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Un Chancelier d’ancien régime/02

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Un Chancelier d’ancien régime
Revue des Deux Mondes3e période, tome 77 (p. 529-567).
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UN
CHANCELIER D’ANCIEN RÉGIME

LE REGNE DIPLOMATIQUE DE M. DE METTERNICH.

II.[1]
M. DE METTERNICH ET LA CRISE DE 1813-1815. — LE CHANCELIER DANS LA COALITION ET AU CONGRÈS DE VIENNE.

Mémoires, Documens et Écrits divers, laissés par le prince de Metternich; chancelier de cour et d’état, publiés par son fils le prince Richard de Metternich, classés et réunis par M. A. de Klinkowstrœm, 8 volumes.


S’il est un moment dramatique dans l’histoire du commencement du siècle, c’est cette période de 1811, des premiers mois de 1812, où, sous le voile des splendeurs, se prépare la crise décisive de l’empire, qui n’est elle-même qu’une phase de plus de la lutte engagée depuis vingt ans entre la France de la révolution et l’ancienne Europe. C’est ce qu’on peut appeler le prologue de la campagne de Russie. Napoléon semble encore et plus que jamais tout-puissant. Il est entré, par son mariage avec une archiduchesse, dans la famille des vieilles royautés, et par la naissance d’un enfant décoré dans son berceau du titre fastueux de roi de Rome, il peut croire son avenir dynastique assuré ! Il règne à Hambourg et à Rome, sur le Zuyderzée et aux bords de l’Adriatique, sur l’Allemagne soumise et sur l’Italie subordonnée. On sent, il est vrai, qu’il a dépassé la limite des grandeurs possibles, que toute cette puissance est à la merci d’un revers ou d’un accident, que ce système de conquêtes indéfinies ne peut durer. On le sent, mais on ne voit pas comment tout cela peut finir. Les résistances, les hostilités se taisent devant cette prodigieuse fortune. On croit même, ou l’on feint de croire au succès de la grande partie qui se prépare contre la Russie, et, lorsqu’au mois de mai 1812 Napoléon, accompagné de Marie-Louise et de sa cour, arrive à Dresde, première étape de sa marche sur le Niémen, il est entouré de princes de toute sorte accourus pour assister à une des plus éclatantes représentations du siècle.

A la cour du bon roi de Saxe, fier de son glorieux hôte, se pressent l’empereur et l’impératrice d’Autriche, le roi de Prusse, Frédéric-Guillaume III lui-même, les petits princes allemands qui tous sont des alliés, des alliés par peur, par calcul ou par intérêt, dans la croisade près de s’ouvrir. M. de Metternich, qui est du voyage, n’est pas le moins empressé, quoi qu’il en dise, et, pour un instant, il reprend ses conversations familières de Paris avec celui dont personne n’ose décliner l’alliance, ni prévoir la défaite. Il ne quitte Dresde que pour aller au plus vite à Prague préparer une réception triomphale à Marie-Louise retournant par la Bohême en France, tandis que Napoléon court vers l’inconnu, vers son destin ! — Huit ans plus tard, M. de Metternich a pu écrire dans son Journal, daté encore de Prague : « Les époques mémorables où j’ai visité cette ville se sont suivies bien rapidement. En 1812, j’ai passé deux mois ici avec l’impératrice des Français, et, en 1813, j’ai porté à son mari le coup mortel. » — Il résumait après coup, en quelques mots, son histoire dans cette crise de 1812-1813.


I

C’est, en effet, tout son rôle dans cette année tragique, et, à vrai dire, rien n’est plus curieux que le jeu de ce politique épiant les événemens, prêt à changer de camp à mesure que la fortune change de face, attendant que le lion soit blessé pour marcher sur lui, pour lui porter, comme il le dit, « le coup mortel. » L’art de M. de Metternich est de prendre position dès le début sans se livrer, sans sortir d’une savante ambiguïté, de ne s’engager tout au moins qu’à demi, en se réservant mentalement la liberté de se dégager selon l’occasion.

Allié de Napoléon, il l’était sans nul doute, il paraissait l’être au moment où s’ouvrait le grand conflit. C’est en ministre d’une puissance alliée qu’il était à Dresde au mois de mai 1812, qu’il écoutait Napoléon lui dévoilant ses projets, ses pensées, presque son plan de campagne. L’empereur François lui-même, encore sous le charme de son terrible gendre, disait à l’ambassadeur de France à Vienne « qu’il ne concevait pas la conduite de la Russie, qu’il fallait qu’on eût perdu la tête à Saint-Pétersbourg, » L’Autriche était liée avec la France par le traité de coopération du 14 mars 1812, comme la Prusse, de son côté, était liée par le traité du 24 février. Elle avait à l’aile droite de l’armée française, — les Prussiens étaient à l’aile gauche, — un corps de 30,000 hommes, sous les ordres du prince Schwartzenberg, naguère encore ambassadeur à Paris et désigné par l’empereur comme un lieutenant sur lequel il croyait pouvoir compter ; mais, en même temps, chose étonnante ! l’Autriche mettait toute sa diplomatie à rassurer la Russie, à lui faire entendre que l’alliance avec la France n’était qu’une nécessité de circonstance et peut-être une comédie, que le corps auxiliaire se battrait le moins possible, qu’il se bornerait à couvrir le territoire autrichien. Ainsi l’Autriche marchait ostensiblement avec Napoléon ; elle s’étudiait, d’un autre côté, à garder de secrètes intelligences avec la Russie, — et tout cela, dans le langage du jour, s’appelait la « neutralité armée. » M. de Metternich a bien quelque raison de dire dans ses Mémoires : « On ne trouve pas et sans doute on ne retrouvera jamais dans l’histoire un semblable exemple d’une situation politique aussi excentrique que la nôtre… » Napoléon, sans se faire peut-être complètement illusion, comptait sur le succès de ses armes pour maintenir l’Autriche dans la fidélité. La Russie finissait par se contenter des explications qu’on lui donnait et se prêtait aux duplicités autrichiennes parce qu’elle y était intéressée. M. de Metternich trouvait à ce double jeu, qu’il a regardé depuis comme son coup de maître, l’avantage d’une certaine liberté qui lui permettait d’augmenter sans bruit les forces militaires de l’Autriche, d’attendre les événemens sans se hâter, de voir ce qui allait sortir du vaste et puissant conflit.

Ce qu’il n’avait pas tout à fait prévu, c’est que la fortune des armes déciderait si vite et que Napoléon, après avoir passé le Niémen au mois de juin 1812 en victorieux, après s’être enfoncé en Russie, reviendrait au mois de décembre de Moscou avec une armée détruite, suivi pas à pas par les Russes, trahi par les élémens et par ses alliés, rejeté en désordre sur l’Allemagne ennemie et déjà frémissante. Il avait cru que la guerre durerait plus longtemps ; il avait entendu Napoléon lui-même lui dire à Dresde que l’entreprise qu’il tentait était une œuvre de patience et de temps, qu’il n’aventurerait rien, qu’il se bornerait sans doute à arriver jusqu’à Smolensk en 1812, qu’il ne pousserait la campagne à fond qu’en 1813. C’était, en effet, le premier projet de Napoléon : la fatalité l’avait emporté ! La catastrophe trompait, dépassait toutes les prévisions et, en surprenant l’Autriche, elle lui rendait tout à coup l’espoir d’un rôle dont elle ne pouvait pas même encore avouer la pensée. A la première nouvelle du désastre, ne sachant pas où était l’empereur, M. de Metternich expédiait un de ses affidés auprès du duc de Bassano qu’il supposait à Wilna, et il lui disait : « Notre auguste maître, en apprenant l’évacuation de Moscou, a exprimé en peu de mots le fond de ses sentimens et de sa politique. — Le moment est venu, a-t-il dit, où je puis prouver à l’empereur des Français qui je suis… » Quelle était la signification réelle de ce mot assez énigmatique, qui pouvait tout dire ou ne rien dire ? C’est ici que commence le nouveau drame où vont s’agiter les destinées de l’Europe entre Napoléon, l’Autriche et la coalition reconstituée par les premiers succès des Russes, drame où aux plus tragiques péripéties se mêle une fourberie supérieure.

On ne peut bien voir qu’aujourd’hui, après la divulgation des pensées les plus secrètes, la marche de M. de Metternich dans cette phase nouvelle de la grande crise. La situation que lui créaient les événemens aux premiers mois de 1813 était assurément compliquée autant que délicate ; elle devenait de plus en plus difficile à mesure que les Russes s’avançaient sur la Vistule et sur l’Oder, que la défection de la Prusse s’accentuait, que la guerre se rapprochait de l’Allemagne, et que l’Autriche, serrée sur ses frontières, se sentait prise entre tous les belligérans. M. de Metternich se révélait un maître dans l’art des évolutions au milieu de ces difficultés. Se dégager de l’alliance française sans la rompre ouvertement, au moins du premier coup, passer par degrés dans le camp de la nouvelle coalition sans se livrer à elle, sans subir sa loi, gagner assez de liberté et de temps pour refaire une armée autrichienne avec le noyau du corps de Schwartzenberg, pour pouvoir, à l’heure voulue, jeter 200,000 hommes dans la balance, c’était l’objet multiple de sa diplomatie. Au fond, il avait son programme, il avait fait son choix dans le secret de sa pensée, et il disait ces mots qui contenaient déjà toute sa politique : « L’insuccès de Napoléon contre la Russie a changé la situation de l’empereur des Français, ainsi que celle des autres puissances. — Le dénoûment pour l’Europe sera la paix. — Amener la paix, voilà la véritable tâche de l’Autriche. — Quelle voie faut-il suivre pour arriver à la paix, à la paix sérieuse ? .. Le seul moyen, c’est de faire rentrer la France dans des limites qui permettent d’espérer une paix durable et de rétablir l’équilibre politique entre les grandes puissances… » Il ajoutait aussi, précisant l’alternative où pouvait se trouver l’Autriche, d’entrer dans l’alliance des puissances du nord ou de se rapprocher de la France : « Cette dernière alternative ne saurait se réaliser ; mais nous pouvons prendre le premier parti. Le passage de la neutralité à la guerre ne sera possible que par la médiation armée… »

Ainsi, dès le premier jour, tout était prévu et calculé. La paix, une bonne paix allemande et européenne, reconquise sur la France ramenée à ses anciennes limites, c’était le but. Le procédé, pour l’Autriche, consistait à rentrer en scène par une « médiation armée, » prélude d’une alliance avec les puissances du nord contre la France, et, pour dire toute la vérité, le programme n’avait rien de nouveau. M. de Metternich l’avait conçu et tracé dès 1801, à son entrée dans la carrière. Il l’avait évidemment un peu oublié au milieu des prodigieuses transformations du temps. Il ne songeait pas à proposer son programme à l’époque où il était un brillant ambassadeur à Paris ; il ne l’avait pas dans son portefeuille lorsqu’il revenait, en 1810, dans le cortège d’une archiduchesse gravissant les marches du premier trône du monde. Il suffisait d’un désastre pour faire revivre le programme, les vieux ressentimens contre la prépotence française. Le malheur, en frappant Napoléon comme un autre, « avait courbé sa grandeur, » a dit M. de Ségur ; il avait perdu son prestige d’infaillibilité ! — On le jugeait ! » M. de Metternich, non sans quelque hardiesse, et, dans tous les cas, sans scrupule, voyait désormais l’occasion de reprendre le procès de l’Europe contre la révolution française par la révision « de tous les anciens traités conclus avec la république et avec Napoléon ; » mais plus la résolution arrêtée secrètement était grave, même dangereuse, plus le chancelier de Vienne sentait le besoin de s’envelopper de voiles, de déguiser sa marche sous les subterfuges. Après tout, l’Autriche était encore l’alliée de la France. Le corps de Schwartzenberg n’avait pas cessé d’être sous les ordres de Napoléon, et si l’empereur avait été atteint dans sa puissance, dans son prestige, il n’était pas à bas. M. de Metternich ne laissait pas de craindre les éclats de son génie, quelque prodigieux retour de fortune ; il ne doutait pas que, par un nouvel et gigantesque effort, Napoléon ne fût bientôt prêt à rouvrir la campagne en pleine Allemagne, et c’était assurément un danger de se démasquer trop tôt, surtout avant d’avoir proportionné ses forces aux résolutions dont on gardait encore le secret. De là toute une stratégie qui a quelque peu trompé l’histoire et les historiens, à en croire M. de Metternich lui-même, qui est ici le premier témoin de sa propre duplicité.

Suivons un instant ce curieux et obscur travail d’un politique qui, en définitive, a eu une action décisive dans la plus terrible des crises, après avoir été placé pendant quelques mois, — janvier-juin 1813, — au milieu de toutes les passions contraires. Au premier moment, ce n’est pas douteux, M. de Metternich se gardait bien d’avouer sa pensée et ses desseins dans ses relations avec la France. Il mettait, au contraire, tout son art à désarmer les suspicions, à prolonger l’ambiguïté et les illusions. Il procédait tout au plus par des insinuations savamment ménagées, et s’il laissait voir déjà un changement de position en se prononçant pour la paix, — pour une paix dont il ne disait pas les conditions, — il accompagnait ses insinuations de toute sorte de protestations de fidélité et d’attachement à la cause commune. Il avait affaire en peu de temps à deux ambassadeurs chargés de représenter les intérêts de Napoléon à Vienne, M. Otto et M. de Narbonne : l’un, homme sage, méthodique, un peu dépaysé dans une si grande crise, mettant dans sa diplomatie plus de correction que de souplesse ; l’autre, politique à l’esprit fin et hardi, aux mœurs aristocratiques, traitant les affaires avec l’aisance mondaine d’un gentilhomme d’ancien régime, prompt à tout pénétrer et à tout précipiter. M. de Metternich, plus embarrassé peut-être avec M. de Narbonne qu’avec M. Otto, parce qu’il se sentait mieux deviné, jouait habilement son jeu avec l’un et avec l’autre, tenant successivement aux deux ambassadeurs le langage d’un ami qui affectait de provoquer les confidences, qui voulait être utile.

