Ubu sur la butte/Texte entier
Il a été tiré de cet ouvrage six cents exemplaires, dont deux cents sur Hollande teinté et quatre cents sur vergé teinté.
Après épuisement l’édition ne sera pas réimpimée.
Père Ubu.
Mère Ubu.
Capitaine Bordure.
Le Roi Venceslas.
La Reine Rosemonde.
Bougrelas, leur fils.
Les Ombres des Ancêtres.
Le Général Lascy.
Nicolas Rensky.
L’Empereur Alexis.
Le Palotin Giron.
Nobles.
Magistrats.
Conseillers.
Financiers.
Toute l’Armée russe.
Toute l’Armée polonaise.
L’Ours.
Le Cheval à Phynances.
Deux Gendarmes.
PROLOGUE
GUIGNOL
LE DIRECTEUR
Scène Première
C’est beau, ici. Il y a plus de monde dans cette salle que dans toute la ville de Lyon. Je suis assurément aux 4-z’Arts.
Scène II
Bonjour, Monsieur l’Art !
Comment, Monsieur l’Art ! Qui êtes-vous pour parler de la sorte ?
Tiens, vous n’êtes pas l’un des 4z’Arts ! Y en aurait-il un cinquième ?
Le cinquième, c’est moi, ou plutôt je les dirige, je dirige l’établissement du même nom, je suis M. Trombert.
Et moi, Guignol. Enchanté de faire votre connaissance.
Ravi de vous recevoir chez moi.
Encore plus charmé de recevoir, d’accepter, veux-je dire, les deux cent cinquante mille francs que vous m’avez promis pour mes frais de voyage de Lyon et de séjour à Paris.
Deux cent cinquante mille francs ! Je vous ai promis deux cent cinquante mille francs ?
À moi, Guignol.
Je veux bien en convenir, mais qui me dit que vous êtes Guignol ? Avez-vous des papiers, des pièces d’identité ?
Mes papiers, les voici, en pâte de bois. (Il lui présente un bâton.)
Monsieur Guignol, qu’allez-vous faire ?
Prenez cet éventail, cognez-moi sur la tête. N’ayez pas peur, c’est solide. Vous verrez si ça sonne le bois.
D’abord ça vous ferait mal, et puis je n’ai pas acheté un seul guignol en bois, mais tout l’assortiment des pantins lyonnais. Vous allez retrouvez ici vos amis Gnafron et Cie.
Dans ce cas c’est donc moi qui vérifierai si vous êtes bien M. Trombert. (Levant son bâton.) Vous êtes bien M. Trombert ?
Si c’est à M. Trombert que vous désirez parler avec votre langue de bois, ce n’est pas moi.
Ah ! nous allons voir ! (1er coup de bâton.) Vous n’êtes toujours pas M. Trombert ?
Aïe ! Aïe ! Je suis M. Trombert, tous les Trombert que vous voudrez.
Je n’en suis pas si sûr que vous, je n’ai pas fini de vous présenter à moi-même. Vous êtes bien le M. Trombert qui m’a promis deux cent cinquante mille francs ?
Qui vous a… jamais de la vie.
Rappelez vos souvenirs. (Coups de bâton.)
Aïe ! Aïe ! c’est vrai, j’avais perdu conscience de moi-même. Voici vos deux cent cinquante mille francs. (Il lui donne trois gros sacs).
Voulez-vous un reçu ?
Merci, je n’accepterai plus rien. Dites-moi, M. Guignol, je voudrais vous parler.
J’écoute.
Parler, j’entends, sans témoins. Congédiez cet indiscret manche à balai.
C’est mon ami, mon frère, un autre Guignol : nous sommes faits du même bois ; mais avec vous et du moment que nous avons échangé nos noms et qualités de toutes espèces, j’y consens.
Monsieur Guignol, vous vous êtes présenté à moi, mais il faudrait que je vous présentasse aux personnes…
Présentes. Présentassez-moi aux personnes présentes. Mais je n’ai plus mon interprète à emmancher, les balais.
Ces personnes sont trop considérables pour que vous puissiez vous permettre avec elles un tel genre d’entretien. Mais informez-moi de votre généalogie et de toutes vos qualités, je vais faire au public votre biographie et votre généalogie.
Pardon, M. Trombert, ce sont là des secrets de famille. Je ne les révèlerai point si je ne suis sûr qu’il y ait ici trois ou quatre honnêtes gens ou tout au moins trois ou quatre personnes, comme vous dites, considérables.
