Un Chancelier d’ancien régime/01

La bibliothèque libre.
Un Chancelier d’ancien régime
Revue des Deux Mondes3e période, tome 76 (p. 512-547).
02  ►
UN
CHANCELIER D’ANCIEN RÉGIME

LE REGNE DIPLOMATIQUE DE M. DE METTERNICH.

I.
L’APPRENTISSAGE d’UN DIPLOMATE. — M. DE METTERNIGH A BERLIN ET A PARIS. — l’AVÈNEMENT d’UN CHANCELIER ET LE MARIAGE D’UNE ARCHIDUCHESSE.

Mémoires, Documens et Écrits divers, laissés par le prince de Metternich; chancelier de cour et d’état, publiés par son fils le prince Richard de Metternich, classés et réunis par M. A. de Klinkowstrœm, 8 volumes.


Aux derniers temps du règne de Louis XVI, vers 1788, à ces heures mystérieuses et indécises où l’ancien régime gardait encore ses prestiges, ses traditions, ses élégances ou ses vices en Europe comme en France, qui aurait pensé qu’avant peu, de cet ordre ancien, il ne resterait plus que des ruines ou des souvenirs? Qui aurait prévu qu’une monarchie séculaire pouvait disparaître au point d’être presque oubliée pendant des années, que la société française et européenne était prête à rouler dans les conflits sanglans, que des convulsions de la guerre et de la révolution allait sortir un ordre nouveau d’idées, de mœurs, d’institutions, de diplomatie? Qui aurait dit enfin qu’une génération, fille du passé, courait à une fin tragique, et qu’il y avait dans l’obscurité toute une jeunesse prête à faire pour ainsi dire explosion, des inconnus destinés à remplir le monde de l’éclat de leurs actions et de leur nom, à commander des armées et des peuples, même à ceindre des couronnes? Qui aurait fait ce rêve en 1788? c’est pourtant ce qui est arrivé. C’est l’histoire de ces vingt-cinq années qui vont de 1789 à 1815, pendant lesquelles se déroule, à travers les conflits sanglans et les catastrophes, le plus grand des drames, un drame où tout est en jeu, et les principes des sociétés et les droits des dynasties, et l’indépendance des peuples et les conditions de l’ordre universel. Vingt-cinq années durant, la lutte est engagée entre cette force nouvelle qui s’appelle la révolution française, qui apparaît tour à tour sous la forme d’une démocratie déchaînée ou de la dictature éclatante du génie, et toutes les forces d’ancien régime dispersées dans la vieille Europe. Aux convulsions intestines se joignent les chocs des armées sur tous les champs de bataille. Les guerres sont à peine interrompues par des paix qui ne sont que des trêves. Les péripéties se succèdent, et à toutes les phases du terrible drame, dans tous les camps, pour toutes les causes, surgissent les hommes nouveaux : politiques, soldats ou diplomates improvisés au feu des événemens.

Aborder la vie à une de ces époques de commotions extraordinaires où tout se renouvelle, et se trouver bientôt conduit à représenter une tradition, une cause dans les conflits des empires ; avoir sa place et son action dans les plus grandes affaires, dans les délibérations souveraines aux heures où se joue le sort des états, et rester pendant quarante ans une sorte d’oracle des chancelleries, le conseil des princes, l’arbitre des situations critiques, c’est une fortune rare. C’est la destinée de M. de Metternich d’avoir été, au commencement et dans la première partie de ce siècle, un des acteurs du grand drame, un représentant de la politique de vieil équilibre et d’ancien régime dans la lutte du continent contre la révolution française et contre l’empire napoléonien, un des régulateurs de la victoire européenne après le combat ; c’est sa fortune d’avoir été mêlé à tout et d’avoir quelquefois décidé de tout, de s’être fait, dans le mouvement des choses, le rôle et la figure d’un personnage de l’histoire. Que lui a-t-il manqué? Il avait la naissance, il a eu le pouvoir, les dignités, les faveurs de cour, l’influence dans les affaires du monde. Il a vu passer les grandeurs humaines et il leur a survécu. Il a été la personnification d’un système pour l’Autriche, qui a retrouvé par lui l’apparence de l’ancienne suprématie impériale brisée à Austerlitz,-;-pour l’Allemagne, qui a longtemps subi sa prépotence, — pour l’Europe, qui a vu en lui un sage. Il n’est pas, il est vrai, de la race des Richelieu et des Mazarin, dont il parle d’un ton leste, en les confondant sans façon avec un Haugwitz et un Capo d’Istria. Il a fait revivre, en plein XIXe siècle, M. de Kaunitz avec son long règne, sa physionomie étudiée et son esprit.

Personnage d’une originalité singulière et compliquée, supérieur assurément, — supérieur toutefois moins par le génie que par la souplesse et la dextérité de sa diplomatie ; politique avisé, expert dans toutes les combinaisons et toutes les évolutions, maniant avec un art savant les plus secrets ressorts des états, mais en même temps léger, gâté par tous les succès, dédaigneux pour ses contemporains, complaisant pour lui-même, alliant la fatuité mondaine et la présomption à un certain pédantisme germanique, assez beau joueur pour en imposer au monde, pour déguiser des intérêts sous le nom de droits, des expédiens sous le nom de principes, l’immobilité, qui était tout son système, sous le voile de profonds calculs. Homme habile et heureux, qui a passé sa vie, quarante ans de ministère, à se servir des circonstances et qui a su durer, sans rien créer, jusqu’au jour où, réveillé en sursaut par des révolutions nouvelles, il a paru emporter avec lui tout un ordre de choses, presque la monarchie autrichienne elle-même, sans douter un instant de sa propre infaillibilité. Les Mémoires qu’il a laissés, comme un dernier témoignage de ses actions et de ses pensées, sous la forme d’une autobiographie, de correspondances, de notes tracées au jour le jour, ces Mémoires ne sont pas de l’histoire ; ils sont plutôt des documens, des fragmens d’une grande histoire. Ils respirent l’infatuation aisée d’un politique de cour, qui se sent toujours en scène et garde le perpétuel contentement d’une assurance superbe. Ils transposent souvent les impressions et ils confondent quelquefois les dates. Ils sont insuffisans ou pleins de savantes réticences sur des points délicats ; ils sont abondans jusqu’à la prolixité sur bien d’autres points qui n’ont pas toujours une égale importance.

N’importe, ces vieux papiers ont leur langage et font revivre tout un passé, toute une époque évanouie, toute une suite d’événemens et de révolutions. Ils montrent surtout comment un homme, avec une idée fixe et l’art des combinaisons, s’est fait cette destinée exceptionnelle qui a eu trois grands momens : les luttes contre Napoléon, le congrès de Vienne, enfin ce long règne de 1815 à 1848, pendant lequel celui qui fut chancelier de cour et d’état a tenté, a réalisé par sa diplomatie, au profit de l’Autriche, ce gouvernement de l’Allemagne et de l’Europe qu’un autre chancelier a conquis depuis, par le fer et le feu, au profit de la Prusse. C’est dans une vie d’homme l’histoire d’un temps.

I.

Rien certes de plus dramatique que cette période du commencement du siècle, qui a vu tour à tour la France révolutionnaire, républicaine ou impériale, maîtresse de l’Europe, l’Europe coalisée maîtresse de la France. Comment s’expliquent ces prodigieuses alternatives de la fortune militaire et diplomatique, ces tragiques vicissitudes où les vaincus de la veille redeviennent les vainqueurs du lendemain? c’est justement le problème de cette histoire de 1792 à 1815, de ces années qui se comptent par des campagnes, par des coalitions, par des coups de théâtre toujours nouveaux[1].

Au premier moment, lorsque la révolution française éclate, elle reste visiblement et assez longtemps une énigme pour la diplomatie des vieilles cours, qui n’en saisit ni la portée ni le caractère universel et redoutable. Les cabinets n’y voient tout au plus qu’une crise, qui, en affaiblissant la France, laisse toute liberté à leurs desseins. Tandis que l’orage monte et grossit, ils ne sont occupés que de leurs ambitions, de leurs intérêts ou de leurs rivalités. Ils ne s’entendent un instant que pour procéder avant tout, avant la croisade conservatrice contre la France, à ce second partage de la Pologne, qui coïncide avec la première coalition de 1792, que M. de La Marck, dans une lettre à M. de Mercy-Argenteau, appelle « une inconséquence révoltante et digne de pitié. » Les rois ne comprennent rien à cette révolution qui les menace par les idées avant de les menacer par les armes. À cette force nouvelle, qui fait pour ainsi dire explosion à leurs frontières, ils ne trouvent à opposer que des déclarations qui sont des défis à la fois irritans et impuissans, des alliances sans sincérité, une politique d’expédiens, des efforts décousus, une stratégie méticuleuse et surannée. A peine engagés dans la terrible lutte, ils se sentent déconcertés, et, chose étrange, c’est la France désorganisée, livrée aux fureurs révolutionnaires, mais puissante par le patriotisme, par son exaspération même, qui réussit à vaincre, à dicter des lois, à dissoudre les coalitions ; c’est la France, qui, après avoir été un instant envahie, rend invasion pour invasion et franchit de toutes parts ses frontières, réduisant successivement ses ennemis, la Prusse, l’Autriche elle-même, à accepter des traités qui sont le commencement de la subversion de la vieille Europe. La révolution, dans les camps de la république, s’est faite guerrière pour sa défense; elle l’est bien plus encore le jour où un jeune chef de génie, élevé tout à coup à l’empire, prend dans sa puissante main toutes les forces des armées républicaines, trempées au feu des combats, pour les conduire à la domination du monde à travers cette série d’étapes glorieuses qui s’appellent Austerlitz, Iéna, Friedland, Wagram. Cette fois, on peut le croire, le destin a prononcé, les résistances sont vaincues l’une après l’autre; le continent, soumis, semble se résigner à la révolution, qui ne lui apparaît plus que sous la figure du nouveau Charlemagne, maître de l’Europe comme de la France, assez puissant pour se faire de la Russie une alliée à Tilsit, pour obtenir de l’Autriche une archiduchesse en 1810. C’est la première partie et comme le point culminant de l’histoire du temps.

Bientôt, cependant, tout commence à changer de face. La révolution, en se confondant avec l’empire napoléonien, s’est tout au moins transformée, et, après avoir été la grande propagatrice des idées de liberté et d’émancipation parmi les peuples, elle n’est plus que conquérante. La révolution, sous cette figure nouvelle, étend ou veut étendre sa domination du midi au nord, au-delà des Pyrénées, comme en Allemagne, sous prétexte d’atteindre l’Angleterre, qui reste la dernière, l’éternelle et insaisissable ennemie. C’est là son piège ou sa fatalité. Par ses excès de conquête, elle irrite et révolte tous les instincts d’indépendance nationale qui frémissent dans le silence de la défaite. Par ses bouleversemens de territoires et de souverainetés, elle ranime le sentiment de conservation européenne. Par ses abus de prépotence, elle réconcilie les vaincus, elle refait les alliances brisées, elle rapproche les peuples de leurs gouvernemens jusqu’au jour où elle voit se tourner contre elle toutes ces forces, tous ces sentimens qu’elle a suscités, qu’elle a contribué à développer. C’est la seconde partie de cette histoire. Le cycle est complet ; mais dans ce cadre mouvant où tout se presse, où les événemens gardent une sorte d’unité tragique, tous ces états européens qui prennent part à l’action ont des caractères et des rôles différens. L’Angleterre, en subventionnant toutes les coalitions, combat pour sa cause, pour sa prépondérance maritime et mercantile. La Prusse, la Russie, puissances nouvelles, sans scrupules, ne songent qu’à profiter des subversions du continent pour s’agrandir. L’Autriche, pour sa part, dans cette mêlée des peuples, l’Autriche, plus que tout autre état, représente la vieille politique de conservation et d’équilibre : politique longtemps malheureuse, éprouvée par une série de désastres jusqu’à Wagram, mais patiente et artificieuse, rompue au maniement des alliances, à l’art de plier sous la force et de se dégager, habile à déguiser ses ambitions et ses évolutions sous le voile des médiations savantes et intéressées.

