Typhon/01

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Traduction par André Gide.
La Revue de Paris2 (p. 17-59).




TYPHON



I[modifier]

L’aspect du capitaine Mac Whirr, pour autant qu’on en pouvait juger, faisait pendant exact à son esprit et n’offrait caractéristique bien marquée de bêtise, non plus que de fermeté ; il n’offrait caractéristique aucune. Il paraissait quelconque, apathique et indifférent.

Tout au plus pouvait-on parler parfois de son apparente timidité ; cela venait de ce que, à terre, il avait l’habitude, assis dans les bureaux maritimes, de rester les regards baissés et vaguement souriant. S’il relevait les yeux on remarquait que ces yeux étaient bleus et que son regard était droit. Des cheveux blonds et extrêmement fins encerclaient le dôme chauve de son crâne, d’une tempe à l’autre. Sur sa face hâlée, par contre, le poil roux et flamboyant semblait une poussée de fils de cuivre coupés au ras de la lèvre ; sur le plat des joues et d’aussi près qu’il se rasât, des lueurs de métal et de feu passaient dès qu’il tournait la tête.

Il était d’une taille plutôt au-dessous de la moyenne, légèrement voûté et de membrure si vigoureuse que ses vêtements paraissaient toujours un rien trop étroits pour ses bras et ses jambes. Incapable de concevoir ce qui est dû aux différences de latitude, il portait toujours et partout un chapeau melon brun, un complet de teinte brunâtre et d’incommodes bottes noires. Cet accoutrement peu marin donnait à sa tournure épaisse un air d’élégance étrange et guindée. Une mince chaîne d’argent barrait son gilet, et jamais il ne quittait son navire pour aller à terre sans serrer dans son poing puissant et velu un élégant parapluie de toute première qualité, mais presque toujours déroulé.

— Permettez, capitaine, — lui disait alors, sur un ton plein de déférence, le jeune Jukes, son second, qui l’escortait jusqu’à la passerelle, et s’emparant dévotement du riflard, il en secouait les plis, leur redonnait de l’ordre et, autour de la tige qu’il tenait verticale, les roulait en un rien de temps ; il accomplissait cette cérémonie avec un visage empreint d’une augurale gravité, et Mr Salomon Rout, le mécanicien en chef qui fumait son cigare du matin sur la claire-voie, détournait la tête pour cacher un sourire.

— C’est vrai ! le sacré riflard.

— Merci bien, Jukes, merci, — grommelait le capitaine Mac Whirr, cordialement, sans lever les yeux, en reprenant le parapluie.

L'imagination de Mac Whirr suffisait tout juste à le porter au jour suivant ; ce qui lui permettait d'être très sûr de lui ; ce qui lui permettait aussi de ne s'affecter de rien. C’est l’imagination qui nous rend susceptibles, arrogants et difficiles à contenter ; cependant que tout navire commandé par le capitaine Mac Whirr devenait le flottant asile de l’harmonie et de la paix. À vrai dire les écarts fantaisistes lui étaient aussi interdits que le montage des chronomètres au mécanicien qui ne pourrait disposer que d’un marteau de deux livres et d’une scie.

Et cependant ces vies entièrement absorbées par l’actualité la plus simple et la plus immédiate ont leur côté mystérieux. Comment comprendre, dans le cas de Mac Whirr par exemple, quelle influence du monde avait bien pu pousser cet enfant parfaitement soumis, ce fils d’un petit épicier de Belfast, à s’enfuir sur la mer ? Il n’avait que quinze ans quand il avait fait ce coup-là. Cet exemple suffit, pour peu que l’on y réfléchisse, à suggérer l’idée d’une immense, puissante et invisible main prête à s’abattre sur la fourmilière de notre globe, à saisir chacun de nous par les épaules, à entrechoquer nos têtes et à précipiter dans des directions inattendues et vers d’inconcevables buts nos forces inconscientes.

Son père ne lui pardonna jamais complètement cette insubordination stupide.

— On pouvait bien se passer de lui, — avait-il coutume de dire plus tard, — mais les affaires sont les affaires ; un fils unique, encore !

Sa mère versa maintes larmes après sa disparition. Comme l’idée de laisser un mot derrière ne lui était pas venue à l’esprit, il fut pleuré comme mort jusqu’au jour où, huit mois après, sa première lettre arriva, datée de Talcahuano. Elle était courte ; on y lisait :

« Nous avons eu très beau temps pour la traversée. »

Évidemment, dans l’esprit de Mac Whirr fils, la seule nouvelle importante de sa lettre était celle-ci : son capitaine l’avait, le jour même, inscrit régulièrement comme matelot de pont, matelot de troisième classe, « parce que je puis faire le travail », expliquait-il. La mère pleura de nouveau abondamment. Le père traduisit son émotion par ces mots :

— Quel âne que ce Paul !

Mac Whirr père était un homme corpulent qui, jusqu’à la fin de ses jours exerça contre son fils une ironie latente, mêlée d’une ombre de pitié comme envers un être borné.

Les visites de Mac Whirr fils étaient nécessairement rares ; mais dans le cours des années qui suivirent il écrivit parfois à ses parents pour les tenir au courant de ses promotions successives et de ses mouvements sur le vaste globe. Dans ces missives on pouvait trouver des phrases comme celles-ci : « Il fait sérieusement chaud ici», ou encore : « À 4 heures P.M., le jour de Noël, nous avons croisé des banquises. » Les vieux parents apprirent à connaître un grand nombre de noms de navires, avec les noms des capitaines qui les commandaient – avec les noms d’armateurs écossais et anglais – ; un grand nombre de noms de mers, d’océans, de détroits, de promontoires, et les noms de ports étranges, aux entrepôts de bois de charpente, aux entrepôts de riz, aux entrepôts de coton ; – un grand nombre de noms d’îles – et le nom de la fiancée de leur fils. Elle s’appelait Lucie. Il ne lui venait pas à l’idée de dire si ce nom lui semblait joli.

Puis les vieux moururent.

Le grand jour du mariage de Mac Whirr arriva en temps voulu, suivant de près le grand jour où il obtint son premier commandement.

Tous ces événements avaient eu lieu nombre d’années avant certain matin, où, debout dans le rouf du vapeur Nan-Shan, Mac Whirr considérait la baisse d’un baromètre dont il n’avait aucune raison de se défier.

La baisse – étant donné l’excellence de l’instrument, le moment de l’année et la position du navire sur l’écorce terrestre – était certes de mauvais augure ; mais la face rouge de l’homme ne trahissait aucun trouble intérieur. Les présages n’existaient point pour lui, et la signification d’une prophétie ne savait lui apparaître qu’après que l’événement l’avait surpris. « Pas d’erreur : c’est une baisse, pensait-il. Il doit faire là-bas un sale temps peu ordinaire. »

Le Nan-Shan venant du Sud faisait route vers le port de commerce de Fou-Tchéou, avec quelque cargaison dans ses cales et deux cents coolies chinois qu’on rapatriait dans les villages de la province de Fo-Kien après plusieurs années de travail dans différentes colonies tropicales.

La matinée était belle ; la mer d’huile se soulevait et s’abaissait uniformément lisse et il y avait dans le ciel une extraordinaire tache d’un blanc de brouillard, semblable à un halo de soleil.

Sur le gaillard d’avant, où s’entassaient les Chinois, parmi le ramassis d’habits sombres, de faces jaunes, de queues de cheveux, luisaient nombre d’épaules nues ; car il ne faisait pas de vent, et la chaleur était étouffante.

Les coolies flânaient, parlaient, fumaient ou regardaient d’un air morne par-dessus la lisse. Quelques-uns, tirant de l’eau le long des flancs du navire, se douchaient mutuellement ; quelques autres dormaient sur les panneaux ; d’autres encore, par petits groupes de six, étaient assis sur leurs talons, autour des plateaux de fer chargés de minuscules tasses de thé et d’assiettes de riz. Chacun de ces Célestes, sans exception, emportait avec lui tout ce qu’il possédait dans le monde : une petite malle aux coins de cuivre avec un anneau-cadenas, renfermant quelques vêtements de cérémonie, des bâtons d’encens, un peu d’opium peut-être, on ne sait quelles vieilleries sans valeur et sans nom, plus un petit trésor de dollars d’argent gagnés péniblement sur des chalands à charbon, dans des maisons de jeux ou dans le petit négoce, arrachés avec peine à la terre, acquis à la sueur de leurs fronts dans des mines, sur des lignes de chemins de fer, dans la jungle mortelle, ou sous le faix de lourds fardeaux – patiemment amassés, gardés avec soin, chéris avec férocité.

Vers dix heures, une houle traversière venant de la direction du détroit de Formose s’était élevée, sans déranger beaucoup ces passagers, car le Nan-Shan avec son fond plat, sa ceinture d’accostage et sa grande largeur de maître-couple méritait sa réputation de tenir exceptionnellement bien la mer. M. Jukes, dans ses moments d’expansion, à terre, proclamait bruyamment que « la vieille camarade [1] était aussi bonne que belle ». Jamais il ne serait venu à l’esprit du capitaine Mac Whirr d’exprimer son opinion, si favorable qu’elle fût, aussi haut ou en termes aussi fantaisistes. Le Nan-Shan était incontestablement un bon navire, et presque neuf.

Il avait été construit à Dumbarton, moins de trois années auparavant, sur les instructions de la maison de commerce Sigg et Fils, de Siam. Quand il fut mis à flot, parachevé dans ses moindres détails, et prêt à entreprendre le travail de toute sa vie, les constructeurs le contemplèrent avec orgueil.

— Sigg nous a demandé un capitaine de confiance, rappela l’un des associés.

Et l’autre, après avoir réfléchi quelque temps, dit :

— Je crois bien que Mac Whirr est à terre en ce moment.

— Vous croyez ? Alors télégraphiez-lui immédiatement. C’est l’homme qu’il nous faut, déclara l’aîné sans un moment d’hésitation.

Le matin suivant, Mac Whirr se tenait devant eux, imperturbable ; il avait quitté Londres par l’express de minuit après des adieux brusqués à sa femme.

— Il ne serait pas mauvais que nous allions inspecter le navire ensemble, capitaine, dit l’aîné des associés.

Et les trois hommes se mirent en route pour examiner les perfections du Nan-Shan, de l’étrave à la poupe, de la carlingue aux pommes de ses deux mâts trapus.

Le capitaine Mac Whirr avait commencé par ôter son paletot qu’il accrocha à l’extrémité d’un petit treuil à vapeur, synthèse des raffinements les plus modernes.

— Mon oncle a écrit hier pour vous recommander à nos bons amis

— MM. Sigg, vous savez bien – et ils vous laisseront sans doute le commandement, dit le plus jeune des associés. Vous pourrez vous vanter de commander le plus docile navire de ce tonnage qu’on puisse voir sur les côtes de Chine, capitaine, ajouta-t-il.

— Croyez ?… Merci bien, bredouilla confusément Mac Whirr.

Devant les éventualités lointaines il demeurait aussi indifférent qu’un touriste myope devant la beauté d’un vaste paysage ; et ses yeux, au même moment, se posant par hasard sur la serrure de la porte de la cabine, il se dirigea vers celle-ci d’un air absorbé et commença d’en secouer la poignée avec vigueur, tout en protestant de sa voix sérieuse et basse :

— On ne peut plus se fier aux ouvriers aujourd’hui. Voici une serrure ; c’est tout flambant neuf et ça ne marche pas du tout. Ça bloque. Tenez ! Tenez !…

Aussitôt qu’ils se trouvèrent seuls dans leur bureau, à l’autre bout du chantier :

— Vous avez chanté l’éloge de cet individu à Sigg, mais j’aimerais savoir ce que vous appréciez en lui ? demanda le neveu avec un léger mépris.

