Ubu sur la butte/I
ACTE PREMIER
Scène PREMIÈRE
Hé, Père Ubu, Père Ubu !
Eh ! voilà le roi qui me demande. (À part.) Roi Venceslas, vous courez à votre perte et vous serez massacré !
Êtes-vous donc encore à boire, Père Ubu, que vous n’entendez pas quand je vous appelle ?
Oui, Sire, je suis saoul, c’est parce que j’ai bu trop de vin de France.
Comme moi ce matin : nous sommes gris, je crois, comme deux Polonais.
Enfin, Sire, que désirez-vous ?
Noble Père Ubu, venez près de moi à cette fenêtre, nous verrons défiler les troupes.
Attention, voilà le moment ! (Au Roi.) On y va, monsieur, on y va.
Ah ! voici le régiment des gardes à cheval de Dantzick. Ils sont fort beaux, ma foi.
Vous trouvez ? Ils me paraissent misérables. Regardez celui-ci là-bas. (Criant par la fenêtre.) Depuis combien de temps ne t’es-tu débarbouillé, ignoble drôle ?
Mais ce soldat est fort propre. Qu’avez-vous donc, Père Ubu ?
Voilà ce que j’ai ! (Coup de tête dans le ventre.)
Misérable !
MERDRE. (Coup de bâton.)
Lâche, gueux, sacripant, mécréant, musulman !
Tiens, pochard, soûlard, bâtard, hussard, tartare, calard, cafard, mouchard, savoyard, polognard !
Au secours ! Je suis mort !
Tiens, capon, cochon, félon, histrion, fripon, souillon, polochon ! Est-il bien mort ? Eh aïe donc ! (Il l’achève.) Me voici roi maintenant !
(Il sort.)
Scène II
Quel est ce bruit épouvantable ? Au secours ! le roi est mort !
Mon père !
Mon mari ! mon cher Venceslas ! Je me trouve mal ! Bougrelas, soutiens-moi !
Ha ! qu’as-tu, ma mère ?
Je suis bien malade, Crois-moi, Bougrelas. Je n’en ai plus que pour deux heures à vivre. Comment veux-tu que je résiste à tant de coups ? Le roi massacré, et toi, représentant de la plus noble race qui ait jamais porté l’épée, forcé de t’enfuir comme un contrebandier.
Et par qui, grand Dieu ! par qui ? Un vulgaire Père Ubu, aventurier sorti on ne sait d’où, vile crapule, vagabond honteux ! Et quand je pense que mon père l’a décoré et fait comte et que ce vilain n’a pas eu honte de porter la main sur lui.
Ô Bougrelas ! Quand je me rappelle combien nous étions heureux avant l’arrivée de ce Père Ubu ! Mais maintenant, hélas ! tout est changé !
Que veux-tu ? Attendons avec espérance et né renonçons jamais à nos droits.
Je te le souhaite, mon cher enfant, mais pour moi je ne verrai pas cet heureux jour.
Eh ! qu’as-tu ? Elle pâlit, elle tombe, au secours ! Ô mon Dieu ! son cœur ne bat plus. Elle est morte ! Est-ce possible ? Encore une victime du Père Ubu ! (Il se cache la figure dans les mains et pleure.) Ô mon Dieu ! qu’il est triste de se voir seul à quatorze ans avec une vengeance terrible à poursuivre ! (Il tombe en proie au plus violent désespoir.)
(Pendant ce temps les Âmes des Ancêtres entrent. L’une s’approche de Bougrelas.)
Ah ! que vois-je ? toute ma famille, mes ancêtres… Par quel prodige ?
Apprends, Bougrelas, que j’ai été pendant ma vie le seigneur Mathias de Kœnigsberg, le premier roi et le. fondateur de la maison. Je te remets le soin de notre vengeance. (Il lui donne une grande épée.) Et que cette épée que je te donne n’ait de repos que quand elle aura frappé de mort. l’usurpateur.
(Les Ombres disparaissent.)
Ah ! maintenant, qu’il y vienne, ce Père Ubu, ce coquin, ce misérable ! Si je le tenais…
(Il sort en brandissant l’épée.)
Scène III
Cornegidouille ! Me voici roi. dans ce pays. Je me suis déjà flanqué une indigestion et je vais maintenant commencer à prendre toute la phynance, après quoi je tuerai tout le monde et je m’en irai. En voici deux qui sont déjà morts. Heureusement il y a ici une trappe où je vais les précipiter. Un ! et deux ! Et d’autres vont les rejoindre tout à l’heure.
Scène IV
Apportez la caisse à Nobles et le crochet à Nobles et le couteau à Nobles et la trique à Nobles ! Ensuite, faites avancer les Nobles.
(On pousse brutalement les Nobles.)
De grâce, modère-toi, Père Ubu.
