Un Chancelier d’ancien régime/03

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Un Chancelier d’ancien régime
Revue des Deux Mondes3e période, tome 82 (p. 5-44).
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UN
CHANCELIER D’ANCIEN RÉGIME

LE REGNE DIPLOMATIQUE DE M. DE METTERNICH.

III.[1]
M. DE METTERNICH ET LA SAINTE-ALLIANCE. — LA POLITIQUE DU CHANCELIER A CARLSBAD, A LAYBACH ET A VÉRONE. — LA GUERRE D’ORIENT EN 1828.

Mémoires, Documens et Écrits divers, laissés par le prince de Metternich; chancelier de cour et d’état, publiés par son fils le prince Richard de Metternich, classés et réunis par M. A. de Klinkowstrœm, 8 volumes.


L’œuvre diplomatique de 1815 a été, pour l’Europe moderne, ce que fut le traité de Westphalie il y a près de deux siècles et demi, la fin d’une longue et sanglante mêlée, le commencement d’un ordre nouveau. C’était d’abord, sans doute, une œuvre de réaction et de représaille contre la France de la révolution et de l’empire. Les nations alliées, qui, après vingt-cinq années de défaites, d’invasions, d’amputations douloureuses, venaient de ressaisir la victoire, avaient commencé par exercer leurs vengeances en même temps qu’elles assouvissaient leurs cupidités. Le congrès de Vienne, sous ses dehors de fêtes de cour et de plaisirs mondains, avait été une vaste curée de territoires, de provinces, d’âmes, comme on disait alors. On s’était distribué ou disputé les dépouilles du vaincu. Hormis la France, qui rentrait dans ses limites, suspecte et surveillée, c’était à qui aurait sa part de butin : — La Russie en Pologne, la Prusse sur l’Elbe et sur le Rhin, l’Autriche en Allemagne et en Italie, l’Angleterre sur toutes les mers. De cet amas de ressentimens, de convoitises, d’intrigues, d’âpres compétitions, cependant, était sorti un nouveau système européen, qui, à quelques égards, pouvait passer pour une transaction après le combat, qui se donnait surtout pour objet de fonder la paix, — une paix plus ou moins durable, — par l’équilibre des ambitions satisfaites.

Les traités de 1815, code de l’Europe remaniée par la victoire, se ressentaient, à vrai dire, des circonstances extraordinaires qui les avaient produits. Ils étaient, selon le mot d’un des auteurs, l’expression de la volonté dictatoriale de quelques puissances, de leurs contradictions, de leurs conflits, et souvent aussi du hasard. Ils offraient un singulier mélange de réminiscences d’ancien régime et de concessions à l’esprit du temps. Ils ne pouvaient reconstituer la vieille Europe bouleversée et transformée par vingt-cinq années de guerre, par des déplacemens ou des suppressions de souverainetés, par l’avènement de royautés nouvelles; ils refaisaient, en prenant du passé ce qu’ils pouvaient, un certain ensemble politique et territorial, sous la prépotence des chefs de la coalition victorieuse, de la « quadruple alliance » survivante, qui s’appelait aussi la « sainte-alliance. » Ils ne pouvaient relever l’Allemagne du saint-empire, détruite par les sécularisations, par l’abolition du titre impérial germanique, par le mouvement irrésistible des choses; ils reconstruisaient ou ils essayaient de reconstruire une autre Allemagne à la fois ancienne et moderne, unie et multiple, liée par une fédération aux traits encore indécis, sous la prépotence de l’Autriche et de la Prusse. Ils créaient en définitive le cadre d’une vie nouvelle où les artifices de la conquête et de la force se déguisaient sous les apparences d’une restauration de tous les droits, où peuples et gouvernemens se précipitaient pêle-mêle avec leurs ressentimens satisfaits, leurs ambitions et leur orgueil. Ce n’était pas, autant qu’on le croyait sur le moment, le dernier mot du grand duel qui partageait et passionnait le monde depuis si longtemps. La lutte s’interrompait tout au plus ou changeait de face, pour recommencer bientôt dans d’autres conditions, avec d’autres hommes, et c’est au milieu de ces complications, sur un théâtre renouvelé, que se retrouve M. de Metternich, non plus en antagoniste de celui qui n’est désormais que le « grand vaincu, » mais comme l’inspirateur, comme le régulateur de l’ordre sorti des convulsions de la guerre.