Lui parlait-on de l’alliance qui unissait les deux empires, il en parlait plus haut que son interlocuteur, il ne cessait de répéter que, si elle n’existait pas, il la proposerait, que c’était une alliance naturelle, nécessaire, préparée par la réflexion, imposée par le rapprochement des intérêts permanens, « autant que par l’union intime des deux familles impériales. » — Le pressait-on de dire les conditions qu’il mettait à la paix, objet avoué de sa politique, il répliquait qu’il y aurait sans doute quelques concessions à faire sur le grand-duché de Varsovie, sur les villes anséatiques, sur la confédération du Rhin, choses inutiles à la France, qu’au demeurant « si l’empereur voulait se contenter d’être trois fois plus puissant que Louis XIV, d’être le maître de l’Europe uniquement par l’influence de son génie, les difficultés seraient bientôt aplanies. » — Essayait-on de lui faire sentir l’aiguillon en lui disant que Napoléon allait rentrer en campagne, qu’il retrouverait la fortune et de nouvelles victoires, il se hâtait de répondre qu’il y comptait bien, qu’il avait besoin de compter sur les succès de l’empereur « pour ramener ses adversaires à la raison. » Il parlait toujours en ami dévoué ; il se représentait même comme une victime de l’alliance française, comme un homme menacé dans son crédit, peut-être dans sa vie par les passions guerrières qui s’agitaient déjà à Vienne. — D’un autre côté, il est vrai, il avait ses intelligences au camp des alliés. Il soutenait la Prusse dans ses défections, il lui avait communiqué dès le mois de décembre 1812 son plan pour rejeter la France au-delà du Rhin. Il négociait avec la Russie, et au moment même où il avait encore avec M. de Narbonne ses conversations les plus intimes, il écrivait à M. de Nesselrode, qui était avec l’empereur Alexandre, en Silésie : « Je vous prie de me conserver amitié et surtout beaucoup, beaucoup de confiance. Si Napoléon veut faire la folie de se battre, tachez que l’on ne se démonte pas pour un revers ; une bataille perdue par Napoléon et toute l’Allemagne est sous les armes ! » A Paris, il s’étudiait à prolonger l’idée d’une alliance qu’il avait déjà brisée dans sa pensée ; au camp des alliés, il s’efforçait de faire prendre patience, d’inspirer la confiance ! Pendant ce temps, il armait sans repos, sans éclat. Il ralliait le corps du prince Schwartzenberg, à peine engagé dans la campagne de Russie, et le ramenait à travers la Galicie, en Bohême, où il allait être le noyau de toutes les forces militaires de l’empire. L’action, tout enchevêtrée, se déroulait dans l’obscurité sans que, dans la société viennoise, on y vit rien. Le secret de la comédie restait entre l’empereur François, qui, par crainte ou par scrupule, hésitait encore à rompre avec son redoutable « gendre, » et le ministre qui marchait patiemment, cauteleusement, à son but sans dévier.

Une comédie, ai-je dit, c’est le mot ! M. de Metternich ne s’en défend pas dans ses Mémoires ; il se fait même assez complaisamment un mérite d’une duplicité couronnée par le succès. Plus d’une fois, au milieu des vastes préparatifs de la nouvelle campagne sur laquelle il comptait pour relever sa fortune, Napoléon avait des doutes. Tantôt il gardait encore l’illusion d’un lien de famille qu’il croyait assez fort pour retenir son « beau-père, » l’empereur François ; tantôt, démêlant d’un regard perçant et ombrageux les manèges autrichiens, il essayait d’en avoir raison. Il multipliait les interpellations et les propositions. Il ne faisait, en réalité, qu’offrir à l’Autriche les occasions de se dégager par degrés, de passer en peu de temps de l’alliance active de 1812 à une neutralité suspecte, puis à la médiation armée. M. de Metternich ne prononçait pas d’abord le mot, il le donnait à entendre ; il mettait tout son art à se laisser presque porter par l’impatience de Napoléon lui-même à ce rôle de médiateur armé que son ambition convoitait depuis le premier jour, et rien n’est certes plus curieux que cette scène du mois d’avril 1813 où il se dévoilait devant M. de Narbonne. Le brillant ambassadeur de France était chargé de lui dire que, puisque l’Autriche voulait la paix, elle devait se décider, prendre une position nouvelle, mettre sous les armes, non plus les 30,000 hommes du corps de Schwartzenberg, mais 150,000 hommes, et, à la tête de ses forces, se tourner vers les puissances alliées pour les sommer de s’arrêter, ou marcher sur elles. M. de Metternich, par un prodige de dextérité, s’emparait de cette communication en la détournant de son vrai sens et en la traduisant à son usage : il répondait qu’effectivement, comme le pensait le souverain de la France, l’ancienne alliance ne pouvait plus suffire, que l’Autriche y avait songé, que c’était pour cela qu’elle armait, qu’elle était toute prête à entrer dans les vues de l’empereur en s’interposant entre les belligérans. Il se hâtait de prendre possession du terrain qu’on lui offrait, et si on le pressait de s’expliquer un peu plus, de dire comment il entendait la médiation, ce qu’il ferait si ses conditions n’étaient pas acceptées par Napoléon, il répliquait de façon à laisser M. de Narbonne persuadé que le médiateur se changerait en ennemi. Il avait mis quatre mois pour en arriver là ! Le moment était venu de faire un pas de plus. « L’empereur, dit-il, m’avait laissé libre de lui désigner l’instant que je regarderais comme le plus favorable pour faire connaître notre passage de la neutralité à la médiation armée… Les victoires de Napoléon à Lutzen et à Bautzen m’avertirent que l’heure avait sonné. » C’est ici, en effet, que l’action se serre et se précipite à travers tous ces épisodes de l’armistice de Pleiswitz, de l’entrevue de Dresde, de l’inutile congrès de Prague, dernière fiction destinée à couvrir la suprême évolution de l’Autriche, le passage de la médiation armée à l’hostilité déclarée.

Au moment où M. de Metternich, averti par les coups de clairon de Lutzen et de Bautzen, se décidait et décidait l’empereur François à quitter brusquement Vienne le 1er juin, à se porter en Bohême pour être plus près des événemens, il ne cessait d’affecter une indépendance impartiale entre Napoléon qui le pressait de se rattacher à sa cause victorieuse et les alliés qui le sommaient d’en finir avec toutes ses négociations. Ce n’était encore qu’une apparence, la continuation de la comédie avant le drame. Depuis quelques jours déjà, même avant Bautzen, il avait expédié M. de Bubna à Dresde, auprès de Napoléon, avec la proposition officielle de médiation armée sur laquelle il feignait de compter. Au fond, il était tout entier par la pensée, par les sympathies, par ses vœux, au camp des alliés : il n’était vrai et sincère qu’avec eux. Il l’avoue lui-même en racontant dans ses Mémoires son brusque départ de Vienne. « Il s’agissait d’arrêter Napoléon dans sa marche en avant… » Rencontrant M. de Nesselrode sur son chemin, dans un village, au moment de l’armistice, il lui remettait une lettre où il disait à l’empereur Alexandre : « Sire, nous sommes ici : patience et confiance ! Je vous verrai dans trois jours et dans six semaines nous serons alliés… » Et à Alexandre lui-même, qu’il rencontrait peu après, qui s’inquiétait des temporisations, qui lui disait : « Que deviendra notre cause si Napoléon de son côté accepte la médiation ? » M. de Metternich répondait : « S’il la décline, l’armistice cessera de plein droit et vous nous trouverez dans les rangs de vos alliés ; s’il l’accepte, la négociation montrera à n’en pouvoir douter que Napoléon ne veut être ni sage ni juste, et le résultat sera le même. En tout cas, nous aurons gagné ainsi le temps nécessaire pour pouvoir établir notre armée dans des positions où nous n’aurons plus à craindre une attaque contre un seul d’entre nous et d’où nous pourrons, de notre côté, prendre l’offensive… » C’était clair. Que Napoléon, emporté par l’orgueil, eût commis depuis quatre mois la faute singulière de laisser l’Autriche passer par degrés à l’ennemi, qu’il fût sur le point de commettre une faute plus grave encore en refusant de souscrire à des conditions qui touchaient à peine à sa grandeur, qui sauvegardaient surtout les intérêts de la France, c’est possible. Il n’est pas moins vrai que M. de Metternich, en présentant sa médiation, était un ennemi. Il avait pris son parti, et c’est dans ces dispositions qu’il recevait de M. de Bassano l’invitation de se rendre à Dresde pour cette entrevue si souvent racontée, si souvent commentée, où allaient se trouver une dernière fois, face à face, Napoléon, encore tout plein de sa puissance, et celui qui pouvait se croire un antagoniste sérieux, puisqu’il tenait dans ses mains la paix et la guerre[2].

La scène qui se passait au palais Marcolini, à Dresde, le 26 juin 1813, une année à peine après les pompes du voyage de 1812, était certes dramatique. Elle a été représentée sous des couleurs et des traits assez différens. Des Français ont cru grandir Napoléon en lui prêtant une violence injurieuse qui n’aurait été ni habile ni digne. M. de Metternich s’est fait complaisamment son rôle à lui-même dix ans après en écrivant dans ses Mémoires : « À ce moment, je me regardai comme le représentant de la société européenne tout entière. Le dirai-je ? Napoléon me parut petit… » Napoléon ne se permettait probablement pas les propos outrageans qu’on lui a prêtés ; M. de Metternich n’était pas aussi majestueux qu’il l’a cru ; il ne voyait pas Napoléon aussi petit qu’il l’assure. La vérité suffit pour que cette entrevue fameuse reste une saisissante scène d’histoire, ou, si l’on veut, de tragédie historique. Elle durait plus de huit heures, de midi jusqu’au soir, huit heures pendant lesquelles la conversation courait à travers tous les sujets, épuisant tous les thèmes, passant par tous les tons de la familiarité et de la véhémence. On croit saisir dans ce dialogue mêlé d’éclairs l’effort désespéré du plus grand des hommes se raidissant contre les menaces de la fortune ennemie et l’élégance implacable du diplomate servi par les circonstances, mettant sa vanité à prendre sa revanche sur le génie. M. de Metternich pouvait déjà distinguer combien tout était changé lorsqu’à son apparition dans les salons de service du palais Marcolini il se voyait entouré de généraux, Berthier en tête, lui disant avec une sorte d’anxiété : « Nous apportez-vous la paix ? Soyez raisonnable ; l’Europe a besoin de la paix autant que la France ! » Napoléon le recevait aussitôt dans son cabinet, debout, l’épée au côté, le visage grave, et, prenant à peine le temps de demander des nouvelles de l’empereur François, il lui disait à peu près :

« Vous voilà donc, Metternich ! — il avait encore avec lui ce ton familier qu’il avait eu si souvent aux Tuileries et à Dresde même une année auparavant. — Vous venez bien tard ! .. Si vous ne teniez plus à mon alliance, si elle vous pesait, pourquoi ne pas me le dire ? Je n’aurais pas insisté pour vous contraindre. Peut-être aurais-je modifié mes plans… En me laissant m’épuiser par de nouveaux efforts, vous comptiez sans doute sur des événemens moins rapides. Ces efforts, la victoire les a couronnés, je gagne deux batailles ! Soudain vous vous glissez au milieu de nous ; vous me parlez de médiation ; vous parlez à mes ennemis d’alliance, et tout s’embrouille… Convenez-en, depuis que l’Autriche a pris le titre de médiatrice, elle n’est plus impartiale, elle est ennemie… Vous voulez donc la guerre ? C’est bien, vous l’aurez. J’ai anéanti l’armée prussienne à Lutzen, j’ai battu les Russes à Bautzen, vous voulez avoir votre tour. Je vous donne rendez-vous à Vienne ! .. » Puis, s’animant par degrés : « Qu’est-ce donc qu’on veut de moi ? Que je me déshonore ? Jamais ! .. Je saurai mourir. Je ne céderai pas un pouce de territoire. Vos souverains, nés sur le trône, peuvent se laisser battre vingt fois et rentrer toujours dans leurs capitales ; moi, je ne le puis pas parce que je suis un soldat parvenu. Ma domination ne survivra pas au jour où j’aurai cessé d’être fort… » A cela M. de Metternich, sans se laisser déconcerter, répondait : « La paix et la guerre sont entre les mains de Votre Majesté… Le sort de l’Europe, son avenir et le vôtre, tout cela dépend de vous seul… Le monde a besoin de la paix. Pour assurer cette paix, il faut que vous rentriez dans des limites compatibles avec le repos commun ou que vous succombiez dans la lutte. Aujourd’hui vous pouvez encore conclure la paix, demain il serait peut-être trop tard. L’empereur mon maître ne se laisse guider dans sa conduite que par la voix de sa conscience ; à votre tour, Sire, de consulter la vôtre… »

Pendant les huit heures de ce prodigieux entretien, Napoléon abordait toutes les questions, revenant d’un accent plein de fierté sur les malheurs de la campagne de Russie, débattant les conditions qui pourraient désintéresser l’Autriche, conduisant son interlocuteur dans son cabinet des cartes, et calculant avec lui les positions, les forces de ses adversaires, les forces qu’il avait à leur opposer. Quelquefois il avait de la peine à se contenir, et, comme à un certain moment M. de Metternich, insistant plus que jamais sur la nécessité de la paix, lui faisait remarquer que la fortune pouvait le trahir, que ses soldats étaient des enfans, qu’il n’avait plus sous les armes qu’une génération à peine formée qui serait inutilement sacrifiée, Napoléon, bondissant sous l’aiguillon, s’écriait : « Vous n’êtes pas soldat, vous ne savez pas ce qui se passe dans l’âme d’un soldat. J’ai grandi sur les champs de bataille, et un homme qui a passé vingt ans sous la mitraille ne fait aucun cas de sa vie, pas plus que de la vie de 100,000 hommes : j’en sacrifierai 1 million, s’il le faut ! .. » En parlant ainsi, dans son agitation, Napoléon avait laissé tomber son chapeau, que son interlocuteur ne releva pas. Adossé à une console, immobile, ému de ce qu’il venait d’entendre, M. de Metternich se bornait à répondre : « Pourquoi, Sire, me faire, à moi, entre quatre murs, une pareille déclaration ? Ouvrons les portes et que vos paroles retentissent d’un bout de la France à l’autre ! Ce n’est pas la cause de la paix qui y perdra… » Tantôt, dans son cours orageux et toujours changeant, la conversation ressemblait à une déclaration de rupture, tantôt elle s’adoucissait pour revenir bientôt sur elle-même. Au dernier instant, Napoléon, reconduisant M. de Metternich jusqu’au seuil du salon, lui témoignait le désir de le revoir, et le frappant familièrement sur l’épaule, il lui disait : « Eh bien ! savez-vous ce qui arrivera ? Vous ne me ferez pas la guerre. — Vous êtes perdu, Sire, répliquait vivement M. de Metternich ; j’en avais le pressentiment en venant ici ; maintenant j’en ai la certitude… » On se quittait sur ce mot !