J’ai l’honneur de vous annoncer que pour enrichir le royaume je vais faire périr tous les Nobles et prendre leurs biens.
Horreur ! à nous, peuple et soldats !
Amenez le premier Noble et passez-moi la trique à Nobles. Ceux qui seront condamnés à mort, je le passerai dans la trappe, ils tomberont dans le sous-sol où on les massacrera. (Au Noble.) Qui es-tu, bouffre ?
Comte de Vitepsk.
De combien sont tes revenus ?
Trois millions de rixdales.
Condamné ! (Coup de bâton.)
Quelle basse férocité !
Second Noble, qui es-tu ? — Répondras-tu, bouffre ?
Grand-duc de Posen.
Excellent ! excellent ! Je n’en demande pas plus long. Dans la trappe. (Coup de bâton.) Troisième Noble, qui es-tu ? tu as une sale tête.
Duc de Courlande, des villes de Riga, de Revel et de Mitau.
Très bien ! très bien ! Tu n’as rien autre chose ?
Rien.
Dans la trappe, alors. Quatrième Noble, qui es-tu ?
Prince de Podolie.
Quels sont tes revenus ?
Je suis ruiné.
Pour cette mauvaise parole, passe dans la trappe. (Coup furieux.) Cinquième Noble, qui es-tu ? tu as une bonne figure.
Margrave de Thorn, palatin de Polock.
Ça n’est pas lourd. Tu n’as rien autre chose ?
Cela me suffisait.
Eh bien ! mieux vaut peu que rien. Dans la trappe, mon ami. — Qu’as-tu à pigner, Mère Ubu ?
Tu es trop féroce, Père Ubu.
Eh ! je m’enrichis. Je vais faire lire MA liste de MES biens. Greffier, lisez MA liste de MES biens.
Comté de Sandomir.
Commence par les principautés, stupide bougre !
Principauté de Podolie, grand-duché de Posen, duché de Courlande, comté de Sandomir, comté de Vitepsk, palatinat de Polock, margraviat de Thorn.
Et puis après ?
C’est tout.
Comment, c’est tout ! Oh bien alors, passons aux magistrats maintenant, c’est moi qui vais faire les lois.
On va voir ça.
Je vais d’abord réformer la justice, après quoi nous procéderons aux finances.
Nous nous opposons à tout changement.
Merdre. D’abord les magistrats ne seront plus payés.
Et de quoi vivrons-nous ? Nous sommes pauvres.
Vous aurez les amendes que vous prononcerez et les biens des condamnés à mort.
Horreur.
Infamie.
Scandale.
Indignité.
Nous nous refusons à juger dans des conditions pareilles.
À la trappe les magistrats ! (Ils se débattent en vain.)
Eh ! que fais-tu, Père Ubu ? Qui rendra maintenant la justice ?
Tiens ! moi. Tu verras comme ça marchera bien.
Oui, ce sera du propre.
Allons, tais-toi, bouffresque. Nous allons maintenant, messieurs, procéder aux finances.
Il n’y a rien à changer.
Comment ! Je veux tout changer, moi. D’abord je veux garder pour moi la moitié des impôts.
Pas gêné.
Messieurs, nous établirons un impôt de dix pour cent sur la propriété, un autre sur le commerce et l’industrie, et un troisième sur les mariages et un quatrième sur les célibataires et un cinquième sur les décès, de quinze francs chacun.
Mais c’est idiot, Père Ubu.
C’est absurde.
Ça n’a ni queue ni tête.
Vous vous fichez de moi ! Qu’on m’apporte une casserole : je vais inventer en votre honneur la sauce financière.
Mais enfin, Père Ubu, quel roi tu fais, tu massacres tout le monde.
Eh merdre ! Dans la trappe ! Amenez tout ce qui reste de personnages considérables ! (Défilé d’actualités et texte ad libitum.) Toi qui ressembles étrangement à un célèbre piqueur de l’Élysée, dans la trappe ! Et vous préfet de notre police, avec tous les égards qui vous sont dus, dans la trappe ! dans la trappe ce ministre anglais, et pour ne pas faire de jaloux amenez aussi un ministre français, n’importe lequel ; et toi, notable antisémite, dans la trappe ; et toi le juif sémite et toi l’ecclésiastique et toi l’apothicaire, dans la trappe, et toi le censeur et toi l’avarié, dans la trappe ! Tiens, voici un chansonnier qui s’est trompé de porte, on t’a assez vu, dans la trappe ! Oh ! Oh ! celui-ci ne fait pas de chansons, il fait des articles de journal, mais ce n’en est pas moins toujours la même chanson, dans la trappe ! Allez, passez tout le monde dans la trappe, dans la trappe, dans la trappe ! Dépêchez-vous, dans la trappe, dans la trappe !