Qu’est-ce que M. de Metternich dans cette ère nouvelle qui s’ouvre avec le congrès de Vienne ? Ce n’est pas seulement un ministre comme lord Castlereagh ou Canning à Londres, comme Capo d’Istria, un des favoris d’Alexandre, ou Nesselrode à Saint-Pétersbourg, comme le prince de Hardenberg à Berlin ou le duc de Richelieu à Paris. A peine dégagé du tumultueux conflit des armes, le chancelier autrichien entre dans ce qu’on pourrait appeler son règne diplomatique, dans ce règne de trente-trois années où, plus que tout autre, il représente l’esprit et la tradition de 1815. C’est un personnage supérieur, à l’ascendant à peu près accepté, enlaçant l’Allemagne et l’Europe de son influence, redouté des peuples, écouté dans les cours, élevant à la hauteur d’un système l’équilibre dans l’immobilité et le repos. « Adversaire des principes de la révolution, de la guerre et de la conquête, à l’aide desquels la France avait bouleversé le monde, a dit l’historien allemand Gervinus, Metternich arbora alors le principe de la contre-révolution, de la paix, de la conservation, comme le drapeau de la politique universelle de l’avenir... » C’est une phase nouvelle de l’histoire où M. de Metternich offre ce curieux spectacle d’un politique qui met une sorte de génie à lutter contre les élémens conjurés de son temps, à opposer des expédiens éphémères à la force des choses, — ou, si l’on veut, selon le mot de l’éloquente Rachel Varnhagen, à s’agiter dans la « profondeur infinie du vide. »


I.

Suivons dans sa carrière le plus mondain, le plus habile, ou le plus heureux des politiques.

Au lendemain de la formidable crise qui avait mis le monde sous les armes et que la diplomatie venait de clore par une distribution de butin, accompagnée d’une réorganisation de l’Europe, le sentiment le plus universel, le plus profond dans tous les pays, était, à n’en pas douter, le sentiment de la paix reconquise. Pour les uns, les traités de 1815, si durs à l’orgueil français, étaient une délivrance, la fin de la domination étrangère ; pour les autres, ils étaient tout simplement la fin des luttes sanglantes qui avaient épuisé une génération. Pour tous, le premier mouvement était de saluer dans l’éclipse de l’astre napoléonien une trêve où les peuples se flattaient de retrouver le repos, où les princes et les diplomates recueillaient la popularité de leurs victoires, de la paix rendue au monde, et M. de Metternich n’était pas le dernier à se complaire dans ce rôle de pacificateur gonflé par le succès, qu’il partageait avec l’empereur Alexandre et le roi Frédéric-Guillaume, avec les Hardenberg et les Castlereagh, avec les Wellington et les Blücher. Il en jouissait pour l’Autriche, largement récompensée de ce qu’elle avait fait pour la cause de la coalition; il en jouissait pour lui-même avec la fatuité d’un homme à bonnes fortunes de la politique. Au fond, cependant, sous cette apparence d’une paix universelle qu’on fêtait, dont on tirait parti et vanité, il y avait bien des élémens confondus, des ressentiment, des mécomptes, des mouvemens d’opinion refoulés plutôt que vaincus, des excitations nationales survivant au combat, des rivalités de princes et de gouvernemens, des conflits latens d’ambitions et d’intérêts. Le succès voilait pour le moment l’incohérence d’une situation créée par la puissance des armes; avant que quelques années fussent écoulées, tout pouvait ramener l’Europe à des crises nouvelles par la lutte renaissante entre les réactions victorieuses et l’esprit du temps.

Ces années du lendemain des grandes guerres, qui vont de 1815 à 1820 et au-delà, sont une phase curieuse de l’histoire. On croyait bien, cette fois, avoir vaincu la révolution française; on l’avait vaincue, en effet, sous la forme guerrière, dans celui qui en avait été le héros couronné et triomphant : on n’en avait pas eu raison autant qu’on le pensait. La révolution, avec ses propagandes et ses conquêtes, n’avait pas passé en vain sur l’Europe. Elle se survivait, pour ainsi dire, même après 1815, par les idées qu’elle avait répandues, par les réformes civiles qu’elle avait laissées sur son passage, par les sentimens qu’elle avait suscités parmi les peuples et jusque par la crainte qu’elle inspirait encore à ceux qui, en se flattant de l’avoir vaincue, n’en étaient pas bien sûrs. Elle avait laissé partout des traces. — En France, une armée d’occupation de cent cinquante mille hommes répondait, pour le moment, de la sûreté matérielle de la royauté restaurée; l’occupation étrangère ne changeait pas la société nouvelle où les Bourbons revenaient régner, elle ne supprimait pas le libéralisme qui semblait renaître après les compressions de l’empire, qui était dans les mœurs, dans les instincts, qui était même sur le trône, au dire de M. de Metternich adressant à Louis XVIII cette curieuse objurgation : « Votre Majesté croit rétablir la monarchie; elle se trompe, elle ne fait que reprendre la révolution en sous-œuvre! » — En Italie, l’Autriche se retrouvait avec sa domination agrandie par l’annexion de Venise au Milanais, avec une prépondérance raffermie et étendue des Alpes au Phare par toutes les restaurations d’ancien régime dans les petits états; sous le poids de la puissance autrichienne, le feu ne couvait pas moins. Les souvenirs du royaume d’Italie, de l’ordre civil créé par la France se ravivaient. Les sectes ne tardaient pas à se multiplier, à renouer de toutes parts leurs conjurations secrètes. Là encore l’esprit nouveau fermentait; mais, par une mystérieuse combinaison, c’est dans le pays où s’étaient déchaînées avec le plus d’âpreté les haines contre la France, c’est surtout en Allemagne que se faisait sentir l’influence de la révolution et de l’empire. C’est en Allemagne qu’un souffle de vie nouvelle s’élevait bientôt par une sorte de contre-coup de ces événemens de 1815 qui n’avaient sûrement pas le même sens pour tous les victorieux du jour, pour l’Autriche et pour les patriotes de la Tugendbund, pour un Metternich et pour un Stein.

