Typhon/02

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Traduction par André Gide.
La Revue de Paris2 (p. 336-383).



IV[modifier]

Parmi les vociférations du maître d’équipage, Mac Whirr ne parvenait à distinguer que cet avertissement bizarre :

— Tous les Chinois de l’entrepont d’avant sont démarrés.

Jukes qui se trouvait sous le vent pouvait entendre les deux interlocuteurs crier à six pouces de son visage, comme on peut entendre, par une nuit calme, deux paysans converser d’un bout à l’autre d’un champ.

— Quoi ?.. Quoi ?.. hurlait le capitaine exaspéré. Et l’autre d’une voix aiguë et rauque :

— En bloc… vu moi-même… affreux spectacle… vous avertir… capitaine.

Jukes demeurait indifférent, insensibilisé, l’on eût dit, par la violence du cyclone, conscient uniquement de l’inanité de tout effort, de tout geste. Il tenait pour absorbante suffisamment l’occupation de préserver, de cuirasser son cœur tout gonflé de jeunesse, et éprouvait une répugnance invincible en face de toute autre forme d’activité. Ce n’était pas de l’épouvante, il le reconnaissait à ceci que, tout persuadé de ne plus voir la prochaine aube, cette idée pourtant le laissait très calme.

Il est des moments de passivité héroïque auxquels parfois même les plus vaillants se résignent. Maint officier de marine garde sans doute, dans le trésor de son expérience, le souvenir de tel cas où tout à coup une crise de stoïcisme cataleptique s’empare de l’équipage entier d’un navire. Au demeurant, Jukes n’avait point grande pratique des hommes ni des tourbillons.

Il se tenait pour calme inaltérablement ; mais en vérité, il était moins calme que prostré ; et pas honteusement ; non, rien que pour autant qu’un honnête homme peut l’être sans devenir un objet de dégoût pour soi-même. On eût dit plutôt une sorte de narcose de l’esprit comme en sait provoquer l’insistance de la tempête ; l’attente d’une catastrophe interminablement imminente ; le corps aussi s’épuise dans ce simple raccrochement à l’existence parmi le tumulte excessif ; c’est une lassitude insidieuse qui pénètre dans les poitrines, s’infiltre négligemment jusqu’au cœur, l’alourdit et le contriste – ce cœur incorrigible de l’homme qui, par-delà tous les biens de la terre, par-delà la vie même, aspire à la paix.

Jukes était plus engourdi qu’il ne le supposait. Il continuait pourtant à se tenir – trempé, transi, raidi de tous les membres. Dans une sorte d’hallucination, un carrousel de visions fugaces (on dit qu’un homme qui se noie revoit ainsi en un instant toute sa vie) lui remémora quantité de faits sans aucune relation avec la situation présente. Il se rappela son père, par exemple : un digne commerçant qui, à un mauvais tournant de ses affaires, se mit au lit tranquillement et passa tout aussitôt de vie à trépas avec une résignation exemplaire. Ce n’était du reste pas cet événement qui se présentait à l’esprit de Jukes ; simplement il revoyait avec précision la figure de ce pauvre homme, et sans être particulièrement ému. Puis une certaine partie de cartes que tout jeune encore il avait faite dans– la baie de la Table, à bord d’un navire, depuis perdu corps et biens. Puis les sourcils broussailleux de son premier commandant. Puis il se rappela sa mère, et sans plus d’émotion qu’il n’en aurait eu dans le temps, lorsqu’en entrant dans sa chambre, il la voyait assise près de la fenêtre avec un livre, – sa mère, morte elle aussi, maintenant –, cette femme résolue, que la mort de son mari avait laissée dans la gêne ; mais qui avait élevé son garçon d’une façon si ferme.

Tout cela dans l’espace d’une seconde, peut-être moins. Un bras pesant s’était alors abattu sur ses épaules ; la voix du capitaine Mac Whirr lui cornait son nom aux oreilles :

— Jukes ! Jukes !

Il y découvrait un ton de préoccupation profonde. Le vent pesait de tout son poids sur le navire, comme s’il eût voulu l’immobiliser dans les vagues. Celles-ci faisaient par-dessus lui d’énormes bonds comme autour du tronc profondément immergé d’un vieil arbre, et du plus loin déjà s’entendait leur amoncellement de menace. Les lames jaillissaient de la nuit, portant une lueur spectrale à leur crête – cette lueur de l’écume effervescente qui, dans un mol clair, désignait férocement, par-dessus le frêle corps du navire, la ruée, l’écroulement bouillonnant, puis la galopade en fuite éperdue de chaque lame. Jamais, au grand jamais, le Nan-Shan n’arriverait à secouer de lui toute cette eau ; Jukes, tout raidi, constatait que le navire se débattait à l’aventure ; plus rien de sensé dans les mouvements soudains qu’il risquait ; mauvais signes : c’était l’annonce et le commencement de la fin ; et l’accent d’inquiétude affairée, que Jukes percevait dans la voix du capitaine Mac Whirr, l’écœurait comme un symptôme de folie contagieuse. L’incantation de la tempête opérait. Jukes se sentait pénétré par elle, bu par elle ; il s’absorbait en elle avec toute la rigueur de sa silencieuse attention. Mac Whirr cependant continuait à crier, mais le vent se calait entre eux comme un coin solide. Le capitaine pesait à son cou, plus lourd qu’une meule, de sorte que leurs têtes enfin s’entrechoquèrent.

— Jukes ! Eh là ! Monsieur Jukes !

Il fallait une réponse à cette voix qui n’acceptait pas de se taire. Jukes répondit comme de coutume.

— Oui, capitaine.

Mais aussitôt son cœur, décomposé par la tempête et la nostalgie affreuse de la paix, s’affranchit de la discipline, mutiné contre tout commandement.

Le capitaine Mac Whirr à présent maintenait la tête de son second solidement coincée dans son coude ; il la collait contre ses lèvres glapissantes. Parfois Jukes l’interrompait : « Attention, capitaine ! » ou bien c’était le capitaine qui braillait d’urgence un « Tenez bon ! » quand il semblait qu’avec le navire tout le sombre univers chavirait. Un temps d’arrêt ça flottait encore. Et le capitaine reprenait ses cris :

— Il dit… toute la bande… démarrés… devriez aller voir… ce qu’il y a….

La pleine force de l’ouragan n’avait pas plus tôt assailli le Nan-Shan que toutes les parties du pont en étaient devenues intenables ; l’équipage, hébété, terrorisé, s’était réfugié dans la coursive de bâbord, sous la passerelle. Il y avait une porte à l’arrière qu’ils avaient fermée ; et là-dedans, il faisait noir, froid, lugubre. À chaque soubresaut du navire, tous ensemble, ils gémissaient dans les ténèbres et chacun écoutait les tonnes d’eau qui s’abattaient de très haut et comme avec une particulière résolution de les atteindre.

Le maître d’équipage s’efforçait encore à des propos bourrus ; mais, comme il le disait plus tard, il n’avait jamais eu affaire avec un pareil troupeau d’ânes. L’équipage jouissait là pourtant d’un confort relatif, bien à l’abri, et n’ayant rien à faire ; et ça ne les empêchait pas de grogner tout le temps et de geindre aigrement comme autant de marmots malades. L’un d’eux finit par déclarer qu’avec un peu de lumière pour se voir au moins le bout du nez ça ne serait sûrement pas aussi triste. Ça le rendait maboul de devoir rester là, couché dans le noir à attendre que voulût bien sombrer tout le bazar.

— Sors donc, alors, lui disait le maître d’équipage, comme ça tu en auras fini tout de suite.

Ce qui provoqua contre lui un concert de jurons et de malédictions.

On l’accablait de reproches de toutes sortes. On paraissait trouver très mauvais qu’une lampe tout allumée n’ait pas été brusquement créée à leur intention. Ils pleuraient pour un peu de lumière comme s’ils avaient absolument besoin de se voir couler. Si déraisonnables que fussent leurs récriminations, elles affectaient beaucoup le maître d’équipage ; on ne pouvait tout de même pas songer à atteindre la lampisterie située à l’avant ! Alors ça n’était vraiment pas honnête de s’en prendre à lui et de l’abrutir ainsi. C’est ce qu’il leur dit, au grand mépris général. Puis il se retrancha dans un silence amer. Mais comme il n’en était pas moins exaspéré par leurs grognements, leurs gémissements et leurs murmures, il lui vint enfin à l’esprit qu’ il y avait six lampes à globes pendues dans l’entrepont, et que les coolies ne se trouveraient pas beaucoup plus mal pour être privés de l’une d’elles.

Le Nan-Shan avait une soute à charbon transversale, qui communiquait avec l’entrepont d’avant par une porte de fer ; on utilisait parfois cette soute comme cale à marchandises. Elle était vide en ce moment ; le trou d’homme qui y donnait accès se trouvait le premier dans la coursive. Le maître d’équipage pouvait donc s’y introduire sans se hasarder sur le pont ; à sa grande surprise il ne put décider aucun des hommes à lui aider, pour enlever le capot du trou d’homme ; il essaya donc seul, à tâtons. L’un des matelots, couché dans le chemin, refusait même de bouger.

— Mais puisque c’est pour vous ! C’est pour vous querir cette sacrée lampe !

Il avait presque l’air d’implorer.

Quelqu’un cria :.

— Fous-nous la paix et qu’on ne te voie plus.

Il eût voulu reconnaître la voix ; même, s’il avait fait assez clair, il aurait envoyé dinguer dans la mer cette sacrée gueule de marmiton, comme il disait ; flotte ou fonce. Pourtant il s’entêtait à leur montrer qu’il pourrait se procurer une lampe, quand il devrait y crever. La violence du roulis rendait tout mouvement dangereux. Rester couché semblait déjà très difficile. Il fallait d’abord se casser les reins en se laissant choir dans la soute. Il y arriva sur le dos et fut ballotté quelque temps dans un parfait état d’impuissance en compagnie d’une lourde barre de fer – la lance d’un soutier probablement – abandonnée là on ne savait par qui. Ce dangereux objet le rendait aussi nerveux que l’eût fait une bête féroce ; il ne pouvait la voir, l’intérieur de la soute, revêtu de poussière de charbon, étant impénétrablement noir ; mais il l’entendait glisser bruyamment, frappant de droite et de gauche et toujours dans le voisinage de la tête ; cela faisait un tintamarre extraordinaire ; cela donnait de grands coups sourds comme si cette barre de métal eût été aussi grosse qu’une traverse de pont. Il faisait ces remarques, tout en culbutant de tribord à bâbord et de bâbord à tribord, et il s’arrachait les ongles à griffer désespérément les murs lisses de la soute pour essayer de s’arrêter. La porte qui donnait dans l’entrepont n’étant pas très bien ajustée, il distingua dans le bas un filet de lumière.

En bon marin qu’il était, et dans la force de l’âge encore, il parvint toutefois assez vite à se remettre sur pied ; et, par une heureuse chance, en se relevant, il mit la main sur la barre de fer, qu’il ramassa ; il aurait craint, sinon, que la chose ne lui cassât les jambes ou tout au moins ne le fit reculbuter. Tout d’abord il resta tranquille ; il se sentait mal en sûreté dans ces ténèbres qui semblaient rendre les mouvements du navire anormaux, imprévus et difficiles à déjouer. Pendant un instant, il se sentit si fort secoué qu’il n’osa bouger de peur d’ « être descendu de nouveau ». Il n’avait aucune envie de se faire écharper dans cette soute.

Deux fois déjà il s’était cogné la tête et demeurait quelque peu étourdi. Il lui semblait entendre encore le bruit métallique et sourd que faisait la lance de fer en voltigeant autour de ses oreilles et cela si distinctement qu’il devait la serrer plus fort pour se prouver qu’il la tenait bien là, sous bonne garde, dans sa main.

Il s’étonna de la netteté avec laquelle on pouvait entendre, là en bas, les ululements de la rafale ; dans l’espace vide de la soute, les bruits du vent semblaient presque des cris humains, moins immenses, mais infiniment poignants, comme exprimant la rage et la douleur humaines. Et à chaque coup de roulis on entendait également des coups sourds profonds et pesants comme si une masse du poids de cinq tonnes eût eu du jeu dans la cale ; il n’y avait cependant dans la cargaison rien de semblable ; ou sur le pont alors ? Impossible. Ou bien le long du bord ? Cela ne se pouvait.

Il pensa tout ceci vivement, clairement, avec compétence, en marin, et resta perplexe. Ce bruit pourtant arrivait à lui assourdi, de l’extérieur, en même temps que celui des trombes d’eau s’abattant sur le pont au-dessus de sa tête. Était-ce le vent ? Probablement. Cela faisait là en bas un vacarme comparable aux clameurs d’une bande de forcenés. Alors, il découvrit, en lui-même aussi, le désir d’avoir une lumière – ne fût-ce que pour se voir sombrer – et un grand besoin nerveux de sortir de cette soute le plus vite possible.

Il tira le verrou : la pesante plaque de fer tourna sur ses gonds ; et ce fut comme s’il eût ouvert la porte à tous les bruits de la tempête. Une bouffée de hurlements rauques vint à lui : l’air était calme pourtant ; mais l’afflux précipité des eaux au-dessus de sa tête était couvert par un concert de cris étranglés et gutturaux qui produisait un effet de confusion désespérée. Il écarta les jambes de toute la largeur du seuil de la porte et tendit le cou. Tout d’abord il n’aperçut que ce qu’il était venu chercher : six petites flammes jaunes se balançant violemment dans la pénombre d’un grand espace vide.