— Je reconnais qu’il n’a rien d’un capitaine de roman, si c’est cela que vous voulez dire, répondit l’aîné sèchement. Est-ce que le contremaître des menuisiers du Nan-Shan est dehors ? Entrez, Bates. Comment se fait-il que vous laissiez les hommes de Tait nous poser une serrure défectueuse à la porte de la cabine ? Le capitaine l’a remarqué du premier coup. Faites-en mettre une autre tout de suite. Les petites pailles, Bates… les petites pailles !

La serrure fut donc remplacée, et peu de jours après, le Nan-Shan s’élançait vers l’est sans que Mac Whirr-eût fait aucune nouvelle remarque au sujet des aménagements, ni qu’on lui eût entendu proférer un seul mot d’orgueil à propos de son navire, de reconnaissance pour sa nomination, ou de satisfaction devant les perspectives de son avenir.

De tempérament non plus loquace que taciturne, il trouvait à vrai dire très rarement l’occasion de parler. Restaient naturellement les questions de service – instructions, ordres, etc., mais le passé étant, à ses yeux, bien passé, et le futur n’étant pas encore, il estimait que les menus événements de chaque jour ne méritent pas le plus souvent, de commentaires, – et que les faits parlent d’eux-mêmes avec une insurpassable précision.

Le vieux M. Sigg aimait les hommes de peu de mots, ceux « qu’on est sûr qui ne chercheront pas à brocher sur les instructions ». Mac Whirr, qui possédait les qualités requises, fut maintenu au commandement du Nan-Shan dont il dirigeait, par les mers de Chine, les courses précautionneuses.

Le navire avait été déclaré et inscrit sur le registre maritime britannique, mais au bout d’un certain temps, M. Sigg avait jugé plus expédient de le transférer sous les couleurs siamoises. À la nouvelle du transfert projeté, Jukes s’agita comme sous le coup d’un affront personnel. Il se promenait en grommelant et en faisant entendre de petits ricanements de mépris.

— Non ! mais vous nous voyez avec un grotesque éléphant d’arche de Noé sur le pavillon du navire ! dit-il une fois à la porte de la chambre des machines. Je veux être pendu si je supporte ça. Je leur collerai ma démission. Est-ce que ça ne vous dégoûte pas, vous, monsieur Rout ?

Le chef mécanicien se contenta de s’éclaircir la voix de l’air d’un homme qui sait ce que « coller sa démission » veut dire.

La première fois que le nouveau pavillon flotta à l’arrière du Nan-Shan, Jukes le contempla amèrement de la passerelle. Il lutta quelque temps avec ses sentiments, puis remarqua :

— Cocasse, tout de même, de se balader sous un pavillon pareil ! Trouvez pas, capitaine ?

— Qu’est-ce qui lui manque, à ce pavillon ? demanda le capitaine. Je le trouve tout à fait correct, moi. Et il se dirigea vers l’extrémité de la passerelle pour le mieux voir.

— Eh bien ! moi, je le trouve cocasse ! cria Jukes outré, en quittant brusquement la passerelle.

Le capitaine Mac Whirr fut consterné par une telle façon d’agir. Peu de temps après, il entra tranquillement dans le rouf et ouvrit le « code international des signaux » à la planche où les pavillons de toutes les nations étaient dûment représentés en rangs de couleurs voyantes. Il fit courir son doigt le long des rangs, et lorsqu’il arriva au Siam, il contempla avec une grande attention le champ rouge et l’éléphant blanc. Rien n’était plus simple, mais afin de s’assurer davantage, il emporta le livre sur la passerelle ; il voulait comparer le dessin colorié à l’objet réel qui flottait au mât de pavillon d’arrière ; quand Jukes, qui s’acquitta ce jour-là de son service avec une espèce de fureur réprimée, se trouva de nouveau sur la passerelle, son capitaine lui dit :

— Il n’y manque rien, à ce drapeau.

— N’y manque rien ? marmotta Jukes en se jetant à genoux devant un caisson, d’où il sortit rageusement une ligne de sonde de rechange.

— Non ; j’ai cherché dans le livre. Le battant, deux fois le guindant, et l’éléphant exactement dans le milieu. Je me doutais bien qu’à terre, on saurait fabriquer le pavillon local. Cela va de soi. C’est vous qui êtes dans l’erreur, Jukes.

— Eh bien ! capitaine, commença Jukes en se relevant d’un bond, tout ce que je puis dire…

Et ses mains tremblantes s’exaspéraient à démêler la glène du fil de sonde.

— Ça va bien. Ça va bien, reprit le capitaine en manière d’apaisement. (Il était pesamment assis sur un petit pliant de toile qu’il affectionnait spécialement.) Tout ce que vous avez à faire, c’est de prendre soin qu’ils ne hissent pas l’éléphant la tête en bas tant qu’ils n’y sont pas tout à fait habitués.

Jukes lança la nouvelle ligne de sonde sur le gaillard d’avant et bruyamment :

— Oh ! là, maître d’équipage, ayez bien soin qu’elle trempe entièrement.

Puis il se retourna vers son capitaine avec résolution. Mais Mac Whirr en étendant confortablement ses coudes sur la rambarde de la passerelle continuait :

— Parce que je suppose que ça serait interprété comme un signal de détresse ; qu’en pensez-vous ? Moi, j’imagine que l’éléphant représente quelque chose comme le Union Jack dans le pavillon…

— Ah ! vous croyez ! glapit Jukes, d’une telle voix que toutes les têtes sur le pont du Nan-Shan se retournèrent.

Alors il poussa un soupir, puis soudain résigné :

— Pour sûr que ça ferait un sacré signal de détresse, conclut-il débonnairement.

Plus tard, le même jour, il accosta le chef mécanicien avec un confidentiel :

— Écoutez, que je vous raconte la dernière du vieux.

M. Salomon Rout (que l’on nommait communément Sal le. Long ou le vieux Sal, ou Père Rout) se trouvait presque invariablement l’homme le plus grand à bord de tous les navires sur lesquels il servait ; d’où l’habitude qu’il avait prise de se pencher avec condescendance et flegme vers ses interlocuteurs. Ses cheveux étaient rares et couleur de sable, ses joues plates étaient décolorées, ainsi que ses poignets osseux et ses longues mains d’homme d’étude, comme s’il eût vécu dans l’ombre toute sa vie.

Il sourit de son haut à Jukes sans arrêter de fumer et de regarder placidement autour de lui à la manière d’un bon oncle qui prêterait une oreille complaisante au récit d’un écolier surexcité. Au demeurant fort amusé, mais sans le laisser voir, il demanda :

— Et lui avez-vous collé votre démission ?

— Non, cria Jukes, élevant une voix lasse et découragée au-dessous du grincement discordant des treuils à frictions.

Ceux-ci se démenaient furieusement, activant les longs mâts de charge au bout desquels pendaient les élingues raidies par d’énormes ballots qu’ils laissaient choir négligemment à extrémité de course. Les chaînes de charge gémissaient dans les chapes des poulies, tintaient contre les hiloires, cliquetaient sur les bords du navire, et le Nan-Shan tout entier frémissait, enveloppant de vapeur ses flancs gris.

— Non, cria Jukes. À quoi bon ? Autant fiche ma démission à cette cloison. Un homme comme ça, il n’y a moyen de lui faire rien comprendre. Il m’estomaque positivement.

À ce moment, le capitaine Mac Whirr, revenant de terre, traversa le pont, parapluie en main, escorté par un Chinois lugubre et flegmatique qui marchait par-derrière dans des souliers de soie à semelles de papier et qui portait lui aussi un parapluie.

Le capitaine du Nan-Shan parlant à peine distinctement, et, comme d’habitude, contemplant la pointe de ses bottes, observa qu’il serait nécessaire cette fois-ci de faire escale à Fou-Tchéou, et qu’il désirait que M. Rout mît sous pression pour demain après-midi à une heure précise. Il repoussa son chapeau en arrière pour s’éponger le front tout en remarquant que « de toute façon il avait horreur d’aller à terre », tandis que, le dépassant de la tête, sans daigner répondre un mot, M. Rout fumait avec austérité, tout en caressant son coude droit de la main gauche. Puis, de cette même voix basse, Jukes reçut l’ordre de débarrasser l’entrepont d’avant. On allait installer là deux cents coolies que la compagnie Bun-Hin rapatriait. Un sampan allait tantôt apporter vingt-cinq sacs de riz pour servir à leur nourriture.

— Ce sont tous des engagés de sept ans, dit le capitaine Mac Whirr, et ils ont chacun un coffre en bois de camphrier.

Le charpentier devait immédiatement commencer à clouer des lattes de trois pouces le long de l’entrepont, de l’avant à l’arrière, afin d’empêcher ces coffres de chahuter quand il y aurait de la mer. Jukes ferait mieux de s’en occuper tout de suite :

— Vous entendez, Jukes ?

Quant à ce Chinois-ci, il accompagnait le navire jusqu’à Fou-Tchéou où il pourrait servir d’interprète ; c’était le commis de Bun-Hin qui désirait se rendre compte de l’espace disponible. Jukes aurait à le conduire à l’avant.

— Vous entendez, Jukes ?

Jukes prit soin de ponctuer ces instructions de l’obligatoire : « Oui, capitaine » proféré sans enthousiasme aux endroits voulus. Un brusque :

« Amène-toi, John. Tâche à regarder voir », mit le Chinois en mouvement derrière ses talons.

— Voir partout si tu veux, toi regarder partout pareil, dit Jukes qui n’avait aucune disposition pour les langues étrangères et trouvait le moyen de massacrer cruellement même le pidgin [2]. (Il montra du doigt le panneau ouvert.) Place premier choix pour coucher. Toi bien voir, hein ?

Il était bourru comme il convient quand on se sent de race supérieure, mais non pas hostile. Le Chinois contemplait tristement et silencieusement l’obscurité de l’écoutille, comme s’il se tenait à l’entrée d’un tombeau.

— Pas tomber pluie là en bas – tu vois ? continuait Jukes. Suppose toujours beau temps comme ça, le coolie monte en haut. Fait comme ça – Phoooooo ! (Il dilata sa poitrine et gonfla ses joues.) Compris, John ? respirer air frais. Bon, hein ? Lui laver pantalons, manger chow-chow en haut – compris John ?

Son imagination s’échauffait. Jouant de la bouche et des mains, il faisait simulacre de manger du riz et de laver des vêtements, et le Chinois, qui dissimulait la méfiance que lui inspirait cette pantomime sous un air recueilli, nuancé d’une délicate et subtile mélancolie, promenait ses yeux en amande de Jukes au panneau et du panneau à Jukes.

— Très bien, murmura-t-il d’une voix basse et désolée.

Puis glissant le long des ponts, contournant les obstacles, il disparut soudain dans un plongeon, sous une élingue chargée de dix sacs poussiéreux, emplis de je ne sais quelle précieuse marchandise à odeur nauséabonde.

Le capitaine Mac Whirr, cependant, s’était rendu sur la passerelle, puis dans la chambre des cartes où traînait une lettre commencée depuis deux jours, une de ses longues lettres à sa femme, qui, toutes, débutaient par ces mots : Mon épouse chérie et dont le steward avait tout loisir de se repaître entre deux coups de plumeau donnés aux chronomètres, ou deux coups de balai au plancher. Les minutieux détails sur chaque sortie du Nan-Shan intéressaient invraisemblablement le steward beaucoup plus que la femme à qui ces relations étaient destinées.