Était-ce la guerre ? Était-ce la paix encore possible ? La nuit portait conseil. Le lendemain, tout se renouait : pendant quarante-huit heures, entrevues et négociations se succédaient plus que jamais ; on semblait d’accord pour éviter ou tout au moins ajourner l’éclat de la rupture définitive. Napoléon, radouci tout à coup, acceptait, presque sans discuter, la médiation de l’Autriche, dont la veille encore il se montrait offensé ; M. de Metternich, dans l’intérêt de la négociation, prenait sur lui de se prêter à une prolongation de l’armistice jusqu’au 10 août, sans consulter même les Russes et les Prussiens. Que s’était-il donc passé ? Ce n’était malheureusement pas une victoire de l’esprit de sagesse et de paix ; c’était un calcul de la part du négociateur autrichien, aussi bien que de la part de l’empereur. Le secret de Napoléon, c’est qu’après les pertes qu’il avait essuyées à Lutzen et Bautzen, devant l’attitude nouvelle de l’Autriche, il sentait le besoin de gagner quelques semaines pour reconstituer et grossir son armée. M. de Metternich, de son côté, il l’avoue, avait eu le temps d’expédier un courrier à Prague, au prince Schwartzenberg, pour lui demander où il en était de l’organisation de son armée, quelle prolongation d’armistice il jugerait nécessaire pour compléter son ordre de bataille, et le prince Schwartzenberg avait répondu qu’il lui faudrait vingt jours. De là un rapprochement d’un instant conduisant par une prolongation d’armistice à ce congrès de Prague qui n’était guère qu’une duperie de plus entre ces grands joueurs de la politique.

Le congrès de Prague n’est, en effet, qu’un nom dans l’histoire, il n’a été jamais une réalité, et, assurément, Napoléon ne faisait rien pour en préparer le succès, même la réunion, pour faciliter une paix que ses amis les plus dévoués le pressaient d’accepter, que son plénipotentiaire à Prague, M. de Caulaincourt, lui conseillait d’un accent de patriotisme pathétique. Napoléon mettait son orgueil à ne pas céder, à disputer jusqu’à la dernière minute. Il faut tout dire d’ailleurs : eût-il écouté de sages conseillers de paix comme M. de Caulaincourt, M. de Narbonne, eût-il été plus facile, plus sincère, il n’eût probablement pas mieux réussi, parce que tout était déjà compromis, parce que cette négociation n’était qu’une feinte. M. de Metternich n’était pas plus sincère que lui, avec ses conditions auxquelles il savait que Napoléon ne souscrirait jamais et qui, eussent-elles été acceptées, n’auraient rien résolu. Il pouvait se donner encore l’air d’un médiateur affairé et impatient de réunir le congrès ; il disait avec une apparence de franchise à M. de Narbonne en le chargeant de presser l’empereur : « Aujourd’hui nous sommes encore libres. Je vous donne ma parole et celle de mon souverain, que nous n’avons d’engagemens avec personne ; mais je vous donne aussi ma parole que, le 10 août à minuit, — dernier terme fixé pour les négociations, — nous en aurons avec tout le monde, excepté avec vous… » En réalité, c’était fait. L’Autriche n’était pas seulement occupée de ses préparatifs militaires uniquement tournés contre l’armée française ; dès la fin de juin, elle s’était liée avec la Russie et avec la Prusse à Reichenbach ; au courant de juillet, elle avait traité avec l’Angleterre. Les états-majors s’étaient rencontrés à Trachenberg pour débattre le prochain plan de campagne. Au moment où il se déclarait libre d’engagemens, il était déjà tout entier à la coalition. Il n’attendait que l’occasion. La lenteur calculée que mettait Napoléon à envoyer ses plénipotentiaires, puis des instructions à ses plénipotentiaires, pouvait être un prétexte ; elle n’était qu’un prétexte qu’il se hâtait de saisir. Comme il l’avait dit, le 10 août au soir, les plénipotentiaires français n’ayant pas encore des pouvoirs complets, la résolution était prise. Passeports, manifeste de l’empereur François, tout était expédié, et, à minuit, M. de Metternich faisait « allumer les signaux qu’on tenait tout prêts de Prague jusqu’à la frontière silésienne pour annoncer que tout était rompu, que les armées alliées pouvaient franchir la frontière de Bohême[3] ! »

La comédie était jouée ou, si l’on veut, l’évolution était complète. L’Autriche, habile à choisir son moment, portait à la coalition deux cent mille hommes. La face de la guerre était changée par cette défection qui préparait toutes les autres défections, saxonne, bavaroise, qui, du premier coup plaçait Napoléon dans un cercle de feu, entre l’armée autrichienne en Bohême, les Russes et les Prussiens en Silésie, les contingens alliés de Bernadotte arrivant par le nord. Le reste, on le connaît. C’est d’abord, il est vrai, la défense du lion repoussant victorieusement les coalisés devant Dresde ; mais c’est aussi, peu après, le désastre de Kulm qui déconcerte toutes les combinaisons de Napoléon et lui ravit les fruits de la victoire de Dresde. C’est l’échec de ses lieutenans sur la route de Berlin ; c’est bientôt la bataille des nations qui décide tout, — Leipzig ! C’est enfin la revanche de l’Europe hâtant sa marche sur le Rhin, et, après avoir été si souvent envahie, courant à l’invasion de la France ! M. de Metternich avait certes le droit de s’attribuer la belle part dans la fortune nouvelle de la coalition. Il le savait bien, il en avait l’orgueil ou la fatuité ; il se gonflait du sentiment de son rôle, et ce qu’il ne disait pas tout haut, il le disait dans l’intimité de sa correspondance avec sa famille.

A son père il écrivait : « Nos affaires vont bien… L’Europe sera sauvée, et je me flatte qu’on finira par ne pas m’en attribuer le plus faible mérite. Depuis des années, ma marche politique a été la même. Ce n’est pas pour rien que j’ai voulu, avant d’entreprendre la grande œuvre, bien connaître mon adversaire et nos forces. Je connais le premier mieux que personne en Europe et j’ai porté les dernières à un point auquel personne ne les croyait plus susceptibles d’arriver après tant d’années de défaites et de malheurs. Il ne restait plus que le moment à trouver où il serait possible d’entreprendre la chose sans risques excessifs. J’ai préparé cette époque et je l’ai atteinte par le coup le plus hardi possible, par une prolongation de l’armistice de vingt jours que j’ai pris sur moi de stipuler au nom des puissances sans leur en dire un mot, car de leur su la chose devenait impossible. Les résultats ont prouvé que mes calculs étaient justes… » Et à sa fille il écrivait peu de jours après, d’un ton plus glorieux encore : « Tout prouve que l’heure a sonné et que ma mission de mettre fin à tant de maux est arrêtée par les décrets du ciel. Napoléon pense à moi, j’en suis sûr, à toute heure ; je dois lui apparaître comme une espèce de conscience personnifiée. Je lui ai tout dit et prédit à Dresde, il n’a voulu croire à rien. » À travers ses actions et ses confidences, le personnage se dévoile tel qu’il a été, patriote autrichien, je le veux, en même temps profond roué, alliant l’art de saisir les circonstances à une passion contenue, souple et vain, sachant faire avec aisance sa cour au conquérant dans ses prospérités, prompt à se jeter sur lui au moment des revers, — et alors se proclamant sans façon l’homme prévu par les « décrets du ciel ! »


II

La volte-face avait été préparée avec une savante duplicité, elle avait été accomplie au moment décisif avec autant de dextérité que de hardiesse. Ce qui compliquait maintenant la situation de M. de Metternich, c’est qu’en changeant de camp il n’entendait ni se livrer ni subir la loi de ses nouveaux alliés ; il prétendait porter dans la coalition ses idées, ses conseils, sa direction, avec le poids des deux cent mille hommes qu’il jetait dans la balance et l’orgueil du service qu’il avait rendu à la cause commune. Dernier venu parmi les combattans, il se promettait, sans l’avouer, de rester le régulateur de ce qui s’appelait désormais la « quadruple alliance, » démarquer, pour ainsi dire, le pas dans la marche des opérations et des négociations. C’était pour lui une autre face du problème. Il avait obtenu dès le premier jour, il est vrai, une sorte de consécration de la prééminence autrichienne par la désignation du prince Schwartzenberg comme généralissime de la masse principale des armées alliées. Ce n’est pas sans peine qu’il avait arraché cette concession à l’empereur Alexandre, qui proposait obstinément Moreau, arrivé depuis peu au camp des alliés, et il avait été obligé d’aller jusqu’à déclarer au tsar que l’empereur François, plutôt que de subir le commandement du général Moreau, se retirerait de l’alliance. On lui avait cédé, et peu après un boulet français, en emportant Moreau devant Dresde, avait supprimé ce premier dissentiment. La question ne restait pas moins tout entière hérissée de difficultés intimes, et M. de Metternich dit lui-même : « Il fallait avoir l’œil sur les alliés non moins que sur l’adversaire… Si le problème est toujours compliqué dans des alliances politiques, jamais on ne le vit mieux que dans cette guerre nouvelle. Elle allait être faite en commun par des puissances qui ne différaient pas moins entre elles par leur situation géographique et politique que par la position particulière qu’elles occupaient alors en face de l’ennemi… »

Le but était commun sans doute ; les difficultés naissaient de la différence des caractères entre les souverains, entre les chefs militaires ; elles naissaient aussi du conflit des instincts, des vues, des jalousies, des ambitions que les alliés portaient dans leur entreprise. Au camp prussien régnaient les passions patriotiques et à demi révolutionnaires contenues jusque-là par la domination française, échauffées depuis Iéna dans les sociétés secrètes et maintenant déchaînées par la lutte. Avec ses élémens nationaux préparés par le Tugendbund, avec ses légions de volontaires, étudians, professeurs des universités, animés d’un ardent fanatisme, l’armée prussienne ne rêvait que la guerre à outrance, l’insurrection de l’Allemagne contre l’ennemi. Le roi Frédéric-Guillaume suivait plus qu’il ne conduisait ce mouvement, dont Blücher était le héros populaire, dont le baron de Stein était le politique. L’armée russe n’avait pas les mêmes passions, les mêmes haines : elle avait l’orgueil de ses succès. Son chef, l’empereur Alexandre, esprit chimérique et vain, enivré et infatué de sa gloire nouvelle, se croyait le libérateur de l’Europe, le protecteur de l’indépendance des peuples. Il affectait une certaine modestie et osait à peine avouer sa prétention d’être le généralissime des armées alliées ; c’était pour dissimuler son propre commandement qu’il proposait Moreau : il se croyait le chef moral de la coalition. Il était plus que jamais dans ce qu’on a pu appeler sa phase de libéralisme ; il pactisait avec les patriotes allemands comme Stein. Au fond, il n’oubliait pas ses intérêts, et s’il était disposé à favoriser les ambitions prussiennes en Allemagne, il avait déjà choisi sa part de butin en Pologne. Le désintéressement était dans les programmes de la coalition avant la victoire définitive, les convoitises étaient dans les cœurs.

Placé entre toutes ces influences, au milieu de toutes les ambitions, M. de Metternich prétendait leur échapper ou tout au moins les contenir. Il tenait en profonde défiance ce mouvement révolutionnaire qui commençait à agiter l’Allemagne, qui lui apparaissait comme une menace pour l’avenir, le patriotisme qui « arborait les couleurs teutoniques, » qui s’était introduit dans les conseils du tsar, avec les Stein, les Gneisenau, à la fin de la campagne de 1812, et que la Russie encourageait par ses proclamations. Il se défiait tout autant de l’empereur Alexandre, pour son libéralisme chimérique, pour ses connivences révolutionnaires aussi bien que pour ses ambitions ; il n’avait aucune envie d’échanger le danger de la prépondérance française pour le danger de la prépondérance russe. Il jouait son jeu dans cette situation nouvelle, tantôt résistant au tsar comme dans le choix du généralissime, tantôt cédant à Alexandre et abandonnant sur ses instances au baron de Stein l’administration des pays reconquis en Allemagne. Maintenir l’alliance par le sentiment d’un intérêt commun, adoucir ou voiler les rivalités, se servir des Russes contre les Prussiens ou des Prussiens contre les Russes, et au besoin de l’Angleterre contre les uns et les autres, avoir aussi l’œil sur la France, mesurer la politique de la coalition au progrès des armées, c’était l’art de M. de Metternich. Il avait pris, dès le premier jour, ses précautions, au moins les précautions possibles contre toutes les surprises. Il avait fait décider que les souverains et les chefs de leurs cabinets suivraient les armées pour être toujours prêts aux graves résolutions : c’était pour lui un moyen de garder son influence sur les événemens, de ne pas rester à la merci des conflits d’états-majors et de l’imprévu. Il avait de plus fait adopter une sorte de programme méthodique des vastes opérations qui s’engageaient. On devait d’abord s’avancer de toutes parts, à rangs pressés, sur le Rhin ; c’était la première partie de la guerre. Une fois sur le Rhin, si la paix qu’on proposerait ou qu’on prétendrait imposer à Napoléon était impossible, on se porterait a au cœur de la France, sur les hauteurs des Vosges et des Ardennes. » Ce serait une seconde campagne. Au-delà, si on n’était pas arrêté, on déciderait par une troisième campagne, par un dernier effort, « du sort futur de la France. » Il traçait ainsi d’avance les étapes successives de l’action ; il s’étudiait à mettre quelque ordre dans ce drame des revanches européennes qui allait se dérouler à travers une série de péripéties militaires et diplomatiques, où il allait lui-même avoir à déployer toutes les ressources d’un esprit déjà fait à se jouer avec toutes les puissances comme avec toutes les difficultés.