C’est cette politique que M. de Metternich est appelé un jour à personnifier au premier rang, et,-par une chance heureuse de sa destinée, il entre dans le jeu des événemens à ce moment unique de 1809, où la fortune napoléonienne touche à son point culminant, où les disgrâces autrichiennes, qui se confondent avec les disgrâces européennes, semblent épuisées. Avant lui, tous les politiques de Vienne qui se sont succédé aux affaires depuis dix-sept ans ont échoué dans tout ce qu’ils ont tenté. M. de Kaunitz, au déclin de l’âge et de son long règne, a quitté la scène en 1792, le monde en 1794, sans avoir rien compris au grand conflit naissant, M. de Thugut, le premier engagé sérieusement dans la lutte contre la révolution française, s’est usé en efforts impuissans pour finir par être réduit à subir la loi du vainqueur à Campo-Formio et à Lunéville. Après M. de Thugut, M. de Cobentzel a cru pouvoir tenter encore la fortune des armes contre le premier consul devenu déjà empereur et n’a réussi qu’à préparer à son pays le désastre d’Austerlitz suivi de la paix de Presbourg, qui ne laisse plus rien subsister de l’ancien empire germanique. Après M. de Cobentzel, M. de Stadion, avec plus de passion que de lumières, a voulu à son tour s’armer pour une guerre nouvelle ; il n’a fait qu’attirer sur l’Autriche le coup de foudre de Wagram, prélude de la dure paix de Vienne, — qui, presque aussitôt, il est vrai, a un supplément extraordinaire dans une alliance dynastique des Habsbourg avec Napoléon. C’est à cette heure de crise, entre la paix de Vienne et le coup de théâtre imprévu du mariage de Marie-Louise, que M. de Metternich est appelé au poste de ministre dirigeant, et il y arrive avec sa jeune ambition, avec un esprit pénétré des traditions autrichiennes et instruit par les événemens, avec l’expérience des cours et une bonne opinion de lui-même qui ne lui a jamais manqué.

Le nouveau ministre qui se trouvait chargé des affaires de l’empire d’Autriche et qui allait en garder la direction pendant près d’un demi-siècle avait trente-six ans. Clément-Wenceslas-Lothaire de Metternich-Winneburg était né le 15 mai 1773 aux bords du Rhin, aux portes de Coblentz, dans un domaine héréditaire dont les maitrès devaient être dépossédés par la révolution française. Il était d’une famille de comtes de l’empire, fils du comte François-George de Metternich, dignitaire de cour, souvent employé à des missions de diplomatie et de gouvernement sous Marie-Thérèse et sous ses successeurs. Il avait commencé son éducation classique avec des précepteurs, dont l’un était un Français qui, peu d’années après, allait être un révolutionnaire fongueux en Alsace et même à Paris. Il avait continué ses études à l’université de Strasbourg, puis à l’université de Mayence, où il recevait les leçons de l’historien Nicolas Vogt. Il avait surtout complété son instruction à Bruxelles auprès de son père envoyé comme plénipotentiaire impérial dans les Pays-Bas au moment des premiers troubles du Brabant. Il avait, en un mot, grandi dans une atmosphère à la fois studieuse et mondaine, sous l’influence des traditions de famille, des habitudes de cour, des mœurs françaises fidèlement imitées au-delà du Rhin, et, comme il le dit, au spectacle de « l’affaissement moral des petits états allemands avant la tempête qui devait bientôt les emporter. » Avant d’avoir vingt ans, celui qui devait être le prince de Metternich avait eu le privilège d’être choisi par l’ordre des comtes catholiques de Westphalie pour le représenter presque coup sur coup au couronnement de l’empereur Léopold en 1790, et en 1792, au couronnement de l’empereur François, dont il devait être si longtemps le conseiller et l’ami. Il avait assisté avec la curiosité d’un jeune homme à ces cérémonies imposantes, un peu surannées, de l’avènement d’un chef du saint-empire, à ces réunions de princes, à ces pompes et à ces fêtes qui animaient, pour quelques jours, la ville impériale de Francfort; mais déjà entre les deux couronnemens, — de 1790 à 1792, — tout s’était singulièrement assombri. La révolution de France grondait de plus en plus et retentissait en Allemagne, agitant les esprits, menaçant les gouvernemens. Les émigrés affluaient dans les villes du Rhin, où ils portaient leur frivolité turbulente, leurs illusions et leurs excitations, promettant aux chefs de la coalition européenne une victoire facile, une marche presque triomphale jusqu’à Paris. La guerre avait commencé en Belgique entre l’Autriche et la France. Les armées de la Prusse se rassemblaient en avant de Coblentz. Tandis qu’on dansait à Francfort, la lutte était engagée non pas pour trois mois, comme le disaient les émigrés, mais pour plus de vingt années.

Aux premiers momens, le jeune Metternich n’avait et ne pouvait avoir aucun rôle. Il avait suivi à Bruxelles son père, ministre de l’empereur dans les Pays-Bas, et il s’était trouvé mêlé à quelques-unes des affaires de la campagne, au siège de Valenciennes. Il avait été aussi envoyé en Angleterre, où il avait trouvé le meilleur accueil dans le monde de Londres et où il avait pu voir les passions belliqueuses d’un grand peuple dans leur premier feu contre la France, le régime parlementaire anglais dans son éclat avec les Pitt, les Burke, les Fox, les Grey. Il n’avait pas tardé à regagner le continent, à rejoindre son père, qui avait dû se replier des Pays-Bas devant les armées françaises, et, avec lui, pour la première fois, en 1794, il avait fait le voyage de Vienne, où il était allé attendre ce que les événemens feraient de lui. Pour le moment, pendant que la guerre sévissait plus que jamais sur les frontières et que la diplomatie s’effaçait, les parens du jeune Clément de Metternich lui préparaient une grande alliance. On le mariait avec la petite-fille de M. de Kaunitz, fille du prince Ernest de Kaunitz-Rietberg, et le mariage s’accomplissait dans une terre de famille, en Moravie, — à Austerlitz. Quelles combinaisons étranges il peut y avoir dans les préliminaires obscurs d’une grande vie ! A Strasbourg, Clément de Metternich, simple étudiant, avait passé à côté d’un jeune officier d’artillerie, de Bonaparte lui-même, sans le connaître, et il avait été l’hôte familier du duc Maximilien de Deux-Ponts, alors colonel du régiment de Royal-Alsace, — depuis premier roi de Bavière, créé de la main de Napoléon. A Francfort, il avait ouvert le bal du couronnement de l’empereur François avec la jeune princesse de Mecklembourg, amie de sa famille, qui allait être bientôt la séduisante et infortunée reine Louise de Prusse. Maintenant, il se mariait dans un petit village de Moravie sans se douter que ce paisible et obscur coin de terre serait ensanglanté et illustré par le génie des batailles. Tous ces noms, tous ces personnages encore inconnus devaient se retrouver et avoir leur place dans l’histoire!

Fixé dans sa vie de famille par un mariage qui unissait deux grands noms, jeune, déjà brillant et instruit. Clément de Metternich avait passé ces années à Vienne, qui était alors comme une capitale du continent en guerre avec la France et qui réunissait une société d’élite. Il partageait son temps entre l’étude des sciences, qui était, à ce qu’il assure, sa vocation, et la vie mondaine, pour laquelle il avait encore plus de goût. Il voyait dès lors assez souvent le prince de Ligne, ce représentant léger et hardi du bel esprit français et de la société du XVIIIe siècle. Il était l’hôte assidu du salon de la princesse Charles de Lichtenstein, qui avait été du cercle familier de Joseph II et qui rassemblait autour d’elle tout ce que Vienne comptait de femmes brillantes, d’étrangers, d’émigrés français. Il remplissait aussi ses devoirs de cour auprès de l’empereur François, qui ne manquait jamais de lui recommander de ne pas s’oublier dans sa paresse mondaine, de se tenir à sa disposition. Il n’était sorti qu’un instant, aux derniers jours de 1797, de son inaction, pour aller, comme délégué des comtes de Westphalie u comme secrétaire de son père, au congrès de Rastadt, à cette réunion qui devait finir d’une façon tragique et qui était le commencement des funérailles de l’empire d’Allemagne. Pour la première fois, la diplomatie du directoire de la république française et la diplomatie de la vieille Europe se rencontraient dans un congrès. Jusque-là Metternich n’avait vu la révolution que de loin ; maintenant il la voyait de plus près dans sa représentation officielle, — non dans Bonaparte, qui n’avait fait que passer, — mais dans Treilhard, dans Bonnier, dans ce personnel révolutionnaire, dont il retraçait la figure et l’accoutrement un peu bizarre d’un trait léger et moqueur dans ses lettres familières. Le jeune représentant des comtes de Westphalie ne se faisait guère illusion. Il se moquait des révolutionnaires, qui, avec leurs airs de « loups-garous, » lui apparaissaient comme de singuliers héritiers de l’ancienne urbanité française ; il sentait ce qu’il y avait de redoutable dans une révolution qui, avec de tels hommes et de tels moyens, menaçait de faire la loi au monde. Il voyait les armes républicaines partout victorieuses, le vieil empire d’Allemagne en dissolution, la cause européenne près d’être perdue par la désunion des princes, par la défection de la Prusse, qui s’était retirée la première de la lutte, par les fautes politiques et militaires de la coalition; il se disait en même temps, il est vrai, que, s’il fallait « faire son deuil de l’empire, » des sécularisations, des biens nobles confisqués sur la rive gauche du Rhin, sa famille ne perdrait rien et trouverait ses compensations dans les biens ecclésiastiques sécularisés.

Au demeurant, le congrès n’avait conduit à rien, si ce n’est au meurtre des plénipotentiaires français. Metternich, à ce moment, avait déjà quitté Rastadt pour retourner à Vienne, assez découragé et dégoûté de ces ingrates négociations. C’était tout au plus pour lui une fausse entrée dans la diplomatie, une médiocre aventure dont il n’avait gardé qu’une impression pénible, avec le désir de rester pour l’instant dans son rôle de simple observateur. Sa véritable entrée dans la carrière ne date que d’un peu plus tard. Lorsque tout avait changé encore une fois, lorsque la campagne de Marengo et de Hohenlinden venait de conduire à la paix de Lunéville, cette paix de Campo-Formio aggravée, lorsque par une métamorphose nouvelle la révolution française apparaissait sous la figure d’un consul brillant de gloire, tout-puissant et déjà près de se faire empereur, M. de Thugut, las de huit années de luttes et de défaites qui avaient coûté à l’empire le Milanais en Italie et la rive gauche du Rhin, avait quitté la scène et avait pour successeur à la chancellerie de Vienne M. de Cobentzel, le négociateur de Lunéville. L’Autriche, réduite à subir une paix à laquelle elle n’avait pu se dérober et dont elle espérait se relever, éprouvait le besoin de se ressaisir, de réorganiser ses relations troublées, de reprendre sa position et son influence par la diplomatie. C’est alors que Clément de Metternich, désigné par l’empereur François lui-même, était entré réellement et définitivement dans la politique active par deux missions qu’il avait successivement à remplir à Dresde et à Berlin, qui étaient les premiers degrés de sa fortune. On lui avait donné à choisir entre Dresde, Copenhague et la mission de ministre de Bohême auprès de la diète de l’empire à Ratisbonne. Copenhague lui semblait trop loin; aller à Ratisbonne pour assister aux inévitables funérailles de l’empire lui répugnait. Il avait opté pour Dresde, où il allait trouver un régime doux et paisible sous un prince simple et honnête, l’électeur Frédéric-Auguste. Rien de plus curieux que cette petite cour de la Saxe électorale, demeurée, au milieu des agitations européennes, ce qu’elle était en plein XVIIIe siècle. Elle avait vu passer au loin les événemens sans en ressentir les atteintes. Rien n’avait changé dans ce petit monde isolé, ni les usages, ni les puériles étiquettes, ni les costumes, ni les modes du temps de Louis XV, et selon le mot de Metternich, « la révolution française en était déjà au consulat de Bonaparte lorsqu’à la cour de Saxe les dames portaient encore des paniers. » Dresde, quoique un peu en retard dans le mouvement des choses, avait cependant un avantage : c’était comme une étape sur la route de Berlin et de Saint-Pétersbourg, comme un poste d’observation, qui par cela même attirait un nombreux corps diplomatique; c’était de plus pour l’Autriche cherchant à se relever un point de l’échiquier allemand à disputer à l’influence de la Prusse, un état précieux à maintenir dans la fidélité à ce qui restait de l’empire, aux intérêts autrichiens. Le jeune envoyé à Dresde avait été chargé de se préparer à lui-même ses instructions, et du premier coup il mettait toutes ses idées dans son programme. Il traçait un vaste tableau où il montrait la situation nouvelle du monde, la France menaçant l’Europe par ses perpétuels agrandissemens, l’Angleterre ne songeant qu’à ses intérêts, la Russie n’offrant qu’un appui intermittent et ne consultant que son ambition, la Prusse toujours prête à profiter du malheur des autres pays, la Saxe enclavée entre deux monarchies puissantes et mal défendue contre les pressions prussiennes.