Qu’à cela ne tienne ! (Il nomme un certain nombre de spectateurs, en affectant de confondre les physionomies connues les plus opposées.)
Ces notoriétés me décident. Interrogez.
Vous êtes donc bien M. Guignol, et vous êtes venu de Lyon, M. Guignol, pour toucher deux cent cinquante mille francs.
Ne parlons pas de cette petite chose. Je ne reproche jamais les services que j’ai rendus.
Alors, vous me rendrez d’abord les sacs vides. Et pour avoir l’honneur d’être présenté au Tout-Paris réuni pour cette solennité dans le hall des 4-z’Arts. Et qui était votre père, M. Guignol ?
Papa ? Guignol !
Ah ! au fait, c’est juste. Et monsieur votre grand-père ?
Grand-papa ? Guignol !
Encore! c’est assez bizarre ! Et monsieur votre... enfin, un ancêtre bien vieux ?
Un ancêtre bien vieux ? l'Homme à la Tête de Bois!
Aïe! je me suis fait mal. Il a existé un homme à la tête de bois!
Parfaitement. Les êtres humains n'ont, dans certains cas, que quelquefois la... partie antérieure de la figure, la... bouche ainsi, et vous vous êtes fait mal au derrière de la tête parce que vous n'êtes pas assez intelligent pour avoir la tête toute en bois, mais en mon instructive société, cela viendra.
Il chante :
Les têtes,
Avant l’âge d’or, de chair et de corne,
Les têtes se faisaient en bois.
Et les sept sages, les sept sages de la Grèce
Étaient sept hommes à la tête de bois,
Sept hommes
Issus des chênes millénaires
Les racines de ces vieux arbres
Fouillaient vers le centre de la terre
Comme des doigts palpent des trésors,
Par l'espace infini et par la nuit des temps
Au Paradis l’arbre de la science
Et le pommier étaient en bois,
Et le subtil serpent qui tenta Ève
Était, était, osons le dire, en bois.
Parlé.
et des hommes à la tête de bois,
Chanté.
Nous, les petits pantins,
Nous sommes nains,
Nous sommes gueux.
Parlé.
Mais il a existé quelques hommes dont le nom indique qu’ils furent descendants, comme vous, de l’illustre race des hommes à la tête de bois : par exemple… le sergent Bobillot.
Aussi on lui a élevé une statue.
Et il y a tant de gens qui s’appellent Dubois !
Là, mon cher ami, vous confondez.
Chanté.
Il existe deux sortes d’hommes en bois,
Les têtes précieusement travaillées,
Réceptacles de doctrines admirables,
Et les brutes, j’entends non façonnées,
Eh ! si, les brutes et les bûches.
Devient-on sage ?…
Dites, mon ami : homme à la tête de bois.
Devient-on homme à la tête de bois ou bûche quand on a la… bouche de bois ?
Guignol
Chanté.
Le vin est la vérité, une solution de vérité,
Empruntée au bois des tonneaux de bois,
Les pantins et les guignols
Sont de perpétuels ivrognes.
Parlé.
Et ils sont en bois pour ne pas se casser en tombant. C’est, en. effet, avantageux. (Il reste rêveur.) Mais vous ne buvez pas, alors, puisque vos maxillaires sont déjà en bois ?
Si fait, pour les avoir encore davantage ainsi et parvenir à la science infuse.
Arthur, deux…
Pernods ?
Non, Premier, comme Napoléon.
À votre santé, futur grand homme de bois. Vous deviendrez sage en buvant. (Musique de ballet.) Eh ! où courez-vous donc, plus vite qu’un cheval de bois ?
Chanté.
Des petit’s femm’s, voici des p’tits femmes !
On n’est pas de bois !
Parlé.
Vous voulez dire ?…
Que je vous plains, pauvre Guignol, avec votre tête de… sage. Vous ignorez bien des plaisirs. Un de vos ancêtres de bois n’était-il pas… Abélard ?
Il n’était pas Abélard, puisqu’il a engendré tous mes grands-pères, père et moi-même. Mais aux Champs-Élysées et aux Tuileries. et à Lyon, je laisse croire aux petits enfants que les pantins de Guignol se trouvent sous les choux de bois…
Chanté.
Des bergeries des bazars.
Mais aux Quat-z’Arts,
Aux Quat-z’Arts, Guignol,
Aux Quat-z’Arts n’est pas Abélard !
Il sera de bois quant à la tête
Par son savoir,
De bois, de bois,
Mais pas plus bas.