L’entrepont était étayé comme une galerie de mine, avec une rangée d’épontilles au milieu, surmonté d’entretoises qui se perdaient dans la pénombre – indéfiniment, semblait-il. À bâbord, une masse volumineuse au profil oblique apparaissait indistincte ; on eût dit une cavité creusée dans la paroi. Tout cela, ombres et silhouettes, remuait sans cesse. Le maître d’équipage écarquilla les yeux : le navire à ce moment pencha sur tribord et un grand rugissement sortit de cette masse qui avait l’inclinaison d’un éboulement de terrain.

Des morceaux de bois volèrent en sifflant. « Des planches », pensa-t-il avec stupeur, en rejetant brusquement la tête en arrière. Un homme étendu sur le dos, les yeux grands ouverts, glissa à ses pieds, tendant ses bras levés vers le vide ; un autre bondit comme une pierre qui se détache, la tête entre les jambes et les poings serrés ; sa natte fouetta l’air, il essaya d’empoigner les jambes du maître d’équipage en laissant échapper de sa main un brillant disque blanc qui vint rouler aux pieds du marin ; avec un cri de stupeur celui-ci reconnut un dollar d’argent. Le monticule grouillant des corps empilés à bâbord se détacha de la paroi avec un bruit de pas précipités, un clapotement de pieds nus et force cris gutturaux, glissa puis alla se plaquer inerte et révolté contre la paroi du tribord dans un choc mat et brutal. Les cris cessèrent. Le maître d’équipage perçut une longue plainte parmi les abois du vent et les sifflements. Il vit une inextricable confusion : têtes, épaules, pieds nus ruant en l’air, poings levés, dos culbutés, jambes, nattes et visages.

— Bon Dieu ! cria-t-il horrifié.

Et il claqua la porte sur cette abominable vision.

Et c’est pour raconter cela qu’il était venu sur le pont. Il ne pouvait le garder pour lui ; or, il n’y a vraiment qu’un seul homme à bord à qui il vaille la peine de se confier. Lorsque le maître d’équipage repassa par la coursive, les hommes pestèrent contre lui et le traitèrent d’imbécile. Pourquoi n’avait-il pas rapporté cette lampe ? Qui diable se souciait des coolies ?

Dès qu’il fut de nouveau dehors, la situation précaire où se trouvait réduit le navire était telle que ce qui se passait à l’intérieur lui parut bien peu important.

Sa première pensée fut qu’il venait de quitter la coursive au moment même où le Nan-Shan coulait. Les échelles de la passerelle avaient été emportées, mais une énorme lame qui emplit le pont arrière le souleva jusque-là. Après quoi, il dut rester quelque temps à plat ventre, accroché à une boucle, reprenant haleine de temps à autre et avalant de l’eau salée. Puis il avança péniblement sur les genoux et les mains, trop effrayé et affolé pour songer à s’en retourner ; il atteignit ainsi la partie arrière de la timonerie. Il trouva dans cet endroit comparativement abrité le lieutenant accroupi comme un malveillant petit animal sous une haie. Le maître d’équipage fut agréablement surpris – il avait craint que tous ceux du pont n’eussent été balayés depuis longtemps. Il demanda anxieusement où se trouvait le capitaine.

— Le capitaine ? par-dessus bord, après nous avoir entraînés dans ce gâchis.

Le second aussi, supposait-il. Un autre imbécile. Pas d’importance. Tout le monde allait bientôt les rejoindre.

Le maître d’équipage se traîna en dépit de l’opposition du vent ; non pas qu’il s’attendît beaucoup à trouver quelqu’un, raconta-t-il plus tard, mais simplement pour s’éloigner de « cet homme-là ». Il partit en rampant comme un proscrit qui affronte un monde inclément. D’où son immense joie en trouvant Jukes et le capitaine.

Mais, à ce moment, ce qui se passait dans l’entrepont était devenu pour lui d’une importance secondaire ; de plus, il était difficile de se faire entendre. Il s’arrangea pourtant de manière à transmettre la nouvelle que les Chinois étaient bousculés à la dérive, eux et leurs coffres, et qu’il était monté tout exprès pour faire ce rapport. L’équipage du moins était à l’abri. Puis, apaisé, il s’affaissa sur le pont dans une posture accroupie, étreignant de ses bras et de ses jambes le pilier du transmetteur d’ordres de la chambre des machines, un tube de fer aussi gros qu’un poteau. Quand ceci partirait, eh bien ! il ne lui resterait plus qu’à partir lui aussi. Et il cessa de penser aux coolies.

Le capitaine Mac Whirr avait fait comprendre à Jukes qu’il devait descendre là, en bas, pour se rendre compte.

— Et qu’est-ce que j’y ferai, capitaine ?

Le tremblement de tout son corps mouillé fit vibrer la voix de Jukes comme un bêlement.

— Voyez d’abord… Maître d’équipage… dit : à la dérive.

— Maître d’équipage… un sacré imbécile, hurla Jukes de sa voix grelottante.

L’absurdité de ce qu’on exigeait de lui le révoltait. Il était aussi peu disposé à y aller que s’il avait eu la certitude que le bateau coulerait au moment où il quitterait le pont.

— Je dois savoir… ne peux pas quitter.

— Ils vont s’arranger, capitaine.

— Se battent… le maître d’équipage dit qu’ils se battent… Pourquoi ?.. ne peux pas… laisser se battre… à bord… beaucoup mieux vous garder ici… cas… je serais… emporté par-dessus bord moi aussi… arrêter ceci… façon quelconque… allez voir et dites-moi… par le porte-voix de la chambre des machines. Je ne veux pas… montiez ici… trop souvent… Dangereux… se promener… pont.

Jukes, maintenu par la tête, dut écouter ces horribles représentations.

— Ne veux pas… vous soyez perdu, tant que… bateau ne l’est pas… Rout… bon mécanicien… bateau… peut sortir de là… sauf.

Et soudain Jukes comprit qu’il lui faudrait tout de même y aller.

— Vous croyez qu’il peut en sortir ? cria-t-il.

Le vent dévora la réponse dont Jukes n’entendit qu’un seul mot prononcé avec une extrême énergie :

— … Toujours…

Le capitaine Mac Whirr lâcha Jukes et se penchant vers le maître d’équipage, hurla :

— Raccompagnez le second.

Jukes ne savait qu’une chose : le bras du capitaine avait abandonné son épaule. Il était congédié avec des instructions – pour faire quoi ? Il était si exaspéré qu’il lâcha son soutien sans y prendre garde ; il fut immédiatement emporté. Cette fois rien ne l’empêcherait de passer pardessus l’arrière. Il se jeta vivement à plat ventre et le maître d’équipage qui le suivait tomba sur lui.

— N’allez pas vous relever, monsieur, cria le maître d’équipage : on a le temps !

Une lame les recouvrit. Jukes entendit le maître d’équipage bredouiller que les échelles de la passerelle avaient été enlevées.

— Je vais vous faire descendre par les mains, cria-t-il.

Il vociféra aussi quelque chose à propos de la cheminée qui avait plus de chance d’être emportée par-dessus bord que de rester en place. Jukes pensa qu’il n’en pouvait mais, et imagina les feux éteints, le navire impuissant… À côté de lui, le maître d’équipage continuait à hurler.

— Quoi ? Qu’est-ce que c’est ? cria désespérément Jukes.

Et l’autre répéta :

— Qu’est-ce qu’elle dirait, ma bourgeoise, si elle me voyait en ce moment ?

Dans la coursive une grande quantité d’eau avait déjà pénétré et clapotait dans l’obscurité. Les hommes restaient muets comme des morts ; mais Jukes trébuchant contre l’un d’eux se mit à l’injurier sauvagement pour s’être trouvé dans le chemin. Deux ou trois voix demandèrent alors, faibles et anxieuses :

— Avons-nous des chances, monsieur ?

— Qu’est-ce qui vous prend, imbéciles ? répondit-il brutalement.

Il se sentait prêt à se jeter là, au milieu d’eux, et pour ne plus jamais bouger. Mais eux paraissaient ragaillardis. Et tout en multipliant d’obséquieux avertissements : « Attention ! prenez garde au panneau, monsieur Jukes ! » ils le descendirent dans la soute.

Le maître d’équipage y dégringola à sa suite, et aussitôt qu’il se fut ramassé, il opina :

— Elle dirait : « C’est bien fait pour toi, vieil imbécile : ça t’apprendra à te faire marin ! »

Le maître d’équipage avait amassé un petit pécule ; il y faisait allusion volontiers. Sa femme – une épaisse matrone – et ses deux grandes filles tenaient un étalage de fruiterie dans le quartier est de Londres.

Dans l’obscurité, Jukes, mal assuré sur ses jambes, tendit l’oreille vers des clabaudements affaiblis ; ils venaient de tout près de lui, semblait-il. De là-haut, le tumulte plus imposant de l’orage descendait sur ces bruits. La tête lui tournait.

Lui aussi, dans cette soute, trouvait insolites les mouvements du navire ; ils secouaient et sapaient sa résolution, autant que s’il allait sur mer pour la première fois.

Jukes fut presque tenté de se hisser dehors à nouveau ; mais le souvenir de la voix du capitaine Mac Whirr rendait la chose impossible. Il avait reçu l’ordre d’aller voir. Pourquoi ? Il aurait voulu le savoir. « On verra bien, parbleu ! » se dit-il à lui-même, exaspéré.

Le maître d’équipage, hésitant, tâtonnant, le prévint de prendre garde à la façon dont il ouvrirait la porte ; il y avait un sacré grabuge là-dedans. Et Jukes, comme affligé de grandes souffrances physiques, demanda avec irritation pourquoi diable ils se battaient.

— Pour des dollars ! Dollars, monsieur. Tous leurs sales coffres ont crevé, leur sacrée monnaie se balade de tous les côtés et ils culbutent à sa poursuite, déchirant, mordant, faut voir ! Un vrai petit enfer, là-dedans.

Jukes ouvrit convulsivement la porte. Le petit maître d’équipage jeta un coup d’œil par-dessous son bras.

Une des lampes était éteinte, brisée peut-être. Des cris gutturaux, hargneux, éclatèrent à leurs oreilles en même temps qu’un ahan étrange, le halètement de toutes ces poitrines tendues. Un coup rude frappa le flanc du navire ; l’eau tomba sur le pont avec un choc étourdissant ; à l’avant de la pénombre, là où l’air était épais et rougeâtre, Jukes vit une tête cogner violemment le plancher, deux gros mollets battre les airs, des bras musclés enlacer un corps nu, une face jaune, à la bouche grande ouverte, lever des yeux au regard fixe et farouche, puis disparaître en glissant. Un coffre vide se retourna bruyamment ; un homme pirouetta la tête la première, on l’eût dit lancé par un coup de pied ; plus loin, d’autres, comme des pierres précipitées du haut d’un talus, roulèrent, indistincts, en agitant les bras et en frappant le pont de leurs pieds. L’échelle de l’écoutille était surchargée de coolies ; ils grouillaient comme des abeilles sur une branche ; ils pendaient aux échelons en une grappe rampante et mouvante, et heurtaient à grands coups de poing la face intérieure du panneau fermé ; dans l’espacement des lamentations on entendait, au-dessus, la ruée impétueuse de l’eau. Le navire donna de la bande et ils commencèrent à tomber : d’abord un, puis deux, puis tout le reste ensemble emporté, se détachant en bloc avec un grand cri.

Jukes restait atterré. Le maître d’équipage, avec une anxiété bourrue, le supplia :

— N’entrez donc pas là-dedans.

L’entrepont tout entier semblait pivoter sur lui-même. Le navire, sans s’arrêter de sauter, s’éleva sur une lame, et Jukes crut que tous ces hommes, en une seule masse, allaient lui retomber sur la poitrine. Il sortit à reculons, referma la porte et poussa le verrou d’une main tremblante…


Aussitôt après le départ de son second, le capitaine Mac Whirr, laissé seul sur la passerelle, s’en était allé, zigzaguant et trébuchant, jusqu’à la timonerie. La porte s’ouvrant à l’extérieur, il dut livrer combat au vent pour la tirer à lui ; la porte claqua derrière lui ; on eût dit qu’un coup de fusil l’avait projeté dans la pièce au travers de la boiserie. Il se retrouva soudain de l’autre côté, se retenant à la poignée.

Le servo-moteur perdait de la vapeur, et brouillard léger emplissait l’exiguïté de la chambre où le verre de l’habitacle formait un ovale de lumière. Le vent hurlait, chantait, sifflait ou grondait en rafales soudaines qui secouaient les portes et les volets sous la mauvaise averse des embruns.