Ces pages, interminablement pleines de la constatation laborieuse des seuls menus faits auxquels la conscience de Mac Whirr fût sensible, allaient trouver Mme Mac Whirr dans la banlieue nord de Londres ; une petite maison avec un bout de jardin devant les fenêtres en saillie, un portique de décente apparence, une porte d’entrée avec des vitres de couleur dans un encadrement de plomb en imitation. Il payait quarante-cinq livres par an pour cela et ne trouvait pas le loyer trop élevé, car Mme Mac Whirr (personne revêche, au cou décharné et aux manières prétentieuses) était de bonne naissance et avait connu des jours meilleurs ; on la considérait dans le voisinage comme « tout à fait supérieure ». L’unique secret de sa vie était la honteuse terreur du jour où son mari rentrerait à la maison et y habiterait pour de bon. Sous ce même toit vivaient également sa fille Lydia et son fils Tom. Tous deux ne connaissaient que très peu leur père. Le capitaine n’était pour eux guère plus qu’un visiteur rare et privilégié qui, le soir, fumait sa pipe dans la salle à manger et qui restait à coucher. Lydia, fillette languissante, était plutôt choquée par ses façons ; quant à Tom, à la manière des jeunes garçons, il manifestait une complète indifférence, franche, naturelle et charmante.

Et douze fois par an, le capitaine Mac Whirr correspondait ainsi, du fond des mers de Chine, demandant qu’on le rappelât au souvenir de ses enfants et signant ton mari qui t’aime avec un calme parfait, comme si ces mots usés déjà par tant de générations eussent perdu leur signification et ne dussent plus servir que pour la forme.

Les mers de Chine, du nord au sud, sont des mers étroites ; des mers semées de traverses prévues ou imprévues, telles que bancs de sable, îles, récifs, courants changeants et rapides – menus événements quotidiens dont le langage inarticulé est clairement compris par les marins. Cette indistincte et sincère éloquence des faits s’adressait fortement et précisément au sens des réalités que possédait le capitaine Mac Whirr ; aussi celui-ci, abandonnant sa chambre d’en bas, vivait-il pratiquement sur la passerelle de son navire ; il s’y faisait souvent monter son repas et dormait, la nuit, dans la chambre de veille. C’est là qu’il rédigeait ses lettres à sa femme. Chacune d’elles, sans exception, contenait cette phrase : Il a fait très beau temps pendant ce voyage ou, sous quelque forme presque semblable, une semblable constatation. Et cette constatation, dans sa merveilleuse persistance, était aussi parfaitement exacte que quelque autre constatation que contînt la lettre.

M. Rout, lui aussi, écrivait des lettres, mais personne à bord ne pouvait savoir à quel point il avait la plume bavarde car lui, du moins, avait assez d’imagination pour tenir son bureau fermé à clef.

Sa femme se délectait à son style. C’était un couple sans enfants et Mme Rout, grande personne joviale de quarante ans à poitrine opulente, occupait avec la vénérable et décrépite mère de M. Rout un petit cottage près de Teddington. Elle parcourait sa correspondance, au déjeuner du matin, avec des yeux animés, déclamant d’une voix joyeuse les passages susceptibles d’intéresser la vieille. Elle faisait précéder chaque extrait du cri avertisseur de : « Salomon dit », car la vieille dame était sourde. Mme Rout fils ne se retenait pas de jeter également à la tête des étrangers qui venaient la voir ces oracles de Salomon et, parfois, les visiteurs restaient quelque peu déconcertés par le ton inopinément bizarre et jovial de ces citations.

Le jour où le nouveau pasteur fit sa première visite au cottage, elle trouva l’occasion de lancer : « Comme dit Salomon : les mécaniciens qui naviguent contemplent les merveilles de la nature marine », quand un soudain changement d’attitude du pasteur la fit s’arrêter ébahie.

— Salomon… Oh !… Madame Rout, bégaya le jeune homme tout rougissant, je dois vous dire que… Je ne…

— Mais c’est mon mari, cri a-t-elle alors.

Puis se rendant compte de la méprise, elle partit d’un rire immodéré, un mouchoir devant les yeux et toute renversée sur sa chaise, tandis que le pasteur restait assis, un sourire contraint sur les lèvres, persuadé, dans son inexpérience des femmes joviales, que celle-ci devait être folle à lier. Par la suite, ils devinrent d’excellents amis ; dès que le pasteur eut pu se convaincre qu’elle n’était coupable d’aucune intention irrévérencieuse, Mme Rout reparut à ses yeux ce qu’elle était : une très digne personne. Et bientôt, il apprit à entendre sans sourciller d’autres bribes de la sagesse de Salomon.

— Pour ce qui est de moi, avait-il dit un jour (à ce que rapportait sa femme), je préfère un âne bâté à un coquin pour capitaine. Une brute il y a encore moyen de la prendre ; mais un coquin, c’est malin ; ça vous glisse entre les doigts.

Induction gratuite tirée du cas particulier du capitaine Mac Whirr, dont l’honnêteté évidente avait le poids et l’épaisseur d’un bloc d’argile.

M. Jukes, lui, célibataire et incapable de généralisations, avait pour confident habituel un vieux camarade de bord, actuellement second officier d’un transatlantique. C’est à lui qu’il ouvrait son cœur, insistant d’abord sur les avantages de la navigation de commerce en Extrême-Orient, avec des allusions au trafic occidental qu’il dépréciait d’autant. Il exaltait les ciels, les mers, les navires, la vie facile. Le Nan-Shan, certifiait-il, n’avait pas son pareil pour tenir la mer.


Ici pas d’uniformes chamarrés, disaient ses lettres ; ici nous sommes tous des frères. Les repas se prennent en commun ; c’est une vie de coq en pâte… Les pieds noirs sont aussi décents qu’on peut souhaiter pour des gens comme ça ; le vieux Sol, le chef, est un bon zigue. Nous sommes bons amis. Quant au vieux, on n’imagine pas un capitaine plus placide. Par moments, tu jurerais qu’il est trop bête pour voir quoi que ce soit qui cloche. Mais non, ce n’est pas cela. Ça ne peut pas être. Il commande depuis un assez bon nombre d’années ; ses ordres ne sont jamais stupides, et ma foi il dirige fort passablement son navire sans embêter personne. Je me dis parfois qu’il n’a pas assez de cervelle pour oser se lancer dans des remontrances ; mais je ne cherche pas à en tirer avantage ; vrai, je ne trouverais pas ça bien. En dehors de la routine du service, il n’a pas l’air de comprendre la moitié de ce qu’on lui dit. Parfois on en plaisante. Mais à la longue ça paraît un peu morne d’avoir à vivre avec un homme comme ça. Le vieux Rout prétend qu’il n’a pas beaucoup de conversation. De conversation, Seigneur ! Il n’ouvre jamais la bouche ! L’autre jour je bavardais avec l’un des mécaniciens, sous la passerelle ; Mac Whirt doit nous avoir entendus : quand je suis monté pour prendre le quart, il est sorti du rouf, a bien regardé tout à l’entour, a louché sur les feux de côté, jeté les yeux sur les compas, reluqué les étoiles, bref les simagrées habituelles ; puis, au bout d’un moment :

C’était pas vous qui parliez tantôt, dans la coursive de bâbord ?

Si fait, capitaine.

Avec le troisième ?

Oui, capitaine.

Là-dessus il se retire à tribord où il s’assied, à l’abri du cagnard, sur son petit pliant, et pendant une demi-heure peut-être n’émet plus un son… Si pourtant ; il a éternué.

Puis je l’entends là-bas qui se lève ; il s’amène à pas lents jusqu’à bâbord où j’étais :

Je n’arrive pas à comprendre ce que vous pouvez bien trouver à raconter, me dit-il. Deux bonnes heures !… Je ne vous blâme pas. Moi je vois à terre des gens qui ne font que ça toute la journée, et qui le soir s’assoient et continuent tout en buvant. Il faut croire qu’ils répètent tout le temps les mêmes choses. Je n’arrive pas à comprendre.

As-tu jamais rien entendu de pareil ? Et tout cela dit d’un ton si patient. Vrai je me sentais tout apitoyé. Mais quelquefois tout de même il m’exaspère. Naturellement on ne voudrait rien faire qui le froisse, et même pour le bon motif. Mais rien ne le froisse. On lui ferait un pied de nez qu’il demanderait innocemment et gravement : « Qu’est-ce qui vous prend ? » Il s’étonne comme un enfant. Un jour, il m’a dit du ton le plus naturel qu’il trouvait par trop difficile de découvrir ce qui agitait les hommes d’une manière si bizarre. Mais, en vérité, il est trop épais pour s’en tourmenter.


Ainsi parlait Jukes à son ami que retenaient les mers occidentales, sous la dictée de son cœur et donnant libre cours à sa fantaisie.

Il exprimait ce qu’il pensait en toute franchise : ça ne valait pas la peine de chercher à émouvoir un homme pareil.

Si le monde eût été peuplé de Mac Whirr, la vie fût sans doute apparue à Jukes comme une affaire insipide et de médiocre profit. Il n’était pas seul de cette opinion. On eût dit que la mer elle-même, épousant la cordiale indulgence de Jukes, jugeait inutile de se jamais mettre en frais pour secouer de sa torpeur cet homme taciturne qui rarement levait les yeux sur elle. Il se promenait innocemment sur les eaux dans le seul but bien apparent de subvenir à la nourriture, aux vêtements et au loyer des trois siens qu’il avait laissés à terre. Des sales temps, il en avait connu, parbleu ! Il avait été saucé, secoué, fatigué comme de juste ; mais tout cela dont on souffrait le jour même était oublié le jour suivant. Si bien qu’à tout prendre, il avait raison, dans les lettres à sa femme, de parler toujours du beau temps.

Mais la force inquiète des flots, mais leur courroux impondérable, le courroux qui passe et retombe et qui n’est jamais apaisé, le courroux et l’emportement passionné de la mer, voilà ce qu’il ne lui avait jamais été donné d’entrevoir. Il savait que cela existe, comme nous savons que le crime et les abominations existent. Il avait entendu parler de cela, comme le paisible citoyen d’une grande ville peut avoir entendu parler de batailles, de famines, d’inondations, sans se représenter aucunement ce que ces mots signifient, encore qu’il ait été mêlé peut-être dans la rue à quelque bagarre, qu’un jour il ait été forcé de se passer de dîner ou trempé jusqu’aux os dans une averse.

Le capitaine Mac Whirr avait parcouru la surface des océans, comme certaines gens glissent toute leur vie durant à la surface de l’existence, qui se coucheront enfin tranquillement et décemment dans la tombe, – qui n’auront rien connu de la vie, qui n’auront jamais eu l’occasion de rien connaître de ses perfidies, de ses violences, de ses terreurs.

Sur terre et sur mer, il existe de ces gens ainsi favorisés – ou ainsi dédaignés par le destin et par la mer.

II[modifier]

En observant la baisse persistante du baromètre, le capitaine Mac Whirr pensa donc : « Il doit faire quelque part un sale temps peu ordinaire. » Oui, c’est exactement ce qu’il pensa. Il avait l’expérience des sales temps moyens – le terme sale appliqué au temps n’impliquant qu’un malaise modéré pour le marin.

Une autorité incontestable lui eût-elle annoncé que la fin du monde sera. due à un trouble catastrophique de l’atmosphère, il aurait assimilé cette information à la simple idée de « sale temps » et pas à une autre, parce qu’il n’avait aucune expérience des catadysmes, et que la foi n’implique pas nécessairement la compréhension.

La sagesse de son pays avait décrété, au moyen d’un acte de Parlement, qu’avant d’être jugé digne d’assumer la charge d’un navire on devait avoir été reconnu. capable de répondre à quelques simples questions au sujet des orages circulaires tels qu’ouragans, cyclones et typhons ; il faut croire que Mac Whirr avait répondu passablement puisqu’il commandait maintenant le Nan-Shan dans les mers de Chine pendant la saison des typhons. Mais il y avait longtemps de cela et Mac Whirr ne se rappelait plus rien de tout cela aujourd’hui.