Aux Quat-z Arts, aux Quat-z Arts,
Guignol ne sera pas de bois !
(Entrent deux Petites Femmes, que de Directeur et Guignol embrassent grotesquement. Danse burlesque.)
ACTE PREMIER
Scène PREMIÈRE
Hé, Père Ubu, Père Ubu !
Eh ! voilà le roi qui me demande. (À part.) Roi Venceslas, vous courez à votre perte et vous serez massacré !
Êtes-vous donc encore à boire, Père Ubu, que vous n’entendez pas quand je vous appelle ?
Oui, Sire, je suis saoul, c’est parce que j’ai bu trop de vin de France.
Comme moi ce matin : nous sommes gris, je crois, comme deux Polonais.
Enfin, Sire, que désirez-vous ?
Noble Père Ubu, venez près de moi à cette fenêtre, nous verrons défiler les troupes.
Attention, voilà le moment ! (Au Roi.) On y va, monsieur, on y va.
Ah ! voici le régiment des gardes à cheval de Dantzick. Ils sont fort beaux, ma foi.
Vous trouvez ? Ils me paraissent misérables. Regardez celui-ci là-bas. (Criant par la fenêtre.) Depuis combien de temps ne t’es-tu débarbouillé, ignoble drôle ?
Mais ce soldat est fort propre. Qu’avez-vous donc, Père Ubu ?
Voilà ce que j’ai ! (Coup de tête dans le ventre.)
Misérable !
MERDRE. (Coup de bâton.)
Lâche, gueux, sacripant, mécréant, musulman !
Tiens, pochard, soûlard, bâtard, hussard, tartare, calard, cafard, mouchard, savoyard, polognard !
Au secours ! Je suis mort !
Tiens, capon, cochon, félon, histrion, fripon, souillon, polochon ! Est-il bien mort ? Eh aïe donc ! (Il l’achève.) Me voici roi maintenant !
(Il sort.)
Scène II
Quel est ce bruit épouvantable ? Au secours ! le roi est mort !
Mon père !
Mon mari ! mon cher Venceslas ! Je me trouve mal ! Bougrelas, soutiens-moi !
Ha ! qu’as-tu, ma mère ?
Je suis bien malade, Crois-moi, Bougrelas. Je n’en ai plus que pour deux heures à vivre. Comment veux-tu que je résiste à tant de coups ? Le roi massacré, et toi, représentant de la plus noble race qui ait jamais porté l’épée, forcé de t’enfuir comme un contrebandier.
Et par qui, grand Dieu ! par qui ? Un vulgaire Père Ubu, aventurier sorti on ne sait d’où, vile crapule, vagabond honteux ! Et quand je pense que mon père l’a décoré et fait comte et que ce vilain n’a pas eu honte de porter la main sur lui.
Ô Bougrelas ! Quand je me rappelle combien nous étions heureux avant l’arrivée de ce Père Ubu ! Mais maintenant, hélas ! tout est changé !
Que veux-tu ? Attendons avec espérance et né renonçons jamais à nos droits.
Je te le souhaite, mon cher enfant, mais pour moi je ne verrai pas cet heureux jour.
Eh ! qu’as-tu ? Elle pâlit, elle tombe, au secours ! Ô mon Dieu ! son cœur ne bat plus. Elle est morte ! Est-ce possible ? Encore une victime du Père Ubu ! (Il se cache la figure dans les mains et pleure.) Ô mon Dieu ! qu’il est triste de se voir seul à quatorze ans avec une vengeance terrible à poursuivre ! (Il tombe en proie au plus violent désespoir.)
(Pendant ce temps les Âmes des Ancêtres entrent. L’une s’approche de Bougrelas.)
Ah ! que vois-je ? toute ma famille, mes ancêtres… Par quel prodige ?
Apprends, Bougrelas, que j’ai été pendant ma vie le seigneur Mathias de Kœnigsberg, le premier roi et le. fondateur de la maison. Je te remets le soin de notre vengeance. (Il lui donne une grande épée.) Et que cette épée que je te donne n’ait de repos que quand elle aura frappé de mort. l’usurpateur.
(Les Ombres disparaissent.)
Ah ! maintenant, qu’il y vienne, ce Père Ubu, ce coquin, ce misérable ! Si je le tenais…
(Il sort en brandissant l’épée.)
Scène III
Cornegidouille ! Me voici roi. dans ce pays. Je me suis déjà flanqué une indigestion et je vais maintenant commencer à prendre toute la phynance, après quoi je tuerai tout le monde et je m’en irai. En voici deux qui sont déjà morts. Heureusement il y a ici une trappe où je vais les précipiter. Un ! et deux ! Et d’autres vont les rejoindre tout à l’heure.