Un homme à l’imagination passionnée et mobile, à la plume brillante et souvent éloquente, asservi au plaisir, enthousiaste et désabusé, un peu diplomate, un peu aventurier, mais qui a eu son rôle dans l’histoire du temps, Frédéric de Gentz, était alors auprès de M. de Metternich. Il avait traversé toutes les situations en Prusse et en Autriche sans se fixer, poursuivant d’une guerre retentissante de pamphlets la révolution française et Napoléon. Il s’était attaché après 1809 à la fortune de M. de Metternich. Il a passé quelquefois pour avoir été le conseiller secret ou l’inspirateur du chancelier autrichien : il n’était pas un inspirateur, il était le familier, le confident de M. de Metternich, qui se plaisait à ses conversations, aimait son esprit, ne dédaignait pas ses corruptions élégantes et se servait de sa plume. Il était employé pour le moment aux proclamations et aux manifestes de la coalition en même temps qu’à une correspondance avec l’hospodar de Valachie, qu’on voulait retenir dans les intérêts de l’Autriche. Les lettres de Gentz, écrites au courant des choses, sont un document précieux sur cette période de la fin de 1813 ; elles laissent entrevoir M. de Metternich dans son travail de diplomatie, tel qu’il était, tel qu’il s’est peint lui-même, retenant le fougueux Blücher, négociant avec la vanité d’Alexandre, faisant intervenir de temps à autre, et toujours à propos, la raison modeste et grave de l’empereur François pour tout concilier. Au fond, quelle était la pensée de M. de Metternich dans cette phase nouvelle du grand conflit, dès qu’on touchait au Rhin ? Il y a une histoire officielle qui a été racontée partout, qui est dans les livres et dans les protocoles ; il y a aussi une vérité intime qui n’est plus désormais un mystère. L’histoire officielle, c’est ce qu’on a appelé les propositions de Francfort, c’est le congrès de Châtillon, c’est cette série de négociations coïncidant avec l’invasion. La vérité toute simple, c’est que M. de Metternich continue à Francfort comme à Châtillon la comédie de Prague, qu’il ne dit que ce qu’il veut dire, se réservant jusqu’au bout le dernier mot de ses combinaisons.

Les propositions de paix pouvaient et devaient se modifier avec la marche des événemens, avec les succès croissans des alliés : c’était inévitable. On n’avait demandé à Napoléon, à Prague, que la dissolution du duché de Varsovie et de la Confédération du Rhin, l’abandon des villes anséatiques, le rétablissement de la monarchie prussienne, la restitution à l’Autriche de quelques-unes de ses provinces perdues. On lui offrait encore à Francfort ce qu’on appelait les « frontières naturelles, » le Rhin, les Alpes, les Pyrénées. Bientôt, à Châtillon, on n’allait plus lui offrir que les anciennes limites de 1792. En réalité, tout était fiction et tactique dans cette diplomatie. Les propositions de Francfort, qui avaient une apparence si sérieuse, qui laissaient encore la France dans de belles conditions, n’étaient faites que pour l’opinion, pour l’histoire. C’est M. de Metternich lui-même qui l’avoue et qui l’explique. Arrivé sur le Rhin, avant d’aller plus loin, au moment de laisser l’impétueux Blücher s’élancer et le prince Schwartzenberg violer la neutralité suisse, au grand déplaisir de l’empereur Alexandre, qui avait promis de la garantir, M. de Metternich n’était pas sans quelque crainte. Il éprouvait le besoin de ménager l’esprit public en France, de « flatter l’amour-propre national en parlant du Rhin, des Alpes et des Pyrénées. Il calculait qu’il pouvait « isoler encore davantage Napoléon, » agir sur l’esprit de l’armée et du pays qu’on allait envahir en « rattachant à l’idée des frontières naturelles l’offre de négociations immédiates, » et il ajoute : « L’empereur François ayant approuvé mon projet, je le soumis à l’empereur de Russie et au roi de Prusse. Tous deux eurent peur que Napoléon, confiant dans les hasards de l’avenir, ne prit une résolution prompte et énergique et n’acceptât cette proposition afin de trancher ainsi la situation. Je réussis à faire passer dans l’esprit des deux souverains la conviction, dont j’étais animé moi-même, que jamais Napoléon ne prendrait volontairement ce parti. La proclamation fut décidée et je fus chargé de la rédiger. » C’était tout le secret de la grande démonstration pacifique. On n’était pas plus sincère à Francfort qu’à Prague sur les conditions de la paix ; on ne commençait à l’être qu’à Châtillon, lorsqu’on n’avait plus rien à cacher, lorsqu’on croyait pouvoir impunément se permettre de présenter les frontières de 1792 au bout de l’épée sans discussion.

Il y a un autre point peut-être plus délicat : à quel moment M. de Metternich, ministre d’un souverain qui avait donné sa fille à Napoléon, faisait-il entrer dans ses calculs la chute et la disparition de l’empire ? On peut dire aujourd’hui que, dès la première heure, il avait pris son parti. Lorsque le prince Schwartzenberg avait été envoyé à Paris au commencement de 1813, à une époque où l’alliance existait encore, il avait répondu, dans un mouvement d’impatience, à M. de Bassano, qui lui rappelait toujours l’union des dynasties : « Le mariage ! la politique l’a fait, la politique peut le défaire ! » Ce que le prince Schwartzenberg disait, M. de Metternich le pensait. Il avait profité du mariage qu’il avait fait en 1810, il était maintenant tout prêt à le défaire, à aller jusqu’au bout. On aurait pu croire qu’il hésitait, qu’il devait plus que tout autre éprouver quelque embarras, songer au moins à sauver du naufrage une régence de Marie-Louise, si Napoléon disparaissait dans la tempête. C’est ce que les historiens ont cru quelquefois. Il n’en était rien : il avait d’avance sacrifié le règne de Marie-Louise ; le scrupule du lien dynastique ne l’arrêtait pas. S’il gardait encore quelque apparence, il jouait la comédie sur ce point comme sur les conditions de paix. Dans le fond, il avait fixé ses idées, et on n’a qu’à opposer aux négociations officielles, qu’il semblait poursuivre, les aveux de ses Mémoires pour voir quel chemin il avait fait rapidement, et il ne restait, — dit-il après avoir montré que toute paix qui maintiendrait Napoléon en lui enlevant ses conquêtes, ne serait qu’un armistice ridicule, — il ne restait que trois solutions possibles : le rappel des Bourbons, la régence jusqu’à la majorité du fils de Napoléon, l’élévation d’un tiers au trône de France. — Le bon droit aussi bien que la raison, l’intérêt particulier de la France aussi bien que l’intérêt général de l’Europe, tout parlait en faveur de la première solution. Aussi l’empereur d’Autriche n’eut-il pas d’hésitation à cet égard. » Voilà où il en était au moment où la question d’un gouvernement pour la France s’agitait, se précisait entre les alliés, et rien n’est plus significatif que la scène qui se passait à Langres entre M. de Metternich et l’empereur Alexandre.

La scène est certes curieuse, elle a été longtemps inconnue. On venait d’arriver à Langres, le 25 janvier 1814. On délibérait, les premiers jours, sur les opérations des armées, on commençait aussi à délibérer sur ce qu’on ferait au lendemain de la victoire définitive. L’empereur Alexandre, singulièrement agité, partagé entre les conseils de ses ministres et les excitations d’un petit entourage d’amis, encouragé par ceux-ci à se croire plus que jamais la providence libérale de l’Europe, avait évité jusque-là de dire sa pensée. Un soir, il faisait venir M. de Metternich et, dans le plus grand mystère, il déroulait brusquement devant lui le système qu’il avait conçu, qui consistait à rendre au peuple français la liberté de décider de lui-même, à convoquer les assemblées primaires pour nommer des députés chargés de choisir un gouvernement et un souverain. M. de Metternich, contenant sa surprise, se bornait d’abord à témoigner quelques doutes et quelques craintes sur cette consultation populaire qui pourrait déchaîner une fois de plus la révolution. L’empereur, suivant son idée, répondait avec une singulière candeur qu’il n’y avait rien à craindre avec des armées nombreuses qui intimideraient les agitateurs, et ajoutait, comme s’il avait tout prévu, tout préparé : « Un point essentiel sera de bien diriger l’assemblée. J’ai sous la main l’homme qu’il faut, l’homme le plus capable de conduire une affaire qui serait peut-être au-dessus des forces d’un novice. Nous chargerons Laharpe de cette tâche délicate. » À ces mots, M. de Metternich n’hésitant plus à entrer au cœur de la question, se hâtait de déclarer que jamais l’Autriche ne se prêterait à un plan dont l’exécution préparerait à la France et à l’Europe un long avenir de confusion, qu’il ne n’y prêterait sûrement pas lui-même. « Que deviendra l’Europe, poursuivait-il vivement, par suite de l’invasion du principe sur lequel repose cette idée ? La confiance que Votre Majesté vient de me témoigner en me révélant ses vues sur la plus grande question du moment, exige que je réponde avec une entière franchise… La puissance de Napoléon est brisée, elle ne se relèvera plus… Le jour de la chute de l’empire, il n’y aura de possible que le retour des Bourbons venant reprendre possession de leur droit imprescriptible. Ils reviendront par la force des choses et conformément au vœu de la nation, qui ne saurait être douteux, selon moi. Jamais l’empereur François ne soutiendra un autre gouvernement que le leur[4]… »

L’entretien avait été des plus animés, il s’était prolongé jusqu’à minuit, et en quittant le tsar, avec la mission de soumettre le fameux plan à son souverain, M. de Metternich trouvait chez lui M. de Nesselrode, M. Pozzo di Borgo, qui, au récit de ce qui venait de se passer, l’encourageaient vivement à « tenir bon » contre des idées dont ils devinaient la source. Le lendemain, M. de Metternich revenait auprès d’Alexandre, autorisé par l’empereur François à aller jusqu’à la menace d’une retraite immédiate de l’armée autrichienne. « L’empereur, ajoutait-il, est opposé à tout appel à la nation ; un peuple ainsi consulté et délibérant en présence de sept cent mille baïonnettes étrangères serait dans une situation tout à fait fausse. D’autre part, l’empereur ne voit pas trop quel pourrait être l’objet de la délibération : le roi légitime est là ! » Devant cette résistance à laquelle s’associaient quelques-uns de ses conseillers, Alexandre cédait, déconcerté, mais non convaincu, et, en déclarant qu’il avait parlé selon sa conscience, il se bornait à ajouter : « Le temps fera le reste ; il nous apprendra qui des deux avait raison. » C’était sa phrase ordinaire quand il cédait, comme la tactique ordinaire du chancelier de l’empereur François avec lui était la menace de la retraite de l’armée autrichienne. M. de Metternich était donc décidé pour le retour des Bourbons avant que la question fût agitée publiquement. Il pouvait avoir l’air d’hésiter dans sa diplomatie officielle, se dérober par des faux-fuyans toujours nouveaux, multiplier les trames et abuser le malheureux M. de Caulaincourt par des paroles : il avait sa pensée dont il poursuivait la réalisation avec une ténacité calculée, cernant de toutes parts cette puissance naguère encore si redoutable, maintenant réduite aux dernières extrémités, et contre Napoléon se servant de tout, même de la défection du faible Murat, à qui il laissait espérer la conservation de sa couronne pour prix d’une trahison. Avec moins d’âpreté que les Prussiens et moins de visées chimériques que l’empereur Alexandre, il allait à pas comptés au même but. Il considérait la succession de l’empire comme ouverte, la restauration des Bourbons comme inévitable et seule désirable, pendant que Napoléon disputait encore, par des prodiges d’héroïsme en Champagne, une paix offerte sans sincérité.

Étonnante campagne où un seul homme, réduit à une poignée de soldats, condamné d’avance dans les conseils secrets de la coalition, semblait défier jusqu’au bout toutes les forces du continent, toutes les conjurations des politiques ! Lutte singulière entre le génie qui se raidissait d’un effort désespéré contre la fortune ennemie, qui en se sentant accablé refusait encore de se soumettre, et la ruse poursuivant patiemment son œuvre, enlaçant son adversaire, résolue à en finir avec le lion déjà plus qu’à demi abattu ! Dans ce dernier duel qui se déroulait depuis Prague, qui n’était, à vrai dire, que la continuation du grand conflit ouvert depuis près de vingt-cinq ans entre l’Europe et la France de la révolution, M. de Metternich pouvait certainement se flatter d’avoir contribué, autant que tout autre, plus que tout autre, à la victoire de la cause commune. On n’en peut disconvenir, il avait déployé, dans sa stratégie diplomatique, autant de souplesse que de sagacité ; il avait eu surtout l’art de se décider à propos, de se faire, au moment voulu, le lien de toutes les hostilités, de savoir manier tous les ressorts, exploiter tour à tour les emportemens et les faiblesses de Napoléon. Il avait aussi pour lui, il faut l’avouer, la force des choses, la réaction des peuples soulevés contre la conquête, l’épuisement de la France, même de l’armée et de ses chefs, rassasiés de guerre, à bout d’héroïsme. Tout le servait et, par une étrange combinaison des choses, quatre ans après avoir fait d’une archiduchesse une souveraine des Français, sept ou huit ans après avoir été le plus brillant, le plus choyé des ambassadeurs à la cour impériale, il rentrait à Paris en ennemi, en vainqueur de Napoléon, comme un des négociateurs de la restauration qui replaçait Louis XVIII aux Tuileries, du traité du 30 mai 1814, qui ramenait la France à ses anciennes frontières.