Deux glènes de ligne de sonde et un petit sac de toile suspendu à un long cordon tantôt s’écartaient de la cloison par un mouvement de pendule, puis revenaient s’y appliquer. Le caillebotis était presque à flot ; à chaque gros coup de mer, l’eau jaillissait violemment à-travers les fentes sur les côtés de la porte ; l’homme de barre avait jeté bas son béret, sa vareuse, et se tenait debout, arcbouté contre le carter. Le petit volant de cuivre avait, dans ses mains, l’apparence d’un joujou brillant et fragile. Sa chemise de coton rayée ouverte sur la poitrine, les muscles de son cou saillaient durs et maigres, une tache noire s’étalait au creux de sa gorge, et son visage était calme, creusé comme celui d’un mort.

Le capitaine Mac Whirr s’essuya les yeux. La lame qui avait failli l’emporter par-dessus bord avait, à son grand ennui, arraché son suroît de sa tête chauve ; ses cheveux blonds soyeux, assombris par l’eau et plaqués, pendaient en frange autour de son crâne nu, semblables à de misérables écheveaux de coton sale. Avec son visage lavé, empourpré par le vent et les morsures des embruns, il avait l’air de sortir en sueur d’une fournaise.

— Ah ! vous voilà ? grommela-t-il lourdement.

Le lieutenant était arrivé à se glisser dans la timonerie quelques instants auparavant. Il s’était installé dans un coin, les genoux relevés, les poings aux tempes ; cette attitude respirait la rage, le chagrin, la résignation, l’abattement et une espèce de rancune concentrée.

Il répondit lugubre et défiant :

— C’est bien mon tour de quart en bas, maintenant, hein ?

Le servo-moteur cliqueta, stoppa, cliqueta de nouveau ; les yeux de l’homme de barre se projetaient hors de son visage vers la rose des vents de l’habitacle, comme deux oiseaux de proie affamés s’abattant sur un morceau de viande. Dieu sait depuis combien de temps il avait été laissé là, à la barre, oublié de tous ses camarades.

Aucune heure n’avait été piquée ; il n’y avait pas eu de relève ; le vent avait balayé règle, coutume, emploi du temps, mais lui, il essayait tout de même de garder cap au nord-est. Le gouvernail pouvait bien être enlevé, les feux pouvaient bien être éteints, les machines brisées et le navire prêt à rouler sur le flanc, sur le dos, comme un cadavre, il ne savait plus rien. Son unique souci était de conserver sa jugeote, et la direction – souci mêlé d’angoisse, car la rose de compas, se trémoussant sur son pivot et bringuebalant de droite et de gauche, parfois semblait décrire un tour complet. Sa contention d’esprit devenait douloureuse ; et il avait une peur horrible que toute la timonerie ne fût emportée. Des montagnes d’eau ne cessaient de s’écrouler sur elle. Quand le navire faisait un de ces plongeons désespérés, les coins de ses lèvres se pinçaient.

Le capitaine Mac Whirr leva les yeux sur la montre d’habitacle, vissée à la cloison ; les aiguilles noires, sur le cadran blanc, paraissaient immobiles. Elles marquaient une heure et demie du matin.

— Un nouveau jour, murmura-t-il pour lui-même.

Mais le lieutenant l’entendit, et, levant la tête comme quelqu’un qui pleure parmi des ruines :

— Vous ne le verrez pas se lever ! s’exclama-t-il.

On pouvait voir ses poignets et ses genoux s’entrechoquer avec violence.

— Non ! Bon Dieu ! vous ne le verrez pas !…

Puis il renfonça sa face entre ses poings.

Le corps de l’homme de barre avait légèrement bougé, mais sa tête était restée dressée sur son cou – fixe comme une tête de pierre sur une colonne. Durant un coup de roulis qui sembla lui faucher les jambes, et tandis qu’il trébuchait pour se remettre d’aplomb, le capitaine Mac Whirr déclara avec austérité :

— Ne faites pas attention à ce que dit cet homme.

Puis, avec un indéfinissable changement de ton très grave :

— Il n’est pas de quart.

Le marin ne répondit rien.

L’ouragan grondait, secouant la petite cabine qui semblait étanche à l’air, tandis que la lumière de l’habitacle vacillait sans arrêt.

— On ne vous a pas relevé, continua le capitaine Mac Whirr en baissant les yeux. Je voudrais pourtant que vous vous cramponniez à la barre aussi longtemps que vous pourrez tenir. Vous l’avez bien en main. Quelqu’un d’autre venant ici pourrait tout gâcher. Faudrait pas. Pas un jeu d’enfant. Et l’équipage est probablement occupé à quelque chose là en bas… Croyez-vous que vous pourrez ?

Le servo-moteur se mit soudain à donner de courtes saccades, puis stoppa et sembla se retirer en lui-même, concentrant son énergie comme une braise sous la cendre. L’homme, en arrêt, au regard figé, éclata, et toute la passion de son corps semblait s’être concentrée sur ses lèvres :

— Au nom du Ciel, capitaine, je peux tenir jusqu’à la consommation des siècles si seulement on ne me parle pas.

— Oh ! bon ! très bien… (Pour la première fois le capitaine regarda l’homme.) … Hackett.

Il parut classer l’affaire dans son esprit. Il se pencha vers le porte-voix de la chambre des machines, souffla dedans et inclina la tête. M. Rout, d’en bas, répondit et le capitaine Mac Whirr mit immédiatement ses lèvres à l’embouchure.

Il y appliqua alternativement ses lèvres et son oreille, tandis que la tempête l’environnait de son fracas ; et la voix du mécanicien monta vers lui, âpre, comme dans le feu d’un combat. Un des chauffeurs mis hors de service, les autres fourbus, et l’homme de la chaudière auxiliaire chargeait les foyers avec l’homme du petit cheval. Le troisième mécanicien surveillait le registre. On tenait en main les machines.

— Quoi de neuf, là-haut ?

— Rien de fameux ; on repose sur vous, dit le capitaine Mac Whirr. Le second est-il déjà en bas ? Non ? Bon ; il va y être tout de suite…

M. Rout voudra-t-il le laisser parler dans le porte-voix ? – dans le porte-voix de la passerelle, car lui, le capitaine, allait y retourner aussitôt. Il y avait du désordre parmi les Chinois ; ils se battaient, paraît-il.

— Tout de même pas permettre qu’on se batte…

M. Rout était parti, et le capitaine Mac Whirr pouvait sentir contre son oreille les pulsations des machines, le battement du cœur du navire. La voix de M. Rout cria quelque chose à distance. Le navire piqua du nez, les pulsations s’arrêtèrent net dans un faisceau de sifflements. Le visage du capitaine Mac Whirr était impassible, son regard restait inconsciemment fixé sur la forme accroupie du lieutenant. La voix de M. Rout se fit entendre de nouveau dans les profondeurs ; les pulsations reprirent par lentes saccades – puis s’accélérèrent.

M. Rout était revenu au porte-voix :

— Ça n’a pas beaucoup d’importance, ce que font les Chinois, dit-il hâtivement.

Puis, avec irritation :

— Le navire plonge comme s’il n’allait jamais en revemr.

— Très grosse mer, fit la voix du capitaine Mac Whirr.

— Prévenez-moi à temps pour éviter le plongeon final, aboya Salomon Rout dans le porte-voix.

— Pluie et nuit. Peux pas voir ce qui vient, dit la voix. Faut bien – garder vitesse – juste assez pour– obéisse gouvernail – courir la chance, continu a-t-elle, détachant distinctement tous les mots.

— Je donne tout ce que j’ose.

— Nous sommes – joliment – secoués là-haut, poursuivit la voix avec douceur. Pourtant – ça ne va pas trop mal – Ah ! naturellement, si la timonerie était emportée…

M. Rout, penchant une oreille attentive, marmotta quelque chose avec aigreur. Mais la voix lente et avisée là-haut s’anima pour demander :

— Jukes n’est pas encore arrivé ?

Puis, après une courte attente :

— J’aimerais bien qu’il se dépêchât ; je voudrais qu’il en finisse et qu’il monte ici au cas où il arriverait quelque chose. Pour veiller au navire. Je suis tout seul. Le lieutenant a perdu…

— Quoi ?

M. Rout, dans la chambre des machines, déplaça la tête pour crier dans le tuyau : « Par-dessus bord ? » puis plaqua son oreille à l’embouchure.

— Perdu la tête, continua la voix d’un ton positif. Bougrement embêtant.

Courbé sur le pavillon du porte-voix, M. Rout, en entendant ceci, ouvrit de grands yeux. Il perçut un bruit de lutte et des exclamations entrecoupées descendirent vers lui. Il tendit l’oreille.

Pendant ce temps, Beale, le troisième mécanicien, les bras levés, tenait entre les paumes de ses mains la jante d’une petite roue noire qui faisait saillie à côté d’un gros tube de cuivre ; il semblait la tenir en équilibre au-dessus de sa tête comme si c’eût été l’attitude correcte dans quelque sport nouveau.

Pour se maintenir en place, il appuyait son épaule contre la cloison blanche, un genou fléchi, un chiffon passé dans sa ceinture et pendant sur sa hanche. Ses joues imberbes étaient barbouillées et rougissantes et la poussière de charbon sur ses paupières, semblable aux coups de crayon d’un maquillage, rehaussait l’éclat liquide de ses yeux et donnait à son jeune visage un aspect féminin, exotique et troublant.

Quand le navire tanguait il tournait la petite roue avec des mouvements précipités.

— Devenu fou, reprit soudain la voix du capitaine Mac Whirr dans le porte-voix. S’est jeté sur moi… à l’instant. Obligé de l’assommer… à la minute. Vous avez entendu, monsieur Rout.

— Diable ! grommela M. Rout. Attention, Beale !

Son cri résonna, semblable à l’appel éclatant d’une trompette d’alarme entre les parois de fer de la chambre des machines. Peintes en blanc, celles-ci s’élevaient en obliquant comme un toit jusqu’à la pénombre de la claire-voie ; et tout le vaste espace ressemblait à l’intérieur d’un monument divisé par des parquets de caillebotis métallique aux différents niveaux desquels vacillaient des lumières ; au centre une colonne d’ombre s’était massée, hésitant parmi l’effort bruyant des machines au-dessous de la ferveur immobile des cylindres. Une vibration intense et sauvage faite de tous les bruits de l’ouragan planait dans la chaleur silencieuse ; l’air était imprégné d’une odeur de métal chauffé, d’huile et d’une légère vapeur. Les coups de bélier de la mer, sourds et formidables, semblaient traverser la chambre des machines de part en part.

Des lueurs pareilles à de longues flammes pâles tremblaient sur les surfaces polies du métal ; les énormes têtes des manivelles émergeaient tour à tour du parquet de chauffe en un éclair de cuivre et d’acier – et disparaissaient, tandis que les bielles aux jointures épaisses, pareilles à des membres de squelette, semblaient les attirer, puis les rejeter avec une précision fatale. Et tout au fond, dans une demi-clarté, d’autres bielles allaient et venaient, s’esquivant délibérément, des traverses dodelinaient de la tête, des disques de métal glissaient sans frottement l’un contre l’autre, lents et calmes dans un tournoi de lueurs et d’ombres.

Parfois tous ces mouvements puissants et infaillibles ralentissaient simultanément comme s’ils eussent fait partie d’un organisme vivant atteint d’un soudain accès de langueur ; les yeux de M. Rout brillaient alors, plus sombres dans sa longue face blême. Il soutenait la lutte, en pantoufles de tapisserie ; une veste courte et luisante recouvrait à peine ses reins ; ses poignets pâles faisaient saillie hors des manches trop étroites et trop courtes comme si la circonstance critique eût ajouté quelque chose à sa taille, allongé ses membres, augmenté sa pâleur et creusé ses yeux.

Il se déplaçait avec une vivacité incessante et pleine d’à-propos, grimpant au plus haut, disparaissant tout en bas ; et, quand il s’arrêtait en face de la mise en train, se retenant au garde-corps, il continuait à jeter des coups d’œil à droite, vers le manomètre et vers le tube de niveau, fixés tous deux sur le mur blanc dans la lumière mouvante d’une lampe. Les embouchures de deux porte-voix bâillaient stupidement près de son coude et le cadran du chadburn de la chambre des machines ressemblait à une horloge de grand diamètre dont le cadran porterait des mots brefs en place de chiffres. Les lettres groupées ressortaient épaisses et noires autour du pivot de l’indicateur, substituts emphatiques d’exclamations vigoureuses : En avant – En arrière – Lente – Demi – Stop ; la grosse aiguille noire pointait en bas, vers le mot – Toute – qui, ainsi désigné, capturait les regards comme un cri aigu retient l’attention. Le cylindre à basse pression dans son manchon de bois, formant au-dessus de sa tête une masse menaçante et majestueuse, exhalait un faible soupir à chaque coup de piston ; à part ce léger sifflement, les machines faisaient jouer leurs membres d’acier à toute vitesse ou lentement, mais toujours avec une douceur silencieuse et résolue.

Et tout ceci, les murs blancs, l’acier mouvant, les tôles varangues sous les pieds de Salomon Rout, le caillebotis métallique au-dessus de sa tête, l’obscurité et les lueurs, tout ceci s’élevait et s’abaissait avec ensemble, suivant l’âpre remous des lames contre les flancs du navire. Le spacieux endroit tout entier, que la grande voix du vent faisait résonner sourdement, semblait se balancer comme un arbre, ou se renversait parfois complètement comme abattu de côté puis d’autre par les effroyables rafales.

— Il faut vous dépêcher de monter, s’écria M. Rout dès qu’il vit Jukes apparaître à la porte de la chaufferie.