Scène IV
Apportez la caisse à Nobles et le crochet à Nobles et le couteau à Nobles et la trique à Nobles ! Ensuite, faites avancer les Nobles.
(On pousse brutalement les Nobles.)
De grâce, modère-toi, Père Ubu.
J’ai l’honneur de vous annoncer que pour enrichir le royaume je vais faire périr tous les Nobles et prendre leurs biens.
Horreur ! à nous, peuple et soldats !
Amenez le premier Noble et passez-moi la trique à Nobles. Ceux qui seront condamnés à mort, je le passerai dans la trappe, ils tomberont dans le sous-sol où on les massacrera. (Au Noble.) Qui es-tu, bouffre ?
Comte de Vitepsk.
De combien sont tes revenus ?
Trois millions de rixdales.
Condamné ! (Coup de bâton.)
Quelle basse férocité !
Second Noble, qui es-tu ? — Répondras-tu, bouffre ?
Grand-duc de Posen.
Excellent ! excellent ! Je n’en demande pas plus long. Dans la trappe. (Coup de bâton.) Troisième Noble, qui es-tu ? tu as une sale tête.
Duc de Courlande, des villes de Riga, de Revel et de Mitau.
Très bien ! très bien ! Tu n’as rien autre chose ?
Rien.
Dans la trappe, alors. Quatrième Noble, qui es-tu ?
Prince de Podolie.
Quels sont tes revenus ?
Je suis ruiné.
Pour cette mauvaise parole, passe dans la trappe. (Coup furieux.) Cinquième Noble, qui es-tu ? tu as une bonne figure.
Margrave de Thorn, palatin de Polock.
Ça n’est pas lourd. Tu n’as rien autre chose ?
Cela me suffisait.
Eh bien ! mieux vaut peu que rien. Dans la trappe, mon ami. — Qu’as-tu à pigner, Mère Ubu ?
Tu es trop féroce, Père Ubu.
Eh ! je m’enrichis. Je vais faire lire MA liste de MES biens. Greffier, lisez MA liste de MES biens.
Comté de Sandomir.
Commence par les principautés, stupide bougre !
Principauté de Podolie, grand-duché de Posen, duché de Courlande, comté de Sandomir, comté de Vitepsk, palatinat de Polock, margraviat de Thorn.
Et puis après ?
C’est tout.
Comment, c’est tout ! Oh bien alors, passons aux magistrats maintenant, c’est moi qui vais faire les lois.
On va voir ça.
Je vais d’abord réformer la justice, après quoi nous procéderons aux finances.
Nous nous opposons à tout changement.
Merdre. D’abord les magistrats ne seront plus payés.
Et de quoi vivrons-nous ? Nous sommes pauvres.
Vous aurez les amendes que vous prononcerez et les biens des condamnés à mort.
Horreur.
Infamie.
Scandale.
Indignité.
Nous nous refusons à juger dans des conditions pareilles.
À la trappe les magistrats ! (Ils se débattent en vain.)
Eh ! que fais-tu, Père Ubu ? Qui rendra maintenant la justice ?
Tiens ! moi. Tu verras comme ça marchera bien.
Oui, ce sera du propre.
Allons, tais-toi, bouffresque. Nous allons maintenant, messieurs, procéder aux finances.
Il n’y a rien à changer.
Comment ! Je veux tout changer, moi. D’abord je veux garder pour moi la moitié des impôts.
Pas gêné.
Messieurs, nous établirons un impôt de dix pour cent sur la propriété, un autre sur le commerce et l’industrie, et un troisième sur les mariages et un quatrième sur les célibataires et un cinquième sur les décès, de quinze francs chacun.
Mais c’est idiot, Père Ubu.
C’est absurde.
Ça n’a ni queue ni tête.
Vous vous fichez de moi ! Qu’on m’apporte une casserole : je vais inventer en votre honneur la sauce financière.
Mais enfin, Père Ubu, quel roi tu fais, tu massacres tout le monde.
