Ubu sur la butte/II
ACTE II
Scène PREMIÈRE
Ma tunique a deux, trois, quat’boutons,
Cinq boutons !
Six, sept, huit boutons,
Neuf boutons !
Dix, onz’, douz’boutons,
Treiz’boutons !
Ma tunique a quatorz’, quinz’boutons,
Seiz’boutons !
Dix-huit, vingt boutons,
Vingt boutons
Vingt-et-un boutons,
Trent’boutons !
Ma tunique a trent’, quarant’boutons,
…rant’boutons !
Quarant’-cinq boutons,
Cinq boutons !
Soixant’-dix boutons,
Dix boutons !
Ma tunique a cinquant’mill’boutons,
Mill’boutons…
Division, halte ! À gauche, front ! À droite… alignement ! Fixe Repos. Soldats, je suis content de vous. N’oubliez pas que vous êtes militaires, et que les militaires font les meilleurs soldats. Pour marcher dans le sentier de l’honneur et de la victoire, vous portez d’abord le poids du corps sur la jambe droite, et partez vivement du pied gauche… Garde à vous ! Pour défiler : par le flanc droit… droite ! Division, en avant ! guide à droite, marche ! Une, deux, une, deux…
Les Soldats, avec Lascy sur le flanc, sortent, en criant :
Vive la Pologne ! Vive le Père Ubu !
Ah ! Mère Ubu, me voici armé de ma cuirasse et de mon petit bout de bois. Je suis prêt à partir en guerre contre le czar, mais je vais être bientôt tellement chargé que je ne saurais marcher si j’étais poursuivi.
Fi, le lâche.
Ah ! toute cette ferraille m’embarrasse. Je n’en finirai jamais, et les Russes avancent et vont me tuer.
Comme il est beau avec son casque et sa cuirasse, on dirait une citrouille armée.
Ah ! maintenant je vais monter à cheval. Amenez, messieurs, le Cheval à phynances.
Père Ubu, ton cheval ne saurait plus te porter, il n’a rien mangé depuis cinq jours et est presque mort.
Elle est bonne celle-là ! On me fait payer 12 sous par jour pour cette rosse et elle ne me peut por ter. Vous vous fichez, corne d’Ubu, ou bien si vous me volez ? Alors, que l’on m’apporte une autre bête, mais je n’irai pas à pied, cornegidouille !
Merci, fidèle Palotin Giron. — (Il caresse le cheval.) Ho, ho… Je vais monter dessus. Oh ! je vais tomber (Le cheval part.) Ah ! arrêtez ma bête. Grand Dieu, je vais tomber et être mort !!! (Il disparaît dans la coulisse.)
Il est vraiment imbécile (Elle rit.) Ah ! le voilà relevé, mais il est tombé par terre.
Cornegidouille, je suis à moitié mort ! Mais c’est égal, je pars en guerre et je tuerai tout le monde. Gare à qui ne marchera pas droit. Ji lon mets dans ma poche avec torsion du nez et des dents et extraction de la langue.
Bonne chance, monsieur Ubu.
J’oubliais de te dire que je te confie la régence. Mais j’ai sur moi le livre des phynances, tant pis pour toi si tu me voles. Je te laisse pour t’aider le fidèle Giron. Adieu, Mère Ubu. Sois sage, prends garde à ta vertu.
Adieu, Père Ubu. Tue bien le czar.
Pour sûr. Torsion du nez et des dents, extraction de Ja langue et enfoncement du petit bout de bois dans les oreilles. (Il s’éloigne au bruit des fanfares.)
Scène II
Maintenant, que ce gros pantin est parti, courons nous emparer de tous les trésors de la Pologne. Ici, Giron, viens m’aider.
À quoi, maîtresse ?
À tout ! Mon cher époux veut que tu le remplaces en tout pendant qu’il est à la guerre. Ainsi ce soir…
Oh ! maîtresse !
Ne rougis pas, mon chéri : d’abord, sur ta figure ça ne se voit pas ! Et en attendant donne-moi un coup de main pour déménager les trésors.
(Très vite, parlé en déménageant.)
D’abord à mes yeux étonnés
S’offre un pot, un pot… polonais !
Un’ descent’ de lit en peau d’renne,
D’la rein’ qu’est mort’, la pauvre reine !