Chercher à se reconnaître, à retrouver des points d’appui, des alliances en 1801-1802 n’était pas facile; mais pour ces idées Dresde était un bien petit théâtre, et avant que l’année 1803 fut écoulée, au moment où M. de Stadion était expédié à Pétersbourg pour essayer de nouer amitié avec le jeune successeur de l’infortuné Paul Ier de Russie, l’empereur Alexandre, Metternich était envoyé à Berlin pour reprendre avec la Prusse des habitudes d’intimité et de confiance interrompues depuis la paix de Bâle. Ces mouvemens de la diplomatie autrichienne semblaient se lier à deux événemens qui dévoilaient l’instabilité et l’état violent de l’Europe: au mois de décembre 1802, avait été préparé l’acte qui, sous le nom de « recès » de Ratisbonne, consacrait le bouleversement territorial de l’Allemagne par la sécularisation des principautés ecclésiastiques; au printemps de 1803, par la rupture de la paix d’Amiens, la guerre venait de se rallumer entre l’Angleterre, emportée plus que jamais par ses passions nationales, et le premier consul, qui mettait tout son feu dans les armemens de Boulogne, — en attendant d’être un empereur sacré par la victoire et par un pape.


II.

Au fond, cette double mission de M. de Stadion à Pétersbourg, de M. de Metternich à Berlin cachait la pensée bien obscure encore d’une nouvelle coalition à laquelle l’Autriche se préparait de loin avec la patiente souplesse d’une puissance habile à réparer ses défaites, à attendre ou à saisir les occasions sans se laisser jamais décourager. L’Autriche, liée pour le moment par le traité de Lunéville, ne songeait pas sans doute à reprendre de sitôt les armes. Elle avait toujours la crainte de la France, de son jeune chef, dont elle voyait grandir d’heure en heure la fortune et l’ambition. Elle s’attendait à des entreprises nouvelles de l’impétuosité française en Allemagne, aussi bien qu’en Italie, et, prévoyant le danger, elle ne désespérait pas de rattacher à un système de ligue défensive les autres cabinets intéressés comme elle à l’indépendance des états. Elle avait besoin d’abord de s’assurer le concours de la Russie, et le succès n’était point impossible à Pétersbourg où, à la place du fantasque Paul Ier, régnait un jeune souverain accessible à la flatterie, impatient des grands rôles, assez disposé déjà à se croire l’émule du premier consul, à se considérer comme un protecteur ou un médiateur de l’Europe. M. de Stadion était chargé d’attirer Alexandre dans l’alliance rêvée à Vienne; mais la Russie et l’Autriche fussent-elles unies, elles ne pouvaient rien encore sans l’appui de la Prusse, et ici était la difficulté. La Prusse, au fond du cœur, gardait autant que l’Autriche la haine de la révolution française ; elle craignait en même temps de se compromettre par des manifestations qui risqueraient de la ramener à la guerre. Retirée la première des grandes luttes, elle avait trouvé assez de profit à sa neutralité depuis la paix de Baie, elle venait de gagner assez à la curée des sécularisations pour rester attachée à une paix si fructueuse, pour tenir singulièrement aménager la France, qui avait comblé quelques-unes de ses ambitions et de qui elle attendait de nouveaux avantages. Partagée entre ces sentimens divers, elle suivait une politique de perpétuels subterfuges, s’étudiant à flatter le premier consul, qu’elle craignait, sans se brouiller avec l’Autriche, dont elle était toujours jalouse, et avec la Russie, dont elle subissait l’ascendant. La Prusse, en un mot, tenait à rester en mesure de traiter avec tout le monde et voulait gagner beaucoup sans se lier avec personne. C’est la situation où M. de Metternich avait à remplir son rôle.

Il était arrivé à Berlin à la fin de 1803, après avoir passé quelques mois à l’abbaye sécularisée d’Oschenhausen, que son père, le vieux comte de Metternich, venait de recevoir, avec le titre de prince, de l’empereur François en dédommagement de ses biens perdus sur la rive gauche du Rhin. Personnellement il ne pouvait qu’être bien accueilli dans une cour gardée par une sévère étiquette, mais ouverte pour lui par le roi Frédéric-Guillaume III, qu’il avait connu prince royal à Coblentz en 1792 et par la grâce de la reine Louise, cette princesse de Mecklembourg avec laquelle il avait, dix ans auparavant, ouvert le bal de Francfort au couronnement de l’empereur François. Politiquement, il tombait du premier coup au milieu des divisions qui partageaient la cour et la société berlinoise. Dans une partie de ce monde prussien, dans l’armée, la haine de la révolution française, les passions d’ancien régime, les ardeurs belliqueuses régnaient; on ne respirait que la guerre contre la France. De cœur, la reine Louise était la complice de ces passions personnifiées surtout dans un des fils du prince Ferdinand, dernier frère survivant de Frédéric II, dans ce jeune prince Louis qui devait finir en héros à Saalfeld et qui en attendant, avec son grand air et son courage chevaleresque, s’épuisait dans une vie de désordres, dans ce que M. de Metternich appelle les « mauvaises compagnies. » Le prince d’Orange, marié à une sœur du roi, dépossédé de ses états, avait naturellement les mêmes haines. D’un autre côté, la politique des bons rapports, même de l’amitié, d’une amitié intéressée et profitable avec la France, avait sa force à la cour et dans le gouvernement. Elle avait été longtemps représentée par un autre frère du grand Frédéric, par le prince Henri, tant qu’il avait vécu ; elle était représentée encore par M. de Haugwitz, l’habile et artificieux ministre des affaires étrangères, qui restait le garant de la neutralité prussienne, par le secrétaire du cabinet, M. Lombard, qui avait été envoyé à Bruxelles, pendant le voyage du premier consul en 1802 et qui en était revenu ébloui. C’était ce qu’on appelait le parti français.

Entre ces deux camps, le roi Frédéric-Guillaume III, indécis et craintif de caractère, se dérobait par sa faiblesse, n’ayant d’autre politique qu’une insurmontable aversion pour la guerre. Il avait gardé d’une entrevue qu’il venait d’avoir à Memel avec l’empereur Alexandre Ve des souvenirs qui créaient entre les deux familles souveraines un lien de sentiment ; il se défendait d’entrer dans des engagemens plus précis, et s’il écoutait parfois volontiers tout ce qu’on lui disait sur la nécessité de s’unir dans l’intérêt européen, il se hâtait de réclamer le secret le plus absolu en répétant toujours : « Si Bonaparte l’apprend, il tombera sur l’un ou sur l’autre pour empêcher la réunion. » s’il appelait bientôt au ministère des affaires étrangères le baron, depuis prince de Hardenberg, qui était favorable aux vieilles cours, il ne retirait pas pour cela sa confiance à M. de Haugwitz, qui passait pour l’ami de la France, et il ne se laissait pas émouvoir par les criailleries de son entourage, même par les plaintes de M. de Hardenberg contre M. Lombard. Il se bornait à répondre en fronçant le sourcil : « Je dois savoir mieux que vous ce qui en est. » La duplicité était pour lui le déguisement de la faiblesse.

Placé en face de cette situation, l’envoyé de l’empereur François avait de la peine à saisir une politique qui se dérobait elle-même dans l’obscurité et les contradictions. Toujours bienvenu à la cour et traité avec une politesse familière, il était peu écouté. Il avait passé six mois en démarches vaines, en insinuations inutiles ; il avait tout au plus démêlé cette vérité que la seule influence qui pût balancer celle de la France à Berlin était l’influence de la Russie et que ce n’était qu’à Pétersbourg que la Prusse pourrait être conquise. Il ne se doutait pas qu’à ce moment même, au printemps de 1804, la Prusse, loin de chercher à se lier avec les vieilles cours, était occupée à négocier avec la France un traité qui, sauf le mot sur lequel on disputait encore entre Berlin et Paris, était une véritable alliance offensive et défensive. Et la négociation aurait pu réussir si tout à coup n’avait retenti en Europe un événement qui changeait tout, qui allait donner plus de cohésion et de force à toutes les idées, à tous les projets de coalition qui en étaient encore à s’essayer : c’était la tragédie du fossé de Vincennes, la sinistre exécution du duc d’Enghien ! Du jour au lendemain la cruelle catastrophe avait eu la plus dangereuse influence sur toutes les cours. La Prusse avait brusquement interrompu toute négociation avec Paris et s’était tournée vers Pétersbourg, devenu le centre des défiances et des hostilités contre la France. L’Autriche était toute prête à signer avec la Russie une alliance intime, qu’elle poursuivait de ses vœux, que M. de Metternich ne cessait de représenter comme le seul moyen de pression efficace pour entraîner définitivement la Prusse. Des négociations allaient bientôt s’ouvrir avec l’Angleterre déjà engagée dans son grand duel avec la France. De sorte que, pendant cette année 1804, l’Europe offrait un spectacle singulier. Pendant que le premier consul, sans s’inquiéter de l’impression produite par le meurtre du duc d’Enghien, dévoilait ses desseins de grandeur, s’élevait à l’empire, obtenait la reconnaissance plus ou moins sincère des puissances qui n’osaient la refuser et préparait les pompes du sacre, avec la présence du pape, à Paris, une coalition se formait obscurément de toutes parts. Elle était définitivement arrêtée entre l’Autriche et la Russie par le traité du 6 novembre 1804, et les deux cabinets réunis se hâtaient de concentrer leurs efforts à Berlin pour décider l’accession de la Prusse, tandis qu’un plénipotentiaire russe pariait pour Londres. On ne parlait pas encore de guerre il est vrai, on ne parlait que d’une alliance défensive pour la sûreté de l’Europe, d’une médiation à offrir dans la guerre maritime dont le continent souffrait dans ses intérêts. La coalition ne serrait pas moins ses nœuds, et les événemens ne pouvaient tarder à se précipiter.

L’illusion de l’Autriche, plus intéressée que les autres puissances à tout ce qui se préparait, était de croire que ce travail de diplomatie et les armemens qu’elle multipliait à l’appui de ses combinaisons, échapperaient jusqu’au bout à celui qu’elle craignait, qu’elle n’osait encore défier ouvertement. Si occupé qu’il fût de ses préparatifs maritimes et militaires des côtes de la Manche, le premier consul devenu empereur ne détournait pas son attention du centre de l’Europe. M. de Metternich s’est cru autorisé à dire que le camp de Boulogne n’avait jamais été qu’une fausse démonstration, que Napoléon n’avait jamais eu l’intention de tenter la descente en Angleterre, que, dans sa pensée, l’armée de la Manche avait été « de tout temps l’armée contre l’Autriche. » Il assure même que, quelques années après, l’empereur lui en avait fait un jour l’aveu dans un entretien familier. L’empereur, ce jour-là, s’amusait à laisser croire ce qu’il voulait et M. de Metternich, pour un si fin diplomate, se laissait abuser. Assurément Napoléon s’était dit plus d’une fois qu’il pouvait y avoir plusieurs manières de vaincre l’Angleterre, qu’une de ces manières était de l’atteindre dans ses alliés du continent, et c’est ce que l’empereur François lui-même exprimait à sa façon, dès 1803, lorsque, dans un épanchement assez naïf, il disait à l’ambassadeur de France, M. de Champagny : « Si le général Bonaparte, qui a tant accompli de miracles, n’accomplit pas celui qu’il prépare, s’il ne passe pas le détroit, c’est nous qui en serons les victimes ; il se rejettera sur nous et battra l’Angleterre en Allemagne. » Ce n’était qu’une éventualité à peine entrevue. En réalité, il n’est point douteux que tout avait été sérieux dans la pensée première de cette entreprise de Boulogne, dont le premier consul ne se dissimulait pas les dangers, et où il était néanmoins résolu à s’engager, à « risquer sa gloire, » comme il le disait d’un accent plein de grandeur dans sa conversation fameuse avec lord Withworth.

Ce n’était point évidemment pour une fiction, pour une fausse démonstration qu’il déployait un si merveilleux génie d’invention et d’organisation dans ses armemens de la Manche. Jusqu’au dernier moment, il prétendait rester tout entier à la « guerre maritime. » Il ne se détournait tout à coup que le jour où, de son regard prompt à tout saisir, il démêlait dans l’été de 1805 le travail de la diplomatie en Europe, les préliminaires d’une coalition nouvelle, les préparatifs militaires de l’Autriche ; et alors, comme il arrive toujours, tout se précipitait : l’Autriche surprise, troublée de se voir découverte, se défendait mal et redoublait d’activité fiévreuse ; le trouble, les armemens de l’Autriche enflammaient Napoléon et le décidaient brusquement à ce qu’il appelait la « contremarche de son armée en Allemagne. » Le résultat était cette éclatante campagne d’octobre-décembre 1805, où l’Autriche, exposée au premier choc, allait être brisée à Ulm, — où la Russie accourait à travers la Pologne comme la réserve de la coalition. Où en était cependant la Prusse, que les coalisés harcelaient de leur diplomatie?