Eh merdre ! Dans la trappe ! Amenez tout ce qui reste de personnages considérables ! (Défilé d’actualités et texte ad libitum.) Toi qui ressembles étrangement à un célèbre piqueur de l’Élysée, dans la trappe ! Et vous préfet de notre police, avec tous les égards qui vous sont dus, dans la trappe ! dans la trappe ce ministre anglais, et pour ne pas faire de jaloux amenez aussi un ministre français, n’importe lequel ; et toi, notable antisémite, dans la trappe ; et toi le juif sémite et toi l’ecclésiastique et toi l’apothicaire, dans la trappe, et toi le censeur et toi l’avarié, dans la trappe ! Tiens, voici un chansonnier qui s’est trompé de porte, on t’a assez vu, dans la trappe ! Oh ! Oh ! celui-ci ne fait pas de chansons, il fait des articles de journal, mais ce n’en est pas moins toujours la même chanson, dans la trappe ! Allez, passez tout le monde dans la trappe, dans la trappe, dans la trappe ! Dépêchez-vous, dans la trappe, dans la trappe !
ACTE II
Scène PREMIÈRE
Ma tunique a deux, trois, quat’boutons,
Cinq boutons !
Six, sept, huit boutons,
Neuf boutons !
Dix, onz’, douz’boutons,
Treiz’boutons !
Ma tunique a quatorz’, quinz’boutons,
Seiz’boutons !
Dix-huit, vingt boutons,
Vingt boutons
Vingt-et-un boutons,
Trent’boutons !
Ma tunique a trent’, quarant’boutons,
…rant’boutons !
Quarant’-cinq boutons,
Cinq boutons !
Soixant’-dix boutons,
Dix boutons !
Ma tunique a cinquant’mill’boutons,
Mill’boutons…
Division, halte ! À gauche, front ! À droite… alignement ! Fixe Repos. Soldats, je suis content de vous. N’oubliez pas que vous êtes militaires, et que les militaires font les meilleurs soldats. Pour marcher dans le sentier de l’honneur et de la victoire, vous portez d’abord le poids du corps sur la jambe droite, et partez vivement du pied gauche… Garde à vous ! Pour défiler : par le flanc droit… droite ! Division, en avant ! guide à droite, marche ! Une, deux, une, deux…
Les Soldats, avec Lascy sur le flanc, sortent, en criant :
Vive la Pologne ! Vive le Père Ubu !
Ah ! Mère Ubu, me voici armé de ma cuirasse et de mon petit bout de bois. Je suis prêt à partir en guerre contre le czar, mais je vais être bientôt tellement chargé que je ne saurais marcher si j’étais poursuivi.
Fi, le lâche.
Ah ! toute cette ferraille m’embarrasse. Je n’en finirai jamais, et les Russes avancent et vont me tuer.
Comme il est beau avec son casque et sa cuirasse, on dirait une citrouille armée.
Ah ! maintenant je vais monter à cheval. Amenez, messieurs, le Cheval à phynances.
Père Ubu, ton cheval ne saurait plus te porter, il n’a rien mangé depuis cinq jours et est presque mort.
Elle est bonne celle-là ! On me fait payer 12 sous par jour pour cette rosse et elle ne me peut por ter. Vous vous fichez, corne d’Ubu, ou bien si vous me volez ? Alors, que l’on m’apporte une autre bête, mais je n’irai pas à pied, cornegidouille !
Merci, fidèle Palotin Giron. — (Il caresse le cheval.) Ho, ho… Je vais monter dessus. Oh ! je vais tomber (Le cheval part.) Ah ! arrêtez ma bête. Grand Dieu, je vais tomber et être mort !!! (Il disparaît dans la coulisse.)
Il est vraiment imbécile (Elle rit.) Ah ! le voilà relevé, mais il est tombé par terre.
Cornegidouille, je suis à moitié mort ! Mais c’est égal, je pars en guerre et je tuerai tout le monde. Gare à qui ne marchera pas droit. Ji lon mets dans ma poche avec torsion du nez et des dents et extraction de la langue.
Bonne chance, monsieur Ubu.
J’oubliais de te dire que je te confie la régence. Mais j’ai sur moi le livre des phynances, tant pis pour toi si tu me voles. Je te laisse pour t’aider le fidèle Giron. Adieu, Mère Ubu. Sois sage, prends garde à ta vertu.
Adieu, Père Ubu. Tue bien le czar.
Pour sûr. Torsion du nez et des dents, extraction de Ja langue et enfoncement du petit bout de bois dans les oreilles. (Il s’éloigne au bruit des fanfares.)
Scène II
Maintenant, que ce gros pantin est parti, courons nous emparer de tous les trésors de la Pologne. Ici, Giron, viens m’aider.
À quoi, maîtresse ?