Il avait du bonheur ; il y joignait une fatuité qu’il laissait échapper dans ses lettres. Il était homme à écrire un jour : « Le roi a été hier pour la première fois à l’Opéra. J’y suis venu tard. Le roi a été accueilli comme tout souverain assis sur le trône de France. Si demain je m’y plaçais, j’y ferais fureur. Les cris et les airs de : Vive Henri IV ! tout a été un train terrible… Les Gosselin ont dansé comme des anges. J’étais dans ma loge comme si j’avais huit années de moins ! » On sent ici le mondain infatué et léger dans la politique qui a réussi ! M. de Metternich, sans doute, ne se souciait guère de se placer sur les trônes, même en se flattant d’y faire fureur ; il se contentait de régenter les rois, de se croire le conseiller infaillible de l’Europe et, après avoir été heureux dans la lutte, il prétendait bien être au partage du butin qui allait s’ouvrir à Vienne, dont le traité de Paris, qui réglait le compte de la France, n’était que le préliminaire.


III

Un des spectacles les plus curieux du temps, après tous les spectacles de la guerre qui venaient de se dérouler depuis vingt années, est celui du congrès de Vienne, dernier acte et couronnement de la coalition. Par le traité du 30 mai 1814, qui met pour ainsi dire la France hors de cause, que M. de Metternich se plaît à déclarer marqué du sceau de la modération des vainqueurs, l’ère guerrière et impériale est close, au moins pour le moment. Avec le congrès de Vienne commence l’ère diplomatique et européenne. Il faut s’entendre ! On va parler, — c’est Frédéric de Gentz qui caractérise ainsi l’œuvre près de s’accomplir, — on parlera de « reconstruction de l’ordre social, » de « régénération du système politique de l’Europe, » de paix durable fondée sur une juste répartition des forces pour tranquilliser les peuples, pour donner à la réunion un air de dignité et de grandeur. » Le véritable but du congrès est « le partage entre les vainqueurs des dépouilles enlevées au vaincu. » Le théâtre est maintenant changé, — et ici s’ouvre ce nouveau drame ou cette comédie nouvelle dont un des plus brillans spectateurs, le vieux prince de Ligne, qui allait s’éteindre avant la fin de la représentation, pouvait dire, avec son esprit de mondain et de lettré : « Ce congrès, où les intrigues de tout genre se cachent sous les fêtes, ne ressemble-t-il pas à la Folle Journée ? C’est un imbroglio où les Almaviva et les Figaro abondent. Quant aux Basiles, on en trouve partout. Plaise à Dieu qu’on ne finisse pas par dire, avec le barbier : Qui trompe-t-on ici ? »

Qu’est-ce, en effet, que ce congrès de Vienne ? C’est un mélange de délibérations agitées, d’intrigues, de menées, d’ambitions rivales et de plaisirs. Les plaisirs ne sont pas tout dans cette réunion, ils y ont une grande place. On dirait que toute cette société européenne, si longtemps tenue sous le joug, maintenant presque surprise de se sentir délivrée, a hâte de jouir de sa liberté et de sa victoire, d’oublier un passé importun. Vous souvient-il de ce mot que Napoléon, avec la familiarité hautaine et la clairvoyance désabusée du génie, disait à M. de Ségur, le père du général, en l’interrogeant sur ce qu’il pensait qu’on dirait de lui, l’empereur, le jour où il disparaîtrait ? À cette interpellation inattendue, M. de Ségur se hâtait de répondre que les regrets seraient universels. « Point du tout, reprenait vivement l’empereur, on dira : Ouf ! » et il accompagnait le mot d’un geste expressif qui signifiait : « Enfin, nous allons donc respirer et nous reposer ! » C’est le sentiment qui régnait à Vienne, dans cette ville de vieille aristocratie, de mœurs douces et de plaisirs, devenue pour quelques mois la capitale de l’Europe. On commençait par s’amuser.

Autour de l’empereur François, qui exerçait une fastueuse et coûteuse hospitalité, se pressaient ces souverains de toute sorte accourus au rendez-vous : l’empereur Alexandre, qui avait fait le 25 septembre une entrée triomphale à Vienne, qui, sans oublier ses ambitions, déployait partout sa grâce banale ou équivoque, son goût de plaire et de dominer ; le roi Frédéric-Guillaume de Prusse, moins brillant, un peu gauche, ayant toujours l’air de disparaître dans l’ombre de son ami le tsar ; le gros roi de Wurtemberg, qui s’agitait beaucoup ; le roi de Bavière, qui, en soignant ses affaires, gardait des sympathies secrètes pour la France ; le jovial roi de Danemark, que le prince de Ligne appelait le « loustic de la brigade royale. » Le roi de Saxe, dont le sort n’était pas encore fixé, qui paraissait même fort menacé, n’avait pas été admis au congrès. De l’ancien monde napoléonien, le prince Eugène seul, en sa qualité de gendre du roi de Bavière, était à Vienne, modeste, réservé, défendu par la dignité simple de son attitude et par la protection attentive, presque affectée, de l’empereur Alexandre. A cet assemblage de souverains et de princes venait se joindre le cortège des ministres, des conseillers de toutes les cours, des généraux de toutes les armées, des personnages de tous les pays. Et comme les femmes ont toujours leur place dans les grands spectacles, Vienne avait ses salons, où brillaient des Polonaises comme la princesse Sapieha, des Russes comme la princesse Bagration, des Autrichiennes comme les princesses Lichtensteni, Esterhazy, ou la comtesse Thérèse Apponyi, des Françaises comme la comtesse Edmond de Périgord, la future duchesse de Dino. Les fêtes se succédaient à la cour d’Autriche comme dans ces salons improvisés où l’on jouait la comédie de société, des charades en action qui pouvaient rappeler à M. de Metternich ses succès mondains à la cour de France en 1807 et 1808. « Le congrès danse, il ne marche pas, » disait le prince de Ligne, qui en était à ses derniers bons mots. Le congrès cependant n’était pas tout entier dans les bals ; à travers les plaisirs d’une société qui s’efforçait de revivre en s’amusant, entre les somptueuses « redoutes » et les carrousels aux costumes éclatans, les questions les plus graves s’agitaient, les ambitions s’entre-croisaient, les hommes, les politiques, princes et ministres jouaient un autre genre de comédie.

Où en étaient réellement les puissances qui étaient venues à Vienne pour régler les affaires du monde, pour remettre la paix partout, après avoir relégué le grand trouble-fête dans une petite île de la Méditerranée ? Elles étaient sans doute sorties de la guerre également victorieuses. Elles gardaient entre elles l’apparence de la plus intime cordialité, et même, après le traité du 30 mai, elles affectaient de maintenir en face de la France pacifiée, réconciliée, ramenée à ses anciennes limites, ce qu’on appelait la « quadruple alliance, » la coalition particulière de l’Angleterre, de la Russie, de l’Autriche et de la Prusse. Elles avaient renouvelé leur pacte sans s’expliquer. En réalité, elles étaient profondément divisées par les ambitions, par les convoitises, par les jalousies promptes à renaître. L’empereur Alexandre, qui, avant de se rendre au congrès, avait eu le temps d’aller chercher des ovations à Londres, puis à Saint-Pétersbourg et à Varsovie, était arrivé à Vienne avec l’idée fixe d’imposer sa volonté, qui n’était nullement désintéressée. Il couvrait ses ambitions du voile des protestations libérales, des déclarations humanitaires. Il se croyait le bienfaiteur des peuples, la « lumière du siècle, » comme le disait plaisamment dans ses lettres le roi Louis XVIII. Il avait, par le fait, jeté son dévolu sur la Pologne, sur l’ancien grand-duché de Varsovie, dont il prétendait faire un royaume lié à son empire ; il voulait tout au moins aller jusqu’à la Vistule : c’était sa part de butin dans la grande distribution des territoires. La Prusse, de son côté, avec une âpreté de convoitise que rien ne décourageait, prétendait avoir la Saxe, la Saxe tout entière, par la dépossession du vieux roi, et elle passait la Pologne à l’empereur Alexandre pour avoir l’appui de la Russie dans l’annexion des provinces saxonnes. L’Angleterre, sans s’être encore prononcée, n’était pas loin de favoriser ces prétentions, tout au moins de sacrifier le roi de Saxe à la Prusse. L’Autriche, les jeux fixés sur l’Italie, où elle rentrait en souveraine, sur l’organisation de l’Allemagne nouvelle, où elle entendait maintenir son ascendant, ne se hâtait pas de dire son dernier mot. Autour des principales puissances, les petites cours s’agitaient, jalouses de leurs droits et de leurs intérêts, inquiètes des agrandissemens de la Prusse, cherchant de tous côtés un appui. Tout était contraint dans les rapports de ceux qui se disaient des alliés, et, par un étrange retour des choses, la puissance qui avait la position la plus aisée, la plus libre, était celle qu’on venait de vaincre, qui se trouvait en ce moment représentée à Vienne par l’homme le mieux fait pour déguiser les embarras de la défaite, pour traiter avec les princes : j’ai nommé M. de Talleyrand, grand seigneur mêlé à la révolution, ancien ministre du Directoire, du Consulat et de Napoléon, naguère encore dignitaire de l’empire, maintenant plénipotentiaire de la monarchie restaurée dans un congrès.

Cet étrange représentant de la France, qui avait à faire oublier ses apostasies, les variations de sa vie et même des actes d’une moralité douteuse, était homme à suppléer à tout par son habileté, à savoir se servir de tout. Il portait dans sa situation nouvelle les traditions d’une aristocratie raffinée et peu scrupuleuse, une affabilité hautaine, le goût du succès, l’expérience des plus grandes affaires, l’habitude de traiter avec les souverains, le sentiment calculé de la dignité du prince dont il était le plénipotentiaire. Il avait eu l’art d’arriver à Vienne sans embarras, de prendre sa place comme si elle lui était due, de se faire une force d’un désintéressement qui était une nécessité et qui devenait une habileté. Du premier coup, il avait déconcerté toutes les combinaisons, troublé les ambitions, découragé les suspicions, en déclarant que la France n’avait rien à réclamer pour elle, qu’elle entrait au congrès sans aucune arrière-pensée, qu’elle ne demandait que le rétablissement de l’ordre partout, la restauration et le respect de toutes les légitimités. Il s’établissait sur ce terrain. Prononçait-on devant lui le mot d’alliés, il feignait la surprise, il demandait s’il y avait encore une coalition après la paix que la France entendait respecter, et il obligeait les puissances à désavouer le mot. L’empereur Alexandre lui parlait-il de la Pologne, il répondait que, si l’on voulait rétablir l’indépendance polonaise, le roi était tout prêt à y souscrire, que, s’il ne s’agissait que du partage du duché de Varsovie, la question redevenait secondaire, c’était surtout l’affaire de l’Autriche. Lui parlait-on de la Saxe, il demandait de quel droit les Prussiens voulaient aller à Dresde, si l’on voulait renouveler l’exemple des dépossessions royales par la force ; et à Alexandre lui-même, qui croyait l’embarrasser en lui objectant que le roi de Saxe, par ses alliances avec Napoléon, avait trahi la cause de l’Europe, il répliquait lestement que c’était une question de date, que tout le monde avait été plus ou moins allié de Napoléon. Il avait réponse à tout ; il jouait même, au besoin, la tragédie ou la comédie en levant les yeux au ciel, en gémissant devant le tsar sur le sort qu’on préparait à la « malheureuse Europe. » — « Talleyrand, disait Alexandre, fait ici le ministre de Louis XIV. » C’était du moins un personnage qui, en peu de temps, avait réussi à déjouer la diplomatie russe et à contenir les ambitions prussiennes, à ramener à demi l’Angleterre et à stimuler l’Autriche, à donner enfin de la France une idée telle que les petites cours, comme la Bavière, commençaient à se tourner de nouveau vers elle. Un homme avait suffi pour changer sensiblement toute une situation par son esprit, par sa sagacité, par son aisance supérieure qui s’imposait[5].

Placé au centre de ce mouvement et de ces influences, appelé par sa position à être, pour ainsi dire, le ministre de l’hospitalité autrichienne, une sorte de médiateur entre des rivaux qu’il voulait ménager, M. de Metternich ne laissait pas d’être embarrassé ; il ne se hâtait pas. Maintenant qu’il était sorti des périlleuses aventures de la guerre et qu’il avait réussi à conduire toutes les puissances à Vienne, comme pour mieux marquer le grand rôle et l’ascendant moral de l’Autriche, il se complaisait dans ses succès, dans le sentiment un peu vain de son importance personnelle. Il gagnait du temps. C’était sa tactique : avec le temps, il se flattait d’adoucir les antagonismes, d’avoir raison des ambitions rivales, d’écarter ou de dénouer toutes les difficultés, et, en attendant, il mêlait les plaisirs aux affaires. Il préparait et il conduisait ce congrès en homme fort occupé des galas de cour, des fêtes qu’il donnait lui-même et dont il traçait minutieusement le programme, des conversations de salons, où il était toujours recherché, entouré et flatté comme un des héros du moment. Il se partageait entre les bals, les représentations de quelque comédie de société et les liaisons mondaines qui étaient pour sa vanité un attrait et quelquefois un piège. C’est son confident, son historiographe, Frédéric de Gentz, qui, à tout instant, a dans son Journal de ces mots indiscrets : « Affaire de la duchesse de Sagan. Conversation avec Metternich sur ses relations avec elle. — Chez la duchesse à onze heures pour une des négociations les plus remarquables… — Metternich me fait part de sa rupture définitive avec la duchesse, ce qui est aujourd’hui un événement de premier ordre… — Grande conversation avec Metternich, toujours plus sur la maudite femme que sur les affaires… » Il avait du temps pour tout, même pour d’autres passions, et, au besoin, pour les répétitions du Bacha de Suresne[6]. M. de Talleyrand, qui avait bien, lui aussi, sa fatuité, ses histoires intimes, amusait le roi Louis XVIII de ses récits malicieux et de ses portraits de M. de Metternich, a qui, en se piquant de donner l’impulsion à tout, la reçoit lui-même sans s’en douter et jouit des intrigues qu’il croit mener, se laisse tromper comme un enfant… » — « … Celui qui est à la tête des affaires en Autriche et qui a la prétention de régler celles de l’Europe, dit-il un autre jour, regarde comme la marque la plus certaine de la supériorité du génie une légèreté qu’il porte jusqu’au ridicule… »

Entre ces deux hommes qui se retrouvaient à Vienne après s’être connus, après avoir noué amitié à la cour de Napoléon, il y avait une rivalité mondaine avec la rivalité politique. M. de Metternich avait une frivolité prétentieuse dans les grandes affaires. Il ne faut pourtant rien exagérer. Il n’était peut-être pas aussi léger qu’on le disait ou, du moins, cette légèreté n’excluait pas la duplicité et les calculs d’un homme qui, ayant à traiter avec la vanité d’Alexandre, avec l’ambition prussienne, avec l’Angleterre, avec la France elle-même, éludait, rusait avec tout le monde pour garder dans ses mains les fils enchevêtrés du grand imbroglio européen. Au fond, à travers les séductions qui l’entraînaient et les intrigues où il se perdait quelquefois, il avait son idée fixe, son fil conducteur, qu’il retrouvait dans les momens difficiles : il ne perdait pas de vue le double intérêt de l’Autriche en Italie et en Allemagne.


