jour, il avait abaissé entr’eux deux une grille infranchissable. Jamais la moindre confidence ne jaillissait de ses lèvres. Aucun compliment, aucun reproche n’allait apprendre à Caroline ce qu’il pensait de son travail. Comme ils partageaient la même pièce, leurs silences, hostile d’une part et entêté de l’autre, s’affrontaient à pleines journées.

Quand il lui ordonnait de remplacer un article promis à la publication par un autre destiné à faire plaisir à quelque gros bonnet de la place, Caroline ne bronchait pas bien qu’elle n’approuvât pas cette manière d’agir. « Vous devriez comprendre, mademoiselle, lui avalt-il dit maintes fois, qu’un journal n’est pas une institution de charité, mais une entreprise commerciale. »

Pour la troisième fois on remettait à la semaine suivante le compte rendu du décès de Madame Israël Rivard. Caroline se décida à protester.

— C’est cette vieille femme dont le mari s’est noyé, l’automne passé.

Philippe n’était pas méchant et il savait que Caroline avait raison mais, vaniteux à l’extrême., il voulait que toute décision au journal fut sienne. Il parla avec volubilité pendant plusieurs minutes, demanda à la jeune fille si elle ne se dompterait pas de toujours s’ingérer dans la mise en page ? Il parlait tellement et si vite qu’un jet de salive jaillit sur sa lèvre inférieure. D’un regard impitoyable, elle suivait la minuscule bulle qui allait et venait selon les tics qu’affectait Philippe pour s’en débarrasser. Mais elle s’en voulut vite de cette mesquinerie : elle regarda par la fenêtre les premières feuilles mortes qu’un vent acharné faisait tournoyer follement et feignit de ne pas voir le directeur qui s’essuyait la bouche d’un geste rageur.

Elle se remit à l’ouvrage. Des épreuves s’empilaient sur la table. À regret, elle rangea celle de « Madame Israël Rivard à son dernier repos » avec les articles du prochain numéro. Tout ce que la vieille lui avait raconté de sa vie dure lui revenait à la mémoire. Il lui semblait l’entendre :

— C’est pas pour me vaillanter, mais j’ai été une bonne femme !

Pauvre mère Rivard ! La mort serait son premier repos.

C’est avec répugnance qu’elle prit connaissance de l’article suivant : deux colonnes pour décrire un mariage et une réception criarde. À cette phrase : « … un petit cortège, réplique du grand cortège. » elle buta. Quelle parodie du grandiose ! quelle vile imitation à bon marché du faste des parvenus ! Il lui semblait qu’en consentant à les étaler dans le journal, Philippe rapetissait encore à ses yeux. Jamais elle ne comprendrait ni n’admettrait ce genre d’information… et de déformation de l’article véritable.

Depuis quelque temps, il lui répugnait d’écrire. Elle se mit sans joie à préparer un billet. Quel contraste avec autrefois quand elle commençait une histoire ! Elle était libre alors et des légions d’anges l’escortaient, plus, ils la portaient jusqu’aux nues. Aujourd’hui enchaînée à un pupitre, elle sentait un démon lui courber la nuque et la condamner, de son haleine de feu, à écrire, toujours écrire.

Au matin, Lauréat avait dit à Mariange incapable d’ajuster un nouvel appareil au robinet : « Tu t’y prends mal, Mariange. À ton âge, tu devrais savoir qu’on ne met jamais fer sur fer ! »

FER SUR FER ! tel serait le sujet du billet de Caroline. Ce n’est pas dans les livres que Caroline avait puisé ses meilleures leçons : c’est en regardant et en écoutant autour d’elle. Fer sur fer, une impossibilité ! tel serait le sujet de son billet. Ainsi des caractères ; trop semblables, ils ne s’adaptent jamais. Elle s’efforça de développer cette donnée sensément et sans trop d’ambages. Il n’y avait là rien d’enlevant et elle y parvint avec difficulté. Un coup son essai terminé, elle voulut en faire part à Philippe. Il lui demanda de le lire à haute voix et à la fin, le prit et le déposa sur son pupitre, sans une parole. Comme elle s’éloignait, il la rappela. Elle crut, un moment, qu’il se ressaisissait. Mais lui, imperturbable, dit simplement : « Votre jupon dépasse ».

Qu’il ne daignât pas élever la voix pour louer ou sanctionner un seul de ses écrits mais qu’il eut, pour un accident de toilette, une remarque spontanée parut à Caroline d’une cruauté féroce.

De jour en jour, la tranchée qui les séparait allait en s’élargissant.