Il était cependant conscient du malaise que lui causait cette chaleur moite. Il sortit sur la passerelle mais n’y trouva aucun soulagement à sa gêne. L’air semblait épais. Mac Whirr haletait comme un poisson hors de l’eau, et finit par se croire sérieusement indisposé. La surface circulaire de la mer avait le lustre ondoyant d’une étoffe de soie grise au travers de laquelle le Nan-Shan traçait un sillon fugitif. Le soleil, pâle et sans rayons, répandait une chaleur de plomb dans une lumière bizarrement diffuse. Les Chinois s’étaient couchés tout de leur long sur le pont. Leurs visages jaunes, pincés et anémiques, ressemblaient à des figures de bilieux. Deux d’entre eux furent spécialement remarqués par le capitaine Mac Whirr ; étendus sur le dos en dessous de la passerelle, ils semblaient morts dès qu’ils avaient les yeux fermés. Trois autres, par contre, se querellaient âprement, là-bas, à l’avant ; un grand individu, à demi nu, aux épaules herculéennes, était indolemment penché sur un treuil tandis qu’un autre, assis par terre, les genoux relevés et la tête penchée de côté dans une attitude de petite fille, tressait sa natte ; les mouvements de ses doigts étaient lents et toute sa personne respirait une extraordinaire langueur. La fumée luttait péniblement pour sortir de la cheminée, et, au lieu de flotter au loin, elle s’étendait comme un nuage d’enfer qui empestait le soufre et faisait pleuvoir de la suie sur les ponts.

— Que diable faites-vous là, monsieur Jukes ? demanda le capitaine Mac Whirr.

Bien que marmottée plutôt que prononcée, cette apostrophe insolite fit sursauter M. jukes comme un coup de stylet sous la cinquième côte. Une glène de filin à ses pieds, un morceau de toile sur les genoux, il poussait vigoureusement son carrelet, installé sur un tabouret bas qu’il s’était fait monter sur la passerelle. Il leva les yeux et la surprise donna à son regard une expression de candeur et d’innocence.

— Je ralingue quelques sacs de ce nouveau lot dont nous nous sommes servis pour le charbonnage, riposta-t-il sans aigreur. Nous en aurons besoin la prochaine fois que nous ferons du charbon, capitaine.

— Que sont donc devenus les anciens sacs ?

— Mais ils sont usés, capitaine.

Le capitaine Mac Whirr considéra son second d’un air d’abord irrésolu, puis finit par déclarer sa cynique et sombre conviction que plus de la moitié de ces sacs avait dû passer par-dessus bord.

— Si l’on pouvait seulement savoir la vérité ! disait-il.

Puis il se retira à l’autre extrémité de la passerelle.

Jukes, exaspéré par cette sortie immotivée, cassa son aiguille au second point, laissa tomber son travail et se leva, en grommelant des imprécations contre cette maudite chaleur.

L’hélice peinait ; les trois Chinois, à l’avant, avaient tout à coup cessé de se chamailler, et celui qui d’abord tressait sa natte à présent laissait son regard morne glisser par-dessus ses genoux qu’il étreignait.

Le soleil blafard jetait des ombres faibles et comme maladives. La houle s’accentuait, se précipitait incessamment et le navire piquait de lourdes embardées dans les creux profonds et mous de la mer. Jukes chancela :

— Je voudrais savoir d’où vient cette fichue houle, dit-il tout haut en retrouvant son équilibre.

— Nord-est, grogna le positif Mac Whirr, du bord de la passerelle où il se trouvait, il doit faire là-bas quelque sale temps peu ordinaire. Allez regarder le baromètre.

Quand Jukes sortit de la chambre de veille, l’expression de son visage était soucieuse. Il se cramponna aux rambardes de la passerelle et regarda le large fixement.

Dans la chambre des machines la température s’était élevée à 117°F [3]. Des voix irritées montaient à travers la claire-voie et le caillebotis de la chaufferie ; des clameurs rudes et aigres, mêlées à des raclements et à des grincements métalliques courroucés, comme si des hommes aux membres de fer et aux gorges de bronze se fussent querellés dans les soutes.

Le second mécanicien venait d’entrer en conflit avec les chauffeurs qui avaient laissé tomber la pression. Cet homme aux bras de forgeron était généralement redouté ; mais, cet après-midi, les chauffeurs ripostaient avec audace et claquaient les portes du foyer avec toute la furie du désespoir. Le bruit cessa tout à coup et le second mécanicien apparut, surgissant de la chaufferie ; il était barbouillé de noir, pareil à un ramoneur et trempé comme s’il venait de sortir d’un puits. Sa tête n’eut pas plus tôt émergé du capot qu’il se mit à tempêter contre Jukes, à qui il reprochait de n’avoir pas fait orienter convenablement les manches à air de la chaufferie. Pour toute réponse Jukes fit, de la main, un geste de protestation conciliante et résignée.

— Pas de vent ; qu’est-ce que j’y puis ? Regardez vous-même.

Mais l’autre ne voulait pas entendre raison. Ses dents luisaient hargneusement dans sa figure noircie. Il saurait bien se charger de cogner, là en bas. Mais que le diable l’emporte ! ces matelots d’enfer s’imaginaient-ils qu’on pouvait garder la pression dans ces damnées chambres de chauffe simplement en cognant des gueules ? Non, par saint Georges. On avait tout de même besoin de recevoir aussi un peu d’air. Qu’il soit à tout jamais pris pour un maudit matelot de pont, s’il mentait. Jusqu’au chef qui se démenait devant le manomètre et faisait un raffut de tous les diables dans la chambre des machines, depuis midi. Et Jukes, lui, piqué à son poste sur le pont, à quoi servait-il s’il n’était pas seulement capable d’envoyer un de ces bouffis de propres à rien de matelots de pont pour orienter les manches à air ?

Les relations entre la « chambre des machines » et le « pont » du Nan-Shan étaient, comme on le sait, quasi fraternelles ; aussi Jukes, se penchant sur la rambarde, pria-t-il l’autre, d’un ton contenu, de ne pas faire l’imbécile : le patron était de l’autre côté de la passerelle. Mais le second tout mutiné déclara qu’il se fichait complètement de qui était de l’autre côté de la passerelle. Jukes, perdant alors brusquement son calme altier, invita le second, en termes brutaux et emportés, à monter arranger ces sales appareils à sa guise et à s’envoyer lui-même tout le vent qu’un âne de sa sorte pourrait trouver. Le second se jeta sur le ventilateur de bâbord comme on se précipite au combat ; on eût dit qu’il voulait l’arracher, l’envoyer tout entier pardessus bord ; mais tous ces efforts ne parvinrent qu’à faire pivoter la bonnette de quelques degrés ; après quoi, tout exténué par l’énorme dépense de forces, il s’appuya au dos de la timonerie et regarda Jukes venir à lui :

— Seigneur ! fit-il d’une voix faible.

Il leva les yeux vers le ciel puis abaissa son regard vitreux sur l’horizon basculé qui, soulevé jusqu’à former un angle de quarante degrés, se maintint là-haut quelque temps, au sommet d’un grand plan incliné tout lisse, puis se remit en place mollement.

— Ouf ! Seigneur ! Qu’est-ce qui se passe donc là-haut ?

Jukes, qui, pour l’équilibre, écartait en compas sa paire de longues jambes, prit un air de supériorité.

— Cette fois-ci, nous n’y couperons pas, dit-il. Le baromètre dégringole comme je ne sais quoi, Harry. Et vous qui essayez de faire une bête de scène.

Le mot de « baromètre » sembla raviver la folle animosité du second mécanicien. Rassemblant de nouveau toute son énergie, il pria Jukes, d’une voix sourde et hargneuse, de se renfoncer ce sale instrument dans la gorge. Qu’est-ce qui s’en souciait de son baromètre de malheur ? C’était la vapeur ; la pression de la vapeur qui baissait. Entre les chauffeurs qui se défilaient et un chef qui devenait gâteux, ce n’était plus une vie possible. Tout pouvait bien sauter, après tout ; il s’en fichait comme du juron d’un étameur.

On eût cru qu’il allait pleurer, mais ayant repris son souffle il continua, dans un obscur grognement :

— Je vais les faire se barrer, moi.

Et il s’éloigna précipitamment. Un instant encore il s’arrêta sur le sommet de l’échelle et tendit le poing vers le ciel d’où tombait une extraordinaire ombre, puis, avec une imprécation, il s’engouffra dans le trou noir.

Quand Jukes se retourna, ses yeux tombèrent sur le dos voûté et les larges oreilles cramoisies du capitaine qui avait traversé la passerelle.

— C’est un homme très violent, ce second mécanicien, dit Mac Whirr sans regarder Jukes.

— Un fameux second, en tout cas, grommela Jukes. Ils ne peuvent pas maintenir la pression, ajout a-t-il rapidement, se précipitant pour agripper la rambarde en vue du prochain coup de roulis.

Le capitaine Mac Whirr, qui n’y était pas préparé, piqua un petit trot, puis, d’une saccade, se remit d’aplomb près d’un support de tente.

— Un homme grossier, reprit-il. Si cela continue, je serai obligé de m’en débarrasser à la première occasion.

— C’est la chaleur, dit Jukes. Le temps est terrible ; à faire jurer un saint. Même ici, en haut, on se sent la tête comme enveloppée dans une couverture de laine.

Le capitaine Mac Whirr leva les yeux.

— Voulez-vous dire que vous n’avez jamais eu la tête enveloppée dans une couverture de laine, monsieur Jukes ? Pourquoi donc était-ce ?

— C’est une façon de parler, capitaine, dit Jukes platement.

— Comme vous y allez, vous autres ! Et qu’est-ce que c’est aussi que ces saints qui jurent ? Je voudrais bien que vous ne parliez pas si étourdiment. Quel genre de saint cela pourrait-il être, qui jurerait ? Pas plus un saint que vous, j’imagine. Et qu’est-ce qu’une couverture de laine vient faire au milieu de tout ça ? Ou bien le temps… Ce n’est pas la chaleur qui me fait jurer, hein ? C’est la mauvaise humeur et rien d’autre. À quoi cela sert-il que vous parliez comme ça ?

Ainsi protestait le capitaine Mac Whirr contre l’emploi des figures dans le discours ; il acheva d’électriser Jukes par un grognement méprisant suivi de paroles de violence et de ressentiment.

— Dieu me damne ! je le chasserai du navire s’il ne prend pas garde.

Et Jukes, incorrigible, pensa : « Bonté divine ! on m’a changé mon vieux. C’est de la colère, s’il vous plaît ; la faute en est au temps, parbleu ! et à quoi d’autre ? Un ange deviendrait grincheux – pour ne plus parler du saint. »

Tous les Chinois sur le pont semblaient prêts à pousser le dernier soupir.

En se couchant, le soleil au diamètre rétréci n’avait plus qu’un restant d’éclat roussâtre et sans rayonnement, comme si des millions de siècles écoulés depuis le matin eussent épuisé sa réserve de vie. Un épais bandeau de nuages apparut du côté du nord ; sa teinte olivâtre était sinistre ; cela gisait tout au ras de la mer ; le navire en continuant de s’avancer allait sûrement buter contre. Le Nan-Shan avançait pesamment comme une bête épuisée qu’on pousse à la mort. Les lueurs cuivrées du crépuscule s’éteignirent lentement, et l’obscurité fit éclore au zénith un essaim de larges étoiles tremblotantes, vacillantes comme si on leur eût soufflé dessus et qui semblaient toutes proches.

À huit heures, Jukes entra dans la chambre de veille pour mettre au pair le journal de bord. Il copia proprement, d’après les indications du brouillon, le nombre de milles, la route du navire et dans la colonne du « vent » fit courir le mot « calme » du haut en bas de la page, depuis midi jusqu’à huit heures.