Depuis plus d’une année, la Prusse ne cessait de flotter dans sa politique d’ambiguïté, négociant avec tout le monde sans se lier avec personne. Au fond, en prenant mille précautions pour ne point se démasquer vis-à-vis de la France, qu’elle redoutait, elle tenait à rester en intelligence avec Vienne, surtout avec Pétersbourg. Elle avait fait déjà, dans le plus grand mystère, un premier pas vers la Russie, au mois de mai1804, par une entente toute personnelle que le roi Frédéric-Guillaume nouait avec l’empereur Alexandre Ier . Elle était prêté à faire un nouveau pas avant la fin de l’année, le jour où l’Autriche et la Russie, qui venaient de se lier secrètement par le traité du 6 novembre, unissaient leurs efforts à Berlin pour obtenir du roi quelque gage de plus. M. de Metternich, qui depuis un an avait appris à connaître cette cour fuyante, était chargé de cette tentative, d’accord avec le représentant russe, M. D’Alopeus, et un envoyé confidentiel du tsar, M. de Wintzingerode. On peut dire qu’il avait le principal rôle dans cette négociation délicate, où il se sentait appuyé par M. de Hardenberg, devenu depuis peu ministre des affaires étrangères, où il avait à de jouer aussi l’insaisissable opposition de M. de Haugwitz, qui, en quittant le ministère, avait gardé son influence auprès du roi. Un instant, M. de Metternich se flattait presque d’avoir réussi à compromettre la Prusse dans la coalition qui se formait, dans ce qu’il appelait la cause générale; il avait du moins obtenu de M. de Hardenberg une sorte de déclaration constatant au nom du roi « un accord de principes et, s’il le fallait, de démarches entre les trois cours. » M. de Metternich triomphait! Il ne gardait pas longtemps, il est vrai, ses illusions et, avant peu, il était réduit à prévenir encore une fois sa cour qu’on n’aurait rien fait tant qu’on n’aurait pas mis la Prusse dans l’impossibilité de se dérober. « Il ne faut pas, écrivait-il, se borner à la mettre momentanément au pied du mur, il faut l’y retenir. » Le fait est que la Prusse ne s’était engagée à rien. Elle prétendait plus que jamais rester retranchée dans la neutralité, écoutant jusqu’au dernier moment les propositions nouvelles que Napoléon lui envoyait par Duroc, aussi bien que les paroles des coalisés. Elle rêvait encore quelque médiation intéressée lorsque tout à coup les événemens, en se précipitant, démasquaient cette politique, qui allait offrir en quelques jours le spectacle de ses versatilités et de ses défaillances, au risque de se préparer à elle-même un terrible lendemain.

Qu’arrive-t-il, en effet, à ce moment extrême, pendant les quelques semaines de septembre-octobre 1805, où Napoléon, déjà en marche sur le Danube, va ouvrir la campagne par un coup de foudre, et où M. de Metternich est réduit à interroger inutilement M. de Hardenberg? Un jour, l’empereur Alexandre, qui est à Pulawi, fait signifier à Berlin qu’il va passer avec son armée sur le territoire prussien pour aller au secours de l’Autriche, et le roi Frédéric-Guillaume se récrie, proteste contre la violence qui lui est faite, menace de repousser la force par la force. Un autre jour, où il vient presque de rompre avec le tsar, il apprend qu’un corps français a violé le territoire d’Anspach et, par une volte-face subite, il se rejette vers la Russie ; il envoie aux Russes l’autorisation de passer en pays prussien. L’empereur Alexandre, saisissant l’occasion, accourt à Potsdam et, aidé par M. de Metternich, il enlève le traité du 3 novembre, qui semble lier la Prusse à la coalition. Est-ce bien sûr et définitif, cette fois ? Pas encore autant qu’on le croit. La Prusse a besoin de quelques semaines; elle s’est réservé la faculté de tenter un dernier effort, de proposer sa médiation sous la forme d’un ultimatum à Napoléon, déjà victorieux à Ulm, maître de Vienne, en marche sur la Moravie, — et c’est M. de Haugwitz qui est chargé de cette mission. On est à la mi-novembre ; les jours passent, les événemens se pressent autour de Brünn. L’envoyé du roi Frédéric-Guillaume arrive au camp français juste à point pour être presque témoin de la journée d’Austerlitz, — et M. de Haugwitz, parti avec la mission de remettre un ultimatum à Napoléon, revient avec un traité de cession du Hanovre, qui, en portant la confusion à Berlin, rejette la Prusse dans un ordre tout nouveau de négociations. — Dernier mot d’un long travail de diplomatie et profonde moralité des choses ! La Prusse vient de laisser l’Autriche succomber sans lui avoir prêté un soldat ; avant qu’il soit un an, l’Autriche laissera la Prusse se débattre seule et succomber à Iéna !

M. de Metternich, pendant ces quelques semaines de la campagne de 1805, avait passé de pénibles momens, partagé entre l’impatience et l’impuissance, sentant tout le prix d’une prompte décision de la Prusse et n’ayant pas, comme il le disait, « une seule bonne nouvelle à porter au roi » pour secouer son inertie. Lorsqu’il avait cru enfin toucher le but, il était retombé aussitôt sous le poids du désastre d’Austerlitz. qui d’un seul coup confondait tous les calculs et brisait ce qui a gardé dans l’histoire le nom de « troisième coalition. » M. de Metternich n’avait pas réussi; mais cette mission de deux années avait été pour lui une première, une instructive expérience des affaires sérieuses et l’avait introduit dans la diplomatie européenne. Il avait vu de près la politique prussienne, cette politique mêlée d’ambition, de duplicité et de faiblesse ; il savait ce qu’on en pouvait attendre, comment il fallait traiter avec elle. Il avait eu aussi l’occasion de voir, pendant ces deux années, bien des hommes qu’il devait retrouver plus tard, M. de Hardenberg, M. de Wintzingerode, le prince Adam Czartoryski, même quelques représentans de la France, avec qui il avait toujours gardé des rapports de politesse qui avaient attiré l’attention de M. de Talleyrand. Il avait surtout rencontré pour la première fois l’empereur Alexandre Ier qui lui témoignait aussitôt une extrême confiance, qui le traitait en ami, et avec qui il avait noué dès lors des relations presque intimes, destinées à passer par bien des phases diverses.

Mêlé à tout ce monde européen et diplomatique, pour lequel il était fait, M. de Metternich le jugeait visiblement sans beaucoup de profondeur, mais avec aisance, avec finesse. Cette mission, en un mot, avait été pour lui un apprentissage à la fois malheureux et heureux. Il avait échoué dans ses négociations, il avait réussi comme homme : il s’était signalé pour un plus vaste théâtre. Qu’avait-il d’ailleurs à faire désormais à Berlin, où, comme il le disait, a tous les ressorts étaient brisés? » Il avait été désigné d’abord pour aller comme ambassadeur à Saint-Pétersbourg, où l’empereur Alexandre le désirait, lorsque, changeant brusquement de destination, il était appelé à représenter et à servir l’Autriche à Paris même, dans les conditions nouvelles créées par la paix de Presbourg. « En réalité, a-t-il dit dans ses Mémoires, c’est à Paris seulement que commença ma vie publique. »


III.

C’est qu’en effet là était maintenant la puissance, là se décidaient les destinées de l’Europe. La paix de Presbourg, qui venait d’être signée deux mois après les affaires d’Ulm, vingt-cinq jours après Austerlitz, inaugurait un ordre étrangement nouveau. Elle réduisait la maison de Hapsbourg au titre impérial d’Autriche ; elle en finissait avec ce qui restait de l’ancien empire d’Allemagne, du saint-empire, qui allait être remplacé par une « confédération du Rhin, » sous la protection de Napoléon ; elle transformait les principautés électorales de Bavière et de Wurtemberg en royautés, Bade en grand-duché, et tous ces changemens, œuvre de la dernière guerre, étaient l’éclatante manifestation de la prépondérance française. Paris était redevenu comme autrefois le centre brillant de la vie européenne. Déjà en 1802, à l’époque des sécularisations allemandes, accomplies sous les auspices de celui qui n’était encore que premier consul, Paris avait vu affluer princes et ministres, tous ceux qui venaient plaider leur cause et qui retrouvaient avec surprise, au milieu d’une société prompte à revivre, l’éclat d’une souveraineté rajeunie. Maintenant l’organisation de la confédération du Rhin sous la protection du vainqueur couronné d’Austerlitz attirait bien plus encore les princes que Napoléon venait de faire rois, ceux qui avaient une position, des intérêts à défendre dans la confédération nouvelle : tous se pressaient aux Tuileries. L’empire ne datait que de deux ans à peine, et déjà il semblait revêtu du sceau des institutions consacrées par le temps. C’est sur ce nouveau et vaste théâtre que M. de Metternich était appelé à figurer. Il arrivait à Paris au mois d’août 1806, à la veille de la guerre de Prusse et de Pologne ; il allait y passer trois années, représentant dans la plus grande des cours la politique d’un état qui, encore meurtri de ses défaites, restait néanmoins une des premières puissances du continent, qui ne désespérait pas de réparer ses forces, de pouvoir un jour ou l’autre ressaisir un rôle, et en attendant sentait le besoin de dissimuler, de ménager l’impérieux génie auquel rien ne résistait.

Lorsque M. de Metternich a recueilli plus tard ses souvenirs sur cette époque, sur son arrivée à Paris, il a dit : « … La destinée me plaçait de bonne heure en face de l’homme qui, à cette époque, était l’arbitre du monde… Napoléon m’apparaissait comme la révolution incarnée, tandis que, dans la puissance que j’avais à représenter auprès de lui, je voyais la plus sûre gardienne des bases sur lesquelles reposent la paix sociale et l’équilibre politique… » Peut-être M. de Metternich ne voyait-il pas dès le premier jour sa position et son rôle aussi distinctement qu’il l’a cru plus tard, par une illusion qui a confondu les époques, — et comme il l’a dit pour d’autres, « l’après-coup a tout embelli. » Il faisait un pas nouveau dans une carrière où il allait rapidement grandir, — il n’en était pas encore à se croire l’antagoniste prédestiné de celui qu’il appelait « l’arbitre du monde. » Il arrivait à Paris plus simplement, en ambassadeur d’une politique de paix, tout au moins d’observation et d’attente, sûr d’être bien vu de Napoléon, qui l’avait demandé, croyant trouver en lui un ami de la France, — plus certain encore d’être bien accueilli de M. de Talleyrand, qui ne cachait pas ses goûts pour l’Autriche, qui s’était étudié à adoucir la paix de Presbourg. Il succédait à un ambassadeur, le comte Philippe de Cobentzel, qui s’était un peu usé par le ridicule avec sa diplomatie-surannée et ses costumes du temps de Marie-Thérèse. M. de Metternich avait alors à peine trente-trois ans. Il avait une tournure élégante, l’aisance du gentilhomme, le goût du plaisir allié à l’habitude des affaires, la séduction des manières, une ambition souple et avisée; il ne demandait pas mieux que de réussir, et presque aussitôt il se trouvait accrédité par sa jeunesse et par son esprit dans ce monde tout nouveau de l’empire qu’il voyait pour la première fois, qui, sous une main toute-puissante, visait à faire revivre les formes, les usages, les traditions de l’ancienne société française.

Monde étrange que ce monde impérial, qui eut son plus vif éclat, l’éclat d’une renaissance sociale, de 1804 à 1809 ! Plus tard, il prit d’autres caractères ; il eut plus de pompe, et s’était fait rapidement à l’étiquette et aux habitudes monarchiques. On n’en était encore qu’aux débuts en 1804, au lendemain du sacre, à ces premières heures où tout semblait extraordinaire. Ils étaient tous jeunes dans ce monde nouveau, le chef qui éclipsait tout, les lieutenans, maréchaux et dignitaires de l’empire à trente-quatre ans, les femmes de ces fiers soldats, brillantes de leurs vingt ans et de leur beauté : Mme Lannes, Mme Davout, Mme Junot, Mme Ney, Hortense Beauharnais, Pauline Bonaparte, qui, avant de devenir princesse Borghèse, avait été Mme Leclerc, Caroline Bonaparte, qui n’était encore que Mme Murat. Presque toutes ces jeunes femmes avaient été élevées chez Mme Campan, à Saint-Germain, où elles s’étaient connues, où elles formaient d’avance un essaim de futures princesses, de futures dames du palais. Napoléon, avec l’impétuosité qu’il mettait à tout, voulait avoir sa cour, une société renouvelée ; il en trouvait les premiers élémens parmi les jeunes femmes de ses lieutenans, dans les familles qu’il élevait avec lui, et par une pensée qui pouvait être un calcul de règne, qui avait aussi sa grandeur, il voulait réunir dans sa cour, dans la société qu’il prétendait reconstituer, les plus vieux noms de France et les fortunes nouvelles. Il mêlait dans les services d’honneur, dans la maison de l’impératrice, une La Rochefoucauld, une Montmorency, une Mortemart, Mme de Luçay, Mme de Rémusat, la maréchale Lannes, la maréchale Ney, Mme Savary, comme il nommait dans sa maison M. de Talleyrand grand-chambellan, M. de Ségur grand-maître des cérémonies, Berthier grand-veneur, M. de Caulaincourt grand-écuyer. Il organisait dans le même esprit les maisons des autres membres de la famille impériale. Tout cela se ressentait naturellement d’une origine soldatesque, de la hâte avec laquelle tout devait se faire, du caractère de l’homme qui présidait à cette vaste et curieuse reconstitution.