Il y avait quinze mois qu’elle était à l’Anse-à-Pécot, et il n’était pas question pour elle de voir son traitement augmenté. Avec les quelques dollars supplémentaires que lui procurait sa collaboration au quotidien, elle parvenait à peine à faire de maigres économies. Parfois elle voyait ses petits écrits sous le pseudo d’Agathe, reproduits dans de petites feuilles. Depuis son retour de l’hôpital, Philippe ne lui avait jamais permis d’écrire dans la colonne éditoriale. En somme, elle menait une petite vie. Chaque jour elle accomplissait les mêmes gestes, suivait le même trajet que les saisons variaient seules de leur décor. Si elle s’égarait parfois en quelque promenade solitaire jusqu’aux confins de la petite ville, il se trouvait toujours quelqu’un pour lui rappeler le joug de l’esprit provincial. Au lendemain d’une promenade poussée aux limites de l’Anse, une dame était accourue au journal, sous un prétexte quelconque et, à propos de rien, avait glissé à Philippe :

— J’ai vu votre demoiselle, hier, sur la route du cimetière. C’est pas prudent de s’aventurer seule de même dans des chemins boisés. Vous devriez lui en parler. Mais, après tout, elle allait peut-être au-devant de quelqu’un…

Caroline avait vu rouge surtout quand, ne soupçonnant pas que son insinuation avait résonné aussi loin, la dame lui demanda d’une voix mielleuse :

— Ma chère enfant, vous qui êtes si bonne, dites donc un petit mot enjôleur au directeur pour qu’il parle de moi dans son journal. Vous devez être capable de tout obtenir de lui, vous.

Agrippée au pupitre, Caroline se retenait de lui dire toute sa façon de penser. Heureusement, quelqu’un entra à ce moment-là.

C’était un travaillant du port, qui venait humblement demander un coin du journal pour y annoncer la mort de son père. Le vieillard, à l’heure où les écoliers débauchaient en bandes de l’école, avait sauté à la bride d’un cheval emballée. Une ruade lui avait fracturé le crâne. Son acte valeureux avait peut-être épargné des vies et des souffrances mais il lui avait valu la mort.

De sa main calleuse, l’homme tordit une larme sur sa joue brune. Pendant qu’il parlait, Caroline regardait les mains couleur de terre, les mains fortes, aux doigts courts, qui connaissaient tous les jeux des cordages, poème vivant à la gloire du travail des humbles.

À même son travail journalistique, Caroline avait édifié, pierre sur pierre, une œuvre de bonté. Il y avait quotidiennement des angles à arrondir et Philippe tenait à soigner les innombrables vanités de ses concitoyens. L’abonné est le roi et maître du petit journal, disait-il. Et il ajoutait : « Quand bien même, nous aurions toute la reconnaissance du monde, si nous n’avons pas d’argent dans la caisse, comment vivrons-nous ? » Malgré toute la sagesse de ce raisonnement, Caroline gardait un faible pour les pauvres gens et elle ne perdait jamais une occasion de mettre en lumière leurs faits méritoires. Le soir venu, elle téléphona à Montréal, au « People » pour donner sa version de l’accident. Après quelques questions, le rédacteur lui demanda : « Est-ce que le jury a fait l’éloge du héros ? » Caroline dut répondre que non.

Alors, uniquement par un sens de justice, deux sans-grades du journalisme, tressèrent une couronne et la déposèrent sur la tête de l’homme tombé, victime de son courage.


Le citadin matinal et mal éveillé qui va furtivement tirer sa gazette et sa bouteille de lait se doute-t-il même du rôle des sans-grades ? Sur eux repose la responsabilité de contrôler chaque détail des faits-divers. En dehors de la satisfaction du devoir accompli et du traitement souvent aléatoire, — tel était le cas de Caroline — aucune récompense ne les attend, mais le châtiment les guette à la moindre erreur.

Le lendemain…

En lisant, au haut d’une colonne, l’article élogieux à l’adresse du brave vieillard, Caroline tressaillit de joie. Il lui semblait qu’à nouveau une grande paix s’installait dans son cœur.


Lisez ! lisez vite ! au bas de la page dit Mariange à Caroline en déployant dans toute sa grandeur une feuille du soir. Là, au bas. Votre cavalier s’est noyé.

Caroline en eut un éblouissement. Arcade, noyé ! Elle se laissa tomber sur la première chaise et ne revint à elle que lorsque Mariange commença à lire : « Au large de Gaspé… »

Au large de Gaspé, on avait trouvé l’embarcation de l’Indien qui avait entrepris de traverser l’Atlantique en canot et dans la pince, le vêtement qu’il avait reçu à l’Anse et qui avait aidé à l’identifier. Les requins se disputeraient le corps bronzé du jeune aventurier.

Il avait perdu la partie. Deux lignes au bas d’une page, pour toute oraison funèbre. Le spectacle de la défaite attriste le monde et lui déplaît. Mais pas longtemps. Il court vite au-devant de jeunes conquêtes.

Caroline en était fort émue… Elle ne savait pas cependant si c’était autant de la mort du Sauvage que de la joie de savoir Arcade toujours vivant.