Il était exaspéré par le roulis monotone et obstiné du navire. Le pesant encrier fuyait, éludait la plume ; on eût dit qu’une perverse humeur l’animait. Dans le grand espace au-dessous de la rubrique « remarques », Jukes écrivit : Chaleur suffocante, puis ayant mis entre ses dents l’extrémité du porte-plume, à la manière d’une pipe, il s’épongea la face soigneusement.

Forte houle de travers. Le navire fatigue, écrivit-il encore. « Fatigue n’est pas tout à fait le mot qui convient », se dit-il à lui-même. Puis de nouveau, sur le journal du bord : Couchant menaçant avec une basse bande de nuages au N.-E… Ciel clair au-dessus de nous.

Il leva la plume et, les coudes étalés sur la table, jeta un coup d’œil au-dehors. Dans ce cadre que formaient les montants en bois de teck de la porte ouverte, il vit un peloton d’étoiles hésiter, prendre élan, puis s’essorer vers le haut du ciel noir ; et il ne resta plus à leur place qu’une obscurité martelée de lueurs blanches ; la mer était noire autant que le ciel, et au loin pommelée d’écume. Puis, le coup de roulis qui avait enlevé les étoiles les ramena avec l’oscillation en retour, précipitant leur troupeau vers la mer ; et chacune d’elles élargie, on eût dit un petit disque luisant d’un éclat moite et clair.

Jukes observa pendant un instant les larges étoiles fuyantes, puis il écrivit : 8 heures du soir. La houle augmente. Le navire peine et embarque. Enfermé les coolies pour la nuit. Le baromètre descend toujours.

Il s’arrêta et pensa : « Peut-être, après tout, cela ne donnera-t-il rien. » Puis, à la suite de ses observations il conclut résolument : Toutes les apparences de l’approche du typhon.

En sortant, il dut s’effacer pour laisser passer le capitaine Mac Whirr ; celui-ci franchit le seuil de la porte sans dire un mot, ni faire un signe.

— Fermez la porte, monsieur Jukes, voulez-vous ? cria-t-il de l’intérieur.

Jukes se retourna pour la pousser, murmurant ironiquement :

— Peur de prendre froid, je suppose.

C’était son tour de quart en bas ; il aspirait à communiquer avec ses semblables ; aussi dit-il allégrement, en passant, au premier lieutenant :

— Après tout, cela n’a pas l’air si mauvais que ça, hein ?

Le premier lieutenant arpentait la passerelle, tantôt dégringolant à petits pas, tantôt gravissant péniblement la pente instable du pont. Au son de la voix de Jukes il s’arrêta net, le regard fixé à l’avant mais ne répondit pas.

— Holà ! En voilà une sérieuse ! dit Jukes qui, pour bien accueillir la lame, prit du balant jusqu’à toucher le plancher d’une main.

Cette fois le premier lieutenant émit du fond de la gorge un bruit de nature peu cordiale.

C’était un petit homme vieillot et minable, aux dents gâtées, à la face glabre. On l’avait embarqué en hâte à Shang-Haï le jour même de l’accident qui avait privé le Nan-Shan du premier lieutenant amené d’Angleterre et retardé de trois heures le départ du navire. Ce malheureux avait trouvé le moyen (d’une façon que le capitaine ne put jamais s’expliquer) de tomber dans un chaland à charbon vide rangé le long du bord, de sorte qu’on avait dû l’envoyer à l’hôpital avec un ou deux membres brisés et une lésion cérébrale.

Jukes ne fut pas découragé par le grognement hargneux du nouveau premier.

— Les Chinois doivent s’en payer là en bas, dit-il ; c’est heureux pour eux que le rafiot ait le roulis le plus doux de tous les navires sur lesquels j’aie jamais navigué. Attention ! Celle-là n’est déjà pas si mauvaise !

— Attendez seulement, répondit hargneusement le lieutenant.

Avec son nez coupant, rouge à l’extrémité, avec ses lèvres minces et pincées, il avait toujours l’air de rager intérieurement et sa façon de parler, à force de concision, frisait l’insolence. Quand il n’était pas de service il passait tout son temps dans sa chambre, la porte close ; il se tenait là si tranquille qu’on eût pu croire qu’il s’y endormait aussitôt entré. Mais l’homme chargé de le réveiller pour le quart le trouvait invariablement les yeux grands ouverts, étendu tout de son long sur sa couchette, la tête enfouie dans un oreiller sale, d’où il braquait ses regards irrités. Il n’écrivait jamais de lettres, ne paraissait attendre de nouvelles de nulle part ; une fois on l’avait entendu parler de Hartlepool, mais avec une extrême amertume et uniquement à propos des prix exorbitants d’une pension de famille où il avait vécu quelque temps.

C’était un de ces hommes comme on en ramasse dans tous les ports du monde à l’heure du besoin, qui ne manquent pas de compétence, mais sont désespérément à court d’argent ; leur aspect ne témoigne d’aucun vice sans doute, mais bien de la faillite irrémédiable de leur vie. Ils viennent à bord un jour d’urgence ; ils n’ont d’attache avec aucun navire, et tous leur sont également indifférents ; ils n’ont que des rapports occasionnels avec leurs camarades, qui ne connaissent rien de leur vie ; puis brusquement, ils décident de vous lâcher, et cela toujours au moment le plus inopportun. Ils s’esquivent sans un mot d’adieu, dans quelque port abandonné du Ciel, où d’autres redouteraient d’échouer ; ils n’emportent avec eux qu’une misérable petite malle ficelée comme une cassette, et fuient avec l’air de secouer vers le navire qu’ils quittent la poussière de leurs souliers.

— Attendez seulement un peu, reprit-il.

Jukes ne voyait de lui qu’un dos buté, que balançait l’énorme lame.

— Alors vous pensez que ça va chauffer ? demanda Jukes avec un intérêt enfantin.

— Si je pense que… Pense rien ! Vous ne m’y prendrez pas ! riposta vivement le petit lieutenant avec un mélange de fierté, de mépris et d’astuce, comme s’il venait d’éventer un piège dans la bénévole question de Jukes. Non ! non ! aucun de vous ici ne se paiera ma tête… À d’autres ! marmotta-t-il.

Jukes classa tout aussitôt le lieutenant dans la catégorie des sales vilains bougres et se prit à déplorer derechef l’effondrement du pauvre James Allen dans le chaland à charbon.

La noirceur lointaine du ciel, à l’avant du navire, semblait une seconde nuit vue à travers la nuit étoilée de la terre, une nuit sans étoiles, gouffre d’obscurité par-delà l’univers créé, et dont la déconcertante tranquillité apparaîtrait dans une échancrure de l’étincelante sphère dont notre terre forme le noyau.

— Quoi que ce soit qu’il se prépare, dit Jukes, nous y filons tout droit.

— C’est vous qui l’avez dit, releva le lieutenant tournant toujours le dos à Jukes. C’est vous qui l’avez dit, remarquez-le bien ; ce n’est pas moi.

— Oh ! allez au diable, dit Jukes sans ambages.

L’autre fit entendre un petit gloussement de triomphe :

— C’est vous qui l’avez dit ! répéta-t-il. – Et puis après ?

— J’ai connu des hommes vraiment remarquables qui ont eu à s’expliquer avec leurs patrons pour en avoir dit fichtrement moins, reprit le premier lieutenant fiévreusement. Oh ! non, vous ne m’y prendrez pas !

— Vous semblez diablement préoccupé de ne pas vous couper, dit Jukes qu’aigrissait une telle bêtise. Je n’ai pas peur de dire ce que je pense, moi.

— Oui, oui ; de me le dire à moi. Je ne compte pas, je le sais de reste. Le navire, après un temps de stabilité relative, se lança dans une série de balancements renforcés, et Jukes fut d’abord trop occupé à maintenir son équilibre pour ouvrir la bouche.

Mais sitôt que ce violent roulis se fut un peu calmé, il reprit :

— C’est un petit peu trop d’une bonne chose. Quoi qu’il en soit, je trouve qu’on devrait mettre debout à la lame. Le vieux vient de rentrer se coucher. Qu’on me pende si je ne vais pas lui en parler.

Il ouvrit la porte de la chambre de veille. Non ! le capitaine Mac Whirr n’était pas couché ; il se tenait debout agrippé d’une main au rebord de la tablette ; de l’autre main il maintenait ouvert un gros volume dans lequel son regard plongeait. La lampe du plafond ballottait dans son cardan ; les livres desserrés se culbutaient sur la planchette ; le long baromètre décrivait des cercles saccadés ; la table à chaque instant modifiait sa pente. Au milieu de ce chahut, le capitaine Mac Whirr, toujours ferme, leva les yeux de dessus le livre et demanda :

— Qu’est-ce qu’on me veut ?

— Capitaine, la houle augmente.

— Ça se remarque ici, grommela Mac Whirr ; rien de fâcheux ?

Jukes, déconcerté par la gravité du regard qui le fixait par-dessus le livre, fit une grimace embarrassée.

— On roule comme de vieilles bottes, dit-il d’un air penaud.

— Oui ! gros temps – très gros temps. Que voulez-vous ?

À cette demande Jukes perdit pied et commença à patauger.

— C’est rapport à nos passagers, dit-il à la manière d’un homme qui s’accroche à un fétu de paille.

— Passagers ? s’exclama Mac Whirr. Quels passagers ?

— Mais les Chinois, capitaine, expliqua Jukes à qui cette conversation tournait sur le cœur.

— Les Chinois ! Pourquoi ne parlez-vous pas clairement ? Je n’arrive pas à comprendre ce que vous voulez dire. Jusqu’à ce jour, je n’avais pas entendu appeler « passagers » une bande de coolies. Passagers, vraiment ? Mais qu’est-ce qui vous prend ?

Mac Whirr, refermant le livre sur son index, abaissa le bras et parut intrigué.

— Qu’est-ce qui vous fait penser aux Chinois, monsieur Jukes ?

Jukes fit un plongeon comme un homme acculé :

— Le navire embarque de leur côté à chaque coup de roulis, capitaine. Leur pont est tout plein d’eau. Je pensais que vous pourriez peut-être faire mettre debout à la lame – pendant quelque temps. Jusqu’à ce que cela se calme un peu. Ce qui ne va pas tarder, il faut croire. Mettez le cap à l’est. Je n’ai jamais vu un bateau rouler comme ça.

Il se tenait debout dans la porte. Le capitaine, renonçant à l’insuffisant point d’appui que lui offrait la planchette, lâcha celle-ci brusquement et alla s’abattre sur sa couchette de tout son poids.

— Le cap à l’est ? dit-il en faisant effort pour se mettre sur son séant. Mais c’est nous dérouter de plus de quatre quarts ?

— Oui, capitaine, cinquante degrés ; juste assez pour contourner cela. Le capitaine Mac Whirr s’était maintenant assis. Il n’avait pas lâché le livre, ni même perdu la page.

— À l’est ? répéta-t-il avec une stupeur grandissante. À… ah çà ! où est-ce que vous croyez donc que nous allions ? Vous voudriez que je déroute de plus de quatre quarts un navire en pleine puissance pour donner plus d’aise aux Chinois ! Non ! j’ai souvent entendu parler de choses folles faites ici-bas, mais ceci… Si je ne vous connaissais pas, monsieur Jukes, je penserais que vous avez bu. Dévier de quatre quarts… et puis ensuite ? Quatre quarts de l’autre côté, je suppose, pour rattraper la route. Qu’est-ce qui a pu vous mettre dans la tête que j’allais faire courir des bordées à un vapeur tout comme si c’était un voilier ?

— Une fameuse chance que ça n’en soit pas un, riposta Jukes avec amertume. Il y a beau temps qu’on aurait vu voler le gréement par-dessus bord.

— Oui-da ! et vous, vous n’auriez eu qu’à rester les bras croisés à le regarder s’en aller, dit le capitaine avec une certaine animation. Calme plat, hein ?