Napoléon, en renouvelant les cadres de la société française, voulait y remettre la vie ; il croyait y réussir en faisant une obligation à tous ceux qui avaient une place dans l’empire d’avoir un salon, des réceptions, de donner des fêtes, et même lorsqu’il partait pour quelque campagne bientôt suivie de nouvelles victoires comme en 1806, il voulait que rien ne fût interrompu à Paris. L’impératrice devait tenir son cercle aux Tuileries. Le grave archichancelier Cambacérès devait avoir ses réceptions, qui étaient souvent plus pompeuses qu’amusantes. M. de Talleyrand, ministre des affaires étrangères depuis le consulat, n’avait qu’à être lui-même, à rentrer dans ses mœurs, dans ses goûts, pour avoir un vrai salon de ton supérieur et aisé, ouvert au corps diplomatique, aux étrangers de distinction qui se pressaient à Paris, aux personnes de la vieille noblesse qui lui faisaient une cour, à ses familiers comme M. de Narbonne, M. de Montrond, M. de Choiseul-Gouffier, M. de Sainte-Foix, tous demeurans de l’ancienne société française du XVIIIe siècle. De toutes ces fêtes du temps qui se succédaient d’abord par ordre, qui passaient bientôt en usage, les plus recherchées étaient celles que donnaient les sœurs de l’empereur, les nouvelles princesses de la famille impériale. Brillante et ambitieuse, séduisante, dominatrice, passionnée dans ses colères comme dans ses goûts souvent inconstans, Caroline Murat, qui n’était encore que grande-duchesse de Berg, qui brûlait d’être reine, avait sa cour ; elle ouvrait ses beaux salons de l’Elysée aux diplomates et à une société choisie. Passionnément indolente et frivole, plus désintéressée des couronnes, plus naïvement dévouée à l’empereur que ses autres sœurs, Pauline Borghèse régnait dans ses salons en femme qui n’avait que l’amour de sa beauté et du plaisir. Hortense de Beauharnais, devenue la reine de Hollande, recevait avec une grâce naturelle et affable qui donnait à son salon un charme particulier. Napoléon tenait singulièrement à multiplier ces foyers de vie mondaine, ne fût-ce que pour retenir et occuper les membres du corps diplomatique, les étrangers, qu’auraient pu attirer d’autres salons, comme ceux de l’hôtel de Luynes ou de la duchesse de Laval, derniers asiles de ce qu’on appelait l’esprit du faubourg Saint-Germain. Il est certain que, pendant les trois ou quatre premiers hivers de l’empire, les réceptions, les fêtes, les bals, même les bals masqués, très goûtés par l’empereur, se succédaient et étaient comme les brillans et un peu frivoles intermèdes du grand drame qui ne cessait de se dérouler en Europe, qui allait d’Austerlitz à Iéna, de Iéna à Friedland, — en attendant de s’étendre sans cesse, d’aller toujours plus loin.

Arrivé à Paris dans la courte trêve de l’été de 1806, au milieu de l’épanouissement d’un empire impatient de vivre, M. de Metternich était un des brillans personnages du jour, recherché partout, d’abord pour son titre, et bientôt pour lui-même. Il portait dans cette société nouvelle un peu mêlée un air de haute aristocratie, de la jeunesse, de l’esprit, l’art de plaire avec le prestige d’un ambassadeur représentant une vieille et grande cour, la seule avec laquelle on lut en paix pour le moment. M. de Metternich, soit discrétion, soit affectation de gravité, ne dit pas tout dans ses Mémoires sur cette ambassade de près de trois années, sur ce qu’on pourrait appeler sa vie parisienne. On ne dirait pas, à le lire, qu’il était le héros des cercles de cour et des salons, la fleur des diplomates du moment, qu’il ne fuyait ni les séductions ni les succès du monde. Mme de Rémusat, qui ne lui est pas indulgente, dit : «Dans le courant de cet été de 1806, on vit arriver à Paris M. de Metternich, ambassadeur d’Autriche, qui a joué un assez grand rôle en Europe, qui a fait une si immense fortune, sans pourtant que ses talens s’élèvent au-dessus de l’intrigue... Il était jeune, d’une figure agréable. Il obtint des succès auprès des femmes. Un peu plus tard il parut s’attacher à Mme Murat... » M. de Metternich était en effet de toutes les réunions, de toutes les fêtes princières et mondaines, de tous les bals, où il était recherché comme le plus élégant des cavaliers. Il avait des aventures à demi romanesques, qui ne restaient pas toujours secrètes[2]. On racontait qu’un jour, à la suite d’une indiscrétion perfide de bal masqué, un des officiers impériaux, mari d’une des femmes les plus séduisantes de la cour, avait pu découvrir chez lui, dans un meuble précieux, des lettres qui venaient du brillant ambassadeur d’Autriche et qui n’avaient rien de diplomatique. On racontait surtout la faveur du comte de Metternich auprès de la belle et impérieuse grande-duchesse de Berg, bientôt la reine de Naples, — et les souvenirs des beaux jours de Paris et de Saint-Cloud devaient même se trouver un peu singulièrement mêlés quelques années plus tard aux imbroglios du congrès de Vienne.

C’était un mondain, il l’a toujours été. C’était assurément aussi un diplomate qui, au milieu des plaisirs, n’oubliait pas les affaires, et qui peut-être même, à la faveur de ses succès mondains, pouvait d’autant mieux jouer son rôle de politique chargé de tout voir, d’observer les choses et les hommes, de démêler ce qu’il y avait définitivement à attendre ou à craindre de cette France si prodigieusement transformée. Il n’avait pas seulement l’avantage de relations faciles avec les personnages du jour, surtout d’une familiarité promptement établie avec M. de Talleyrand, tant que celui-ci était ministre, et même quand il n’était plus ministre. Il avait mieux ; il avait la faveur de l’empereur, qui avait pris du goût pour sa personne, qui était plus libre, plus ouvert avec lui qu’avec tous les représentans étrangers. Napoléon ne se livrait pas plus à lui qu’à d’autres et ne disait après tout que ce qu’il voulait dire ; il n’aimait pas moins à l’attirer, à l’entretenir avec une certaine affectation d’intimité et d’abandon. Il ne craignait pas quelquefois de lui parler de ses affaires, de sa fortune, des hommes qui l’entouraient, de ses ministres aussi bien que de la situation de l’Europe. Tantôt il déroulait devant lui de vastes plans de politique qui ne tendaient à rien moins qu’à un partage éventuel, prochain de l’empire ottoman et où il réservait une place à l’Autriche. « Il n’est pas encore question de partage, lui disait-il, mais quand il en sera question, je vous le dirai et il faut que vous en soyez. » Tantôt, avec cet ambassadeur qu’il traitait en ami, il entrait dans d’intimes détails de cour, et il insinuait qu’on n’était pas toujours bien pour lui à Vienne, qu’un mot de l’empereur pourrait et devrait faire cesser tous les mauvais propos, que si l’on voulait vivre en paix, il fallait avoir, entre souverains, des procédés de courtoisie, des attentions qu’il était prêt, lui, à prodiguer, qu’on ne lui rendait pas toujours.

Napoléon ne laissait échapper aucune occasion de traiter l’ambassadeur en personnage privilégié. L’ambassadeur se prêtait avec empressement à cette intimité dont il sentait le prix, et il s’est même vanté depuis d’avoir eu avec Napoléon, « pendant plusieurs années, des relations sans exemple dans la vie d’un autre que d’un Français. » Il entrait dans ces conversations en homme bien ne et habile, qui, en sachant garder sa liberté de parole, savait aussi, au besoin, flatter son puissant interlocuteur : témoin le jour où l’empereur lui disait familièrement qu’il était bien jeune pour représenter la plus vieille monarchie de l’Europe et où il répondait : « Sire, mon âge est celui qu’avait Votre Majesté à Austerlitz ! » À part des mots de courtisan, et celui-là n’était pas le seul, ni le moins extraordinaire, le comte de Metternich, avec ses apparences de légèreté, avait à un rare degré l’art de la mesure, de la réserve. Il savait éviter dans le monde les paroles hasardeuses qui auraient été bientôt commentées, et il méritait que Napoléon, un peu agacé de quelques conversations de diplomates, lui dît un jour : « Vous, vous avez réussi près de moi et près du public d’ici parce que vous ne parlez pas et qu’on ne pourrait pas citer un propos de vous. Pensez tout ce que vous voulez, les pensées sont libres et personne n’a le droit de s’en mêler ; mais les propos n’ont jamais rien avancé ! »


IV.

Ce que l’ambassadeur d’Autriche pensait réellement en sachant se taire comme Napoléon lui en faisait le compliment, il l’a dit depuis et il a un peu exagéré, ou il avait beaucoup oublié. Il se plaît par trop à se faire un rôle de calculateur profond « dans ces années que j’ai passées, dit-il, avec Napoléon, jouant avec lui comme une partie d’échecs, et pendant lesquelles nous ne nous sommes pas quittés des yeux, moi pour le faire mat, lui pour m’écraser avec toutes les pièces de l’échiquier. » Il a beau dire, il n’en était pas encore là ; il ne jouait pas si complètement la comédie à cette cour napoléonienne où il était le personnage le plus choyé, où il faisait la figure d’un prince de Ligne plus jeune que le vrai, qui vivait encore à Vienne, et toujours brillant. Il n’était pas insensible à l’éclat de cette société renaissante, où les vieilles traditions françaises se mêlaient à une gloire nouvelle, et il subissait jusqu’à un certain point, comme bien d’autres, l’ascendant de l’homme qui fascinait ses contemporains, à qui rien ne résistait alors ; mais, en même temps, je n’en disconviens pas, il y avait toujours chez lui l’Autrichien qui ne perdait pas de vue sa cause, l’observateur attentif et curieux.

M. de Metternich ne manquait pas de clairvoyance ; à mesure qu’il prolongeait son séjour et qu’il entrait dans l’intimité du monde français, il faisait ses remarques. Il croyait s’apercevoir que cet établissement impérial, résumé dans un seul homme « produit personnifié de la révolution, » si puissant qu’il fût, avait ses points faibles et ses fictions. Il distinguait surtout, il croyait distinguer que la France soumise, obéissante, tout éblouie de son chef, ne le suivait cependant qu’à demi dans son système de guerre, qu’à chaque campagne nouvelle, l’inquiétude et la fatigue croissaient jusque dans l’entourage de l’empereur. « Napoléon, dit-il, avait la puissance pour lui ; mais entre le système qu’il suivait et les sentimens du grand pays dont il était le maître, il y avait une opposition que les cabinets ne surent pas reconnaître... L’erreur générale de l’Europe provenait de ce qu’on ne voyait pas qu’au mouvement national en France avait brusquement succédé l’action unique de l’ambition dévorante d’un seul homme... » Il était encouragé à penser ainsi par ce qu’il entendait souvent dans le monde le plus intime de l’empire, quelquefois même par le langage plus que libre d’hommes qui étaient dans le gouvernement comme Fouché et Talleyrand, avec qui il avait des rapports plus particuliers.

Le rusé et louche ministre de la police, à qui il demandait un jour de démentir de faux bruits, ne se gênait pas pour laisser voir son humeur, pour parler avec aigreur des autres ministres», qu’il accusait de servilité, des militaires, du système impérial. M. de Talleyrand, ministre des affaires étrangères jusqu’en 1808, entrait dans des confidences bien plus étranges encore. Il affectait de désavouer avec son ironie hautaine dans ses conversations tout ce qui se faisait, et il allait vraiment fort loin dans les discours que lui prête M. de Metternich ; à entendre ces propos, à voir tous ces signes, l’ambassadeur était porté à croire qu’il y avait réellement en France une opposition sérieuse à la tête de laquelle il plaçait Talleyrand et Fouché[3]. D’un autre côté, dans ses rapports directs, dans ses entretiens avec Napoléon, il avait pu lui-même mesurer l’audace de cette pensée que rien n’arrêtait, pour qui la guerre de la veille n’était que le point de départ de la guerre du lendemain. Il se disait qu’il n’y avait rien d’assuré ni en France ni en Europe, et il était conduit à se demander ce que pouvait, ce que devait faire l’Autriche, soit pour se dérober aux nouveaux dangers dont elle se sentait un jour ou l’autre menacée, soit four profiter des circonstances qui pourraient lui faciliter une revanche de ses revers passés.