À tout ! Mon cher époux veut que tu le remplaces en tout pendant qu’il est à la guerre. Ainsi ce soir…
Oh ! maîtresse !
Ne rougis pas, mon chéri : d’abord, sur ta figure ça ne se voit pas ! Et en attendant donne-moi un coup de main pour déménager les trésors.
(Très vite, parlé en déménageant.)
D’abord à mes yeux étonnés
S’offre un pot, un pot… polonais !
Un’ descent’ de lit en peau d’renne,
D’la rein’ qu’est mort’, la pauvre reine !
La ressemblance, trait pour trait,
D’monsieur mon époux adoré.
Des fiol’s qui soûlèr’nt la Pologne,
Au bon vieux temps d’August’ l’Ivrogne.
Le narghilé qu’on fabriqua,
Pour la rein’ Mari’ Leczinska.
Les documents, dans une malle,
De la défens’ nationale.
Et le plumeau qui a servi
À mettre l’ordre à Varsovi’.
Aïe ! J’entends du bruit ! Le Père Ubu qui revient ! Déjà ! sauvons-nous !
(Ils s’enfuient en laissant tomber les trésors.)
Scène III
Cornebleu, jambedieu, tête de vache ! nous allons périr : ha ! nous mourons de soif et sommes fatigué, car, par crainte de démolir notre monture, nous avons fait tout le chemin à pied, traînant (Apparaît seulement alors le cheval.) notre cheval par la bride. Mais quand nous serons de retour en Pologne, nous imaginerons, au moyen de notre science en pataphysique et aidé des lumières de nos conseillers, un automobile pour traîner notre cheval et une voiture à vent pour transporter toute l’armée. Mais voilà Nicolas Rensky qui se précipite. Eh ! Qu’a-t-il, ce garçon ?
Tout est perdu, Sire, les Polonais sont révoltés, Giron a disparu et la mère Ubu est en fuite emportant tous les trésors et les finances de l’État.
Déjà !!! — Oiseau de nuit, bête de malheur, hibou à guêtres ! Où as-tu pêché ces sornettes ? En voilà d’une autre ! Et qui a fait ça ? les Cosaques, je parie. D’où viens-tu ?
De Varsovie, noble seigneur.
Garçon de ma merdre, si je t’en croyais je ferais rebrousser chemin à toute l’armée. Mais, seigneur garçon, il y a sur tes épaules plus de plumes que de cervelle et tu as rêvé des sottises. Va aux avant-postes, mon garçon, les Russes ne sont pas loin et nous aurons bientôt à estocader de nos armes.
Père Ubu, ne voyez-vous pas dans la plaine les Russes ?
C’est vrai, les Russes ! Me voilà joli. Si encore il y avait moyen de s’en aller, mais pas du tout, nous sommes sur une hauteur et nous serons en butte à tous les coups.
Les Russes ! L’ennemi !
Allons, messieurs, prenons nos dispositions pour la bataille. Nous allons rester sur la colline et ne commettrons point la sottise de descendre en bas. Je me tiendrai au milieu comme une citadelle vivante et vous autres graviterez autour de moi. J’ai à vous recommander de mettre dans les fusils autant de balles qu’ils en pourront tenir, car 8 balles peuvent tuer 8 Russes et c’est autant que je n’aurai pas sur le dos. Nous mettrons les fantassins à pied au bas de la colline pour recevoir les Russes et les tuer un peu, les cavaliers derrière pour se jeter dans la confusion, et notre artillerie autour du moulin à vent ici présent pour tirer dans le tas. Quant à nous, nous nous tiendrons dans le moulin à vent et tirerons avec notre pistolet à phynances par la fenêtre, en travers de la porte nous placerons le bâton, et si quelqu’un essaye d’entrer, gare à lui !
Vos ordres, Sire Ubu, seront exécutés.
Eh ! cela va bien, nous serons vainqueurs. Quelle heure est-il ?
(On entend : Coucou ! trois fois.)
Onze heures du matin.
Alors nous allons dîner, car les Russes n’attaqueront pas avant midi. Dites aux soldats, seigneur général, de faire leurs besoins et d’entonner la chanson polonaise.
Attention ! À droite et à gauche, formez le cercle. Deux pas en arrière, rompez ! (L’Armée sort, grande ritournelle, le père Ubu commence à chanter, l’Armée rentre pour la fin du premier couplet.)
Quand je déguste
Faut qu’on soit soûl,
Disait Auguste
Dans un gouglou !
Chœur : Glou glou glou, glou glou glou.
