Ubu sur la butte/I

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E. Sansot & Cie (p. 20-36).

ACTE PREMIER

Une salle du palais du Roi de Pologne.

Scène PREMIÈRE

PÈRE UBU, LE ROI VENCESLAS
Le Roi, dans la coulisse.

Hé, Père Ubu, Père Ubu !

Père Ubu, entrant.

Eh ! voilà le roi qui me demande. (À part.) Roi Venceslas, vous courez à votre perte et vous serez massacré !

Le Roi, entrant de l’autre côté.

Êtes-vous donc encore à boire, Père Ubu, que vous n’entendez pas quand je vous appelle ?

Père Ubu

Oui, Sire, je suis saoul, c’est parce que j’ai bu trop de vin de France.

Le Roi

Comme moi ce matin : nous sommes gris, je crois, comme deux Polonais.

Père Ubu

Enfin, Sire, que désirez-vous ?

Le Roi

Noble Père Ubu, venez près de moi à cette fenêtre, nous verrons défiler les troupes.

Père Ubu, à part.

Attention, voilà le moment ! (Au Roi.) On y va, monsieur, on y va.

Le Roi, à la fenêtre.

Ah ! voici le régiment des gardes à cheval de Dantzick. Ils sont fort beaux, ma foi.

Père Ubu

Vous trouvez ? Ils me paraissent misérables. Regardez celui-ci là-bas. (Criant par la fenêtre.) Depuis combien de temps ne t’es-tu débarbouillé, ignoble drôle ?

Le Roi

Mais ce soldat est fort propre. Qu’avez-vous donc, Père Ubu ?

Père Ubu

Voilà ce que j’ai ! (Coup de tête dans le ventre.)

Le Roi

Misérable !

Père Ubu

MERDRE. (Coup de bâton.)

Le Roi

Lâche, gueux, sacripant, mécréant, musulman !

Père Ubu

Tiens, pochard, soûlard, bâtard, hussard, tartare, calard, cafard, mouchard, savoyard, polognard !

Le Roi

Au secours ! Je suis mort !

Père Ubu, roulant le Roi sur le devant du guignol avec le bâton.

Tiens, capon, cochon, félon, histrion, fripon, souillon, polochon ! Est-il bien mort ? Eh aïe donc ! (Il l’achève.) Me voici roi maintenant !

(Il sort.)


Scène II

LA REINE, BOUGRELAS
La Reine

Quel est ce bruit épouvantable ? Au secours ! le roi est mort !

Bougrelas

Mon père !

La Reine

Mon mari ! mon cher Venceslas ! Je me trouve mal ! Bougrelas, soutiens-moi !

Bougrelas

Ha ! qu’as-tu, ma mère ?

La Reine

Je suis bien malade, Crois-moi, Bougrelas. Je n’en ai plus que pour deux heures à vivre. Comment veux-tu que je résiste à tant de coups ? Le roi massacré, et toi, représentant de la plus noble race qui ait jamais porté l’épée, forcé de t’enfuir comme un contrebandier.

Bougrelas

Et par qui, grand Dieu ! par qui ? Un vulgaire Père Ubu, aventurier sorti on ne sait d’où, vile crapule, vagabond honteux ! Et quand je pense que mon père l’a décoré et fait comte et que ce vilain n’a pas eu honte de porter la main sur lui.

La Reine

Ô Bougrelas ! Quand je me rappelle combien nous étions heureux avant l’arrivée de ce Père Ubu ! Mais maintenant, hélas ! tout est changé !

Bougrelas

Que veux-tu ? Attendons avec espérance et né renonçons jamais à nos droits.

La Reine

Je te le souhaite, mon cher enfant, mais pour moi je ne verrai pas cet heureux jour.