Au fond, quelle était la politique de l’Autriche pendant les quelques années de l’ambassade de M. de Metternich à Paris? Au premier moment, sans doute, au lendemain de la paix de Presbourg, l’Autriche avait paru accepter sa situation, et à M. de Cobentzel, qui avait préparé la malheureuse campagne de 1805, avait succédé au ministère M. de Stadion, appelé de Saint-Pétersbourg pour remettre en marche les affaires de l’empire. L’Autriche avait paru désarmer; elle avait laissé passer la guerre de 1806-1807 sans s’y mêler, et Napoléon lui en avait su gré. Elle était, elle semblait être toute à la paix avec la France ! c’était la politique que M. de Metternich représentait à Paris auprès de la société qui l’accueillait et de l’empereur qui ne lui ménageait pas ses faveurs ; mais l’Autriche gardait visiblement une arrière-pensée. Elle vivait sous l’obsession des événemens qui, à tout instant, bouleversaient l’Europe et rouvraient de nouvelles, de redoutables perspectives. Elle voyait en peu de temps une confédération du Rhin organisée autour d’elle, la Bavière agrandie du Tyrol, la Prusse abattue, le traité de Tilsit scellant l’alliance de Napoléon et de l’empereur Alexandre Ier, un grand-duché de Varsovie « placé sous la souveraineté du roi de Saxe,.. intercalé entre la Russie et l’Autriche. » Elle voyait aussi bientôt, au printemps de 1808, Napoléon s’engager en Espagne, conquérir par un attentat une couronne et se heurter tout à coup contre l’insurrection inattendue d’une nation. Elle ressentait une vive et forte impression de tous ces faits, qui la troublaient ou l’excitaient. Elle glissait par degrés sinon dans une hostilité ouverte, du moins dans une défiance inavouée, croissante, et elle en venait rapidement à se dire que « la situation ne pouvait durer, » qu’elle n’échapperait pas à de nouveaux coups, que le moment était venu pour elle de se remettre en défense, de réorganiser ses forces. Bref, tandis que M. de Metternich continuait à prodiguer les paroles de paix et d’amitié à Paris, l’Autriche s’armait déjà pour la guerre, et encore une fois, comme à la veille de 1805, entre Vienne et Paris, renaissaient les malentendus, les chances d’un conflit qu’on ne désirait peut-être pas, qui se préparait cependant obscurément.

On en était là dans l’été de 1808. L’Autriche voyait des menaces partout, dans la marche des événemens comme dans les intentions de Napoléon, et elle se mettait sous les armes. Napoléon, démêlant le jeu d’un œil sûr, avait bientôt vu que l’Autriche armait, et il la soupçonnait de vouloir profiter des embarras que les affaires espagnoles, à peine commencées, lui créaient déjà. La situation, sans être encore violente, se tendait ; les incidens ne pouvaient tarder, et un des premiers de ces incidens était une scène aussi étrange qu’imprévue qui se passait au palais de Saint-Cloud le 15 août, jour de la fête de l’empereur. Napoléon, revenant de Bayonne, où il avait fait son frère Joseph roi d’Espagne sans se douter qu’il jouait sa puissance dans cette aventure, était arrivé la veille à l’improviste à Saint-Cloud, et dès le lendemain, il y avait une de ces grandes réceptions de cour où figurait le corps diplomatique.

Tout ce monde aux uniformes éclatans était réuni à midi dans le salon du palais. Napoléon, selon son usage, faisait sa tournée d’un air assez préoccupé, et s’arrêtant brusquement devant l’ambassadeur d’Autriche : « Eh bien ! monsieur l’ambassadeur, disait-il à voix haute, que veut l’empereur?.. L’Autriche arme beaucoup... » Puis sur quelques paroles de l’ambassadeur expliquant les actes de son gouvernement, l’empereur reprenait : «Vous en voulez donc à quelqu’un ou vous craignez quelqu’un? A-t-on jamais vu agir avec une précipitation pareille? Si vous y aviez mis un an, dix-huit mois, il n’y aurait rien à dire ; mais ordonner que tout soit prêt le 16 juillet comme si ce jour-là vous deviez être attaqués! Vous avez donné par là une impulsion à l’esprit public qu’il vous sera très difficile d’arrêter... Je ne veux pas la guerre, je ne veux rien de vous; l’empereur François, le comte de Stadion, le comte de Metternich ne la veulent pas, tous les hommes sensés ne la veulent pas. Eh bien ! moi qui connais la marche des choses humaines, je vous dis que je crois que nous l’aurons malgré la volonté des gens de bien. Une main invisible est en jeu, cette main est celle de l’Angleterre... Vous me forcez à armer la confédération, vous m’empêchez de retirer mes troupes de la Prusse et de les faire rentrer en France... Vous me forcez à m’adresser au sénat et à lui demander deux conscriptions. Vous vous ruinez, vous me ruinez... Cet état peut-il durer? Qu’espérez-vous donc?.. » Et pendant près d’une heure devant le corps diplomatique attentif, se déroulait cette conversation, soutenue par M. de Metternich avec autant d’aisance que de dignité, avec autant de sang-froid que de mesure.

La scène était extraordinaire ; elle était évidemment calculée pour donner à penser à l’Autriche et à l’Europe. Elle était restée néanmoins jusqu’au bout dans les termes d’une politesse étudiée, et, dès le soir, à un dîner officiel, l’honnête ministre des relations extérieures, M. de Champagny, se hâtait de prévenir M. de Metternich que, dans la scène du matin, il n’y avait rien de personnel pour lui, que l’empereur avait voulu tout simplement éclairer la situation. Napoléon lui-même saisissait la première occasion pour faire venir l’ambassadeur et reprenait avec lui son ton familier. « Nous ne sommes pas ici comme l’autre jour, lui disait-il, en présence de tout un auditoire. Je regarde tout comme fini;., mais j’ai craint que vous ne fussiez, par de fausses démarches, entraînés à la guerre sans le vouloir. Il ne faut pas se mettre dans une position où une étincelle décide de tout... » L’explication du 15 août n’avait donc rien que de pacifique, c’était entendu. Elle ne restait pas moins étrangement significative ; elle retentissait en Europe et elle causait surtout une profonde impression à Vienne, où, au lieu de se rassurer, on redoublait d’inquiétude et d’activité dans les armemens. Peu après, l’entrevue d’Erfurt, où Napoléon et l’empereur Alexandre allaient, au moins en apparence, resserrer leur union, et où l’Autriche n’était pas admise, ne faisait que raviver et aggraver ces malentendus.

Évidemment, entre l’Autriche et la France, les explications ne suffisaient plus et déguisaient à peine une tension croissante. M. de Metternich, quant à lui, jugeant les choses assez graves, prenait un prétexte à ce moment, au commencement de novembre 1808, pour se rendre à Vienne, et il s’apercevait aussitôt qu’il n’avait pas eu jusque-là le dernier mot de son cabinet, que l’Autriche était beaucoup plus avancée dans ses préparations militaires, beaucoup plus engagée qu’il ne l’avait cru. Lorsque qu’après quelques semaines de séjour à Vienne, il retournait à son poste, il pouvait, d’un autre côté, remarquer sur son chemin que, si l’Autriche était déjà prête, la France ne serait pas prise au dépourvu, que ses troupes étaient déjà en mouvement, et, à son arrivée à Paris, pour le 1er janvier 1809, la vérité de la situation perçait dans un mot piquant. M. de Champagny lui disait un peu gauchement, avec une affectation de plaisanterie, qu’il avait mis bien du temps à revenir. « C’est vrai, monsieur le comte, répliquait lestement l’ambassadeur ; mais j’ai été obligé de m’arrêter pour laisser défiler le corps entier du général Oudinot. » Le fait est que de part et d’autre on courait à un conflit devenu inévitable. On n’en doutait plus au mois de janvier 1809. L’Autriche ne pouvait plus s’arrêter. Napoléon, qui, au lendemain d’Erfurt s’était rendu au-delà des Pyrénées pour essayer d’en finir avec les affaires d’Espagne, rentrait brusquement à Paris, et ce retour foudroyant annonçait assez l’orage. Pendant quelques semaines on ne parlait pas beaucoup, on n’échangeait pas des défis de guerre, on agissait sans rien dire et, avant que la mi-avril 1809 fut arrivée, l’armée autrichienne, l’assemblée sur l’Inn, l’armée française en marche sur le Danube, allaient de nouveau se rencontrer dans une redoutable et sanglante campagne de trois mois.

Chose à remarquer! au milieu des incertitudes de cet hiver, où se préparait une rupture entre les deux empires, M. de Metternich gardait tous les dehors de sa position privilégiée à Paris. Son retour de Vienne avait été considéré comme un signe heureux à la cour et dans le monde officiel; dès le premier jour de son arrivée, il avait été reçu avec des attentions particulières par l’impératrice Joséphine. Sa présence semblait prouver que tout n’était pas perdu, qu’il y avait encore des chances pour la paix. Il trouvait, dans la société, le même accueil, les mêmes amitiés. L’empereur, après son retour, affectait tout au plus avec lui une certaine réserve, sans malveillance, et même, à la veille de l’ouverture des hostilités, M. de Champagny avait mission de dire à l’ambassadeur que, s’il entrait dans ses convenances de laisser sa famille à Paris, l’empereur lui assurait d’avance sa protection. Si au dernier moment il était l’objet d’une rigueur imprévue, plus apparente que sérieuse, s’il était, pour la forme, traité en prisonnier et ramené sous escorte en Autriche, c’est que la cour de Vienne, par un procédé inusité, avait fait arrêter le chargé d’affaires de France, M. Dodun, et l’avait emmené en Hongrie. Quelle avait été, en réalité, la part de M. de Metternich dans les préliminaires de la guerre de 1809 ? Il avait cru sans doute, à un certain instant, que les événemens conduisaient à un conflit. Il s’était toujours étudié, néanmoins, à prolonger la paix autant qu’il avait pu, à ajourner une crise dont il sentait le danger. Il n’avait pas caché à son gouvernement qu’il se trompait s’il croyait pouvoir compter sur un concours de la Russie ou sur l’appui de quelques-uns des états allemands, qu’il s’abusait encore plus s’il se fiait à « l’insuffisance des forces dont Napoléon pouvait disposer contre l’Autriche, » même avec ses embarras d’Espagne. Il voyait plus clair à Paris que M. de Stadion à Vienne, et ses opinions ou ses craintes allaient être justifiées par l’événement du lendemain.


V.

Le lendemain, en effet, c’était Wagram après Eckmühl, après la seconde occupation de Vienne, après Essling ; c’était pour l’Autriche la nécessité inexorable de subir encore une fois la dure loi de la guerre ; c’était, quatre ans après le traité de Presbourg, le traité de Schœnbrunn resserrant l’empire de toutes parts, le réduisant dans son importance politique par de nouvelles diminutions de territoires et dans sa puissance militaire par une limitation secrètement imposée de l’armée. C’était, en un mot, le paiement obligé après la partie perdue. M. de Metternich, victime de la mésaventure qu’il devait à son gouvernement, avait été ramené à Vienne, où il était resté d’abord prisonnier de nom, en réalité entouré d’égards, retiré dans une maison de plaisance, le Grünberg, qui touchait à Schœnbrunn, devenu pour le moment le quartier général de Napoléon. Ce n’est qu’aux derniers jours de juin qu’il avait été reconduit aux avant-postes, devant Komorn, pour être échangé avec le chargé d’affaires de France, M. Dodun, revenu du fond de la Hongrie, et, à peine libre, il s’était hâté de se rendre auprès de l’empereur François, qui l’attendait avec impatience. Il était le 6 juillet, jour de la bataille de Wagram, à côté de l’empereur, qui, des hauteurs de Volkersdorf, regardait la plaine du Marchfeld en feu, quand, à une heure de l’après-midi, un aide-de-camp de l’archiduc Charles, le comte Colloredo, venait annoncer qu’on avait « pris toutes les mesures nécessaires en vue de la retraite. » Que signifiait ce mot? Était-ce un excès de prudence? était-ce l’aveu d’une défaite déjà certaine? L’empereur ému, après un court dialogue avec l’aide-de-camp, qui ne lui laissait plus aucun doute, se bornait à dire : « c’est bien ! » Et, se tournant vers M. de Metternich, il ajoutait : « Nous aurons beaucoup à faire pour réparer le mal ! » Le souverain éprouvé semblait parler à un conseiller familier qu’il associait désormais à ses pensées les plus intimes.