La ressemblance, trait pour trait,
D’monsieur mon époux adoré.
Des fiol’s qui soûlèr’nt la Pologne,
Au bon vieux temps d’August’ l’Ivrogne.
Le narghilé qu’on fabriqua,
Pour la rein’ Mari’ Leczinska.
Les documents, dans une malle,
De la défens’ nationale.
Et le plumeau qui a servi
À mettre l’ordre à Varsovi’.
Aïe ! J’entends du bruit ! Le Père Ubu qui revient ! Déjà ! sauvons-nous !
(Ils s’enfuient en laissant tomber les trésors.)
Scène III
Cornebleu, jambedieu, tête de vache ! nous allons périr : ha ! nous mourons de soif et sommes fatigué, car, par crainte de démolir notre monture, nous avons fait tout le chemin à pied, traînant (Apparaît seulement alors le cheval.) notre cheval par la bride. Mais quand nous serons de retour en Pologne, nous imaginerons, au moyen de notre science en pataphysique et aidé des lumières de nos conseillers, un automobile pour traîner notre cheval et une voiture à vent pour transporter toute l’armée. Mais voilà Nicolas Rensky qui se précipite. Eh ! Qu’a-t-il, ce garçon ?
Tout est perdu, Sire, les Polonais sont révoltés, Giron a disparu et la mère Ubu est en fuite emportant tous les trésors et les finances de l’État.
Déjà !!! — Oiseau de nuit, bête de malheur, hibou à guêtres ! Où as-tu pêché ces sornettes ? En voilà d’une autre ! Et qui a fait ça ? les Cosaques, je parie. D’où viens-tu ?
De Varsovie, noble seigneur.
Garçon de ma merdre, si je t’en croyais je ferais rebrousser chemin à toute l’armée. Mais, seigneur garçon, il y a sur tes épaules plus de plumes que de cervelle et tu as rêvé des sottises. Va aux avant-postes, mon garçon, les Russes ne sont pas loin et nous aurons bientôt à estocader de nos armes.
Père Ubu, ne voyez-vous pas dans la plaine les Russes ?
C’est vrai, les Russes ! Me voilà joli. Si encore il y avait moyen de s’en aller, mais pas du tout, nous sommes sur une hauteur et nous serons en butte à tous les coups.
Les Russes ! L’ennemi !
Allons, messieurs, prenons nos dispositions pour la bataille. Nous allons rester sur la colline et ne commettrons point la sottise de descendre en bas. Je me tiendrai au milieu comme une citadelle vivante et vous autres graviterez autour de moi. J’ai à vous recommander de mettre dans les fusils autant de balles qu’ils en pourront tenir, car 8 balles peuvent tuer 8 Russes et c’est autant que je n’aurai pas sur le dos. Nous mettrons les fantassins à pied au bas de la colline pour recevoir les Russes et les tuer un peu, les cavaliers derrière pour se jeter dans la confusion, et notre artillerie autour du moulin à vent ici présent pour tirer dans le tas. Quant à nous, nous nous tiendrons dans le moulin à vent et tirerons avec notre pistolet à phynances par la fenêtre, en travers de la porte nous placerons le bâton, et si quelqu’un essaye d’entrer, gare à lui !
Vos ordres, Sire Ubu, seront exécutés.
Eh ! cela va bien, nous serons vainqueurs. Quelle heure est-il ?
(On entend : Coucou ! trois fois.)
Onze heures du matin.
Alors nous allons dîner, car les Russes n’attaqueront pas avant midi. Dites aux soldats, seigneur général, de faire leurs besoins et d’entonner la chanson polonaise.
Attention ! À droite et à gauche, formez le cercle. Deux pas en arrière, rompez ! (L’Armée sort, grande ritournelle, le père Ubu commence à chanter, l’Armée rentre pour la fin du premier couplet.)
Quand je déguste
Faut qu’on soit soûl,
Disait Auguste
Dans un gouglou !
Chœur : Glou glou glou, glou glou glou.
La soif nous traque
Et nous flapit ;
Buvons d’attaque
Et sans répit.
Chœur : Pi pi pi, pi pi pi !
Par ma moustache !
Nul ne s’ moqua
Du blanc panache
De mon tchapska.
Chœur : Ka ka ka, ka ka ka.