Bougrelas

Eh ! qu’as-tu ? Elle pâlit, elle tombe, au secours ! Ô mon Dieu ! son cœur ne bat plus. Elle est morte ! Est-ce possible ? Encore une victime du Père Ubu ! (Il se cache la figure dans les mains et pleure.) Ô mon Dieu ! qu’il est triste de se voir seul à quatorze ans avec une vengeance terrible à poursuivre ! (Il tombe en proie au plus violent désespoir.)

(Pendant ce temps les Âmes des Ancêtres entrent. L’une s’approche de Bougrelas.)

Bougrelas

Ah ! que vois-je ? toute ma famille, mes ancêtres… Par quel prodige ?

L’Ombre

Apprends, Bougrelas, que j’ai été pendant ma vie le seigneur Mathias de Kœnigsberg, le premier roi et le. fondateur de la maison. Je te remets le soin de notre vengeance. (Il lui donne une grande épée.) Et que cette épée que je te donne n’ait de repos que quand elle aura frappé de mort. l’usurpateur.

(Les Ombres disparaissent.)

Bougrelas

Ah ! maintenant, qu’il y vienne, ce Père Ubu, ce coquin, ce misérable ! Si je le tenais…

(Il sort en brandissant l’épée.)


Scène III

Père Ubu

Cornegidouille ! Me voici roi. dans ce pays. Je me suis déjà flanqué une indigestion et je vais maintenant commencer à prendre toute la phynance, après quoi je tuerai tout le monde et je m’en irai. En voici deux qui sont déjà morts. Heureusement il y a ici une trappe où je vais les précipiter. Un ! et deux ! Et d’autres vont les rejoindre tout à l’heure.


Scène IV

PÈRE UBU, MÈRE UBU, puis NOBLES, MAGISTRATS, PERSONNAGES DIVERS.
Père Ubu

Apportez la caisse à Nobles et le crochet à Nobles et le couteau à Nobles et la trique à Nobles ! Ensuite, faites avancer les Nobles.

(On pousse brutalement les Nobles.)

Mère Ubu

De grâce, modère-toi, Père Ubu.

Père Ubu

J’ai l’honneur de vous annoncer que pour enrichir le royaume je vais faire périr tous les Nobles et prendre leurs biens.

Nobles

Horreur ! à nous, peuple et soldats !

Père Ubu

Amenez le premier Noble et passez-moi la trique à Nobles. Ceux qui seront condamnés à mort, je le passerai dans la trappe, ils tomberont dans le sous-sol où on les massacrera. (Au Noble.) Qui es-tu, bouffre ?

Le Noble

Comte de Vitepsk.

Père Ubu

De combien sont tes revenus ?

Le Noble

Trois millions de rixdales.

Père Ubu

Condamné ! (Coup de bâton.)

Mère Ubu

Quelle basse férocité !

Père Ubu

Second Noble, qui es-tu ? — Répondras-tu, bouffre ?

Le Noble

Grand-duc de Posen.

Père Ubu

Excellent ! excellent ! Je n’en demande pas plus long. Dans la trappe. (Coup de bâton.) Troisième Noble, qui es-tu ? tu as une sale tête.

Le Noble

Duc de Courlande, des villes de Riga, de Revel et de Mitau.

Père Ubu

Très bien ! très bien ! Tu n’as rien autre chose ?

Le Noble

Rien.

Père Ubu

Dans la trappe, alors. Quatrième Noble, qui es-tu ?

Le Noble

Prince de Podolie.

Père Ubu

Quels sont tes revenus ?

Le Noble

Je suis ruiné.

Père Ubu

Pour cette mauvaise parole, passe dans la trappe. (Coup furieux.) Cinquième Noble, qui es-tu ? tu as une bonne figure.

Le Noble

Margrave de Thorn, palatin de Polock.

Père Ubu

Ça n’est pas lourd. Tu n’as rien autre chose ?

Le Noble

Cela me suffisait.

Père Ubu

Eh bien ! mieux vaut peu que rien. Dans la trappe, mon ami. — Qu’as-tu à pigner, Mère Ubu ?