C’est que déjà, effectivement, l’empereur François avait choisi le jeune ambassadeur, à Paris, pour le ministère, pour la direction des affaires de l’empire à la place de M. de Stadion, qui venait de donner sa démission. M. de Stadion, l’organisateur de la guerre de 1809, homme à l’imagination vive, au caractère résolu, mais plus passionné que clairvoyant, n’avait pas été plus heureux que ne l’avait été M. de Cobentzel dans la préparation de la guerre de 1805, et, se sentant vaincu, il avait hâte de disparaître dans sa défaite. Il considérait la campagne comme perdue et il se croyait peu propre à négocier une paix à laquelle on ne pouvait plus se soustraire. Il avait fait son temps! M. de Metternich avait l’avantage d’être resté étranger aux derniers événemens, de n’avoir aucune responsabilité dans la crise qui éprouvait l’Autriche. Il avait plutôt blâmé de loin la précipitation avec laquelle le parti de la guerre, à Vienne, s’était jeté dans la plus périlleuse des entreprises. Par une dernière chance, bien que désigné pour se rendre à Altenburg, où des négociations ne tardaient pas à s’ouvrir à la suite de Wagram, il échappait à la pénible obligation de mettre son nom au traité définitif du 14 octobre, que rapportait tout fait, tout signé, le prince Jean de Lichtenstein, envoyé par l’empereur François auprès de Napoléon. Il n’avait pas eu la responsabilité de la guerre, il n’avait pas la responsabilité de la paix. De plus, il devait à sa position de pouvoir, mieux que tout autre, renouer des rapports avec la France, dont on était obligé de subir les conditions; il avait même laissé, pendant la guerre, Mme de Metternich à Paris, sous la protection qui lui avait été offerte de la part de Napoléon. Tout servait sa fortune, et c’est ainsi que M. de Metternich, petit ministre à Dresde en 1801, ministre à Berlin en 1804, brillant ambassadeur à Paris en 1807-1808, s’élevant par degrés à mesure que les événemens grandissaient, se trouvait à trente-six ans porté à cette chancellerie de cour et d’état, où pendant un demi-siècle il allait gouverner l’Autriche.

La tâche était certes difficile et délicate pour le successeur de M. de Stadion, qui n’entrait, d’ailleurs, réellement et définitivement dans son rôle de ministre des affaires étrangères qu’à la paix du 14 octobre. Cette paix, que le nouveau ministre, pour son début, avait à exécuter, était cruelle. L’Autriche restait dans un cercle de fer, séparée désormais de l’Adriatique, entourée d’une ligne d’états placés sous la dépendance de Napoléon. Elle gardait toujours cependant, après tant de désastres, une masse compacte, vigoureux noyau d’un grand empire. Le nouveau ministre n’avait pas à aller chercher bien loin un système. Sa première pensée était et devait être qu’il fallait avant tout préserver ce noyau de la puissance autrichienne, le fortifier, réparer les maux des dernières guerres et laisser le temps, la force des choses faire leur œuvre dans une Europe troublée. Il croyait, il pressentait que la situation du continent était trop extraordinaire pour être durable, que Napoléon, dans ses emportemens de génie et de conquête, avait évidemment déjà dépassé les limites du possible, que ses excès de domination seraient suivis d’une inévitable ruine. « Le quand, le comment, ajoutait-il, étaient pour moi des énigmes. » En attendant, l’Autriche n’avait qu’à se tenir tranquille, à éviter de se compromettre dans des entreprises nouvelles qui seraient une « pure folie. » l’Autriche, disait-il à l’empereur François, qui l’approuvait, l’Autriche devait « s’effacer, louvoyer, composer avec le vainqueur, prolonger son existence jusqu’à la délivrance commune, » à laquelle on ne pouvait songer sans l’assistance de la Russie, qui était une cour à l’esprit flottant, aux desseins menaçans. « Nous n’avons donc, poursuivait-il, qu’un parti à prendre ; il faut que nous réservions nos forces pour des temps meilleurs, et que nous travaillions à notre salut par des moyens plus doux, sans nous préoccuper de la marche que nous avons suivie jusqu’ici. » Il subissait le présent, il réservait l’avenir, c’était toute sa politique. Il cherchait sa voie sans se dissimuler les difficultés, lorsque tout à coup, pour l’Autriche, dans cette détresse du lendemain de Wagram, s’ouvrait un horizon nouveau : avant que l’année 1809 fût achevée, la question du divorce et d’un nouveau mariage de Napoléon venait d’éclater !

À vrai dire, l’événement qui excitait la curiosité de l’Europe ne pouvait avoir rien d’imprévu pour M. de Metternich. Au temps de son ambassade à Paris, dès la fin de 1807, il était déjà assez sûrement informé, par ses rapports avec Fouché ou par ses liaisons avec la princesse Murat, pour pouvoir donner à sa cour les détails les plus précis sur ce qu’on pourrait appeler la conspiration du divorce et sur le projet de mariage de Napoléon avec une grande-duchesse de Russie. Il avait vu poindre ce projet, qui était certes fait pour préoccuper l’Autriche. Au moment où la question renaissait, par la déclaration définitive du divorce, aux dernières semaines de 1809, toutes les chances semblaient être encore pour l’alliance russe, et, de fait, M. de Caulaincourt était chargé d’adresser une demande nette et formelle à l’empereur Alexandre ; mais on s’agitait aussi beaucoup à Paris, autour de Napoléon, pour une autre alliance, pour un mariage avec une archiduchesse d’Autriche. Chose curieuse! l’impératrice Joséphine faisait venir à La Malmaison, dans sa retraite d’épouse répudiée, Mme de Metternich, et, devant le prince Eugène, devant la reine Hortense, elle lui disait : « j’ai un projet dont la réussite seule me fait espérer que le sacrifice que je viens de faire ne sera pas en pure perte, c’est que l’empereur épouse voire archiduchesse. Je lui en ai parlé hier, et il m’a dit que son choix n’est pas encore fixé ; mais je crois qu’il le serait s’il était sûr d’être accepté chez vous... » Le nouvel ambassadeur d’Autriche à Paris, le prince Charles de Schwartzenberg, écoutait complaisamment les confidences qui lui venaient de toutes parts, et, sans rien engager, il ne cachait pas le plaisir qu’il aurait à voir une princesse autrichienne impératrice des Français. En même temps, M. de Narbonne, le brillant ami de Mme de Staël et de M. de Talleyrand, qui s’était depuis peu rallié à l’empire et que l’empereur avait fait gouverneur de Raab pendant la guerre, passait à Vienne. Il assistait à un dîner tout intime, avec trois ou quatre personnages d’élite : le vieux prince de Ligne, le prince d’Arenberg, autrefois Tarai de Mirabeau sous le nom de comte de La Marck, M. de Metternich lui-même, et il parlait avec feu, avec une raison hardie de l’avenir; il montrait que la paix qu’on venait de signer ne serait qu’un péril si elle n’était pas le commencement d’une alliance plus intime, d’une alliance de famille, si l’Autriche se laissait arrêter dans son inclination pour la France. Le lendemain, M. de Narbonne était appelé auprès de l’empereur François, et il avait avec ce prince une conversation encourageante qu’il se hâtait de transmettre à Paris. Il était clair qu’entre Vienne et Paris il s’opérait par degré une sorte d’entente secrète coïncidant avec la négociation engagée à Saint-Pétersbourg.

On en était là au commencement de janvier 1810. Comment la question serait-elle résolue? Ce qui la tranchait brusquement, c’est que l’empereur Alexandre, soit pour ménager sa mère, hostile à l’alliance, soit dans l’espoir d’obtenir de la France quelque engagement au sujet de la Pologne, semblait montrer une réserve, une hésitation qui devenait blessante. Il n’en fallait pas tant pour décider Napoléon, qui se sentait porté par son goût, par son orgueil, vers le mariage autrichien, qui était maintenant à peu près sûr d’être accueilli à Vienne, et, une fois décidé, avec la fougue qu’il mettait là tout, il ne s’arrêtait plus. En quelques jours, la demande était portée à Vienne et acceptée; tous les préparatifs étaient faits. On allait si vite que le prince de Schwartzenberg signait le contrat de mariage de l’archiduchesse Marie-Louise avant même d’avoir reçu l’autorisation de son gouvernement. M. de Metternich était, au fond, très favorable à l’union. il parle en diplomate un peu guindé dans son récit officiel; il disait plus familièrement, plus librement, dans une lettre à Mme de Metternich, que tout Vienne était dans la joie, qu’on ne pouvait se faire une idée de la popularité du mariage, que, s’il était le sauveur du monde, il ne recevrait pas plus de félicitations ; il ajoutait que, pour lui, dans les promotions du jour, il aurait « la toison! » Il ne se défendait pas d’avoir désiré et préparé le succès. Le fait est que, par ce coup de théâtre, l’Autriche se sentait rassurée et relevée, que la nouvelle impératrice, conduite par le prince de Neufchâtel, reçue à Braunau par la reine de Naples, s’acheminait bientôt, à travers les ovations, vers la France, et qu’il y avait pour le moins un moment d’illusion. On oubliait, on voulait oublier qu’il y avait à peine dix-sept ans qu’une autre archiduchesse, reine de France, avait péri d’une mort tragique; on ne voyait que le règne du plus puissant et du plus redoutable des hommes !

M. de Narbonne, dans cette conversation qu’il avait peu avant le mariage avec le prince de Ligne, avec M. de Metternich, disait : « Est-ce que vous ne voyez pas qu’on marche à pas accélérés vers un terme aujourd’hui prochain? Ce terme, c’est la réduction du continent européen à deux empires prépondérans. L’un de ces deux empires, vous voyez sa croissance rapide et le chemin qu’il a fait dans le monde depuis 1800. Pour l’autre, il n’est pas encore nommé par le sort, ce sera l’Autriche ou la Russie, selon la suite qu’on donnera à la paix de Vienne... » Était-ce l’Autriche qui devenait désormais cet autre empire? M. de Metternich n’avait pas cette ambition de partager une domination qu’il ne voulait, au contraire, pour personne. Il restait Autrichien, avisé et réservé. Il n’avait vu, comme l’empereur François du reste, dans le mariage de Marie-Louise, a qu’un moyen de gagner quelques années de repos et la possibilité de guérir bien des plaies causées par les luttes des dernières années. » Au-delà, tout redevenait mystère; tout dépendait de ce que ferait Napoléon lui-même, de ce qu’il avait voulu par son alliance avec la maison de Hapsbourg, et c’est pour arriver à éclaircir, à préciser la politique nouvelle, autant que pour assister aux débuts de la jeune impératrice, « pour diriger ses premiers pas, » que M. de Metternich, sans cesser d’être ministre des affaires étrangères, recevait la mission de se rendre à Paris. Le voyage complétait le mariage. Ce n’était plus un simple ambassadeur, surtout l’ambassadeur qui, moins d’une année avant, partait en prisonnier au moment d’une effroyable guerre : c’était le premier personnage de l’Autriche après le souverain, un chancelier d’empire reparaissant, avec le prestige de son titre, de sa fortune nouvelle, des faveurs de cour qui l’entouraient, accueilli partout en homme qui semblait ramener, avec son archiduchesse, une paix qu’on croyait durable. Il était de toutes les fêtes, même de l’intimité de la famille impériale à Compiègne, à Saint-Cloud, comme à Paris. Il n’avait pas de peine à retrouver, dans la société parisienne, des attentions, des succès qu’il avait connus et à démêler bientôt, chez Napoléon, l’orgueil satisfait, la cordialité la plus vive, le désir de complaire en tout à l’empereur François, à l’Autriche, mais aussi la passion dominatrice toujours impatiente, toujours en éveil.