On a bonn’ trogne
Quand on a bu :
Viv’ la Pologne
Et l’ Père Ubu !
Chœur : Bu bu bu, bu bu bu !
Ô les braves gens, je les adore ! Et maintenant, à table !
Attaquons !
Dites à monsieur notre intendant militaire de nous apporter les vivres mis en réserve pour toute l’armée.
Mais, Père Ubu, il n’y a pas de vivres, il n’y a rien à manger.
Comment, sagouin ! Il n’y a rien à manger ? À quoi pense alors notre intendance militaire ?
Vous ne vous rappelez plus que vous l’avez précipitée dans la trappe !
Ah ! je respire. Je savais bien que cette excellente administration ne pouvait se tromper. Personne n’ignore qu’elle aime à gaver le troupier de troupions, pardon ! croupions de dinde, poulets rôtis, pâtés de chiens, choux-fleurs à la merdre et autres volailles. Enfin, je vais aller chercher moi-même s’il reste quelque chose pour garnir notre panse. (Il sort.)
Qu’avez-vous trouvé de bon à manger, Père Ubu ?
Je n’ai trouvé que ceci : goûtez un peu.
Pouah ! Pouah ! Pouah ! Je suis mort ! Misérable père Ubu, traître et gueux voyou ! (Ils sortent dans des convulsions. La canonnade commence dans le lointain).
Mais, j’ai faim, moi. Que vais-je mettre dans ma gidouille ? (1er boulet dans le ventre.)
Sire Ubu, les Russent attaquent.
Eh bien après ? Que veux-tu que J’y fasse ? ce n’est pas moi qui le leur ai dit. Cependant, messieurs des Finances, préparons-nous au combat. (2e boulet, le Père Ubu est renversé, le boulet lui rebondit à plusieurs reprises décroissantes sur la gidouille.)
Un second boulet, je ne reste. pas là. (Il fuit.)
Ah ! je n’y tiens plus. Ici il pleut du plomb et du fer. Hé ! sires soldats russes, faites attention, ne tirez pas par ici, il y a du monde.
Hourra, place au Czar ! (Les Russes traversent.)
En avant, je m’en vais attaquer avec ce petit bout de bois l’empereur moscovite.
Choknosof, catastrophe, merdazof !
Tiens, toi ! (Le Czar lui arrache son bâton et riposte.) — Oh mais tout de même ! ah, monsieur, pardon, laissez-moi tranquille ! oh, mais, je n’ai pas fait exprès ! Aïe ! je suis mort, je suis roué ! (Il se sauve, le Czar le poursuit.)
Cette fois, c’est la débandade.
Ah, voici l’occasion de se tirer des pieds. Or donc, messieurs les Polonais, en avant ! ou plutôt non, en arrière !
Sauve qui peut, sauve qui peut ! (Ils s’enfuient, poursuivis par les Russes.)
Scène IV
Il n’y a plus personne ? Quels tas de gens, quelle fuite ! Où me cacher, grand Dieu ? Ah, dans cette maison, j’y serai sans doute à l’abri.
Qui vive ?
Au secours ! Ah ! c’est toi, Lascy, tu t’es caché là aussi, tu n’es donc pas encore tué ?
Eh ! Monsieur Ubu, êtes-vous remis de votre terreur et de votre fuite ?
Oui, je n’ai plus peur, mais j’ai encore la fuite.
Quel pourceau.
Hhron !
Quel est ce rugissement ? Allez voir, Père Ubu.
Ah non, par exemple ! encore des Russes, je parie, j’en ai assez ; et puis s’ils m’attaquent c’est bien simple, ji lon fous dans ma poche.
Scène V
Oh, monsieur Ubu !
Oh ! tiens, regarde donc le petit toutou. Il est gentil, ma foi.
Prenez garde ! Ah ! quel énorme Ours.
Un ours ! Ah ! l’atroce bête. Oh ! pauvre homme, me voilà mangé. Que Dieu me protège. Et il vient sur moi. Non, c’est Lascy qu’il attrape. Ah ! ça va mieux ! (L’Ours se jette sur Lascy, qui se défend. Le Père Ubu se réfugie dans le moulin.)
À moi, à moi ! au secours, Monsieur Ubu !