— Oui, capitaine. Mais il s’amène quelque chose qui sort de l’ordinaire, pour sûr.

— Peut-être bien. Et je suppose que vous avez idée que je devrais m’écarter du trajet de cette saloperie ?

Le capitaine Mac Whirr parlait avec la plus grande simplicité d’attitude et de ton, en fixant le linoléum du plancher d’un air grave. Aussi ne vit-il pas se peindre sur la face de Jukes un mélange de dépit et d’étonnement respectueux.

— Eh bien ! voilà ce livre, n’est-ce pas ? continua-t-il délibérément en faisant claquer sur sa cuisse le volume fermé. Je viens justement d’y lire le chapitre sur les tempêtes.

C’était vrai. Il venait de lire le chapitre sur les tempêtes. Ce n’était pourtant pas dans cette intention qu’il était entré dans la chambre de veille. Mais quelque influence dans l’air – la même influence sans doute qui avait poussé le steward à monter les bottes et le ciré du capitaine dans la chambre sans en avoir reçu l’ordre – avait pour ainsi dire guidé sa main vers la planchette ; et, sans avoir pris le temps de s’asseoir, avec un conscient effort, il s’était plongé dans la terminologie savante. Il se perdait parmi les « demi-cercles maniables » et les « demi-cercles dangereux », les quarts de cercles droits et gauches, les courbes des orbites, la trajectoire du centre et le gisement probable de celui-ci, les sautes de vent et les hauteurs du baromètre. Il essayait d’amener toutes ces choses en relation directe avec lui ; mais la colère l’avait enfin envahi contre une telle avalanche de mots, contre tant de conseils, un travail si purement cérébral et des suppositions sans une lueur de certitude.

— C’est la chose du monde la plus endiablante, Jukes, dit-il. Si un malheureux s’avisait de croire tout ce qu’il y a là-dedans, il passerait le plus clair de son temps à essayer de contourner le vent.

Il frappa de nouveau le livre contre sa jambe ; Jukes ouvrit la bouche, mais ne dit rien.

— Courir pour contourner le vent ! Vous saisissez cela, monsieur Jukes ? On ne peut rien imaginer de plus fou ! (Le capitaine s’interrompait par instants pour contempler attentivement le parquet.) On pourrait croire que c’est une vieille femme qui a écrit tout ça. Cela me dépasse. Si cette chose-là prétend être utile à quoi que ce soit, je devrais, suivant elle, changer immédiatement ma route pour filer quelque part au diable et me précipiter sur Fou-Tchéou par le nord à la queue de la tempête qu’il doit faire quelque part sur notre route. Par le nord ! Vous saisissez, monsieur Jukes ? Trois cents milles en sus de parcours, et une jolie note de charbon à montrer. Je ne pourrais me décider à faire cela, quand même chaque mot là-dedans serait parole d’Évangile, monsieur Jukes. Ne comptez pas que je… (Et Jukes, silencieux, s’émerveillait de ce déploiement de sentiments et de cette subite loquacité.) Mais la vérité est que vous ne savez pas si cet individu a raison ou non. Comment peut-on savoir de quoi est faite une tempête avant de l’avoir sur le dos ? Il n’est pas à bord, n’est-ce pas ? Très bien. Il dit ici que le gisement du centre de ce fourbi est à huit quarts du lit du vent ; mais nous n’avons pas de vent du tout, malgré la chute du baromètre. Alors où donc est le centre ?

— Nous allons avoir du vent tout à l’heure, grommela Jukes.

— Eh bien ! qu’il vienne, dit Mac Whirr avec dignité et indignation. Ce que j’en dis, c’est seulement pour vous montrer, monsieur Jukes, qu’on ne trouve pas tout dans les livres. Toutes ces règles pour esquiver la brise et contourner les vents du ciel me semblent la pire folie, pour peu qu’on les considère avec bon sens.

Il leva les yeux, rencontra le regard dubitatif de Jukes et essaya d’illustrer sa pensée.

— À peu près aussi comique que votre invention extraordinaire de mettre le navire debout à la lame pendant je ne sais combien de temps, pour donner plus d’aise aux Chinois ; quant tout ce que nous avons à faire, c’est de les déposer à Fou-Tchéou, vendredi avant midi, dernier délai. Si le temps me retarde – très bien. Votre journal de bord est là pour dire la vérité au sujet du temps. Mais supposez que je me détourne de ma route et que ceux de là-bas me demandent : « Où avez-vous été pendant tout ce temps-là, capitaine ? » Qu’est-ce que je pourrai répondre ? « J’ai changé de route pour éviter le mauvais temps. — Il devait être fichtrement mauvais, diraient-ils. — Ça, je ne peux pas le savoir, devrais-je répondre, puisque je l’ai évité. » Vous voyez ça, Jukes. Oh ! j’y ai bien réfléchi, allez ! tout l’après-midi.

Il leva de nouveau son regard obtus et terne. Jamais on ne l’avait entendu dire tant de paroles en une seule fois. Jukes, dans l’embrasure de la porte, restait les bras ouverts et pareil à un homme qu’on eût invité à assister à un miracle. Un étonnement sans bornes se lisait dans ses yeux, tandis que son attitude exprimait le doute.

— Un grain est un grain, monsieur Jukes, reprit le capitaine, et un navire en pleine puissance n’a qu’à y faire face. Le sale temps court ainsi de par le monde et la seule chose à faire est de l’affronter sans s’inquiéter de ce que le vieux capitaine Wilson de la Mélita appelle la « stratégie des tempêtes ». L’autre jour, à terre, je l’ai entendu haranguer sur ce sujet devant une bande de capitaines qui étaient venus s’asseoir à la table voisine de la mienne. Cela m’a semblé la plus grande des balivernes. Il leur racontait comment il avait déjoué – c’est, je crois, le mot dont il s’est servi – un terrible coup de vent, si bien qu’il s’en tint toujours distant de plus de cinquante milles. Il appelait ça un chef-d’œuvre de fine manœuvre. Comment sut-il qu’il y avait un terrible coup de vent à cinquante milles de lui, cela me renverse. J’avais l’impression d’écouter un insensé. J’aurais pensé pourtant que le capitaine Wilson était assez vieux pour s’y connaître.

Le capitaine Mac Whirr s’arrêta un moment, puis dit :

— C’est votre quart en bas, monsieur jukes ? Jukes reprit ses esprits en tressaillant :

— Oui, capitaine.

— Donnez ordre qu’on m’avertisse au moindre changement. (Il se souleva pour remettre le livre sur la planche et arrangea ses jambes sur la couchette.) Fermez la porte de façon qu’elle ne se rouvre pas, voulez-vous ? je ne peux pas supporter une porte. qui bat. Ils ont mis un tas de serrures de camelote sur ce bateau, il faut bien le dire.

Le capitaine Mac Whirr ferma les yeux.

Il les ferma pour se reposer. Il était fatigué et expérimentait cet état de vide mental qui survient à la suite d’une discussion poussée à fond, et dans laquelle on aurait sorti quelque conviction mûrie au cours de longues années de méditations. En réalité, il venait de faire, à son insu, sa profession de foi, ce qui eut pour effet de laisser Jukes perplexe et se grattant la tête de l’autre côté de la porte pendant un temps assez long.

Le capitaine Mac Whirr ouvrit les yeux.

Il pensa qu’il avait dû dormir. Qu’est-ce que c’était à présent que tout ce vacarme ? Le vent ? Pourquoi ne l’avait-on pas appelé ? La lampe s’agitait dans son cardan ; le baromètre décrivait des cercles ; la table modifiait sa pente à chaque instant ; une paire de bottes molles, aux tiges affaissées, glissa par-delà la couchette. Il allongea le bras prestement et s’empara de l’une d’elles.

La figure de Jukes apparut dans l’entrebâillement de la porte ; sa figure seule, très rouge, les yeux effarés. La flamme de la lampe eut un sursaut ; un morceau de papier s’envola ; le coup de vent enveloppa le capitaine Mac Whirr. Tout en chaussant la botte, il leva un regard interrogateur sur les traits congestionnés de Jukes.

— C’est venu comme ça, cria Jukes, il n’y a pas cinq minutes… brusquement…

La tête disparut, la porte claqua et l’on entendit aussitôt s’abattre contre elle une pesante gifle liquide puis un crépitement d’averse, comme si l’on eût précipité contre la chambre des cartes un plein seau de grenaille. Un sifflement s’élevait maintenant parmi les bruits vibrants du dehors. L’hermétique chambre de veille semblait aussi balayée par l’air qu’un hangar. Mac Whirr saisit au collet l’autre botte au cours d’une de ses glissades d’un bout à l’autre du parquet. Le capitaine avait bien toute sa tête, mais tout de même il ne parvint pas du premier coup à trouver l’ouverture de la botte pour y enfiler le pied. Les souliers qu’il venait de quitter gambadaient d’un bout à l’autre de la cabine, se culbutant et cabriolant comme deux caniches. Aussitôt debout Mac Whirr, rageusement, lança vers eux un coup de pied, mais sans résultat.

Alors il se fendit, à la manière d’un escrimeur, afin d’atteindre son ciré, puis s’y introduisit par saccades, trébuchant dans l’exiguïté de la cabine. Très grave, les jambes largement écartées, le cou tendu, il entreprit d’attacher les cordons du suroît sous son menton, avec de gros doigts un peu tremblants. Il accomplissait tous les mouvements d’une femme devant une glace quand elle essaie sa coiffe, avec une attention soucieuse et restait aux écoutes, comme s’il se fût attendu d’un moment à l’autre à entendre crier son nom à travers la clameur confuse qui soudain avait envahi son navire. Cette clameur redoubla de violence tandis qu’il s’apprêtait à sortir pour faire face à quoi que ce fût. Il en avait l’oreille emplie, et cela était fait de la ruée du vent, du fracas de la mer et de cette vibration de l’air, profonde et prolongée, qui semblait le lointain roulement d’un tambour immense battant la charge de la tempête.

Il se tint un moment sous la lumière de la lampe, épais, gauche, informe dans son harnachement de combat, vigilant et congestionné.

— Ça devient sérieux, murmura-t-il.

Aussitôt qu’il essaya d’ouvrit la porte, le vent s’empara de celle-ci. Mac Whirr, qui se cramponnait à la poignée, fut projeté par-delà le seuil, entraîné dans, une Sorte de conflit au sujet de la fermeture de cette porte à quoi le vent positivement s’opposait. Au dernier moment une langue d’air fonça vers la lampe, lécha la flamme et l’éteignit.

À l’avant du navire on distinguait, au pied de la ténèbre épaisse, palpiter d’innombrables éclairs ; au-dessus du bossoir tribord, un petit nombre d’étoiles étranges défaillaient au-dessus de l’immense chaos, ternes, vacillantes, comme si passaient devant elles de sauvages tourbillons de fumée.

Sur la passerelle, un groupe d’hommes indistincts s’affairaient et s’efforçaient péniblement dans le peu de clarté qui tombait des fenêtres de la timonerie et luisait confusément sur leurs crânes et leurs épaules. Mais l’obscurité bloqua une des vitres ; puis une autre. Et les voix de ces hommes qu’il ne pouvait plus voir arrivaient à lui toutes déchirées par la tourmente, en lambeaux de vociférations désespérées, qu’accrochait l’oreille au passage. Soudain, Jukes surgit à son côté, hurlant, la tête dans les épaules :

— Quart – assujettir – volets de timonerie – crainte – vitres défoncées.

Puis la voix de Mac Whirr, gourmandant :

— Arrivé – avais prévenu – n’importe quoi – m’appeler.

Jukes hasarda une explication, à demi bâillonné par le tumulte :

Brise légère – demeuré – passerelle – tout à coup – nord-est – tournerait – pensais – sûrement – entendiez.