IV

Deux affaires surtout mettent en jeu les rivalités, les caractères, la diplomatie des hommes dans ce congrès où les intérêts des peuples s’agitent entre deux fêtes. La première est cette singulière affaire de Naples, où le chef de la monarchie restaurée en France réclamait, sans plus de retard, le rétablissement du roi Ferdinand de Bourbon dans les Deux-Siciles, tandis que l’Autriche temporisait, paraissant soutenir encore Murat, qui, seul, dans la catastrophe napoléonienne, avait sauvé provisoirement sa couronne. Le duel était vif et serré. Dès la première réunion des plénipotentiaires, M. de Talleyrand avait ouvert pour ainsi dire le feu ; comme on prononçait le nom du roi de Naples, il avait dit d’un ton négligent et hautain : « De quel roi de Naples parle-t-on ? Nous ne connaissons point l’homme dont il est question… » On avait évité de lui répondre. Il ne poursuivait pas moins sa campagne, soutenu et aiguillonné par le roi Louis XVIII, qui mettait sa fierté et voyait aussi son intérêt dans une restauration qui « ajoutait à la puissance de la France, » qui avait surtout pour effet de bannir des trônes tout ce qui rappelait Napoléon. M. de Talleyrand, armé de son principe de la légitimité, harcelait sans cesse les alliés, dont quelques-uns se montraient assez indifférens. M. de Metternich, qui était le plus intéressé, le plus engagé en Italie, était aussi le plus embarrassé, et il se défendait contre les impatiences du plénipotentiaire français par une diplomatie évasive qui mettait parfois l’imperturbable Talleyrand hors de lui. Il y avait dans cette affaire ce que le chancelier d’Autriche avouait, ce qu’il pouvait avouer et ce qu’il n’avouait pas, ce qu’on croyait deviner en l’exagérant peut-être.

Ce qu’il pouvait avouer, c’est que la question n’était pas aussi simple que le disait M. de Talleyrand. Au moment où les alliés étaient entrés en France, au mois de janvier 1814, lorsque le dénoûment de la guerre pouvait dépendre encore d’un dernier effort de génie de l’empereur, M. de Metternich, cherchant partout des ennemis à Napoléon jusque dans sa famille, avait attiré ou admis Murat dans l’alliance européenne ; il avait signé avec lui un traité, il y avait même ajouté des articles secrets lui garantissant sa couronne. L’Angleterre s’était associée au traité et à la garantie. Si étrange que cela pût être, le faible et mobile Murat était de la coalition ; il était censé triompher avec elle, il pouvait se croire couvert ou adopté par elle. Il avait à Vienne des représentans, le prince Cariati, le duc de Campo-Chiaro, qui, sans être admis au congrès, plaidaient habilement sa cause. L’Autriche se sentait liée, tout au moins singulièrement gênée. Le plénipotentiaire anglais, lord Castlereagh, considérait comme indigne de son « caractère » de renier un engagement. M. de Metternich, appuyé par lord Castlereagh, hésitait d’autant plus qu’en ce moment l’Italie était pleine de fermentation, l’Autriche n’avait pas encore une armée suffisante au-delà des Alpes, et Murat, si on le poussait à bout, pouvait, en se mettant à la tête des Italiens, susciter les plus redoutables complications : c’était ce qu’il avouait quand on le serrait de trop près. Ce qu’il n’avouait pas, c’est que la raison qui l’avait conduit à l’alliance, qui l’v attachait encore, c’était peut-être son ancienne passion pour la reine de Naples.

C’est sous l’influence de la belle et remuante Caroline Murat qu’avait été préparé le malheureux traité du mois de janvier 1814, et c’est pour elle que le chancelier d’Autriche semblait garder ses préférences, sans s’inquiéter de l’autre reine, Marie-Caroline, dont la mort, survenue en ce moment même à Vienne, l’avait mis, disait-on, plus à son aise. M. de Talleyrand, avec sa mauvaise langue, écrivait au roi Louis XVIII, en lui racontant une soirée de fête et les légèretés de M. de Metternich : « … Il avait la tête tellement remplie de l’affaire de Naples, qu’ayant trouvé une femme de sa connaissance, il lui dit qu’on le tourmentait pour cette affaire, mais qu’il ne saurait y consentir ; qu’il avait égard à la situation d’un homme qui s’était fait aimer dans le pays où il gouverne ; que lui, d’ailleurs, aimait passionnément la reine et qu’il était en relations continuelles avec elle. Tout cela, et peut-être davantage sur cet article, se disait sous le masque… » Et le roi à son tour, renchérissant, commentant la chronique secrète avec son goût des citations et des exemples historiques, répondait à son ministre : « … On parle d’engagemens, mais ce n’est pas là ce qui nuit au bon droit ; c’est une autre cause, et la plus honteuse dont l’histoire ait jusqu’ici fait mention, — car si Antoine abandonna sa flotte et son armée, du moins c’était lui-même et non pas son ministre que Cléopâtre avait subjugué… » Louis XVIII et son plénipotentiaire expliquaient tout par l’influence mystérieuse dans cette affaire de Naples. C’était un peu exagéré. Toujours est-il que M. de Metternich, encore sous le charme, avait de la peine à se dégager et se dérobait sans cesse devant M. de Talleyrand. Il tenait du moins à ne rien hâter, à paraître ne se rendre qu’à la « force des choses, » qui conspirait pour les Bourbons. C’est Murat lui-même qui, avec ses coups de tête en Italie, allait se charger de le délier et de trancher la difficulté.

L’autre affaire, bien plus compliquée encore, qui mettait à de singulières épreuves la diplomatie de M. de Metternich, était cette délicate question des prétentions russes et prussiennes sur la Pologne et sur la Saxe, qui en réalité touchait à tout, remuait toutes les passions et tous les intérêts. La Prusse et la Russie arrivaient au congrès liées par la solidarité des ambitions, ardentes à la conquête, résolues à se soutenir jusqu’au bout dans leurs revendications. Les autres puissances, pour éviter les scissions, s’étaient réservées jusque-là ou avaient paru plutôt se prêter, par une complaisance résignée, aux projets de l’empereur Alexandre et du roi Frédéric-Guillaume. Tant que la lutte avait duré, on avait vécu dans les sous-entendus. Le jour où la grande liquidation s’ouvrait à Vienne, il fallait bien s’expliquer ; les conflits d’intérêts ne pouvaient manquer d’éclater. Les rivalités se dévoilaient, et c’est là que M. de Talleyrand avait su habilement profiter de sa position désintéressée pour se glisser entre les « alliés, » comme ils affectaient de s’appeler encore. « Comment, disait-il à M. de Metternich, un jour qu’il était resté seul avec lui, au début du congrès, — comment avez-vous le courage de placer la Russie comme une ceinture autour de vos principales possessions, la Hongrie et la Bohème ! Comment pouvez-vous souffrir que le patrimoine d’un ancien et bon voisin, dans la famille duquel une archiduchesse est mariée, soit donné à votre ennemi naturel ? Il est étrange que ce soit nous qui voulions nous y opposer et que ce soit vous qui ne le vouliez pas ! » M. de Talleyrand, dans une autre conversation où il avait pris, disait-il, « le ton d’une ancienne amitié, » pressait M. de Metternich de toute façon, lui parlait de sa position, de son honneur de ministre, de l’intérêt qu’il avait à ne pas laisser croire qu’il voulait sacrifier la Saxe.

Sûrement, ce que M. de Talleyrand disait ou insinuait avec un art très fin, M. de Metternich se l’était dit et le pensait sans se laisser aller à l’avouer. Il ne demandait pas mieux que de sauver la Saxe de la rapacité prussienne. Il était vivement préoccupé et de l’extension territoriale de « l’ennemi naturel, » et du danger des passions nationales et révolutionnaires qui conspiraient pour la Prusse ; mais il n’osait rien dire, il craignait d’engager la lutte. Il n’était pas sûr d’avoir avec lui l’Angleterre, qui en était encore à se flatter de trouver dans une Prusse agrandie l’alliée qu’elle rêvait sur le continent, et M. de Talleyrand lui-même, qui parlait tant, qui excitait si vivement les autres à la résistance, quel secours avait-il à offrir ? Pouvait-on rien attendre de la France, qu’on croyait épuisée ? « Votre légation, disait-on à un des envoyés français, parle très habilement ; mais vous ne voulez point agir, et nous, nous ne voulons point agir seuls… » Le chancelier d’Autriche attendait que cette situation se débrouillât. Le jour où lord Castlereagh, au nom de l’Angleterre, commençait à se tourner contre les ambitions russes et prussiennes, où la France reprenait une autorité imprévue et montrait qu’elle n’était pas aussi épuisée qu’on le croyait, où les petites cours, la Bavière, le Wurtemberg, le Hanovre, se déclaraient avec vivacité contre l’incorporation de la Saxe à la monarchie prussienne, ce jour-là M. de Metternich n’hésitait plus. Il se sentait assez fort pour se dévoiler par degrés et engager l’action. De là cette lutte qui, pendant quelques semaines de novembre et décembre 1814, se déroulait, à travers toute sorte de péripéties, à Vienne, entre la diplomatie de M. de Metternich et de lord Castlereagh, appuyée, excitée par M. de Talleyrand, et la diplomatie prussienne, acharnée à réclamer sa conquête : lutte singulière, mêlée d’intrigues, de subterfuges, où les Prussiens exhalaient bruyamment leur colère, s’emportant contre la France, cherchant à intimider les petits princes allemands qui se prononçaient pour la Saxe, accusant surtout M. de Metternich de défection et allant jusqu’à menacer de soutenir leurs prétentions par la guerre ! Ainsi se réveillait et se précisait, au seuil d’un ordre nouveau, le vieil antagonisme de l’Autriche et de la Prusse en Allemagne.

La lutte pour la Saxe était d’ailleurs inséparable de la lutte pour la Pologne. Les deux questions n’en faisaient qu’une. L’empereur Alexandre, en se luisant admirer dans les salons de Vienne, s’était flatté aussi d’imposer ses désirs comme des lois, d’emporter le succès par son ascendant. Il entrait dans les affaires avec la hauteur d’un victorieux et l’impatience infatuée de la puissance heureuse. Il ne s’était nullement caché dès les premiers jours. Il avait voulu avoir quelques entretiens avec M. de Talleyrand, qu’il avait connu à Tilsit et à Erfurt, qu’il retrouvait maintenant ministre du roi Louis XVIII, et à ce représentant de la France, qui lui parlait de droit, il avait dit et répété : «… Plutôt la guerre que de renoncer à ce que j’occupe ! .. J’ai deux cent mille hommes dans le duché de Varsovie : que l’on m’en chasse ! .. Vous me parlez toujours de principes ; votre droit public n’est rien pour moi. Je ne sais ce que c’est. Il y a pour moi une chose qui est au-dessus de tout, c’est ma parole. Je l’ai donnée et je la tiendrai ; j’ai promis la Saxe au roi de Prusse au moment où nous nous sommes rejoints… Le roi de Prusse sera roi de Prusse et de Saxe comme je serai empereur de Russie et roi de Pologne… » Alexandre en était arrivé à parler en maître, à s’irriter des résistances qu’il rencontrait, qu’il sentait autour de lui. Il ne s’emportait pas trop contre M. de Talleyrand, qu’il n’aimait pas, mais qui lui en imposait un peu par son sang-froid et son esprit de repartie. Il s’irritait ou s’impatientait contre lord Castlereagh, qu’il trouvait froid et pédant. Il avait surtout une vive et amère irritation contre le chancelier d’Autriche, et ici, à vrai dire, c’était entre les deux personnages une sorte de duel intime, personnel, qui continuait, où la vanité avait sa place. M. de Metternich, dans sa complaisance pour lui-même, ne s’en défend pas : il a tout l’air de croire qu’il était dans sa destinée d’avoir des combats singuliers avec les souverains de la terre, avec Alexandre comme avec Napoléon, — et d’en avoir raison !