L’apparence était aux plaisirs. Au fond, de ce voyage du premier ministre d’Autriche, qui ne devait d’abord durer que quelques semaines et qui durait six mois, pas un moment n’était perdu. Tout avait son importance dans cette intimité où Napoléon se plaisait à attirer et à retenir M. de Metternich, où s’agitaient entre eux les questions les plus sérieuses. Napoléon mettait une certaine coquetterie à traiter le représentant de l’empereur François en ministre de famille, à se dévoiler devant lui, à lui parler familièrement, avec abandon, de ses vues, de ses projets pour la France aussi bien que des intérêts de l’Autriche. Un instant même, il avait l’idée de faire de M. de Metternich une sorte de médiateur entre lui et le pape Pie VII, alors prisonnier à Savone. La médiation était effectivement tentée et elle n’allait pas bien loin. Napoléon parlait de tout, et une des conversations les plus curieuses est celle qui s’engageait un jour sur l’appel tout récent de Bernadette en Suède. Napoléon se défendait vivement d’avoir favorisé le choix de Bernadette comme prince royal de Suède. M. de Metternich faisait remarquer que l’exemple d’un maréchal montant sur un trône pouvait être contagieux pour ses collègues, et il ajoutait, par une plaisanterie un peu libre, que l’empereur serait obligé de faire fusiller un maréchal pour calmer les idées ambitieuses des autres. Napoléon, sans relever la boutade, convenait du danger qu’il y avait à multiplier ces royautés nouvelles qui l’affaiblissaient lui-même. « Vous avez raison, disait-il; cette considération m’a fait regretter souvent d’avoir placé Murat sur le trône de Naples... Je devais le nommer vice-roi et ne pas même donner des trônes à mes frères, mais on ne devient sage qu’à la longue. Moi, je suis monté sur un trône que j’ai recréé. Je ne suis pas entré dans l’héritage d’un autre, j’ai pris ce qui n’appartenait à personne. Je devais m’arrêter là... » Mais dans ces entretiens incessans, toujours libres et familiers, naturellement il s’agissait le plus souvent des deux empires, de leurs rapports, de leurs intérêts, des avantages que pouvait produire l’alliance de famille. M. de Metternich tenait à pénétrer la pensée de l’empereur, à savoir ce que son pays avait à craindre ou à espérer dans un avenir plus ou moins prochain ; l’empereur ne faisait aucune difficulté de s’expliquer sur tout, s’étudiant à ménager l’Autriche et à lui rouvrir des perspectives nouvelles. Au premier mot, il n’hésitait pas à la dégager de l’obligation secrète d’une limitation de l’armée. Il lui laissait entrevoir la restitution de l’Illyrie.

Il y avait surtout un point, un point grave de la politique européenne, autour duquel tournaient les conversations intimes de Napoléon et du premier ministre d’Autriche. Où en étaient les rapports de la France et de la Russie?

La Russie avait certes gagné beaucoup à l’alliance de Tilsit et d’Erfurt; elle y avait d’abord gagné la Finlande, et elle était en ce moment même occupée à épuiser les bénéfices des engagemens d’Erfurt par la conquête des principautés du Danube, la Valachie et la Moldavie, sur la Turquie. Elle se plaignait toujours néanmoins, elle se croyait toujours lésée dans ses droits; elle se sentait du moins contrariée, peut-être menacée dans sa marche en Orient, et le mariage soudain de Napoléon avec une archiduchesse était sûrement fait pour susciter des ombrages, des ressentimens ou des craintes à Saint-Pétersbourg. Il était comme une revanche des hésitations blessantes de la Russie, et il créait de nouveaux rapports qui pouvaient avoir leur influence sur les affaires orientales comme au centre de l’Europe. Une certaine tension se produisait aussitôt. Cambacérès, qui était un esprit sage, qui avait été partisan du mariage russe, prétendait qu’il n’avait qu’une seule bonne raison pour expliquer sa préférence et qu’il n’avait pas pu la donner. « Je suis moralement sûr, disait-il, qu’avant deux ans nous aurons la guerre avec celui des deux souverains dont l’empereur n’aura pas épousé la fille. La guerre avec l’Autriche ne me cause pas d’inquiétude, et je tremble d’une guerre avec la Russie : les conséquences en sont incalculables. Je sais que l’empereur connaît le chemin de Vienne, je ne suis pas aussi assuré qu’il trouve celui de Saint-Pétersbourg. » On n’en était pas encore là ; on y marchait cependant désormais ; c’était dans la logique de la situation, et l’Autriche était sûrement intéressée à suivre cette crise naissante. Napoléon ne disconvenait pas qu’il n’y eût un point noir, peut-être parce qu’il avait trop cédé à la Russie ; il ne s’en effrayait guère, il y voyait au contraire la vraie raison d’une alliance de la France et de l’Autriche.

« Voilà la seule alliance naturelle, disait-il à M. de Metternich. J’ai dû agir contre mes propres intérêts en aidant à l’agrandissement de la Russie, qui a bien joué son jeu en mettant à profit le temps où j’étais occupé avec vous ; mais je n’avais pas le choix. Vous vouliez la guerre, il a donc fallu vous la faire le mieux possible, et un de mes plus grands moyens était de paralyser la Russie... J’ai fait aux Russes la promesse que je ne m’opposerais pas à ce qu’ils fissent la conquête de la Moldavie et de la Valachie; je regarderai néanmoins toute idée de conquête de leur part sur la rive droite du Danube comme une lésion de leurs engagemens envers moi... Je leur ai fait déclarer que, fidèle à mes engagemens d’Erfurt, je ne puis m’opposer à la réunion de la Valachie et de la Moldavie à l’empire russe, mais que je ne souffrirai aucun empiétement au-delà. L’occupation des places fortes sur la rive droite du Danube et le protectorat des Serbes ne doivent pas avoir lieu. Je ne souffrirai ni l’un ni l’autre... » Et partant de là, avec son entraînement de parole, il disait à M. de Metternich que l’Autriche devait avoir la Serbie, qu’elle devrait occuper Belgrade, y placer un prince sous sa protection, que pour lui il ne s’y opposerait pas. s’il devait en résulter dans un temps plus ou moins prochain un choc avec la Russie, Napoléon en disait assez pour faire sentir à l’Autriche les avantages d’une alliance plus précise, plus active avec la France ; il ne lui en faisait pas toutefois une obligation, il la laissait libre. M. de Metternich écoutait ces discours, recueillait les déclarations de Napoléon particulièrement sur l’Orient, et en faisait son profit, sans engager sa cour dans les vastes combinaisons qu’on déroulait devant lui. Il passait six mois à ce voyage d’exploration ou de reconnaissance diplomatique auprès de celui qui pouvait tout alors, et s’il y puisait bien des lumières, il y gagnait aussi pour lui-même une position exceptionnelle, privilégiée, dont sa vanité ne laissait pas d’être un peu gonflée.

Ce voyage de 1810 a, en effet, son importance dans la carrière de M. de Metternich : il est comme la consécration de son avènement à un poste qu’il ne devait "plus quitter. Une fois fixé sur les points essentiels de la politique, le nouveau chancelier pouvait s’éloigner de Paris, emportant l’assurance que l’Autriche, naguère encore vaincue et presque menacée de disparaître, était toujours servie par la fortune des mariages, qu’elle n’avait rien à craindre, que, s’il devait survenir quelque orage, elle pourrait garder la liberté de ses résolutions et de ses mouvemens. A peine rentré à Vienne, il résumait la situation, telle qu’il l’avait vue, avec autant de sagacité que de précision, dans un rapport à l’empereur François. Que l’orage dût éclater entre la France et la Russie, il n’en doutait pas après avoir écouté Napoléon. Il pensait seulement et il disait que la paix matérielle du continent ne serait pas troublée en 1811, que cette année passerait sans doute en défis plus ou moins déguisés, en préparatifs militaires, que Napoléon ouvrirait la campagne au printemps de 1812, et il ajoutait : «La neutralité armée sera l’attitude que l’Autriche devra prendre en 1812. L’issue de l’entreprise excentrique de Napoléon nous indiquera la voie que nous aurons à choisir par la suite. Dans une guerre entre la France et la Russie, l’Autriche aura une position de flanc qui lui permettra de se faire écouter pendant et après la lutte... » Par une coïncidence curieuse qui justifiait ses prévisions, à son arrivée à Vienne, il trouvait une proposition portée par le comte Schouwalof et offrant à l’Autriche une alliance secrète pour la défense des deux empires contre toute agression, c’est-à-dire contre la France. — Arriver de Paris l’esprit tout plein des fêtes du mariage et des protestations d’amitié de Napoléon pour signer aussitôt un traité, fût-ce un traité défensif, contre la France, c’était un peu exagéré et un peu prompt. M. de Metternich déclinait la proposition : il s’étudiait toutefois à rassurer la Russie, à réserver l’avenir avec elle, de même qu’il mettait dès lors ses soins à renouer des liens avec la Prusse, qui était « au plus bas, » à rendre courage au roi Frédéric-Guillaume III en lui promettant l’amitié et l’appui de l’empereur François.

Ainsi, une année à peine après Wagram, l’Autriche avait repris assez de vie et de crédit pour être sollicitée et écoutée. Elle n’avait pas reconquis des possessions perdues, elle avait retrouvé une sorte d’indépendance au milieu des conflits d’ambitions et d’influences qui menaçaient encore l’Europe. Napoléon était tout prêt à lui assurer des avantages si elle voulait entrer dans ses vues à l’égard de la Russie; la Russie lui offrait ou lui demandait une alliance contre la France. M. de Metternich avait la fortune d’être le ministre de cette situation nouvelle, qu’il avait contribué à créer, où l’Autriche, — c’était son système, — n’avait qu’à attendre, à rester libre entre la France et la Russie, à suivre la grande partie européenne qui allait bientôt se jouer. s’il n’avait pas le génie des fortes combinaisons, il avait l’art de profiter des circonstances, peu de scrupules, et, pour le succès, il était homme à étonner le monde par la dextérité de ses combinaisons, par l’aisance avec laquelle il pouvait, au besoin, sacrifier une archiduchesse impératrice après s’être servi de son élévation au plus brillant des trônes.


CH. DE MAZADE.

  1. Depuis que les archives se sont ouvertes de toutes parts, cette époque a pu être mieux étudiée et elle est désormais mieux connue dans sa vérité. Elle a été racontée avec talent, quoique souvent avec partialité, par M. de Sybel dans son Histoire de l’Europe pendant la révolution française. Plus récemment en France, M. Albert Sorel a publié, sous le titre de l’Europe et la Révolution française, le premier volume d’un savant et substantiel travail qui éclaire cette histoire déjà ancienne et toujours nouvelle.
  2. Les souvenirs de la vie mondaine du brillant, diplomate étaient restés familiers aux contemporains. Quelques années plus tard (1811), M. de Talleyrand, disgracié lui-même, écrivait de son ton aisé et légèrement moqueur à M. de Metternich, qui avait déjà quitté l’ambassade de Paris pour la chancellerie d’état : « j’aurais bien voulu répondre plus tôt à votre lettre, mon cher comte, mais j’ai passé près de trois semaines dans ma chambre assez malade... Quand on vient d’être malade gravement, on rentre dans la vie dans un état de pureté qui laisse fort ignorant sur les affaires de ce monde. Aussi ne sais-je guère ce qui s’y passe. Mon bon sens me dit que sont heureux les souverains qui vous ont dans leurs conseils; mais vous ne pouvez pas être partout, pas même à Paris, où vous auriez cherché sûrement à consoler M. le duc de Bassano du rapport du ministre des affaires étrangères de Suède que je viens de lire et Mme Junot du départ de son mari. Chacun a ses peines et vous avez des remèdes pour toutes... »
  3. M. de Metternich exagère visiblement un peu dans ses récits et le rôle de M. de Talleyrand, qu’il représente déjà comme un chef d’opposition redoutable, et les propos qu’il prête au prince de Bénévent. Si libre, si détaché qu’il fût, M. de Talleyrand, accompagnant Napoléon à l’entrevue d’Erfurt, ne peut pas avoir dit à brûle-pourpoint à l’empereur Alexandre : « Sire, que venez-vous faire ici? c’est à vous de sauver l’Europe et vous n’y parviendrez qu’en tenant tête à Napoléon. Le peuple français est civilisé, son souverain ne l’est pas ; le souverain de la Russie est civilisé et son peuple ne l’est pas. C’est donc au souverain de la Russie d’être l’allié du peuple français. « Il ne doit pas, il ne peut pas non plus avoir dit à l’ambassadeur d’Autriche : « Que l’intérêt de la France elle-même exige que les puissances en état de tenir tête à Napoléon se réunissent pour opposer une digue à son insatiable ambition; que la cause de Napoléon n’est plus celle de la France; que l’Europe enfin ne peut être sauvée que par la plus intime réunion entre l’Autriche et la Russie... » Ce n’est vraiment pas admissible. M. de Talleyrand était trop fin pour mettre cette crudité ou cette maladresse dans ses trahisons et pour donner de telles prises sur lui. Il n’était encore qu’à demi mécontent et frondeur dans l’intimité. Ce n’est qu’au mois de janvier 1809, au retour de Napoléon d’Espagne, qu’il avait à essuyer la terrible bourrasque à la suite de laquelle il cessait d’être grand-chambellan en restant toujours, d’ailleurs, grand dignitaire de l’empire. Tout ceci n’est nullement, bien entendu, pour défendre la moralité de M. de Talleyrand, mais pour montrer ce qu’il y a de peu sûr, d’exagéré ou de hasardé dans les récits de M. de Metternich au tome II, page 248 de ses Mémoires.