Mère Ubu

Tu es trop féroce, Père Ubu.

Père Ubu

Eh ! je m’enrichis. Je vais faire lire MA liste de MES biens. Greffier, lisez MA liste de MES biens.

Le Greffier

Comté de Sandomir.

Père Ubu

Commence par les principautés, stupide bougre !

Le Greffier

Principauté de Podolie, grand-duché de Posen, duché de Courlande, comté de Sandomir, comté de Vitepsk, palatinat de Polock, margraviat de Thorn.

Père Ubu

Et puis après ?

Le Greffier

C’est tout.

Père Ubu

Comment, c’est tout ! Oh bien alors, passons aux magistrats maintenant, c’est moi qui vais faire les lois.

Plusieurs

On va voir ça.

Père Ubu

Je vais d’abord réformer la justice, après quoi nous procéderons aux finances.

Plusieurs Magistrats

Nous nous opposons à tout changement.

Père Ubu

Merdre. D’abord les magistrats ne seront plus payés.

Magistrats

Et de quoi vivrons-nous ? Nous sommes pauvres.

Père Ubu

Vous aurez les amendes que vous prononcerez et les biens des condamnés à mort.

Un Magistrat

Horreur.

Deuxième

Infamie.

Troisième

Scandale.

Quatrième

Indignité.

Tous

Nous nous refusons à juger dans des conditions pareilles.

Père Ubu

À la trappe les magistrats ! (Ils se débattent en vain.)

Mère Ubu

Eh ! que fais-tu, Père Ubu ? Qui rendra maintenant la justice ?

Père Ubu

Tiens ! moi. Tu verras comme ça marchera bien.

Mère Ubu

Oui, ce sera du propre.

Père Ubu

Allons, tais-toi, bouffresque. Nous allons maintenant, messieurs, procéder aux finances.

Financiers

Il n’y a rien à changer.

Père Ubu

Comment ! Je veux tout changer, moi. D’abord je veux garder pour moi la moitié des impôts.

Financiers

Pas gêné.

Père Ubu

Messieurs, nous établirons un impôt de dix pour cent sur la propriété, un autre sur le commerce et l’industrie, et un troisième sur les mariages et un quatrième sur les célibataires et un cinquième sur les décès, de quinze francs chacun.

Premier Financier

Mais c’est idiot, Père Ubu.

Deuxième Financier

C’est absurde.

Premier Financier

Ça n’a ni queue ni tête.

Père Ubu

Vous vous fichez de moi ! Qu’on m’apporte une casserole : je vais inventer en votre honneur la sauce financière.

Mère Ubu

Mais enfin, Père Ubu, quel roi tu fais, tu massacres tout le monde.

Père Ubu

Eh merdre ! Dans la trappe ! Amenez tout ce qui reste de personnages considérables ! (Défilé d’actualités et texte ad libitum.) Toi qui ressembles étrangement à un célèbre piqueur de l’Élysée, dans la trappe ! Et vous préfet de notre police, avec tous les égards qui vous sont dus, dans la trappe ! dans la trappe ce ministre anglais, et pour ne pas faire de jaloux amenez aussi un ministre français, n’importe lequel ; et toi, notable antisémite, dans la trappe ; et toi le juif sémite et toi l’ecclésiastique et toi l’apothicaire, dans la trappe, et toi le censeur et toi l’avarié, dans la trappe ! Tiens, voici un chansonnier qui s’est trompé de porte, on t’a assez vu, dans la trappe ! Oh ! Oh ! celui-ci ne fait pas de chansons, il fait des articles de journal, mais ce n’en est pas moins toujours la même chanson, dans la trappe ! Allez, passez tout le monde dans la trappe, dans la trappe, dans la trappe ! Dépêchez-vous, dans la trappe, dans la trappe !

Rideau. — Fin du Premier Acte.