Ce n’est pas à Vienne que naissait la querelle entre le tsar et le ministre de l’empereur François : elle datait des premiers temps de l’alliance, de l’entrée en campagne ; elle avait commencé le jour où M. de Metternich avait blessé cruellement l’amour-propre d’Alexandre en lui refusant le commandement des armées alliées, qu’il réclamait sous le nom de Moreau. Elle avait continué ou elle s’était ravivée peu après, à l’entrée des alliés en France, au moment où les chefs militaires autrichiens s’étaient décidés à brusquer le passage par la Suisse, malgré l’opposition d’Alexandre, qui s’était engagé, avec ses amis du pays de Vaud, à faire respecter la neutralité helvétique. Depuis, pendant la campagne de France, même à Paris, le conflit n’avait cessé de se reproduire à tout propos, quelquefois assez vivement. A Vienne, le souverain russe voyait plus que jamais, dans le chancelier autrichien, un ennemi toujours prêt à le contrarier et à déjouer ses desseins. Les rapports extérieurs restaient polis, c’était bien le moins entre alliés ; au fond, Alexandre avait de singulières jalousies, dont la politique n’était même pas l’unique mobile. Il se sentait importuné des succès de M. de Metternich ; il poursuivait contre lui, dans les salons de Vienne, la plus bizarre propagande de sarcasmes et de mauvais propos. M. de Metternich, sûr d’être soutenu par l’empereur François, gardait une impassibilité qui exaspérait encore plus Alexandre. Dès qu’on arrivait aux affaires, à la Saxe et à la Pologne, le choc ne pouvait manquer d’éclater ; il éclatait dans une scène des plus étranges, dont le secret se répandait aussitôt dans Vienne. M. de Talleyrand raconte qu’un matin d’octobre, avant de partir pour la Hongrie, l’empereur Alexandre avait eu avec M. de Metternich un entretien « dans lequel, dit-il, il passe pour constant qu’il traita ce ministre avec une hauteur et une violence de langage qui auraient pu paraître extraordinaires même à l’égard d’un de ses serviteurs. M. de Metternich lui ayant dit, au sujet de la Pologne, que, s’il était question d’en faire une, eux aussi le pouvaient, il avait non-seulement qualifié cette observation d’inconvenante et d’indécente, mais encore il s’était emporté jusqu’à dire que M. de Metternich était le seul en Autriche qui pût prendre ainsi un ton de révolte. On ajoute que les choses avaient été poussées si loin, que M. de Metternich lui avait déclaré qu’il allait prier son maître de nommer un autre ministre que lui pour le congrès. M. de Metternich sortit de cet entretien dans un état où les personnes de son intimité disent qu’elles ne l’avaient jamais vu. Lui qui, peu de jours auparavant, avait dit qu’il se retranchait derrière le temps et se faisait une arme de la patience, pourrait fort bien la perdre… » On en était là entre alliés !

Et cependant M. de Talleyrand ne dit pas tout. L’étrange scène du 24 octobre avait, à ce qu’il paraît, une suite plus bizarre encore. M. de Metternich avait, peu après, une conversation avec le chancelier prussien, le prince Hardenberg, et, avec un peu de perfidie sans doute, il ne lui cachait pas que l’empereur de Russie semblait plus préoccupé de la Pologne que de la Saxe. Le prince Hardenberg, ému, se hâtait de faire appel à la loyauté du tsar, et celui-ci, s’en allant tout droit chez l’empereur François, lui déclarait qu’offensé personnellement par M. de Metternich, il était résolu à le provoquer en duel. L’empereur François s’efforçait de calmer son ami couronné de Russie et lui disait que, s’il persistait dans son idée, M. de Metternich ne refuserait certainement pas de répondre à sa provocation, mais, qu’avant tout, il fallait au moins s’expliquer. L’explication fut, en effet, demandée par l’intermédiaire d’un aide-de-camp, le comte Ozarowski. M. de Metternich s’excusait à demi par la surdité du chancelier prussien, qui avait dû mal comprendre. Tout en restait là. Vienne n’avait pas le rare spectacle d’un tsar allant en champ clos avec un chancelier d’Autriche ; mais Alexandre s’abstenait d’aller à une fête que M. de Metternich donnait le même soir à tous les princes, et depuis, tant que dura le congrès, il ne voulut plus paraître aux bals du chancelier autrichien ; il ne défendait pas aux princes et aux princesses de sa famille de s’y rendre, il n’y allait pas lui-même ; il gardait un air de bouderie. Quand le souverain et le ministre se rencontraient dans les salons, — et c’était presque tous les jours, — ils feignaient de ne pas se voir. Ils n’avaient que des rapports de cour ou de diplomatie officielle. La petite comédie des amours-propres se mêlait à la grande comédie des affaires. Dans ce tourbillon d’intrigues, le souverain russe n’avait point, après tout, l’avantage. Il avait visiblement espéré ruiner le crédit et la faveur de M. de Metternich : il s’était heurté contre la tranquille volonté de l’empereur François, qui ne cessait de se fier à son ministre, qui s’amusait même quelquefois un peu, avec son air de bonhomie, de son hôte impérial et de ses fantaisies. Il avait cru enlever par la persuasion ou par la menace les conquêtes qui lui tenaient à cœur : il ne réussissait qu’à raviver les défiances, à rapprocher les intérêts qu’il froissait ou qu’il inquiétait, à couper pour ainsi dire l’Europe en deux. D’un côté, la Russie et la Prusse restaient seules avec leurs revendications impérieuses et leurs défis ; dans l’autre camp se rencontraient bientôt, avec la France, l’Autriche, l’Angleterre, la Bavière, les petites cours, s’enhardissant à la résistance, tout au moins pour la Saxe.

Chose curieuse ! il y avait à peine trois mois qu’on s’était réuni avec solennité pour fonder l’ordre et la paix en Europe, on en était déjà à se débattre dans une vraie confusion et à se défier. On répétait tout haut, à Vienne, que le conflit des ambitions ne pouvait être tranché que par les armes, que la guerre était inévitable ; on s’y préparait même secrètement par des ordres militaires, par des tentatives d’alliance, et de ce tourbillon sortait tout à coup une combinaison que M. de Talleyrand avait eu l’art de suggérer, qui, dans tous les cas, répondait certes à une situation bien nouvelle. Un jour de décembre, M. de Talleyrand, se trouvant avec lord Castlereagh et le voyant résolu à défendre les droits du roi de Saxe, lui avait dit négligemment que, puisqu’on était si bien d’accord, puisque M. de Metternich était du même avis, on pourrait faire à trois une petite convention ! « Une convention, dit lord Castlereagh ; c’est donc une alliance que vous proposez ? — Cette convention, reprenait M. de Talleyrand, peut très bien se faire sans alliance, mais ce sera une alliance si vous le voulez… » L’entretien finissait par cette parole significative du ministre anglais : « Pas encore ! » Le premier mot était dit. Peu après, au sortir d’une conférence où la Russie et la Prusse avaient redoublé d’arrogance dans leurs prétentions et dans leur ton, lord Castlereagh, blessé dans son orgueil, singulièrement animé, renouait avec le plénipotentiaire français la conversation interrompue quelques jours auparavant et revenait de lui-même aux idées qu’ils avaient échangées. M. de Talleyrand n’était pas peu surpris de voir lord Castlereagh arriver dès le lendemain chez lui avec ces idées formulées en articles et un projet tout préparé. « Il demanda, ajoute M. de Talleyrand, que nous lussions son projet avec attention, M. de Metternich et moi. Je pris heure dans la soirée, et, après avoir fait quelques légers changemens, nous l’avons adopté sous forme de convention… Nous l’avons signé cette nuit… » C’était le traité secret du 3 janvier 1815, par lequel l’Angleterre, l’Autriche et la France se liaient pour une action commune, même une action militaire, en admettant dans l’alliance la Bavière, le Hanovre et les Pays-Bas.

L’acte était nouveau autant que hardi moins d’une année après l’entrée des alliés à Paris, et M. de Talleyrand, qui l’avait préparé, en parlait avec quelque fierté en écrivant au roi : « … Maintenant, Sire, la coalition est dissoute et elle l’est pour toujours. Non-seulement la France n’est plus isolée en Europe, mais Votre Majesté a déjà un système fédératif tel que cinquante ans de négociations ne sembleraient pas pouvoir parvenir à le lui donner. Elle marche de concert avec deux des plus grandes puissances, trois états de second ordre et bientôt tous les états qui suivent d’autres principes et d’autres maximes que les principes et les maximes révolutionnaires. Elle sera véritablement le chef et l’âme de cette union… » M. de Talleyrand s’exagérait peut-être un peu la portée positive de l’acte qu’il avait eu l’art de suggérer. Le traité du 3 janvier restait, dans tous les cas, un sérieux succès moral pour la France, qui, après avoir été quelques mois auparavant une puissance isolée et suspecte, retrouvait maintenant sa place dans une alliance formée pour défendre, même par les armes, l’équilibre de l’Europe. M. de Metternich, après avoir longtemps joué au plus fin avec M. de Talleyrand, avait accepté la combinaison : en liant la France, il s’assurait à tout événement une puissante réserve, et, de plus, par le secret qui devait être gardé, il restait à l’abri des récriminations qu’aurait pu lui attirer en Allemagne une alliance avec « l’ennemi héréditaire. » L’empereur Alexandre ne connaissait pas naturellement le pacte qui venait d’être signé ; il sentait bientôt néanmoins, à l’attitude de l’Angleterre, de l’Autriche et de la France, qu’il devait y avoir de la part de ces puissances quelque résolution concertée. Il avait cru subjuguer ou intimider, il ne voulait pas aller aux dernières extrémités. Il ne tardait pas à faire des concessions, à soutenir moins vivement la Prusse dans ses prétentions sur la Saxe. Il consentait à des cessions de territoire pour laisser vivre la Saxe et désintéresser la Prusse, en gardant toujours pour lui-même, il est vrai, sa conquête préférée, 3 millions 1/2 de Polonais du duché de Varsovie. On bataillait encore pour des détails, la crise aiguë semblait passée lorsque tout à coup la foudroyante nouvelle du débarquement de Napoléon au golfe Juan venait retentir à Vienne, surprendre le congrès dans ces derniers débats et rapprocher encore une fois dans un effort suprême, plus intime que jamais, ces alliés qui avaient été si près de se brouiller dans le partage du butin. Épilogue tragique et inattendu de la grande comédie des ambitions !


V

C’est le 7 mars 1815, au matin, que M. de Metternich, brusquement réveillé par le zèle indiscret d’un serviteur, recevait d’Italie une dépêche qu’il ne voulait même pas ouvrir tout d’abord pour ne pas se déranger, — et qui annonçait que « Napoléon avait disparu de l’île d’Elbe ! » En un instant, il était auprès de l’empereur François, qui accueillait la nouvelle avec une gravité tranquille et résolue : « Napoléon, disait-il, semble vouloir courir les aventures, c’est son affaire ; la nôtre est d’assurer au monde le repos qu’il a troublé pendant de si longues années. Allez sans retard trouver l’empereur de Russie et le roi de Prusse et dites-leur que je suis prêt à donner l’ordre à mon armée de reprendre le chemin de la France. » Du même pas le ministre autrichien se rendait auprès de l’empereur Alexandre, qui se montrait aussitôt prêt à l’action. C’était la première fois depuis trois mois que M. de Metternich se présentait chez le tsar, et celui-ci terminait un rapide entretien en ajoutant : « Nous avons encore à vider un différend personnel. Nous sommes chrétiens, notre sainte loi nous commande de pardonner les offenses. Embrassons-nous et que tout soit oublié. » Les petites brouilles disparaissaient dans le grand événement ! Le roi de Prusse, auprès de qui le chancelier d’état se rendait en quittant le tsar, était dans les mêmes dispositions. A peine rentré chez lui, M. de Metternich voyait arriver les ministres étrangers, et, avant tous, M. de Talleyrand, qui gardait une certaine impassibilité à la lecture de la dépêche, avec qui il avait ce court et singulier dialogue : « Savez-vous, disait M. de Talleyrand, où va Napoléon ? — Le rapport n’en dit rien. — Il débarquera sur quelque côte d’Italie et se jettera en Suisse. — Il ira droit à Paris… » Pendant ces premières heures de la matinée, tout avait changé de face à Vienne sous le coup de la prodigieuse nouvelle. La guerre était déjà décidée entre les souverains. De toutes parts, les aides-de-camp étaient expédiés pour changer la marche des armées. Il n’y avait plus dans les conseils, dans les états-majors, qu’un mot d’ordre unique et invariable : « Tout est à recommencer ! » Tout recommence, en effet, pour finir bientôt, il est vrai, par un nouveau coup de foudre qui va clore le règne des cent jours, tragique épilogue du drame impérial. Comme M. de Metternich l’avait prévu, Napoléon, une fois débarqué, ne s’était plus arrêté qu’à Paris, aux Tuileries, qu’il trouvait vides. Tout s’était évanoui devant lui : la royauté et le roi. Il avait triomphé au pas de course, sans combat, par sa seule apparition ; il avait en même temps ouvert la plus redoutable des crises parce prodigieux coup de théâtre. A quels mobiles avait-il obéi en se jetant dans une aventure aussi périlleuse qu’extraordinaire ? Napoléon savait que ce qui lui restait de liberté était menacé, qu’on avait médité et proposé à Vienne de l’envoyer dans quelque île lointaine. Il n’ignorait pas que, depuis un an, les Bourbons, par leurs fautes, avaient accumulé les mécontentemens dans la nation comme dans l’armée. Il avait calculé juste sans doute en comptant sur son prestige, sur l’ascendant de son génie et de sa gloire. Il s’était gravement trompé en croyant pouvoir renouer un règne interrompu, diviser ou apaiser l’Europe ; à peine était-il arrivé aux Tuileries, il n’avait plus déjà d’illusions. Il se sentait plus que jamais isolé en face d’une Europe ennemie qui lui fermait toutes les portes et resserrait ses rangs. Dès les premières nouvelles, les fêtes avaient cessé à Vienne ; les agitations mondaines avaient été remplacées par une activité silencieuse. A la prodigieuse aventure de Napoléon l’Europe répondait par la déclaration du 13 mars, qui le mettait hors la loi des nations et le livrait à la « vindicte publique, » par le traité du 25 mars qui reconstituait la coalition, par l’ordre expédié à toutes les armées de reprendre le chemin de la France. On laissait aux diplomates le soin d’achever l’œuvre du congrès et, pendant ce temps, d’heure en heure, se formait le vaste réseau des forces européennes du Hanovre à la frontière italienne : les Anglais, les Prussiens, les Hanovriens, les Hollandais marchant vers la Belgique sous Wellington et Blücher ; les Autrichiens, les Allemands du sud s’avançant par l’est sous Schwartzenberg, en attendant les Russes ramenés à marches forcées sur la ligne des alliés.