Jukes avait le regard ivre et vague ; sa figure rouge était bouffie comme s’il avait dormi trop longtemps. Le chemin pour arriver là avait été ardu ; il avait accompli le trajet avec une exténuante célérité, l’agitation de son esprit correspondant aux efforts de son corps. Il s’était précipité hors de la soute, se heurtant dans la coursive sombre à un groupe d’hommes effarés et terrifiés qui, comme il trébuchait contre eux, demandèrent en l’entourant : « Que se passe-t-il donc, lieutenant ? » puis en bas de l’échelle de la chaufferie, manquant plusieurs échelons à la fois dans sa hâte, jusqu’à un endroit profond comme un puits et noir comme l’enfer, qui basculait d’avant en arrière à la manière d’une balançoire. L’eau de cale grondait à chaque coup de roulis et des blocs de charbon bondissaient de-ci, de-là, d’un bord à l’autre, on eût dit une avalanche de galets sur la pente d’une plaque de fer.

Quelqu’un là-dedans gémissait de douleur, et l’on pouvait voir quelqu’un d’autre accroupi sur ce qui semblait être le corps étendu d’un homme mort ; une grosse voix blasphéma ; la lueur sous chacune des portes des fourneaux était pareille à une flaque de sang, dont le calme rayonnement venait mourir sur le velours de la ténèbre.

Une bouffée de vent frappa Jukes à la nuque, et l’instant d’après enveloppa ses chevilles mouillées.

Les ventilateurs de la chaufferie bourdonnèrent : face aux six portes des fourneaux, deux silhouettes étranges, le torse nu, se courbaient en chancelant et brandissaient deux pelles.

— Eh là ! on a de l’air plus qu’il n’en faut maintenant, hurla le second mécanicien, qui semblait n’avoir attendu que l’arrivée de Jukes pour éclater.

L’homme chargé de la machine auxiliaire, un petit homme souple et remuant, au teint éblouissant, à la moustache fine et décolorée, travaillait dans une sorte d’extase muette. On maintenait les machines sous toute pression, et un grondement, profond comme celui d’un fourgon vide roulant sur un pont, formait une basse soutenue dans le concert des autres bruits.

— On doit continuellement laisser échapper la vapeur, continua à hurler le second.

L’orifice d’un ventilateur, avec le bruit d’un millier de casseroles qu’on récure, lui cracha sur les épaules un jet soudain d’eau salée, à quoi il répondit par une volée d’imprécations, une malédiction collective où même il englobait son âme, divaguant comme un fou tout en vaquant à sa besogne. Dans un claquement sec, la paupière de métal un instant soulevée laissa tomber un flamboiement ardent et blême sur le chef ras du chauffeur, éclairant un instant sa face insolente et la grimace de ses lèvres, puis aussitôt retomba dans un autre claquement sec.

— Où donc en est le sacré navire ? Pouvez-vous me le dire ? Que la peste m’emporte ! Sous l’eau – ou quoi ? Elle arrive par tonnes, ici. Les maudits capuchons ont donc filé au diable ? Hein ? Savez-vous quelque chose – vous – marin de malheur ? Vous… ?

Jukes, après un instant de stupeur, avait traversé la chaufferie comme une flèche, porté par un coup de roulis ; à peine son regard embrassa-t-il la vastitude, la paix et la splendeur relatives de la chambre des machines que le navire, enfonçant lourdement son arrière dans l’eau, le précipita tête baissée sur M. Rout. Le bras du chef mécanicien, d’une longueur de tentacule, et comme mû par un ressort, se tendit à sa rencontre et fit dévier son élan vers les porte-voix où il arriva en tournoyant.

M. Rout répéta avec insistance :

— Il faut vous dépêcher de monter – quoi qu’il en soit.

Jukes hurla : « Êtes-vous là, capitaine ? » puis écouta. Rien. Soudain le mugissement du vent retentit à ses oreilles ; mais bientôt après une voix menue écarta tranquillement les vociférations de l’ouragan :

— C’est vous, Jukes ? Eh bien ?

Jukes ne demandait qu’à raconter : c’est le temps qui semblait manquer. Ce qui s’était passé, on se l’expliquait à merveille. Il voyait en imagination les coolies enfermés dans leur entrepont enfumé, sans espoir d’en pouvoir sortir, couchés pleins de malaise et d’épouvante entre les rangées de coffres ; puis un de ces coffres, soudain, ou plusieurs à la fois, peut-être, désarrimés par un coup de roulis, culbutant les autres, les couvercles sautant, les côtés éclatant et tous ces malheureux Chinois se levant, bondissant à la fois à la poursuite de leur avoir. Et chaque soubresaut du navire, ensuite, avait précipité cette foule glapissante, trépignante, de-ci, de-là, en un tourbillon de bois fracassé, de vêtements lacérés et de dollars éparpillés dans tous les sens.

La lutte une fois engagée, il leur devenait impossible de l’arrêter d’eux-mêmes. Rien ne pourrait maintenant en venir à bout, que la force. C’était un désastre. Jukes avait vu cela ; c’est tout ce qu’il pouvait dire. Quelques-uns d’entre eux étaient morts déjà, croyait-il. Le reste allait continuer à se battre… Les paroles montaient et se chevauchaient dans l’étroitesse du tube acoustique. Elles s’élevaient, vers ce qui semblait être le silence d’une compréhension éclairée, demeurée seule là-haut avec l’orage. Et Jukes désira ardemment ne plus avoir à faire face à ce désordre local, mesquine et odieuse addition à la grande détresse du navire.


V[modifier]

Il patienta. Devant ses yeux les machines tournaient avec une laborieuse lenteur, prêtes à s’arrêter net au cri de M. Rout : « Attention ! Beale ! » pour repartir ensuite avec une précipitation folle. Elles restaient en arrêt dans une attente intelligente, immobilisées au cours de leur révolution, – une lourde manivelle arrêtée dans le vide ; on eût dit qu’elles étaient conscientes du danger et de la fuite du temps. Puis, sur un « Repartez » du chef, et avec le bruit d’un souffle chaud à travers des dents serrées, elles achevaient la révolution interrompue et en recommençaient une autre.

Il y avait dans leurs mouvements la prudente sagacité de l’expérience et la détermination d’une force immense. Se plier patiemment à tous les caprices d’un navire désemparé au milieu de la furie des vagues et dans le cœur même du vent – voilà quel était leur travail. Par moments, le menton de M. Rout tombait sur sa poitrine tandis qu’il les contemplait, sourcils froncés, perdu dans ses pensées.

La voix qui écartait l’ouragan de l’oreille de Jukes commença : « Prenez l’équipage avec vous… » et cessa inopinément.

— Qu’en ferai-je, capitaine ?

Un grincement impérieux et abrupt éclata soudain ; les trois paires d’yeux se levèrent sur le cadran du transmetteur d’ordres, au moment où l’aiguille sauta de Toute à Stop, comme si elle eût été poussée par un démon. Alors ces trois hommes, dans la chambre des machines, eurent chacun en particulier la sensation d’un obstacle arrêtant le navire et d’un étrange resserrement, comme si le Nan-Shan se fût ramassé pour un bond désespéré.

— Stoppez ! mugit M. Rout.

Personne – pas même le capitaine Mac Whirr, qui, seul sur le pont, avait aperçu une blanche ligne d’écume s’avancer, à une telle hauteur qu’il n’en pouvait croire ses yeux –, personne ne devait jamais savoir ce qu’avait été l’escarpement de cette lame, et l’effrayante profondeur du gouffre que l’ouragan avait creusé derrière la mouvante muraille d’eau.

Elle accourait à la rencontre du navire ; et le Nan-Shan, alors, s’arrêtant comme pour se ceindre les reins, souleva son avant, puis sauta. Les flammes de toutes les lampes s’affaissèrent, assombrissant la chambre des machines ; l’une d’elles s’éteignit. Avec un fracas déchirant, un tumulte furieux et giratoire, des tonnes d’eau tombèrent sur le pont ; on eût dit que le navire s’était élancé sous une cataracte. Là, en bas, ils se regardèrent hébétés.

— Balayés d’un bout à l’autre, bon Dieu ! brailla Jukes.

Le Nan-Shan plongea droit au fond du gouffre, comme basculant par-dessus le rebord du monde. La chambre des machines versa en avant, menaçante, comme l’intérieur d’une tour ébranlée par un tremblement de terre. Un affreux vacarme de ferraille s’éleva de la chaufferie. Et le navire resta suspendu dans une inclinaison épouvantable, assez longtemps pour permettre à Beale, tombé sur les genoux et les mains ; de ramper comme s’il eût eu l’intention de fuir à quatre pattes hors de la chambre des machines. M. Rout tourna lentement sa tête impassible, au visage émacié, à la mâchoire tombante. Jukes avait fermé les yeux, et sa figure en un moment devint inexpressive et douce comme celle d’un aveugle.

Enfin, le Nan-Shan se releva lentement, trébuchant et peinant comme si sa proue avait à soulever une montagne. M. Rout ferma la bouche ; Jukes cligna des paupières et le petit Beale se remit vivement sur ses pieds.

— Encore une autre comme celle-ci, et tout est fichu, s’écria le chef.

Jukes et lui se regardèrent, et la même pensée leur vint à l’esprit. Le capitaine. Là-haut, tout devait avoir été emporté. Le servo-moteur balayé, le navire flottant comme un soliveau. C’était fini.

— Courez vite ! s’écria M. Rout d’une voix épaisse, regardant Jukes avec des yeux élargis et indécis.

Celui-ci ne lui répondit que par un regard irrésolu. La sonnerie du chadburn les calma instantanément. L’aiguille noire bondit de Stop à Toute.

— Allez maintenant ! Beale ! cria M. Rout.

La vapeur siffla légèrement. Les tiges des pistons reprirent leur va-et-vient. Jukes appliqua son oreille au tuyau acoustique. La voix l’attendait. Elle disait :

— Ramassez tout l’argent ; faites vite. Je vais avoir besoin de vous là-haut.

Et ce fut tout.

— Capitaine ! appela Jukes.

Il n’y eut pas de réponse.

Il s’éloigna en chancelant comme un blessé quitte le champ de bataille. Il s’était entaillé le front au-dessus du sourcil gauche, il ne savait quand, ni où – entaillé jusqu’à l’os. Il ne s’en apercevait même pas : une dose de mer de Chine suffisante à lui rompre le cou, en lui dégringolant sur la tête, avait bien et dûment lavé, nettoyé, salé sa blessure ; elle ne saignait pas, mais bâillait toute cramoisie ; avec cette balafre au-dessus de l’œil, ses cheveux ébouriffés, le désordre de ses vêtements, il avait l’air de s’être fait descendre à un match de boxe.

— Faut aller ramasser les dollars ! cria-t-il vers M. Rout, en souriant pitoyablement dans le vague.

— Vous dites ?.. dit M. Rout furieusement. Ramasser ?.. À d’autres !

Puis, frémissant de tous ses muscles, mais exagérant son ton paternel :

— Allez-vous-en, maintenant, pour l’amour de Dieu ! Vous autres officiers de pont vous finirez par me rendre idiot. Il y a le premier lieutenant là-haut qui s’est jeté sur le vieux. Vous ne le saviez pas ? Vous perdez la boule, vous autres, qui n’avez rien à faire…

Ces mots éveillèrent un commencement de colère en Jukes. Rien à faire, vraiment !… Empli d’un violent mépris pour le chef, il repartit par où il était venu.

Dans la chaufferie, le petit homme joufflu de la machine auxiliaire jouait de la pelle, péniblement, aussi muet que si on lui eût coupé la langue. Le second, par contre, vociférait comme un fou furieux, que rien ne ferait taire, mais qui ne perdait rien de son habileté professionnelle.

— Vous voilà ! officier vagabond ! Hein ! Vous ne pourriez pas faire descendre un de vos empotés pour hisser les escarbilles ? Elles finissent par nous étouffer ici. Malédiction ! Dites donc ! Hein ! Vous vous rappelez le code : « Matelots et chauffeurs sont tenus de s’entraider. » Hein ! Vous entendez ?

Et tandis que Jukes remontait précipitamment, l’autre continuait encore, la face levée vers lui :

— Pourriez pas me répondre ? Qu’est-ce que vous venez fourrer votre nez par ici ? De quoi vous mêlez-vous ?

Jukes sentit qu’il ne se possédait plus. De retour dans la coursive sombre, il était prêt à tordre le cou à celui qui ferait le moindre signe d’hésitation. Rien que d’y penser, cela le rendait furieux. Lui ne pouvait reculer ; par conséquent, eux ne reculeraient pas.

Son impétuosité, lorsqu’il revint parmi eux, les entraîna. Ses allées et venues, la fureur et la rapidité de ses mouvements les avaient déjà excités et effrayés ; dans ses brusques irruptions parmi eux, plutôt pressenti que perçu, Jukes leur apparaissait formidable – préoccupé de questions de vie et de mort qui ne pouvaient supporter aucun délai. Au premier mot qu’il leur dit, il les entendit se laisser choir lourdement l’un après l’autre, dans la soute, dociles à son ordre.

— Qu’est-ce qu’il y a ? se demandaient-ils mutuellement.