La soif nous traque
Et nous flapit ;
Buvons d’attaque
Et sans répit.
Chœur : Pi pi pi, pi pi pi !
Par ma moustache !
Nul ne s’ moqua
Du blanc panache
De mon tchapska.
Chœur : Ka ka ka, ka ka ka.
On a bonn’ trogne
Quand on a bu :
Viv’ la Pologne
Et l’ Père Ubu !
Chœur : Bu bu bu, bu bu bu !
Ô les braves gens, je les adore ! Et maintenant, à table !
Attaquons !
Dites à monsieur notre intendant militaire de nous apporter les vivres mis en réserve pour toute l’armée.
Mais, Père Ubu, il n’y a pas de vivres, il n’y a rien à manger.
Comment, sagouin ! Il n’y a rien à manger ? À quoi pense alors notre intendance militaire ?
Vous ne vous rappelez plus que vous l’avez précipitée dans la trappe !
Ah ! je respire. Je savais bien que cette excellente administration ne pouvait se tromper. Personne n’ignore qu’elle aime à gaver le troupier de troupions, pardon ! croupions de dinde, poulets rôtis, pâtés de chiens, choux-fleurs à la merdre et autres volailles. Enfin, je vais aller chercher moi-même s’il reste quelque chose pour garnir notre panse. (Il sort.)
Qu’avez-vous trouvé de bon à manger, Père Ubu ?
Je n’ai trouvé que ceci : goûtez un peu.
Pouah ! Pouah ! Pouah ! Je suis mort ! Misérable père Ubu, traître et gueux voyou ! (Ils sortent dans des convulsions. La canonnade commence dans le lointain).
Mais, j’ai faim, moi. Que vais-je mettre dans ma gidouille ? (1er boulet dans le ventre.)
Sire Ubu, les Russent attaquent.
Eh bien après ? Que veux-tu que J’y fasse ? ce n’est pas moi qui le leur ai dit. Cependant, messieurs des Finances, préparons-nous au combat. (2e boulet, le Père Ubu est renversé, le boulet lui rebondit à plusieurs reprises décroissantes sur la gidouille.)
Un second boulet, je ne reste. pas là. (Il fuit.)
Ah ! je n’y tiens plus. Ici il pleut du plomb et du fer. Hé ! sires soldats russes, faites attention, ne tirez pas par ici, il y a du monde.
Hourra, place au Czar ! (Les Russes traversent.)
En avant, je m’en vais attaquer avec ce petit bout de bois l’empereur moscovite.
Choknosof, catastrophe, merdazof !
Tiens, toi ! (Le Czar lui arrache son bâton et riposte.) — Oh mais tout de même ! ah, monsieur, pardon, laissez-moi tranquille ! oh, mais, je n’ai pas fait exprès ! Aïe ! je suis mort, je suis roué ! (Il se sauve, le Czar le poursuit.)
Cette fois, c’est la débandade.
Ah, voici l’occasion de se tirer des pieds. Or donc, messieurs les Polonais, en avant ! ou plutôt non, en arrière !
Sauve qui peut, sauve qui peut ! (Ils s’enfuient, poursuivis par les Russes.)
Scène IV
Il n’y a plus personne ? Quels tas de gens, quelle fuite ! Où me cacher, grand Dieu ? Ah, dans cette maison, j’y serai sans doute à l’abri.
Qui vive ?
Au secours ! Ah ! c’est toi, Lascy, tu t’es caché là aussi, tu n’es donc pas encore tué ?
Eh ! Monsieur Ubu, êtes-vous remis de votre terreur et de votre fuite ?
Oui, je n’ai plus peur, mais j’ai encore la fuite.
Quel pourceau.
Hhron !
Quel est ce rugissement ? Allez voir, Père Ubu.
Ah non, par exemple ! encore des Russes, je parie, j’en ai assez ; et puis s’ils m’attaquent c’est bien simple, ji lon fous dans ma poche.
Scène V
Oh, monsieur Ubu !
Oh ! tiens, regarde donc le petit toutou. Il est gentil, ma foi.
Prenez garde ! Ah ! quel énorme Ours.
Un ours ! Ah ! l’atroce bête. Oh ! pauvre homme, me voilà mangé. Que Dieu me protège. Et il vient sur moi. Non, c’est Lascy qu’il attrape. Ah ! ça va mieux ! (L’Ours se jette sur Lascy, qui se défend. Le Père Ubu se réfugie dans le moulin.)
À moi, à moi ! au secours, Monsieur Ubu !