Vainement Napoléon avait essayé de pénétrer ce réseau en faisant parvenir à l’Autriche les assurances les plus pacifiques, en réclamant l’impératrice Marie-Louise et son fils, qu’on ne pouvait plus appeler le roi de Rome ; il n’avait pas réussi à se faire écouter. De tous ses émissaires, les uns ne pouvaient pas même arriver jusqu’à Vienne ; les autres étaient des messagers bien peu sérieux, témoin ce sceptique familier de M. de Talleyrand, M. de Montrond, personnage peu sûr, expédié de Paris avec une mission équivoque. L’Europe restait impénétrable, n’admettant d’autre programme que la « destruction de Bonaparte et des siens. » Marie-Louise elle-même, qu’un homme dévoué et fidèle à l’empereur, M. de Meneval, avait suivie à Vienne, Marie-Louise n’était plus qu’une sorte de prisonnière entourée d’hommages sous la garde de son père, l’empereur François ; elle était d’ailleurs une captive volontaire, tout occupée de l’établissement qu’on lui préparait en Italie, déjà subjuguée par le chambellan placé auprès d’elle, le comte de Neipperg, détachée de son redoutable époux et de la France. On avait d’abord laissé le jeune prince impérial sous la garde de sa gouvernante, Mme de Montesquiou ; on ne tardait pas à le remettre en des mains autrichiennes, à le séparer de tout ce qui pouvait lui parler de son père. On interdisait à Napoléon les sentimens de famille en lui interdisant le règne ; toutes les issues se fermaient devant lui à Vienne. Engagé au centre des intrigues qui se nouaient de toutes parts et des grands événemens qui se préparaient, M. de Metternich restait plus que jamais l’âme et le conseil de la coalition. Plus que tout autre, par sa position, il était nécessairement au courant des missions secrètes venant de Paris ; il ne les prenait pas au sérieux. Tout ce qu’il recevait, il le communiquait aux alliés, et ce n’est qu’après avoir consulté l’empereur Alexandre et le roi de Prusse qu’il entrait dans une sorte de négociation clandestine à laquelle le provoquait l’homme aux perpétuelles intrigues, Fouché, qui essayait un moment de savoir si l’Europe ne se contenterait pas d’une régence au nom du fils de Napoléon. Un émissaire autrichien, M. d’Ottenfels, sous le nom de Werner, allait effectivement à Bâle, où il devait se rencontrer avec un émissaire de Fouché, et, par une curieuse combinaison, c’est Napoléon lui-même qui, ayant surpris les menées de son ministre de la police, envoyait un de ses agens au rendez-vous de Bâle. La négociation n’était qu’une intrigue de plus qui ne pouvait servir à rien.

Pendant ce temps, les armées marchaient de toutes parts. M. de Metternich faisait cette campagne nouvelle, comme la précédente, au quartier-général des souverains, qui n’avait pas encore dépassé Heidelberg à la mi-juin, et c’est à Heidelberg qu’il recevait la nouvelle de la grande et sanglante rencontre du 18 juin, qui rouvrait aux armées alliées, comme aux souverains et aux diplomates de l’Europe, les routes de Paris. Chemin faisant, à travers les Vosges encombrées de troupes, de canons, de chariots de guerre, M. de Metternich écrit à sa fille Marie : « Hormis ce qu’il y a de fatigant à notre marche, il faut savoir que nous faisons la guerre pour se douter que nous y sommes. Tout le monde nous reçoit bien et nous prie de faire vite. Notre présence en France est un bienfait qui ne ressemble pas mal à une amputation. Nous ferons beaucoup de bien et de mal à la fois. Le peuple est fâché que Napoléon ait reparu pour faire tuer soixante mille hommes et pour s’enfuir après… Le roi est généralement aimé. Toutes les haines se concentrent sur le duc de Berry et sur M. de Blacas. On déteste aussi les émigrés, dont on n’ose pas prononcer le nom… « Il ne se faisait pas trop d’illusion, même après Waterloo.

Le lion redressé pour un instant d’un si terrible sursaut avait été dur à vaincre et à abattre. Il était cette fois abattu pour ne plus se relever. Il restait à dégager les conséquences de l’événement par la diplomatie qui intervient toujours après le choc des armes. La grande bataille n’était pas seulement le désastre d’un empereur et d’un empire, elle préparait aussi fatalement une aggravation de la paix signée une année auparavant. « Les puissances alliées, dit M. de Metternich, voulurent donner une leçon à la France. » La leçon, c’était une diminution nouvelle de frontières, la spoliation des musées respectés par la première invasion, une contribution de guerre et une occupation temporaire, a afin d’assurer l’ordre à l’intérieur et d’affermir en France le trône des anciens rois autant que cela était possible avec l’appui des forces étrangères… » C’est la paix du 20 novembre 1815 substituée à la paix du 30 mai 1814 et destinée à se rattacher à l’œuvre du congrès de Vienne demeurant après Waterloo le code de l’ordre européen. L’empereur Alexandre, ramené avec les autres souverains à Paris et livré plus que jamais aux ardeurs d’un mysticisme vague sous l’influence de Mme de Krudener, méditait de compléter cette paix définitive, cet ordre nouveau par un acte mémorable qui depuis a retenti souvent dans le monde sous le nom de « sainte-alliance. » Il avait préparé et rédigé lui-même son projet dans le mystère, sans consulter ses conseillers ; il avait tenu à ne communiquer d’abord son secret qu’aux souverains. C’était une pensée toute personnelle à l’empereur Alexandre, une sorte de diplomatie de l’hallucination, qui, à parler vrai, séduisait peu l’Autriche et la Prusse. «… Lisez cet écrit, disait l’empereur François à M. de Metternich en lui remettant le projet du tsar, — examinez-le et vous me direz votre opinion. Quant à moi, je ne le goûte nullement, et les idées que j’y ai trouvées me font plutôt faire des réflexions très sérieuses. » M. de Metternich, avec son esprit à la fois fin et positif, se sentait en garde contre la phraséologie humanitaire et religieuse de l’écrit et du projet du tsar. Il ne voyait pas là « la matière d’un traité à conclure entre les souverains ; » il pressentait surtout les interprétations passionnées et hostiles auxquelles n’échapperait pas cette œuvre assez vaine de diplomatie sentimentale. Le roi Frédéric-Guillaume de Prusse n’en pensait pas mieux. On ne pouvait cependant tout refuser à l’empereur Alexandre, et M. de Metternich se trouvait chargé par l’empereur François et par le roi de Prusse de traiter avec le tsar pour obtenir de lui tout au moins des atténuations ou des suppressions. On cédait à demi, sans conviction, par égard pour un souverain chimérique, et c’est ainsi que naissait ce qui s’est appelé dans l’histoire la « sainte-alliance, » comme le couronnement étrange d’une lutte d’un quart de siècle entre la révolution française et l’Europe. Œuvre « vide et sonore, » c’est le dernier mot dont l’accable le chancelier autrichien !

Pendant ce nouveau séjour à Paris, suite de la seconde invasion de la France, M. de Metternich ne cessait d’être mêlé à toutes les négociations jusqu’à la dernière, celle du traité mystique dont il était le premier à se railler discrètement. Il restait le médiateur le plus actif entre les ambitions, les cupidités, les jactances, les impatiences de représailles, réveillées par la guerre parmi les vainqueurs, surtout parmi les Prussiens. Il ne se défendait pas d’observer et de juger l’état de la France en curieux sceptique, sans illusion sur le nouveau règne qu’on venait de restaurer. Il avait pris logement à l’hôtel de l’ancien ministre de la marine Decrès, d’où il avait vue sur les champs Élysées transformés en un camp anglais. Les alliés étaient chez eux et ne se refusaient pas l’orgueilleux plaisir de se conduire en maîtres. M. de Metternich a laissé dans une de ses lettres à sa fille Marie un souvenir caractéristique de ce moment unique de l’histoire « … J’ai dîné hier, dit-il, chez Blücher, qui a son quartier-général à Saint-Cloud. Il habite ce beau château en général de housards. Lui et ses aides-de-camp fument là où nous avons vu la cour dans la plus grande parure ; j’ai dîné dans la pièce où j’avais eu des conversations de tant et tant d’heures avec Napoléon. Les tailleurs de l’armée sont établis là où l’on allait au spectacle et les musiciens d’un régiment de chasseurs pêchent à la ligne les poissons dorés dans le grand bassin sous les fenêtres du château. En parcourant la grande galerie, le vieux maréchal me dit : Faut-il qu’un homme soit fou pour avoir été courir à Moscou quand il avait toutes ces belles choses ! — En voyant du balcon cette immense cité qui brillait avec tous ses dômes au coucher du soleil, je me suis dit : Cette ville et ce soleil se salueront encore quand on n’aura plus que des traditions de Napoléon et de Blücher, — et surtout de moi ! .. » La ville et le soleil se saluent encore, pour parler le langage du diplomate : la nature n’a pas changé d’aspect. À un demi-siècle passé de distance cependant, les housards de Blücher devaient camper de nouveau dans le château de Saint-Cloud, non plus seulement pour fumer dans ses galeries, mais pour le laisser incendié ; ils devaient reparaître un jour en destructeurs sur ces collines, et dans l’intervalle, avant le retour de ces tragiques fatalités, M. de Metternich avait devant lui toute une carrière, près de quarante années de prépotence en Allemagne et en Europe. C’est le règne du chancelier autrichien, de sa diplomatie captieuse et souple, — avant le règne du chancelier prussien à la main de fer.


CHARLES DE MAZADE.

  1. Voyez la Revue du 1er août.
  2. L’entrevue de Dresde, on le remarquera, n’eut aucun témoin ; elle dura huit heures sans interruption, et les récits qui en ont été faits n’ont pu être nécessairement qu’assez approximatifs. On a prétendu que Napoléon aurait dit à son interlocuteur : « Ah ! Metternich, combien l’Angleterre vous a-t-elle donné pour vous décider à jouer ce rôle contre moi ? » Rien n’autorise à admettre comme authentique cette parole, qui aurait été sans doute relevée sur-le-champ, et à laquelle le ministre autrichien ne fait aucune allusion. Le mot eût-il été dit, le peu de soin que le ministre autrichien a mis à le relever prouve assez qu’il n’aurait en aucune application personnelle, qu’il faisait allusion aux subsides que l’Angleterre allouait à l’Autriche, ce qui n’avait plus rien d’injurieux. Les écrivains qui ont refait les discours de l’empereur n’étaient pas là pour les entendre. M. de Metternich, qui était seul présent, et dont le récit, très circonstancié, a toute la valeur d’un témoignage direct et personnel, quoique intéressé, a pu lui-même arranger un peu la scène et le dialogue à sa façon. Il s’est donné le beau rôle ; il a forcé le sens et le ton. En général, on peut, sans risquer de manquer à la vérité, atténuer quelque peu le ton de M. de Metternich ici et ailleurs. Tout cela se ressent d’une rédaction faite après nombre d’années.
  3. Six années après, M. de Metternich, se retrouvant à Prague, écrirait dans son journal : « Prague, 9 septembre. — Je ne viens jamais à Prague sans que je croie entendre sonner minuit. Il y a six ans qu’à cette heure j’ai trempé ma plume dans l’encre pour déclarer la guerre à l’homme du siècle et de Sainte-Hélène et pour donner l’ordre d’allumer les signaux qui ont amené le passage de la frontière par cent mille hommes de troupes alliées… p (Mémoires, t. III, p. 308.)
  4. On peut voir par là ce qu’il y avait de franchise dans les négociations qu’on affectait de tenir ouvertes avec Napoléon et ce que valent les assertions de Frédéric de Gentz, écrivant encore, le 11 avril 1814 : « .. Le vœu sincère du cabinet d’Autriche était de faire la paix avec Napoléon, de limiter son pouvoir, de garantir ses voisins contre les projets de son ambition inquiète, mais de le conserver, lui et sa famille, sur le trône de France… A partir de la rupture des conférences (de Chatillon), la politique du cabinet autrichien changea de fond en comble. M. de Metternich, en ministre habile, voyant que l’obstination de Napoléon ne lui laissait plus le choix des mesures et que le système qu’il avait longtemps combattu devenait le seul exécutable, résolut de se mettre à la tête de ce système. — Dépêches inédites du chevalier de Gentz, t. 1er, p. 72. — Par le fait et de son propre aveu, M. de Metternich n’avait pas tant tardé à se décider pour l’exclusion de Napoléon.
  5. Voir la Correspondance inédite du prince de Talleyrand avec le roi Louis XVIII pendant le congrès de Vienne, publiée par M. Pallain. Sans être tout à fait inconnue, cette Correspondance, recueillie pour la première fois il y a quelques années, mise au jour dans sa suite et dans son ensemble, est certainement une des révélations les plus intéressantes, un des documens les plus curieux de l’histoire diplomatique du temps. Elle place M. de Talleyrand très haut parmi les personnages qui ont eu à diriger les affaires de la France dans des momens critiques, et on peut dire qu’ici l’homme est tout. Il faut ajouter aussi que le souverain, le roi Louis XVIII, n’est pas au-dessous des circonstances et de celui qui le représente.
  6. A la même époque, Gentz écrivait, en observateur un peu libre de son chef : «… La manière de travailler de M. de Metternich est telle qu’il y a une difficulté extrême à mettre une certaine suite dans une affaire quelconque qu’on traite avec lui. Il est vrai qu’il est surchargé de travail ; mais le mal tient plus encore à toute sa manière d’être, à la mauvaise distribution de son temps, à un certain décousu dans ses arrangemens, a ses goûts, à ses rapports avec le monde, à sa trop grande facilité et amabilité, enfin, à une quantité de détails qu’il me serait impossible d’expliquer… » (Dépêches inédites du chevalier de Gentz, t. Ier.)