Ils ne le savaient pas bien au juste. Le maître d’équipage essaya de leur expliquer. Le bruit d’une forte bagarre les surprit ; et les chocs puissants qui se répercutaient dans la soute obscure maintenaient en haleine leur sentiment du danger. Lorsque le maître d’équipage tout à coup ouvrit la porte, il leur sembla que l’ouragan, pénétrant à travers les flancs de fer du navire, faisait tourbillonner ces corps humains comme des grains de poussière ; une confuse rumeur leur parvint, un tumulte de tempête, dès murmures féroces, des rafales de cris, le clapotement précipité des pieds nus, se mêlant aux coups de la mer.

Pendant un moment ils contemplèrent ahuris, obstruant le seuil de la porte. Jukes passa au travers du groupe, brutalement. Sans dire un mot, il jaillit en avant. Une nouvelle grappe de coolies s’était formée, accrochée à l’échelle ; ceux-ci luttaient à mort comme précédemment pour forcer le panneau condamné qui leur eût donné accès sur le pont inondé. Comme précédemment, la grappe se détacha, et Jukes disparut, absorbé sous elle comme un homme surpris par un éboulement. Le maître d’équipage hurla, très excité :

— Arrivez ! sortez le second de là ! Il va être piétiné, écrasé !

Ils chargèrent, piétinant à leur tour des torses, des doigts, des visages, s’empêtrant dans des tas de vêtements, repoussant du pied des débris de bois, mais, avant qu’ils pussent s’emparer de Jukes, celui-ci, se dégageant, émergea jusqu’à la ceinture d’entre la multitude des mains crispées. Au moment même où l’équipage l’avait perdu de vue, tous les boutons de sa veste avaient sauté ; le dos de la veste avait été fendu jusqu’au col ; son gilet éclaté de haut en bas. La masse centrale des combattants roula vers l’autre bord, sombre, indistincte, impuissante, et lançant des regards sauvages qui luisaient à la faible clarté des lampes.

— Laissez-moi, nom de Dieu ! Je ne suis pas mort ! cria Jukes d’une voix perçante. Poussez-les à l’avant. Profitez du moment où le navire pique du nez. Poussez-les contre la cloison. Coincez-les.

La ruée des marins, dans l’entrepont en fermentation, fit l’effet d’un baquet d’eau froide dans un chaudron bouillonnant. Le tumulte fléchit d’abord. La masse effervescente des Chinois formait un magma si compact qu’il ne fut pas malaisé pour les matelots, en se tenant ferme par les bras et à la faveur d’un formidable plongeon du navire, de les repousser d’un seul élan et de les appliquer en bloc contre la paroi avant. Derrière leur dos, quelques petits grappillons d’hommes et des corps isolés ballottaient encore.

Le maître d’équipage accomplit de véritables prodiges. De ses grands bras tout ouverts et tenant une épontille dans chacune de ses robustes pattes, il arrêta la ruée de sept Chinois enlacés qui roulaient comme un rocher dans une avalanche. On entendit craquer des jointures. Il fit « Ah ! » et tout fut dispersé.

Mais ce fut le charpentier qui fit preuve de la plus grande ingéniosité. Sans rien dire à personne, il retourna dans la coursive pour y chercher plusieurs glènes d’amarre qu’il savait y être – chaînes et cordages. Avec quoi des barrages furent établis. À vrai dire, les Chinois ne se défendaient guère. La lutte (de quelque façon qu’elle eût commencé) avait vite fait de se transformer en une mêlée de panique aveugle. Si les Célestes d’abord s’étaient élancés à la poursuite de leurs dollars éparpillés, ils ne combattaient plus à cette heure que pour reprendre pied. Ils se tenaient à la gorge tout simplement pour éviter la culbute. Celui qui trouvait un point d’appui s’y cramponnait et donnait force coups de pied à qui s’accrochait à ses jambes – jusqu’à ce qu’une nouvelle embardée les envoyât rouler de conserve à l’autre bout de l’entrepont.

L’arrivée des diables blancs les terrifia. Venaient-ils pour les massacrer ? Les spécimens individuels arrachés au magma s’abandonnaient, flasques comme des loques ; quelques-uns, tirés à l’écart et traînés par les pieds, demeuraient inertes, pareils à des cadavres, les yeux fixes et grands ouverts. Par instants, l’un d’eux se jetait à genoux, faisait mine de demander grâce ; et plusieurs que la terreur avait affolés, un coup de poing bien appliqué entre les deux yeux les faisait s’affaisser et tenir tranquilles. Il y en avait de blessés, qu’on maniait sans précaution, mais qui supportaient cela sans se plaindre, avec simplement un battement spasmodique des paupières.

Des visages ruisselaient de sang ; sur les crânes rasés apparaissaient des écorchures, des plaies vives, des meurtrissures, des déchirures et des entailles. La porcelaine brisée échappée des coffres était en majeure partie responsable de ces dernières. Çà et là un Chinois, aux yeux égarés, à la tresse dénattée, soignait son pied sanglant. On était enfin parvenu à les réduire et à les confirmer, rangés côte à côte, après les avoir secoués jusqu’à parfaite soumission, cognés un peu pour rafraîchir leur excitation, puis réconfortés avec des encouragements plus bourrus que des menaces. À présent ils étaient assis par terre, livides, en rangs abattus, à l’extrémité desquels le charpentier aidé des deux hommes allait et venait, affairé, raidissant et nouant les sauvegardes. Le maître d’équipage, se retenant à un étançon par un bras et une jambe, se battait avec une lampe pressée sur sa poitrine et qu’il essayait d’allumer, tout en grommelant comme un industrieux gorille.

Les silhouettes des matelots s’abaissaient sans cesse avec des mouvements de glaneurs et tout ce qu’ils ramassaient était expédié dans la soute : vêtements, éclats de bois, débris de porcelaine, ainsi que les dollars qu’ils rassemblaient dans des vestes. De temps à autre, un matelot s’avançait en chancelant vers la porte, les bras pleins de décombres ; des regards obliques et douloureux suivaient ses mouvements.

À chaque coup de roulis, les longues rangées de Chinois assis faisaient un salut en avant et, suivant l’invite du plongeon, toutes les bobines rasées s’entrechoquaient d’un bout à l’autre de la ligne.

Et tandis que le bruit de l’eau, qui balayait le pont depuis quelques instants, faisait relâche, Jukes, encore tout frémissant de la lutte, eut l’illusion d’avoir du même coup dompté le vent en quelque sorte, de l’avoir réduit au silence, car pour un temps, l’on n’entendit plus que, contre les flancs du navire, le tonnerre incessant des flots.

L’entrepont avait été entièrement nettoyé – débarrassé de tout le fourbi, comme disaient les matelots. Ils se tenaient droits et vacillants, dominant le niveau des têtes et des épaules courbées. Çà et là un Céleste reprenait haleine dans un sanglot. Aux places où tombait la lumière, verticale, Jukes apercevait les côtes saillantes de l’un, la face jaune et nostalgique de l’autre, des cous penchés, et parfois un morne regard se dirigeait vers son visage.

Il n’en revenait pas de n’avoir point trouvé des cadavres ; mais, à vrai dire, la plupart semblaient prêts à rendre l’âme et plus pitoyables ainsi que s’ils eussent été déjà morts.

Soudain, un des coolies se mit à parler. Une lueur passa, puis s’éteignit sur sa face maigre aux traits tirés ; il renversa la tête en arrière comme un chien qui hurle à la lune ; de la soute, arrivaient des bruits de heurts et le tintement de quelques dollars qui s’éparpillaient ; le coolie tendit les bras, ouvrit béante une bouche noire, et ses incompréhensibles ululements gutturaux, qu’on eût dit n’appartenir à aucune langue humaine, emplissaient Jukes d’une étrange émotion ; il croyait entendre un animal s’efforcer à la parole.

Deux autres, sur le même mode, entonnèrent férocement ce que Jukes crut être des revendications ; le reste du troupeau faisait une basse grondante et commençait à s’agiter. Jukes ordonna aux hommes d’équipage d’évacuer précipitamment l’entrepont. Lui-même en sortit le dernier, marchant à reculons vers la porte, tandis que les grognements gagnaient en intensité et devenaient menaçants, et que vers lui des poings se tendaient comme vers un malfaiteur. Le maître d’équipage poussa le verrou et remarqua d’un air gêné :

— On dirait que le vent est tombé, monsieur. Les matelots furent contents de se retrouver dans la coursive. Chacun pensait en secret qu’il pourrait s’élancer sur le pont à la dernière minute – et trouvait là un réconfort ; il y a quelque chose d’horriblement répugnant dans l’idée d’être noyé à fond de cale. Maintenant qu’ils en avaient fini avec les Chinois ils reprenaient conscience de la position du navire.

En sortant de la coursive, Jukes pataugea jusqu’au cou dans l’eau bruyante. Il gagna la passerelle et fut tout étonné d’y pouvoir discerner des formes obscures, comme si son pouvoir visuel fût devenu surnaturellement aigu. Il discerna de vagues contours qui ne lui rappelaient pas le familier aspect du Nan-Shan, mais spécialement autre chose dont il avait gardé le souvenir : un vieux vapeur dégréé qu’il avait vu pourrissant sur un banc de vase, de longues années auparavant. Oui, vraiment, le Nan-Shan évoquait cette épave.

Il n’y avait plus de vent ; pas un souffle ; sauf de légers courants d’air créés par les embardées du navire. La fumée rejetée par la cheminée retombait sur le pont ; en passant il la respira. Il sentit la pulsation délibérée ses machines et entendit de faibles bruits qui semblaient avoir survécu au grand tumulte ; les tintements d’accessoires brisés, la chute rapide de quelques débris sur la passerelle. Il perçut distinctement la forme trapue de son capitaine se retenant à une rambarde tordue, immobile et balancé comme s’il eût été cloué aux planches. La tranquillité inattendue de l’air oppressa Jukes :

— C’est fait, capitaine, dit-il haletant.

— Je pensais bien, répondit Mac Whirr.

« Vous pensiez bien, quoi ? » murmura Jukes à lui-même.

— Le vent est tombé tout d’un coup, continua le capitaine.

Jukes éclata :

— Si vous croyez que ça a été un boulot facile…

Mais son capitaine, tout cramponné à la rambarde, ne prêtait aucune attention.

— D’après les livres, le pire n’est pas encore passé.

— Si la plupart d’entre eux n’avaient pas été à moitié morts de mal de mer et de frayeur, aucun de nous n’en serait sorti vivant, de l’entrepont.

— Fallait faire quelque chose pour eux, marmotta Mac Whirr avec obstination.

Puis il reprit :

— On ne trouve pas tout dans les livres.

— Et même, je crois bien qu’ils se seraient jetés sur nous, si je n’avais pas fait sortir l’équipage illico, continua Jukes avec chaleur.

Tout à l’heure ils étaient forcés de hurler pour se faire entendre ; à présent, dans la quiétude étonnante de l’air, la moindre parole retentissait ; il leur semblait parler sous une sombre voûte pleine d’échos.

À travers une échancrure, au haut du dôme de nuages lacérés, la lueur de quelques étoiles tombait sur la mer obscure qui s’élevait et s’abaissait confusément. Parfois le sommet d’un cône d’eau s’écroulait à bord et se mêlait à l’agitation roulante de l’écume sur le pont submergé ; et des nuages bas fermaient circulairement la citerne au fond de laquelle le Nan-Shan barbotait. Ce cercle de vapeurs denses tournoyait d’une façon folle autour de son centre si calme, entourait le navire comme un mur ininterrompu d’un aspect inconcevablement sinistre. À l’intérieur du cercle, la mer agitée comme par une propulsion interne s’élevait en montagnes à pic qui cherchaient à se chevaucher, se heurtaient entre elles et claquaient pesamment contre les flancs du Nan-Shan, cependant qu’un gémissement affaibli, l’infinie plainte de la fureur de la tempête, arrivait de par-delà les confins de ce calme oppressant.

Le capitaine Mac Whirr restait silencieux. Jukes, l’oreille tendue, perçut soudain le rugissement lointain et traînant de quelque immense lame invisible qui prenait son élan sous l’épaisse obscurité formant l’effroyable limite de son cercle visuel.

— Naturellement, recommença-t-il acrimonieusement ; ils s’imaginaient que nous en profitions pour les piller. Naturellement ! Vous aviez dit de ramasser l’argent. Plus facile à dire qu’à faire. Ils ne pouvaient pas deviner ce que nous avions dans la tête. Nous sommes arrivés comme une bombe au beau milieu d’eux. Obligés de charger à fond et vivement.

— Du moment que c’est fait…, marmotta le capitaine, sans essayer de regarder Jukes. Il fallait faire pour le mieux.

— Et ce sera encore le diable pour régler les comptes quand ceci sera fini, dit Jukes, qui se sentait tout endolori. Laissez-les seulement se ressaisir un peu, et vous verrez ! Ils nous sauteront à la gorge, capitaine. N’oubliez pas, capitaine, que le Nan-Shan n’est plus un navire anglais maintenant. Et ces animaux-là le savent bien aussi. Le sacré pavillon siamois…

— N’empêche pas que nous sommes à bord, remarqua Mac Whirr.