Bernique ! Débrouille-toi, mon ami ; pour le moment, nous faisons notre Pater Noster. Chacun son tour d’être avalé.
Il me tient, il me mord !
Sanctificetur nomen tuum.
Panem nostrum quotidianum da nobis hodie… Tiens ! le voilà mangé et me voilà tranquille. Sed libera nos a malo, Amen, Je puis descendre de ma fenêtre. Nous devons notre salut à notre courage et à notre présence d’esprit, n’ayant pas hésité à monter dans ce moulin fort élevé pour que nos prières eussent moins loin à arriver au ciel. Aussi je n’en puis plus et il me prend une étrange envie de dormir. Mais je ne coucherai pas dans cette maison, car même avec un bonnet de coton (il le met), quand on craint les courants d’air, il ne faut pas se réfugier dans un moulin à vent !
(Scène du lit, avec apparition de souris, araignées, etc., classique à Guignol.)
Je serai mieux à la belle étoile. (Bruit léger au dehors.) Est-ce l’ours encore ? Il va me dévorer ! Il n’y a pas moyen de dormir, mais avec ce petit bout de bois je saurai m’en débarrasser.
(Entre la Mère Ubu, qui reçoit le coup de bâton.)
Ah ! c’est la Mère Ubu ! Je savais bien que c’était un animal ! Comment, c’est toi, sotte chipie ? D’où viens-tu ?
De Varsovie, les Polonais m’ont chassée.
Moi, ce sont les Russes qui m’ont chassé, les beaux esprits se rencontrent.
Dis plutôt qu’un bel esprit a rencontré une bourrique !
Ah ! Mère Ubu, je vais vous arracher la cervelle et lacérer le postérieur ! (Il la secoue.)
Viens plutôt avec moi, Père Ubu, ce pays n’est pas tranquille. Quittons-le, profitons de ce que nous sommes au bord de la mer et embarquons-nous sur le premier navire en partance. Mais où aller ?
Où allons-nous, Mère Ubu ? Quo vadimus ? C’est bien simple : en France ;
La France réunit pour nous tous les attraits :
Il y fait chaud l’été, l’hiver il y fait frais,
Les institutions sont mises sous vitrine :
Défense de toucher au clergé, la marine,
Au sceptre immaculé des gardiens de la paix,
Au dur labeur des bureaucrates occupés.
L’expérience de ma trique me décide
À croire qu’en effet tout ça n’est pas solide,
Et que l’on ne saurait trop mettre en du coton
La finance, l’armée et la magistrature,
Fragiles bibelots que fêle mon bâton.
L’âge d’or luit encor, plus doré que nature :
Un suffrage éclairé nomme des députés
Dont les programmes sont toujours exécutés ;
Et le char de l’État est du même système
Que si le Père Ubu l’avait construit lui-même.
La France est le pays des lettres et des arts :
Le nombre deceux-ci s’élève jusqu’à quartre :
Aussi la nomme-t-on le pays des 4-z-Arts,
Antique cabaret célèbre dans Montmartre !
C’est là que nous irons vivre désormais, mère Ubu.
Bravo, Père Ubu, allons en France.
Je vois un navire qui s’approche, nous sommes sauvés.
Pas encore !
Aïe ! c’est Bougrelas !
Misérable Père Ubu, tu as tué mon père le roi Venceslas (Le Père Ubu gémit), tu as tué ma mère la reine Rosemonde (le Père Ubu gémit), tu as tué toute ma famille, tu as tué la noblesse, tu as tué la justice, tu as tué la finance, mais il y a une chose que tu n’as pas tuée, car elle est impérissable : la gendarmerie nationale !
Où me cacher, grand Dieu ? Que deviendra la mère Ubu ? Adieu, mère Ubu, tu es bien laide aujourd’hui, est-ce parce que nous avons du monde? (Entre le Palotin Giron.)
Notre fidèle Giron m'accompagnera en France.
Et vous, gendarmes, accompagnez le Père Ubu. Conduisez-le à Paris, dans une prison ou plutôt dans un abattoir, où, en punition de tous ses crimes, il sera décervelé !
« Vers les rives de France
Voguons Voguez |
en chantant, |
Voguons Voguez |
doucement, |
Pour |
nous vous |
Embarquons-nous Embarquez-vous |
avec espérance, |
Viv’ le Père Ubu !
Confions-nous à la Providence,
Le ciel récompense,
Toujours la vertu,
Tutu, rlutu, pens’s-tu ?
Turlututu !
La vertu trouve sa récompense…