Ils avaient gagné l’abri du cagnard et pouvaient enfin converser en haussant la voix comme font ceux qui se querellent.

— J’ai envoyé l’équipage couvrir les manches à air. Heureux que je sois resté sur le pont ! Je ne pensais pas que vous vous seriez endormi et alors… Qu’avez-vous dit, capitaine, quoi ?

— Rien, cria le capitaine Mac Whirr. J’ai dit : Bon. Bien !

— Bonté divine ! Nous n’y coupons pas, cette fois, hurla Jukes.

— Vous n’avez pas changé la route ? demanda Mac Whirr à tue-tête.

— Non, capitaine. Parbleu non. Le vent donne en plein de l’avant ; et voilà la mer debout qui s’amène.

Un plongeon du navire s’acheva sur un choc, comme si son brion eût rencontré un corps solide. Un moment de calme, puis une haute volée d’embruns s’abattit avec le vent en cinglant leurs visages.

— Gardez ce cap aussi longtemps que possible, cria le capitaine Mac Whirr.

Avant que Jukes eût nettoyé ses yeux pleins d’eau salée, toutes les étoiles avaient disparu.


III[modifier]

Jukes était aussi résolu que n’importe quel autre de ces jeunes seconds comme on en prend à la douzaine en jetant un filet sur les eaux ; si d’abord la brusque malignité du premier grain l’avait quelque peu surpris, il s’était déjà ressaisi, avait rallié l’équipage et fait fermer les ouvertures du pont qu’on n’avait pas encore pris soin de condamner. De sa fraîche voix de stentor, dirigeant la manœuvre, il criait :

— Hardi, garçons ! Pressez ! Pressez !

Et se disait tout bas : « Juste ce que j’avais craint. »

Mais à cette heure, il commençait à penser que tout de même ça dépassait la limite du prévu. Depuis l’instant où il avait senti le premier souffle frôler sa joue, la tempête semblait grossir avec l’élan multiplié d’une avalanche. De lourds embruns enveloppaient de la proue à la poupe le Nan-Shan qui, soudain, comme affolé, à travers son roulis régulier commença de piquer de brefs plongeons.

« Ça n’est plus de la plaisanterie », pensa Jukes. Et tandis qu’il échangeait avec le capitaine des hurlements explicatifs, une brusque recrudescence de ténèbres renforça la nuit, tombant devant leurs yeux comme quelque chose de palpable. On eût dit l’extinction de toutes les lumières voilées de ce monde. Jukes était content, indiscutablement, de sentir à côté de lui son capitaine. Cela le soulageait, tout comme si cet homme, simplement, en s’amenant sur le pont, avait pris le plus lourd de la tempête sur ses épaules.

Tel est le prestige, le privilège et le poids du commandement.

Mais le capitaine Mac Whirr, lui, ne pouvait espérer de personne sur terre un soulagement analogue. Tel est l’isolement du commandement. Il s’efforçait de scruter les intentions cachées de cette attaque, d’en supputer les directions, les ressources, à la manière des marins vigilants dont le regard plonge dans l’œil du vent comme dans l’œil d’un adversaire. Mais le vent qui fonçait sur lui surgissait de l’obscurité. Mac Whirr sentait bien sous ses pieds le malaise de son navire, mais ce navire, il ne le voyait même plus ; il ne pouvait même pas distinguer ses contours. Et Mac Whirr restait immobile ; il attendait, faisait des vœux, figé dans l’impuissante détresse de l’aveugle.

Le silence était son état naturel, nuit et jour. À son côté, Jukes à travers la rafale poussait de cordiaux jappements :

— Nous aurons eu tout le pire d’un coup, capitaine.

Un faible éclair tremblota tout autour comme sur les parois d’une caverne, d’une chambre de la mer secrète et noire, au pavement d’écume et de flots. Sa palpitation sinistre découvrit un instant la masse basse et déchiquetée des nuages, le profil allongé du Nan-Shan, et sur le pont, les sombres silhouettes des matelots à la tête baissée, surpris dans quelque élan, butés et comme pétrifiés. Puis les flottantes ténèbres se rabattirent. Et c’est alors enfin que la réelle chose arriva.

Ce fut je ne sais quoi de formidable et de prompt, pareil à l’éclatement soudain du grand vase de la Colère. L’explosion enveloppa le navire avec un jaillissement tel qu’il sembla que quelque immense digue venait d’être crevée à l’avant. Chaque homme aussitôt perdit contact. Car tel est le pouvoir désagrégeant des grands souffles : il isole. Un tremblement de terre, un éboulement, une avalanche s’attaque à l’homme incidemment pour ainsi dire et sans colère. L’ouragan, lui, s’en prend à chacun comme à son ennemi personnel, tâche à l’intimider, à le ligoter membre à membre, met en déroute sa vertu.

Jukes fut balayé d’auprès de son commandant. Roulé par le tourbillon, il lui sembla qu’il était porté dans les airs à une grande distance. Tout disparut devant lui, et durant quelques instants, il perdit la faculté de penser ; mais sa main alors rencontra une des batayoles de la rambarde. La propension qu’il avait à ne pas croire à la réalité de ce qui lui arrivait ne diminuait en rien sa détresse. Bien que jeune encore, il avait eu à essuyer des mauvais temps et se flattait de pouvoir imaginer le pire ; mais voici qui dépassait étrangement ses ressources imaginatives et qu’il n’aurait jamais cru que navire au monde pût supporter. Il eût professé pareille incrédulité à l’endroit de sa propre personne, sans doute, s’il n’avait été tout absorbé par la lutte épuisante qu’il lui fallait soutenir contre cette force qui prétendait lui arracher son point d’appui. Mais pour se sentir ainsi à moitié noyé, sauvagement secoué, étouffé, maté, il lui fallait tout de même enfin se convaincre qu’il n’était pas encore absolument supprimé.

Il resta ainsi longtemps, très longtemps à ce qu’il crut, misérablement seul, agrippé à la batayole. Une pluie diluvienne tombait par nappes sur ses épaules. Il faisait, pour respirer, de grands efforts convulsifs, et l’eau qu’il avalait était tantôt douce et tantôt salée. La plupart du temps il gardait les yeux énergiquement fermés, comme s’il craignait que l’assaut des éléments n’allât attenter à sa vue. Quand il s’aventurait à entrouvrir une paupière clignotante, il puisait quelque réconfort dans la lueur verte du feu de tribord qui luisait faiblement à travers le pourchas de l’averse et des embruns. Et précisément à l’instant qu’il la contemplait encore, une vague toute droite, que cette lueur désigna, l’étreignit. Il eut juste le temps de voir la crête de la vague s’écrouler, ajoutant son craquement infime à l’effroyable tumulte qui, tout autour de lui, faisait rage. À l’instant suivant la batayole fut arrachée à l’étreinte de ses bras : d’abord aplati sur le dos, il se sentit ensuite brusquement soulevé, emporté à une grande hauteur. Sa pensée première et irrésistible fut que la mer de la Chine tout entière venait de se vider sur le pont. La seconde pensée, plus saine, fut qu’il venait de passer par-dessus bord. Et tout le temps qu’il se sentit flotter, tandis que le ballottaient, roulaient et culbutaient d’énormes eaux, il n’arrêtait pas de répéter mentalement, avec une extrême précipitation : « Mon Dieu ! Mon Dieu ! Mon Dieu ! Mon Dieu ! »

Tout à coup, dans un sursaut de détresse et de désespoir, Jukes prit une résolution insensée : se tirer de là ; et il commença aussitôt de s’escrimer des bras et des jambes. Dès les premiers efforts, il découvrit qu’il était empêtré et comme mélangé avec le suroît, les bottes et le visage de quelqu’un. Il s’agrippa férocement à ces objets tour à tour, les lâcha, les ressaisit, les reperdit encore, et finalement fut enlacé lui-même par une paire de robustes bras. Il étreignit en retour étroitement un gros corps solide. Il avait retrouvé son capitaine.

Tous deux carambolèrent de conserve sans desserrer l’embrassement. Soudain l’eau qui se retirait les laissa brutalement retomber, échoués contre les parois de la timonerie, tout meurtris et sans plus de souffle ; ils se relevèrent en chancelant et s’accrochèrent à quoi ils purent.

Jukes sortait de là plutôt scandalisé, comme s’il venait d’essuyer quelque mystérieux outrage, un outrage à ses sentiments. Sa confiance en lui-même demeurait ébranlée. Il se mit à crier, vers l’homme qu’il sentait à ses côtés, dans ces ténèbres hostiles, à crier désespérément : « C’est vous, capitaine ? Eh ! C’est vous, capitaine ? » jusqu’à sentir ses tempes près d’éclater. Et il entendit une voix lui répondre, une voix lointaine, comme un cri qui lui parviendrait crié hargneusement, d’une très grande distance, l’unique mot :

— Parbleu !

Puis le pont, de nouveau, fut balayé par d’autres paquets de mer qu’il reçut en plein sur sa tête nue, sans se défendre, occupé des deux mains à se retenir.

Les extravagantes embardées du Nan-Shan témoignaient de sa lamentable impuissance. Il tanguait, il piquait du nez dans le vide et semblait, à chaque plongée, rencontrer quelque mur où cogner. Le roulis le couchait sur le flanc, et pour reprendre son aplomb, c’était un soubresaut si éprouvant que Jukes le sentait chanceler comme chancelle un homme qu’un coup de massue vient d’estourbir. La tempête geignait, piaulait, se démenait, gigantesque dans les ténèbres, comme si le monde entier n’eût été qu’un égout noir. Oui, parfois, le souffle agissait contre le navire avec une force de propulsion telle qu’on eût cru l’aspiration par un piston dans un corps de pompe, et le navire durant quelques instants semblait alors soulevé tout entier hors de l’eau, maintenu en l’air par la volonté pneumatique, avec seulement un grand frisson le parcourant d’un bord à l’autre. Puis il retombait et cabriolait de nouveau dans cette cuve effervescente. Jukes cependant fit effort pour ressaisir ses esprits et juger les choses froidement.

La mer, où s’étalait jusqu’à l’aplatir parfois la rafale, se resoulevait ensuite, submergeant les deux extrémités à la fois du Nan-Shan sous une neigeuse ruée d’écume qui se prolongeait dans la nuit loin par-delà les deux lisses. Et sur cette nappe éblouissante étalée qui, sous les nuages obscurs, déployait un bleuâtre éclat, le regard désolé du capitaine Mac Whirr parvenait à discerner un petit nombre de taches noir d’ébène : le dessus d’une écoutille, les capots bloqués, des têtes de treuils couverts, un pied de mât ; c’est tout ce qu’il pouvait voir de son bateau. Le château-milieu, dominé par la passerelle qui portait le capitaine ainsi que son second et que l’homme de barre enfermé dans la timonerie, avec la grande peur d’être balayé par-dessus bord en paquet avec tout le reste – le château-milieu était pareil à quelque roche de demi-marée comme on en voit au bord des côtes. Pareil à une roche, au large, assiégée, circonvenue, battue, vaincue par le flux – à une roche dans le ressac, à laquelle se cramponnent encore les désespérés naufragés, qu’un restant de vie abandonne, – mais la superstructure, elle, s’enfonçait, remontait, roulait sans cesse, sans trêve ni repos, roche flottante, roche-épave, qu’un miracle aurait arrachée et balancerait sur la mer.