— Et nous n’en avons pas fini avec les embêtements, insistait Jukes d’un ton prophétique. (Il trébucha, se rattrapa.) Quelle épave ! ajouta-t-il tout bas.

— Ce n’est pas encore fini, acquiesça le capitaine à mi-voix… Veillez un instant, n’est-ce pas…

— Vous allez quitter la passerelle, capitaine ? demanda Jukes anxieusement, comme si l’orage n’attendait que le départ du capitaine pour foncer sur le navire.

Il le contempla, ce navire battu, solitaire, qui faisait effort dans un décor sauvage de montagnes d’eau noire éclairées par les lueurs des mondes lointains, qui avançait lentement, rejetant, au cœur muet de l’ouragan, l’excès de sa force, en un blanc nuage de vapeur – et la vibration profonde de l’échappement semblait l’inquiet barrissement d’une créature marine, impatiente de reprendre le combat. Brusquement cela cessa. L’air tranquille gémit. Jukes, au-dessus de sa tête, vit scintiller quelques étoiles au fond d’un gouffre de nuées. Au-dessous de ce puits étoilé, les nuages d’encre formant margelle surplombaient directement le navire. Les étoiles lui semblaient le regarder avec une attention particulière, comme si c’eût été pour la dernière fois – et l’on eût dit aussi une couronne de splendeur posée comme un diadème sur un front courroucé.

Le capitaine Mac Whirr était allé dans la chambre de veille. On n’y voyait goutte, mais cela ne l’empêchait pas de sentir le désordre de la chambre où il vivait d’habitude d’une façon si ordonnée. Son fauteuil était renversé. Les livres étaient tombés à terre : un morceau de verre craqua sous sa botte. À tâtons il chercha des allumettes et trouva la boîte derrière le rebord d’un rayon. Il en alluma une, et, plissant le coin des yeux, tendit la petite flamme vers le baromètre. L’instrument de verre et de métal branlait du chef et semblait lui faire des signes.

Le mercure était bas – incroyablement bas ; si bas que le capitaine Mac Whirr crut devoir émettre un grognement. L’allumette s’éteignit ; il en sortit vivement une autre qu’il tint entre ses doigts gourds.

Une petite flamme brilla de nouveau sur le verre et le métal du baromètre au chef branlant. Les yeux de Mac Whirr s’y fixèrent. Il les fermait à demi pour concentrer son attention, comme épiant un signe imperceptible. Avec sa face grave, il ressemblait à un bonze difforme et botté en train de consulter une idole et lui brûlant au nez de l’encens. Il n’y avait pas d’erreur ; il n’avait de sa vie vu le baromètre aussi bas.

Le capitaine Mac Whirr émit un petit sifflement, puis resta plongé dans ses pensées jusqu’à ce que la flamme, diminuée jusqu’à n’être plus qu’une lueur bleue, mourût en lui brûlant le bout des doigts. Peut-être, après tout, l’instrument était-il détraqué !

Il y avait un baromètre anéroïde vissé au-dessus de la couchette. Il se tourna dans cette direction, alluma une autre allumette et la face blanche de l’instrument lui apparut. Le cadran, du haut de la cloison, le dévisageait de façon significative ; et l’inflexibilité de la matière, en face de quoi toute contradiction devient vaine, s’imposait à la sagesse incertaine des hommes. Il n’y avait plus moyen de douter. Le capitaine Mac Whirr haussa les épaules et jeta l’allumette.

Advienne le pire ! si l’on ne pouvait plus l’éviter. Mais s’il fallait en croire les livres, ce pire allait offrir du diablement mauvais. L’expérience de ces six dernières heures avait élargi sa compréhension ; il se doutait à présent de ce que le mauvais temps pouvait offrir : « Ça va être terrifiant », prononça-t-il mentalement.

Il n’avait pas eu conscience de regarder autre chose que les baromètres, à la lumière des allumettes ; pourtant, il avait vu que sa carafe d’eau et les deux verres avaient été arrachés de leurs supports. Cela lui donna une idée plus précise des secousses que le navire avait dû subir. « Je ne l’aurais jamais cru », pensa-t-il. Sa table aussi avait été chambardée : règles, crayons, encrier – tout ce qui avait une place assignée et sûre – toutes ces choses à terre, comme si une main malfaisante les eût arrachées une à une pour les lancer sur le plancher mouillé.

L’ouragan s’était même introduit dans les aménagements de sa vie privée, ce qui n’était encore jamais arrivé ; et un sentiment de consternation envahit Mac Whirr au plus profond de son flegme. Et le pire restait à venir ! Il était content que l’incident fâcheux de l’entrepont ait été découvert à temps. Après tout, si le navire devait disparaître, au moins il ne coulerait pas avec des gens en train de s’entre-déchirer. Cela, c’était proprement inadmissible. Et dans sa protestation entrait une intention d’humanité aussi bien que l’obscur sentiment des convenances. Ces pensers subits participaient de la nature du capitaine et restaient essentiellement lents et lourds.

Il étendit la main pour replacer la boîte d’allumettes sur le coin du rayon. Il avait donné l’ordre depuis longtemps qu’il y eût toujours là des allumettes :

« Une boîte… juste ici, voyez ? Pas tout à fait pleine… Ici, où je puisse poser la main dessus, steward. Je peux avoir besoin d’une lumière tout à coup. On ne s’imagine pas tout ce dont on peut avoir besoin tout à coup, à bord d’un navire. Rappelez-vous. »

Et de son côté, naturellement, il prenait soin de remettre scrupuleusement les allumettes à leur place. Ainsi fit-il cette fois encore ; mais, avant de retirer sa main, l’idée lui vint que, peut-être, il n’aurait plus jamais l’occasion de se servir de cette boîte. La véhémence de cette idée l’arrêta dans son geste et pendant une infinitésimale fraction de seconde, il demeura les doigts refermés sur ce petit objet comme sur le symbole de toutes les menues habitudes qui nous enchaînent au cours fastidieux de la vie. Il la lâcha enfin, et se laissant tomber sur sa couchette, il attendit l’annonce du vent. Rien encore. Il n’entendait pas d’autre bruit que ceux de l’eau, les fortes éclaboussures, les chocs sourds des lames en désordre qui assaillaient son navire de toutes parts. Jamais le Nan-Shan n’aurait le répit nécessaire pour dégager ses ponts !

La quiétude de l’air était déconcertante ; il la sentait tendue et fragile comme un cheveu qui retiendrait une épée suspendue au-dessus de sa tête.

Durant cet armistice tragique la tempête pénétrait la résistance de l’homme et lui descellait les lèvres. La voix de Mac Whirr s’éleva dans la solitude et la nuit noire de sa cabine, comme s’adressant à un autre être qui se fût éveillé en lui-même.

— Ça m’ennuierait de le perdre, dit-il à mi-voix. Il était assis, loin des yeux, à l’écart de la mer, du navire même, isolé comme forclos du courant de sa propre existence, car des incongruités comme celle de se parler à soi-même n’y eussent sûrement pas trouvé place. Ses mains posaient à plat sur ses genoux ; il courbait la nuque et soufflait lourdement ; il s’abandonnait à une étrange sensation de lassitude, où un peu plus de clairvoyance lui eût permis de reconnaître la courbature de l’esprit. Il pouvait, sans se lever, atteindre la porte de sa toilette. Il devait y avoir là un essuie-main. « Oui. Le voici… » Il le prit ; il s’épongea la face, puis continua, frictionnant sa tête trempée. Il frottait et se bouchonnait dans le noir ; puis laissa retomber sa serviette sur ses genoux et demeura immobile. Un instant s’écoula dans un si profond silence que personne n’eût deviné qu’un homme était assis là, dans sa cabine. Puis un chuchotement s’éleva.

— Il peut encore s’en tirer.


Quand le capitaine Mac Whirr reparut sur la passerelle, ce qu’il fit soudain, comme s’il avait pris brusque conscience de s’en être éloigné trop longtemps, le calme avait déjà duré plus d’un quart d’heure, – assez longtemps pour être devenu intolérable même au peu d’imagination de Mac Whirr.

Jukes, immobile à l’avant de la passerelle, commença de parler tout à coup. Sa voix blanche et forcée semblait couler à travers des dents serrées et se répandre tout autour de lui dans l’obscurité qui s’épaississait de nouveau sur la mer.

— J’ai fait relever l’homme de barre. Hackett commençait à crier qu’il n’en pouvait plus. Il est étendu là, le long du servo-moteur, avec un visage de mort. Je n’ai pu d’abord obtenir que quelqu’un grimpât pour relever le pauvre diable. Ce maître d’équipage vaut moins que rien, je l’ai toujours dit. J’ai cru que je serais obligé d’y aller moi-même et d’en sortir un par la peau du cou.

— Ah ! bon ! marmotta le capitaine.

Il restait vigilant aux côtés de Jukes.

— Le premier lieutenant est aussi là-dedans, qui se tient la tête. Est-il blessé, capitaine ?

— Non : fou, rectifia brièvement Mac Whirr.

— On dirait pourtant qu’il est tombé.

— J’ai été obligé de le pousser, expliqua le capitaine.

Jukes soupira avec impatience.

— Ça va venir très brusquement, dit le capitaine, ça va venir de là… je crois. Dieu seul le sait… Ces livres ne sont bons qu’à vous brouiller la cervelle et à vous rendre nerveux. Ça va être mauvais et voilà tout. Si seulement nous avions le temps de virer pour tenir tête…

Une minute passa, quelques étoiles clignotèrent rapidement et s’évanouirent.

— Vous les avez laissés à peu près en sûreté ? commença Mac Whirr d’une façon abrupte, comme si le silence lui pesait.

— C’est aux coolies que vous pensez, capitaine ? J’ai tendu des sauvegardes, dans tous les sens, à travers l’entrepont.

— Oui ? Bonne idée, monsieur Jukes !

— Je ne… pensais pas que cela vous intéresserait de savoir… dit Jukes. (Les secousses du navire coupaient ses phrases comme si quelqu’un l’eût secoué tandis qu’il parlait.)… Comment je m’étais tiré de cette infernale besogne. Nous nous en sommes tirés. Et cela n’aura peut-être aucune importance, en fin de compte.

— Il fallait faire pour le mieux, pour tous. Ce ne sont que des Chinois. Mais il faut leur donner les mêmes chances qu’à nous, que diable ! Tout n’est pas encore perdu. C’est déjà assez malheureux d’être enfermés là en bas pendant une tempête.

— C’est ce que j’ai pensé quand vous m’avez donné la corvée, capitaine, interrompit Jukes d’un ton chagrin.

— …sans être encore écharpés, poursuivit Mac Whirr avec une véhémence croissante. Je ne pourrais tolérer cela sur mon navire, même si je savais qu’il n’a plus que cinq minutes à vivre. Pourrais pas le supporter, monsieur Jukes.

Comme un cri roulant à travers les échos d’une gorge rocheuse, un bruit bizarre et caverneux s’approcha du navire, puis s’éloigna. La dernière étoile, élargie, brouillée, et qui semblait retourner à la nébuleuse originelle, lutta quelques instants encore avec la formidable nuit qui s’approfondissait au-dessus du navire ; puis s’éteignit.

— À nous maintenant, souffla le capitaine Mac Whirr. Eh ! Monsieur Jukes ?

— Présent, capitaine.

Les deux hommes se perdirent de vue.

— Il faut avoir confiance qu’il va traverser cela et ressortir de l’autre côté. Ceci est clair et net. Il n’y a pas de place ici pour la stratégie des tempêtes du capitaine Wilson.

— Non, capitaine.

— Il va être étouffé et balayé pendant des heures encore, grommela le capitaine, mais, à l’heure qu’il est, il ne reste plus guère sur le pont à emporter… que vous ou moi.

— Nous deux à la fois, capitaine, chuchota Jukes haletant.

— Vous allez toujours au-devant des ennuis, Jukes, fit le capitaine d’un ton de remontrance bizarre. Bien qu’en fait, le premier lieutenant ne soit bon à rien. Vous seriez laissé tout seul que…

Le capitaine Mac Whirr s’interrompit, et Jukes, lançant de vains regards dans le noir, demeura silencieux.

— Ne vous laissez surtout déconcerter par rien, continua le capitaine précipitamment, et toujours faites face au vent. Ils peuvent dire tout ce qu’ils veulent, mais les plus grosses lames courent toujours dans le sens du vent. Debout au vent – toujours debout au vent – c’est le seul moyen d’en sortir. Vous êtes un novice. Faites face, ça n’est déjà pas si facile. Et du sang-froid.

— Oui, capitaine, dit Jukes, le cœur battant.

Pendant les quelques secondes qui suivirent, le capitaine parla à la chambre des machines et écouta la réponse.

Sans raison appréciable Jukes sentit alors la confiance l’envahir ; c’était comme un souffle chaud venu de l’extérieur, qui le pénétrait et le faisait se sentir désormais à hauteur de n’importe quelle exigence.

Le lointain murmure des ténèbres s’insinua furtivement dans son oreille. Il le nota, sans s’émouvoir, grâce à cette foi soudaine en lui-même, comme un homme à l’abri d’une cotte de mailles examinerait la pointe d’une lance.