Bernique ! Débrouille-toi, mon ami ; pour le moment, nous faisons notre Pater Noster. Chacun son tour d’être avalé.
Il me tient, il me mord !
Sanctificetur nomen tuum.
Panem nostrum quotidianum da nobis hodie… Tiens ! le voilà mangé et me voilà tranquille. Sed libera nos a malo, Amen, Je puis descendre de ma fenêtre. Nous devons notre salut à notre courage et à notre présence d’esprit, n’ayant pas hésité à monter dans ce moulin fort élevé pour que nos prières eussent moins loin à arriver au ciel. Aussi je n’en puis plus et il me prend une étrange envie de dormir. Mais je ne coucherai pas dans cette maison, car même avec un bonnet de coton (il le met), quand on craint les courants d’air, il ne faut pas se réfugier dans un moulin à vent !
(Scène du lit, avec apparition de souris, araignées, etc., classique à Guignol.)
Je serai mieux à la belle étoile. (Bruit léger au dehors.) Est-ce l’ours encore ? Il va me dévorer ! Il n’y a pas moyen de dormir, mais avec ce petit bout de bois je saurai m’en débarrasser.
(Entre la Mère Ubu, qui reçoit le coup de bâton.)
Ah ! c’est la Mère Ubu ! Je savais bien que c’était un animal ! Comment, c’est toi, sotte chipie ? D’où viens-tu ?
De Varsovie, les Polonais m’ont chassée.
Moi, ce sont les Russes qui m’ont chassé, les beaux esprits se rencontrent.
Dis plutôt qu’un bel esprit a rencontré une bourrique !
Ah ! Mère Ubu, je vais vous arracher la cervelle et lacérer le postérieur ! (Il la secoue.)
Viens plutôt avec moi, Père Ubu, ce pays n’est pas tranquille. Quittons-le, profitons de ce que nous sommes au bord de la mer et embarquons-nous sur le premier navire en partance. Mais où aller ?
Où allons-nous, Mère Ubu ? Quo vadimus ? C’est bien simple : en France ;
La France réunit pour nous tous les attraits :
Il y fait chaud l’été, l’hiver il y fait frais,
Les institutions sont mises sous vitrine :
Défense de toucher au clergé, la marine,
Au sceptre immaculé des gardiens de la paix,
Au dur labeur des bureaucrates occupés.
L’expérience de ma trique me décide
À croire qu’en effet tout ça n’est pas solide,
Et que l’on ne saurait trop mettre en du coton
La finance, l’armée et la magistrature,
Fragiles bibelots que fêle mon bâton.
L’âge d’or luit encor, plus doré que nature :
Un suffrage éclairé nomme des députés
Dont les programmes sont toujours exécutés ;
Et le char de l’État est du même système
Que si le Père Ubu l’avait construit lui-même.
La France est le pays des lettres et des arts :
Le nombre deceux-ci s’élève jusqu’à quartre :
Aussi la nomme-t-on le pays des 4-z-Arts,
Antique cabaret célèbre dans Montmartre !
C’est là que nous irons vivre désormais, mère Ubu.
Bravo, Père Ubu, allons en France.
Je vois un navire qui s’approche, nous sommes sauvés.
Pas encore !
Aïe ! c’est Bougrelas !
Misérable Père Ubu, tu as tué mon père le roi Venceslas (Le Père Ubu gémit), tu as tué ma mère la reine Rosemonde (le Père Ubu gémit), tu as tué toute ma famille, tu as tué la noblesse, tu as tué la justice, tu as tué la finance, mais il y a une chose que tu n’as pas tuée, car elle est impérissable : la gendarmerie nationale !
Où me cacher, grand Dieu ? Que deviendra la mère Ubu ? Adieu, mère Ubu, tu es bien laide aujourd’hui, est-ce parce que nous avons du monde? (Entre le Palotin Giron.)
Notre fidèle Giron m'accompagnera en France.
Et vous, gendarmes, accompagnez le Père Ubu. Conduisez-le à Paris, dans une prison ou plutôt dans un abattoir, où, en punition de tous ses crimes, il sera décervelé !
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Viv’ le Père Ubu !
Confions-nous à la Providence,
Le ciel récompense,
Toujours la vertu,
Tutu, rlutu, pens’s-tu ?
Turlututu !
La vertu trouve sa récompense…