Le Nan-Shan était pillé par la tempête, mis à sac avec une aveugle furie : voiles de cape arrachées de leurs jarretières, tendelets et cagnards emportés, passerelle nettoyée, imperméables crevés, lisses tordues, écrans de feux de route broyés… De plus, deux des canots avaient déjà disparu ; ils étaient partis, sans qu’on les voie ou les entende, fondus, eût-on pu dire, dans l’exigence du tourbillon. Ce ne fut que plus tard, dans l’éclairement blafard d’une autre grande lame escaladant le pont par le milieu, que Jukes eut la vision des deux paires de bossoirs vides, surgis noirs et sinistres hors de la dense obscurité ; après eux pendait un bout de filin rompu flottant au vent et un débris de chaîne au bout d’une poulie de métal qui bringuebalait à l’aventure ; grâce à quoi Jukes comprit ce qui venait de se passer à moins de trois mètres de lui. Il allongea le cou, la bouche, hésitant vers l’oreille de Mac Whirr ; ses lèvres enfin la rencontrèrent, énorme, molle et trempée. Il cria :

— Nos canots sont en train de filer, capitaine.

Alors il entendit de nouveau cette voix de tête assourdie dont la vertu pacifiante était telle, parmi la discordance affreuse des bruits, qu’on l’eût dite venue de quelque contrée reculée loin au-delà du sombre empire de la tempête, de quelque asile mystérieux ; il entendit de nouveau une voix humaine – ce son fragile et triomphant où l’infini de la pensée repose, et la résolution, et le dessein, et qui, le jour du jugement, lorsque les cieux seront roulés, formulera la confiance de nouveau, il entendit cela, une espèce de cri venu de très loin :

— C’est bien !

Jukes pensa d’abord qu’il n’était pas parvenu à se faire comprendre. Il insista

— Nos embarcations – je dis : embarcations – les canots, capitaine ! Deux ont disparu !

La même voix, à quelques pouces de lui et toutefois si lointaine, aboya judicieusement :

— On n’y peut rien.

Et sans que Mac Whirr eût tourné la tête, Jukes saisit encore :

— Faut s’attendre – quand on fatigue – à travers – un tel – laisser quelque chose – derrière soi – tombe sous le sens.

Jukes écoutait encore ; mais c’était tout. Tout ce que le capitaine Mac Whirr avait à dire. Et Jukes put se figurer, plutôt qu’il : ne le vit, le large dos buté du capitaine, là devant lui. Une impénétrable obscurité s’imposait, foulant les lueurs fantomales des flots. La morne conviction s’empara de l’esprit de Jukes qu’il n’y avait plus rien à faire :

Oui, si le gouvernail ne cédait pas, si le pont ne crevait pas sous le poids des immenses nappes d’eau, si tenaient bon les épontilles, si les machines ne flanchaient pas, si la vitesse pouvait être maintenue malgré l’opposition du vent terrible, si quelqu’une de ces monstrueuses lames n’ensevelissait pas le vaisseau tout entier, de ces lames dont la frange blanche seule apparaissait au-dessus des bossoirs, – et de l’entrevoir un instant le cœur défaillait –, alors, oui, peut-être, y avait-il chance de s’en tirer. Quelque chose se retourna dans le cœur de Jukes et il se dit que le Nan-Shan était perdu.

« Fichu », se répétait-il ; et ses pensées s’agitèrent comme s’il découvrait à ce mot une signification nouvelle. De toutes les éventualités susdites, pour sûr il en adviendrait une. Rien à présent ne pouvait être évité ; on ne pouvait remédier à rien. Les hommes de bord ne comptaient plus ; le navire ne pouvait plus lutter. Il faisait un temps par trop impossible.

Jukes sentit un bras encercler pesamment ses épaules. Il répondit pertinemment à cette avance en saisissant son capitaine par la taille. Tous deux se tinrent enlacés ainsi dans la nuit aveugle, se prêtant appui réciproque contre le vent, joue à joue, lèvre contre l’oreille, à la manière de deux pontons amarrés proue contre poupe.

Et Jukes perçut, à peine un peu plus distincte que tout à l’heure, la voix de son chef ; pourtant plus proche, semblait-il, et, comme ayant enfin traversé cet écartement forcené que mettait entre eux la tourmente, voix qui traînait encore un pacifiant halo autour d’elle.

— Savez-vous où sont les hommes ? disait la voix, vigoureuse et défaillante à la fois, victorieuse du vent, puis tout aussitôt emportée.

Jukes n’en savait rien. Chacun d’eux était sur le pont lorsque avait foncé la tempête. Il ne soupçonnait pas où les autres pouvaient s’être tapis. Pour le service qu’on pouvait attendre d’eux présentement, autant dire qu’ils n’étaient nulle part. Malgré tout, cette interrogation du capitaine désolait Jukes.

— Vous auriez besoin d’eux, capitaine ? cri a-t-il anxieusement.

— Besoin de savoir, affirma Mac Whirr. Ah ! tenez ferme.

Ils tinrent ferme. Un accès de furie ; l’assaut du vent plein de malice immobilisa littéralement le navire ; durant un instant de suspens terrible, celui-ci ne participa plus que par un dodelinement léger, rapide, pareil à celui d’un berceau, à la fougue de l’atmosphère ; à la bourrasque qui passait outre, issue du sein ténébreux des enfers. Un choc. Tout suffoqués, les yeux clos, Jukes et le capitaine resserrèrent leur mutuelle étreinte. Et, d’après la violence du choc, on peut imaginer ce que la colonne d’eau devait être, qui, courant à travers la nuit, droit dressée, vint buter contre le Nan-Shan, cassa net et retomba de tout son mortel poids sur la passerelle.

Un débris de cet écroulement, simple éclaboussure, les enveloppa de la tête aux pieds, remplissant de saumure leurs oreilles, leur bouche et leurs narines. Cela rompit leurs genoux, disloqua leurs bras, souleva leur menton dans un bouillon rapide ; lorsqu’ils ouvrirent les yeux ils purent voir un amoncellement d’écume jeté deçà delà parmi ce qui semblait la ruine du navire. Le Nan-Shan avait cédé ; il fonçait. Leurs cœurs cédaient aussi, dans l’attente du coup fatal. Mais soudain tout rebondit, et le Nan-Shan recommença ses sauts désespérés comme pour se dégager de ses décombres. À travers l’obscurité, les lames semblaient de toutes parts se ruer pour le repousser à sa perte. Dans leur acharnement on sentait de la haine, de la férocité dans leurs coups. On eût dit une créature vivante en proie à une foule enragée, victime offerte, brutalisée, bousculée, culbutée, roulée à terre et piétinée. Le capitaine et Jukes ne se lâchaient plus ; assourdis par le bruit, bâillonnés par le vent ; et ce grand tumulte physique qui secouait leurs corps atteignait et désemparait l’âme comme eût fait la passion déchaînée.

Un de ces cris sauvages, effarants, que parfois l’ouragan transporte et qui passent au-dessus de nos têtes mystérieusement, s’abattit soudain sur le navire comme eût fait un oiseau de proie. Un cri de Jukes y répondit :

— S’il en sort vivant !…

L’exclamation jaillit malgré lui de sa poitrine, involontaire autant qu’une pensée, et qu’il n’entendit pas lui-même.

Pensée, velléité, effort, tout fut, tout aussitôt confisqué, et la vibration imperceptible de son cri acquise à la vague immense de l’air.

Pourquoi ce cri ? Qu’en espérait Jukes ? Rien certes ; ce cri ne comportait point de réponse. Pourtant, quelques instants après, à sa grande stupeur, une voix atteignit son oreille, un son frêle mais résistant, pygmée insoumis au géant tumulte :

— Peut-être.

C’était comme un jappement sourd, moins saisissable qu’un murmure. Mais voici qu’elle reprenait, cette voix à demi submergée et qui luttait contre les bruits de la tourmente comme un navire contre les vagues :

— Faut l’espérer, criait l’imperturbable filet de voix solitaire mais qui semblait elle-même étrangère à l’espérance ou à la crainte.

Puis s’égrenèrent des mots sans suite :

— Vaisseau… ça… jamais… en tout cas… pour le mieux.

Jukes y renonçait. Mais il se fit alors une sorte de renforcement dans la sonorité, comme si la voix eût enfin découvert le moyen de s’opposer à la tempête, de sorte que les derniers lambeaux de phrase parvinrent un peu plus distincts :

— Continuer… constructeurs… braves gens… faire confiance… aux machines… Rout… à hauteur.

Puis Jukes sentit se relâcher l’étreinte du capitaine, qui cessa donc d’exister pour lui, car il était impossible d’y rien voir. Après le roidissement extrême de tous ses muscles, tout en lui maintenant se détendait et retombait. Il éprouvait une extraordinaire envie de dormir, concurremment à un malaise des plus pénibles ; il se sentait comme harcelé, comme bourrelé de sommeil. Le vent avait eu raison de sa tête ; même il tâchait à la lui arracher des épaules ; ses vêtements emplis d’eau pesaient sur lui comme une armure de glace fondante ; il frissonnait ; et longtemps il demeura ainsi, les mains crispées après son point d’attache, affalé dans les profondeurs de la détresse physique. Son esprit était à ce point replié sur soi-même, – et cela sans but, sans propos –, que lorsque quelque chose vint lui toucher légèrement les genoux par-derrière, il pensa bondir hors de sa peau, comme on dit.

Au soubresaut qu’il fit en avant, il donna dans le dos du capitaine Mac Whirr, qui ne broncha pas ; et alors une main agrippa sa cuisse. Il faut dire qu’à ce moment était survenue une accalmie, une de ces menaçantes accalmies, durant lesquelles la tempête reprend haleine. Jukes sentait la main lui remonter tout le long du corps. C’était le maître d’équipage. Jukes reconnaissait ces mains, si épaisses et si larges qu’on eût dit qu’elles appartenaient à quelque différente race d’hommes.

Le maître d’équipage avait atteint la passerelle en se traînant à quatre pattes pour pouvoir résister au vent, et sa tête avait rencontré les jambes du second. Immédiatement il s’était accroupi et avait commencé d’explorer la personne de Jukes de bas en haut, avec prudence, et avec cette modestie qui convient à un inférieur.

C’était un homme de cinquante ans, disgracié, courtaud, bourru. Avec son poil rude, la toison grisonnante de sa poitrine, ses jambes courtes, ses bras longs, il ressemblait à un vieux singe. Sa force était extraordinaire et les objets les plus lourds paraissaient des bibelots entre ses énormes pattes brunes, qu’il balançait comme des gants de boxe au bout de ses longs bras velus.

Il avait l’allure hargneuse et le ton de voix rogue des hommes de sa classe ; au demeurant sa bonté frisait la sottise ; les hommes faisaient de lui ce qu’ils voulaient, son caractère facile et loquace ne comportant pas une once d’initiative. Pour toutes ces raisons, il déplaisait à Jukes, et c’était au grand dégoût et mépris de celui-ci que Mac Whirr au contraire semblait professer pour son maître d’équipage une considération pleine d’estime.

Ce dernier se hissa donc sur ses pieds en tirant sur le veston de Jukes, mais n’usant de cette liberté qu’avec la plus grande réserve et seulement dans la mesure où l’ouragan l’y obligeait.

— Qu’est-ce qu’il y a ? Voyons, qu’est-ce qu’il y a ? glapit Jukes avec impatience.

Que diable ce maître d’équipage à la manque venait-il faire sur la passerelle ? Le typhon tendait les nerfs de Jukes. L’autre cependant poussait de bizarres beuglements, assurément inintelligibles, mais qui semblaient dénoter un état de satisfaction, d’enjouement même… On ne pouvait pas s’y tromper ; ce vieil imbécile avait trouvé matière à contentement quelque part.

Mais le ton des beuglements changea après que l’autre main du maître d’équipage eut rencontré un second corps.

— C’est-il vous, capitaine ? C’est-il vous ? entendit-on dans la tourmente.

— Oui, hurla le capitaine Mac Whirr.

  1. Cette appellation paraît toute naturelle en anglais où les noms de navires sont féminins.
  2. Sabir en usage dans les mers de Chine.
  3. C’est-à-dire entre 47° et 48° centigrades.