Le navire fatiguait sans relâche parmi les noires collines des eaux, payant par ce rude ballottement la rançon de sa vie. On entendait gronder ses entrailles ; il agitait son blanc panache de vapeur dans la nuit ; et la pensée de Jukes glissait comme un oiseau à travers la chambre des machines où M. Rout – un brave homme – se tenait prêt. Quand le grondement cessa il lui sembla qu’il y avait un arrêt de tous les bruits – un arrêt absolu – durant lequel la voix du capitaine Mac Whirr retentit.

— Qu’est-ce que cela ? Une bouffée de vent ? (La voix retentissait d’une manière saisissante, et beaucoup plus forte que Jukes ne l’avait jamais entendue.) À l’avant. Ça va bien. Il peut encore s’en tirer.

Le murmure du vent s’approchait rapide. En première ligne on pouvait distinguer une sorte de plainte assoupie et, très loin, à l’arrière, l’accroissement d’une clameur multiple qui s’avançait en s’étalant. On y distinguait comme des roulements d’une multitude de tambours, une note impétueuse et mauvaise, et le chant d’une foule en marche.

Jukes avait cessé de voir distinctement son capitaine. L’obscurité s’amoncelait littéralement autour d’eux. Tout au plus pouvait-il discerner des gestes, un mouvement de l’avant-bras relevé, une tête se rejetant en arrière.

Le capitaine Mac Whirr, un peu moins placidement que de coutume, s’efforçait de faire entrer dans sa boutonnière le bouton d’en haut de son ciré. L’ouragan qui met les flots en démence, qui fait sombrer les bateaux, et qui déracine les arbres, qui renverse les murailles et précipite l’oiseau de l’air contre le sol, l’ouragan avait rencontré sur sa route cet homme taciturne et son plus grand effort n’avait pu que lui arracher quelques mots. Avant que le courroux renouvelé des tempêtes ne se jetât de nouveau sur le navire, le capitaine Mac Whirr fut réduit à déclarer, d’un ton comme contrarié :

— Ça m’ennuierait qu’il se perdît.

Cette contrariété lui fut épargnée.


VI[modifier]

Par un brillant jour ensoleillé le Nan-Shan fit son entrée à Fou-Tchéou. La brise favorable chassait par-devant lui sa fumée. Son arrivée fut immédiatement remarquée à terre, et les marins du port se disaient : « Regardez ! Mais regardez donc ce vapeur. Qu’est-ce que c’est ? Siamois, hein ? Non, mais regardez-le ! » Il semblait en effet avoir servi de cible aux secondes batteries d’un croiseur. Une grêle de petits obus n’aurait pu donner à ses œuvres mortes un aspect plus dévasté, plus défoncé, plus ruineux : il avait cet air las et épuisé des navires qui s’en reviennent du bout du monde ; – et non sans cause, car dans son court voyage il avait été très loin, jusqu’à entrevoir même les côtes de l’Au-delà, de ce grand inconnu d’où jamais navire ne revint pour rendre à la poussière du continent les marins de son équipage. Il était incrusté et gris de sel jusqu’à la pomme de ses mâts et jusqu’au sommet de sa cheminée, « comme si son équipage (dit un marin facétieux) l’eût repêché du fond de la mer et l’eût amené ici pour recevoir la prime de sauvetage ». Il ajouta, excité par l’heureux effet de ses remarques spirituelles, qu’il en offrait cinq livres « sans inventaire ».

Le Nan-Shan n’était pas à quai depuis une heure, qu’un petit homme maigre au nez rouge, à la figure rageuse, débarquait d’un sampan sur le quai de la Concession étrangère et se retournait incontinent pour lui montrer le poing.

Un grand individu aux jambes ridiculement maigres pour sa vaste bedaine et aux yeux liquides s’approcha en se dandinant :

— Vous venez d’en sortir, hein ? dit-il. Pas été long…

Il portait un complet de flanelle bleue couvert de taches ; aux pieds des souliers de cricket tout boueux ; une moustache d’un gris jaunâtre retombait sur sa lèvre. Les bords de son chapeau, en deux endroits, s’étaient détachés de la coiffe et laissaient paraître le jour.

— Hello ! Qu’est-ce que tu fais ici ? demanda l’ex-premier lieutenant du Nan-Shan en lui serrant la main précipitamment.

— J’attends pour un poste dont on m’a parlé, quelque chose de sérieux, expliqua l’homme au chapeau crevé en soufflant d’une façon poussive. Le lieutenant montra de nouveau le poing au Nan-Shan.

— Il y a là-dedans un type qui n’est même pas capable de commander un radeau, déclara-t-il vibrant de colère, tandis que l’autre regardait autour de lui d’un air morne.

— C’est vrai ?

Mais il aperçut sur le quai un lourd coffre de marin, peint en brun, sous une couverture de toile à voile effilochée et amarrée avec de la manille neuve. Il le lorgna avec intérêt.

— Je parlerais bien, et j’en aurais long à dire, n’était ce sacré pavillon siamois. Personne à qui se plaindre… sans quoi, il lui en cuirait… canaille ! Il a dit à son mécanicien en chef – encore une autre canaille – que j’avais perdu la tête. C’est le plus grand tas d’idiots et de mabouls qui aient jamais navigué. Non ! tu ne peux t’imaginer…

— Tu as reçu ta paie ? demanda soudain son minable compagnon.

— Oui. Il m’a réglé mon compte à bord. Allez-vous-en déjeuner à terre, m’a-t-il dit.

— Vieux grigou ! commenta le grand individu d’un air vague.

Et, passant sa langue sur ses lèvres :

— Si on allait boire un coup.

— Il m’a frappé ! siffla le premier lieutenant rageusement.

— Non ? Frappé ! Pas vrai ? (L’homme en bleu se mit à s’agiter avec sympathie.) On ne peut vraiment pas causer ici. Je voudrais savoir tous les détails. Frappé ! Hein ? Cherchons quelqu’un pour porter ton coffre. Je connais un endroit bien tranquille où on peut avoir de la bière en bouteilles…

M. Jukes, qui scrutait le rivage à travers les jumelles du bord, informa plus tard le mécanicien en chef que « notre ancien lieutenant n’a pas mis longtemps à trouver un ami. Un type qui ressemble fort à un vadrouilleur ; je les ai vus quitter le quai ensemble ».

Le tintamarre des coups de marteau et des calfatages indispensables ne troublait point le capitaine Mac Whirr. Dans la chambre de veille enfin remise en ordre, il écrivait une lettre ; le steward qui faisait la pièce y découvrit ensuite des passages d’un intérêt si absorbant que, par deux fois, il faillit se laisser surprendre en flagrant délit d’indiscrétion. Mais cette même lettre, quand elle parvint à Mme Mac Whirr, dans le salon de sa maison de banlieue est de Londres, lui fit étouffer un bâillement. Pourquoi l’étouffait-elle ? Par respect pour elle-même sans doute, car il n’y avait personne d’autre dans la pièce.

Elle était à demi étendue sur un fauteuil pliant en bois doré, recouvert de peluche, auprès d’une cheminée carrelée où flambait un feu de charbon ; des éventails japonais en ornaient le dessus. Élevant les mains elle jeta un coup d’œil las sur les nombreuses pages. Était-ce sa faute, après tout, si les lettres de son mari étaient si plates, si désespérément fastidieuses – depuis le Ma très chère femme du début, jusqu’au Ton mari affectueux de la fin. On ne pouvait vraiment pas lui demander de s’intéresser à toutes ces affaires de marine, ni d’y comprendre quelque chose. Naturellement elle était contente de recevoir des nouvelles ; mais quant à préciser pourquoi…

… On les appelle des typhons… Notre second n’avait pas l’air d’être de cet avis… pas dans les livres… ne pouvait pas laisser les choses se passer ainsi…


Le papier bruissa vivement, …un calme qui dura plus de vingt minutes, lut-elle par manière d’acquit ; les premiers mots que ses yeux indifférents rencontrèrent ensuite, dans le haut d’une autre page : …te revoir ainsi que les enfants… Elle eut un mouvement d’impatience.

Qu’est-ce qu’il avait à toujours parler de retour ? Jamais pourtant son traitement n’avait été si élevé. Alors à quoi bon ?

Il ne lui vint pas à l’idée de tourner la feuille pour revenir à la page précédente. Elle y aurait vu raconté que, entre quatre et six heures du matin, le 25 décembre, le capitaine Mac Whirr avait bien cru que le Nan-Shan avait atteint son heure dernière, et qu’avec une pareille mer, il perdait espoir de revoir jamais sa femme et ses enfants.

Voici ce que personne ne devait jamais connaître (une lettre est si vite égarée), personne au monde que le steward – qui, lui du moins, avait été vivement impressionné par cette révélation. Il en éprouva même le besoin de tâcher de faire comprendre au cuisinier qu’on « l’avait échappé belle », en affirmant :

— Le vieux lui-même pensait qu’il ne nous restait guère plus d’une fichue chance d’en sortir.

— Qu’est-ce que tu en sais ? demanda avec mépris le maître queux, un vieux soldat. Il a peut-être bien été te le raconter.

— Il m’a laissé entendre quelque chose de ce genre, répondit le steward payant d’effronterie.

— Ta gueule. C’est à moi qu’il viendra le dire la fois prochaine ! ricana le vieux cuisinier par-dessus son épaule.

Mme Mac Whirr, un peu inquiète, regardait plus loin : …ai fait pour le mieux… pauvres malheureux… seulement trois jambes cassées et un… pensé qu’il valait mieux étouffer l’affaire… espère avoir fait ce qu’il fallait.

Ses mains retombèrent. Non ! pas d’autre allusion à son retour. Il avait dû simplement exprimer un souhait pieux. Mme Mac Whirr respira et la pendule de marbre noir (que le bijoutier de l’endroit estimait à trois livres dix-huit shillings six pence), eut un tic-tac discret et furtif.

Brusquement la porte s’ouvrit ; une fillette se précipita dans la pièce ; elle était à l’âge des jupes courtes et des jambes longues. Une abondance de cheveux incolores et plats flottait sur ses épaules. En voyant sa mère, elle s’arrêta net et dirigea sur la lettre de pâles yeux inquisiteurs.

— C’est de papa, murmura Mme Mac Whirr. Qu’est-ce que tu as fait de ton ruban ?

La fillette porta la main à la tête et fit la moue.

— Il va bien, continua Mme Mac Whirr d’un air alangui, du moins, je le pense ; il ne parle jamais de sa santé.

Elle fit entendre un petit rire. La figure de la fillette exprima une indifférence distraite, et Mme Mac Whirr la contempla avec fierté.

— Va mettre ton chapeau, dit-elle au bout d’un instant. Je sors faire des courses. Il y a une exposition de blanc chez Linom.

— Oh ! quelle chance ! s’écria l’enfant d’un ton subitement grave et vibrant, en bondissant hors de la chambre.

C’était un bel après-midi de ciel gris ; les trottoirs étaient secs. Devant la porte du magasin de nouveautés, Mme Mac Whirr salua d’un sourire une femme à l’allure de matrone, aux formes généreuses, vêtue d’un manteau noir cuirassé de jais. Une couronne de fleurs artificielles s’épanouissait au-dessus de sa face bilieuse. Ces dames se précipitèrent au-devant l’une de l’autre, s’exclamant ensemble et se mirent à caqueter de conserve avec une précipitation qui faisait croire que peut-être la rue allait s’entrouvrir et avaler leur plaisir avant qu’elles n’aient achevé de l’exprimer.

Derrière elles les hautes portes de verre du magasin battaient sans répit. Mais ces dames obstruaient le passage. Des messieurs patientaient poliment. Quant à Lydia, elle était tout occupée à piquer le bout de son ombrelle entre les dalles du trottoir. Mme Mac Whirr parlait avec volubilité :

— Je vous remercie. Non ; il ne revient pas encore. C’est triste, naturellement, de ne pas l’avoir avec nous ; mais c’est si réconfortant de savoir qu’il se porte bien.

Mme Mac Whirr reprit haleine.

— Le climat de là-bas lui convient si bien, ajouta-t-elle radieuse, comme si le pauvre Mac Whirr eût été faire un tour en Chine pour raison de santé.


Le mécanicien en chef ne revenait pas encore, lui non plus. M. Rout connaissait trop bien la valeur d’un bon poste.

— Salomon dit que les prodiges ne cesseront jamais ! cria Mme Rout joyeusement à la vieille dame assise dans son fauteuil au coin du feu. La mère de M. Rout bougea légèrement ses deux mains fanées qui reposaient sur ses genoux dans des mitaines noires.

Les yeux de la belle-fille semblaient danser sur le papier.

— Ce capitaine du navire sur lequel il est – un homme assez borné, vous vous rappelez, mère ? – a fait quelque chose d’assez fort, à ce que dit Salomon.

— Oui, ma chère, dit la vieille femme débonnairement. (Elle inclinait en avant sa tête argentée, avec cet air de calme intérieur des très vieilles gens qui semblent s’absorber dans la contemplation des dernières lueurs de l’existence.) Je crois bien me rappeler.

Salomon Rout, le vieux Sal, le père Sal, le chef, Rout ce « brave homme », M. Rout, l’ami paternel et indulgent de la jeunesse, avait été le benjamin de ses nombreux enfants tous morts aujourd’hui. Elle se le rappelait particulièrement à l’âge de dix ans (bien avant qu’il ne partît faire son apprentissage dans une grande usine du Nord). Elle l’avait si peu vu depuis ; elle avait parcouru tant d’années, qu’il lui fallait maintenant retourner bien loin en arrière pour se le remémorer distinctement à travers la brume du temps. Parfois, il lui semblait que sa belle-fille parlait d’un étranger.

Mme Rout fils était déçue.

— Hum ! hum ! (Elle tourna la page.) Que c’est vexant ! Il ne dit pas ce que c’est. Il dit que je ne pourrais pas comprendre. Je me demande qu’est-ce que cela pouvait bien être de si malin. Quel misérable de ne pas nous le dire !

Elle continua sa lecture, sans faire d’autre remarque, et quand elle eut fini se mit à contempler le feu.

Rout ne touchait que deux mots du typhon ; mais quelque chose l’avait poussé à exprimer un désir croissant d’avoir la joviale Mme Rout auprès de lui : S’il n’y avait pas la question de ma mère, qu’on ne peut tout de même pas laisser, je t’enverrais l’argent de ton voyage tout de suite. Tu pourrais installer une petite maison ici ; j’aurais l’occasion de te voir de temps en temps. Nous ne rajeunissons pas…

— Il va bien, mère, soupira Mme Rout en se secouant.

— Il a toujours été un garçon fort et bien portant, dit placidement la vieille femme.

Le compte rendu de M. Jukes était par contre fort animé et des plus complets. Son ami, dans le service de la navigation d’Occident, le communiqua généreusement à tous les autres officiers de son transatlantique.

— Un type que je connais m’écrit pour me raconter une affaire extraordinaire arrivée à bord de son navire pendant ce coup de typhon dont on a parlé dans les journaux, il y a deux mois, vous devez vous en souvenir ? C’est la chose du monde la plus comique. Vous allez voir vous-même ce qu’il en dit : tenez, voici sa lettre.

Il y avait dans cette lettre l’exagération d’une fermeté d’âme indomptable et joyeuse. Jukes était de bonne foi, et ce qu’il en disait était vrai, du moins au moment où il l’écrivait. Il racontait d’une façon sinistre les scènes dans l’entrepont :


… Comme dans un éclair, il me vint à l’esprit que ces maudits Chinois n’étaient pas tenus de comprendre le sentiment qui nous faisait agir ; or nous nous comportions en apparence comme des brigands qualifiés. Il ne fait jamais bon de séparer un Chinois de son argent, du moins quand il est le plus fort. Par un tel temps, pour risquer un cambriolage il eût fallu être vraiment forcené ; mais qu’est-ce que ces gueux connaissaient de nous ? Aussi sans perdre mon temps à réfléchir je fis sortir tout l’équipage en un clin d’œil. Notre ouvrage était fini – que le vieux avait tant à cœur ! Nous leur cédâmes la place sans rester à leur demander comme ils se sentaient. Je suis convaincu que s’ils n’avaient pas été aussi impitoyablement secoués, et (tous sans exception) effrayés d’avoir à se tenir debout, nous aurions été mis en pièces. C’était complet, je vous assure ! et vous pouvez battre les mers du Nord et du Sud et jusqu’à la consommation des siècles avant de vous trouver avec une pareille corvée sur les bras.


Après quoi, il se lançait dans une appréciation technique des dommages matériels subis par le navire, puis il continuait :


Mais ce n’est qu’après que le gros temps se fut calmé que notre tâche devint vraiment délicate. Il ne nous était d’aucun avantage, vous pensez bien, de naviguer depuis peu sous pavillon siamois ; encore que, le commandant n’ait jamais pu se persuader que cela fit une différence. « Tant que c’est nous qui sommes à bord », disait-il. Il y a des choses qui n’ont jamais pu lui entrer dans là tête. Autant tâcher de convaincre un baldaquin. Ajoutez à cela l’isolement du navire dans ces mers de Chine, un isolement infernal, sans consuls, sans aucune canonnière à soi nulle part, sans une âme à qui s’adresser en cas de difficulté.

Mon idée à moi était de maintenir tous ces magots à fond de cale une quinzaine d’heures de plus, c’est-à-dire jusqu’au temps que nous ayons pu gagner Fou-Tchéou. Là nous aurions vraisemblablement rencontré quelque navire de guerre, et une fois sous la protection des canons, sauvés ! car il va de soi que le commandant de n’importe quel vaisseau de guerre – Anglais, Français ou Hollandais – dans le cas d’une rixe à bord, se met du côté des blancs. Nous serions alors en posture de pouvoir nous débarrasser d’eux et de leur argent en remettant le tout entre les mains de leur Taotï ou de je ne sais quel mandarin à lunettes vertes comme on en voit circuler en chaise à porteurs dans les infectes ruelles de leurs cités.

Mais le vieux ne voulut rien savoir. Il désirait apaiser l’affaire. Il s’était fourré cette idée dans la tête et un treuil à vapeur n’aurait pu l’en arracher. Il désirait qu’on fit le moins de bruit possible autour de cela, et que ni le nom du bateau n’y fût compromis, ni les armateurs, « ni aucun des intéressés » comme il disait en enfonçant ses yeux dans les miens. Moi cela me rendait furieux. Comment pouvait-il espérer que cette affaire ne fit pas de bruit ? Ce qui était certain c’est que les malles des Chinois, au début de la traversée, avaient été fixées de manière à pouvoir affronter n’importe quelle tempête de ce monde ; mais ce qui s’était rué sur nous était quelque chose de tellement diabolique que rien ne peut vous en donner une idée.

Cependant, moi, je ne tenais presque plus sur mes jambes. Il n’y avait plus de relève pour aucun de nous depuis près de trente heures ; et le vieux restait là, à se frotter le menton, à se gratter le crâne, si embêté qu’il ne songeait même, pas à enlever ses bottes.

— J’espère, capitaine, lui ai-je dit, que vous n’allez tout de même pas les lâcher sur le pont avant que nous ayons pris nos mesures d’une manière ou d’une autre ?

Non pas que je me sentisse grande envie de résister à ces gueux s’ils se mettaient en tête de réclamer leur dû, mais les démêlés avec les Chinois n’ont jamais été jeux d’enfants. Surtout je me sentais éreinté.

— Par pitié, lui dis-je, laissez-nous donc leur jeter en tas leurs dollars et allons nous reposer pendant qu’ils régleront à coups de griffes le partage.

— Voyons, Jukes, vous déraisonnez ! dit-il en levant les yeux vers moi de cette façon lente qu’il a et qui vous fait souffrir de partout. Il faut que nous inventions quelque chose de juste et à la satisfaction de chacun.

J’avais des tas de choses à faire, comme tu peux l’imaginer ; je mis donc l’équipage au travail ; puis l’envie me prit d’aller m’étendre un instant sur ma couchette.

Je ne reposais que depuis dix minutes lorsque le steward se précipita dans ma chambre, et, me tirant par la jambe :

— Pour l’amour du Ciel, monsieur Jukes, venez vite ! montez sur le pont ! Dépêchez-vous !

Sa précipitation me faisait perdre la tête. Je me demandais ce qui pouvait bien être arrivé : une autre tornade ? ou quoi ? Je n’entendais pas de vent.

— Le capitaine les lâche tous ! Oh ! ils vont être lâchés ! Sautez sur le pont, mon lieutenant ; sauvez-vous. Le chef mécanicien vient de courir en bas chercher son revolver.

Voilà ce que me racontait cet imbécile. Pourtant le père Rout m’a juré qu’il n’était jamais descendu que pour chercher un mouchoir propre.

Quoi qu’il en soit, je bondis dans mon pantalon et volai sur le pont d’arrière. Effectivement, on entendait passablement de bruit à l’avant de la passerelle. Quatre hommes étaient occupés sur l’arrière avec le maître d’équipage. Je leur passai quelques-uns de ces fusils que chaque navire a toujours soin d’emporter lorsqu’il voyage dans ces mers d’Extrême-Orient, et je les conduisis vers la passerelle. Chemin faisant, je me cognai contre le vieux Rout qui suçait un bout de cigare éteint ; il paraissait ahuri.

— Venez avec nous ! lui criai-je.

Et tous les sept alors, nous chargeâmes comme un seul homme, jusqu’au roufle. Mais là nous vîmes que tout était fini. Le vieux restait debout, ses grandes bottes encore tirées jusqu’en haut des cuisses ; il était en bras de chemise, car sans doute, ça lui avait donné chaud de se creuser ainsi la cervelle.

À son côté l’élégant commis de Bun-Hin, sale comme un ramoneur et le visage encore vert d’émotion. Je vis tout de suite que j’allais prendre quelque chose.

— Que diable signifient ces simagrées, monsieur Jukes ? demanda le vieux du plus furieux qu’il pouvait être – et je dois vous avouer que j’en perdis l’usage de la parole.

« Pour l’amour du Ciel, monsieur Jukes, enlevez-leur ces fusils. Vos hommes vont sûrement se blesser avec, si vous n’y veillez. Que le diable m’emporte si l’on ne se croirait pas à Bedlam. Attention, maintenant. J’ai besoin de vous par en haut pour m’aider à compter cet argent avec le Chinois de Bun-Hin. Et puisque vous êtes là, monsieur Rout, vous pourriez bien nous donner aussi un coup de main. Plus nous serons, mieux ça vaudra. »

Il avait arrangé tout dans sa tête pendant que je faisais mon somme.

Nous aurions été un navire anglais, ou simplement nous aurions eu à lâcher notre bande de coolies dans un port anglais, à Hong-Kong par exemple, quelles difficultés n’eussions-nous pas rencontrées : interrogatoires, enquêtes, demandes de dommages et intérêts, que sais-je ? Mais ces Chinois connaissent leurs fonctionnaires mieux que nous.

Déjà les panneaux étaient enlevés, et les Chinois, après une nuit et un jour dans l’entrepont, se tenaient rangés sur le pont. Cela faisait un drôle d’effet de revoir à la lumière du soleil toutes ces faces ravagées aux yeux hagards ; ils semblaient tous ahuris de revoir le ciel, la mer, le navire. Il y avait de quoi, je vous assure ! Car ils avaient enduré de quoi arracher l’âme à un blanc. Mais on dit que les Chinois n’ont pas d’âme. En tout cas, ce qu’ils ont à la place est fichtrement résistant. J’en remarquai un, entre autres, dont l’œil tuméfié sortait à demi d’entre les paupières, gros comme une moitié d’œuf de poule. Un chrétien en eût eu pour un mois de lit ; mais non ! ce gaillard, au milieu de la foule, jouait des coudes et conversait avec les autres comme si de rien n’était. Une grande agitation régnait parmi eux : mais dès que le vieux avançait, sa tête chauve au-dessus d’eux, à l’avant de la passerelle, tous, en bas, arrêtaient de crier et dirigeaient vers lui leurs regards.

Après avoir longuement remué le problème dans sa cervelle, il envoya l’interprète de Bun-Hin expliquer aux Célestes la manière dont ceux-ci allaient rentrer en possession de leur argent.

Étant donné que tous ces coolies avaient travaillé au même endroit et durant un temps égal, il estimait que le plus équitable serait de partager également entre eux l’argent dont nous nous étions provisoirement emparés. C’est ce qu’il m’expliqua par la suite :

— Peu importe que ce soit précisément son dollar à lui ou celui de l’autre ; tous les dollars sont pareils. S’informer auprès de chacun de la somme qu’il apportait à bord ? Ce serait les inviter à mentir et nous risquerions de nous trouver trop loin de compte à la fin.

En quoi j’estime qu’il avait raison. On aurait pu également remettre tout cet argent en bloc au premier fonctionnaire chinois qu’on réussirait à lever à Fou-Tchéou ; mais disait le vieux, « pour l’avantage qu’en auraient retiré ces hommes, autant mettre le tout dans notre poche » ; et sans doute c’eût été l’avis des coolies.

Nous achevâmes la distribution avant la nuit. Je vous assure que c’était un spectacle. Une mer encore démontée, un navire à l’état d’épave. Ces Chinois, un à un, montaient en chancelant sur la passerelle pour recevoir leur dû, et notre vieux Mac Whirr toujours botté, en manches de chemise, à la porte du roufle, faisait la paie. Bien qu’il eût mis bas sa veste, il transpirait comme je ne sais quoi, et par instants, tombait vertement sur Rout ou sur moi à propos de ceci ou de cela qui ne marchait pas tout à fait à son idée. Les estropiés qui ne purent se présenter, il alla leur porter lui-même leur part, sur le panneau n° 2.

Trois dollars qui demeuraient en trop furent donnés en appoint aux trois coolies les plus endommagés ; un à chacun.

Ensuite, nous amenâmes sur le pont, à coups de pelles et de balais, des monceaux : de haillons trempés, des débris sans nom de tas de choses informes, au sujet de quoi nous les laissâmes se débrouiller.

C’était là sûrement la meilleure façon de régler sans bruit cette affaire et pour le plus grand contentement de chacun. Qu’en dis-tu, espèce de rentier de paquebot ? Le vieux Sol lui aussi est d’avis qu’il n’y avait rien de mieux à faire.

Mac Whirr me disait l’autre jour :

— Il y a des choses, voyez-vous, qu’on ne trouve pas dans les livres.

Pour un homme si court, je trouve qu’il ne s’en est pas mal tiré.