C’était une situation aussi étrange que nouvelle. Les chefs de la coalition européenne, que la fortune des armes avait conduits à Paris et qui venaient d’achever leur œuvre par la diplomatie à Vienne, n’avaient pas vaincu tout seuls. Ils avaient eu besoin d’intéresser les masses à leur cause, d’accepter ou de rechercher la complicité des passions populaires soulevées contre la domination étrangère, et, pour gagner les peuples, ils n’avaient pas ménagé les promesses : — promesses de grandeur nationale, promesses de réformes politiques. Tout était bon contre l’ennemi commun! Dès son entrée en Silésie, en 1813, l’empereur Alexandre, par ses proclamations aux Allemands, avait donné le signal d’une agitation presque révolutionnaire. Le roi Frédéric-Guillaume III s’était laissé entraîner par ses états-majors, par un entourage ardent de patriotes prussiens, à promettre une « constitution, » une « représentation nationale. » Les autres princes, grands et petits, à mesure qu’ils échappaient à l’influence française, et quelques-uns pour faire oublier leurs défections, avaient suivi le mouvement : ils avaient tout promis ! L’acte fédéral de Vienne avait lui-même résumé et sanctionné ces engagemens dans un article, — L’article XIII, — annonçant comme une ère représentative et libérale pour tous les états de la nouvelle confédération germanique. Le moment était maintenant venu de tenir toutes les promesses, de prolonger dans la paix l’alliance formée entre princes et peuples dans le feu de la guerre. Le problème était d’autant plus compliqué qu’il s’agitait au milieu des plus singulières confusions d’idées. Les uns rêvaient déjà l’unité allemande et voyaient dans la future diète de Francfort une grande représentation nationale, image de la patrie ; les autres, en haine de la France, ne rêvaient que le retour au vieux droit, aux vieilles mœurs, aux vieilles formes germaniques. Les passions, les opinions se confondaient; tout restait provisoirement incertain. De là ce mouvement original qui remplissait ces quelques années, de 1815 à 1819, qui est pour l’Allemagne comme une première et décevante expérience de vie publique.

Curieuses années où partout régnait une animation extraordinaire! Tous ces gouvernemens, qui avaient à dégager une parole donnée dans la lutte, n’étaient pas, à la vérité, également sincères ou également pressés ; ils avaient aussi à tenir compte de bien des circonstances, des conflits d’opinions ou d’intérêts qui s’agitaient autour d’eux; et, chose à remarquer, de tous ces états, celui qui avait éveillé le plus d’espérances, qui était le mieux placé pour rallier les aspirations allemandes, paraissait le plus hésitant : c’était la Prusse! La Prusse ne désavouait pas ses engagemens, elle temporisait sans cesse; elle semblait faire un pas, elle nommait des commissions pour préparer une constitution, elle ne tardait pas à s’arrêter. Esprit étroit et méticuleux, jaloux de son droit de prince absolu, le roi Frédéric-Guillaume flottait entre les excitations qui le poussaient en avant et la réaction prête à le ressaisir, entre le chancelier de Hardenberg, qui passait pour représenter au pouvoir le parti des réformes, et le prince Wittgenstein, l’adversaire des innovations, l’allié des grandes influences absolutistes. L’heure des ambitions prussiennes n’était pas venue ! Les autres états, surtout les états du Sud, soit par esprit de rivalité et d’indépendance vis-à-vis de la Prusse et de l’Autriche, soit pour se donner un rôle en Allemagne, soit enfin qu’ils fussent plus ouverts aux idées nouvelles après avoir passé par la confédération du Rhin, entraient par degrés dans le mouvement constitutionnel. Un des premiers princes conquis à la cause libérale avait été le grand-duc de Saxe-Weimar, Charles-Auguste, l’ami de Goethe, protecteur des lettres et des arts, qui, après avoir fait de sa ville de Weimar l’Athènes de l’Allemagne, mettait une sorte de loyauté naïve à laisser fleurir toutes les libertés politiques ou intellectuelles dans son petit état. Saxe-Weimar avait sa constitution dès 1816. La Bavière allait avoir la sienne en 1818, le grand-duché de Bade suivait de près la Bavière. Le Wurtemberg, non sans avoir passé par bien des conflits obscurs, finissait aussi par avoir sa charte, et toutes ces constitutions se ressentaient plus ou moins des idées, des influences françaises, en dépit de l’esprit teuton et de l’esprit de réaction.

L’impulsion était donnée ; elle était bien autrement vive en dehors des gouvernemens, dans les polémiques de la presse, dans les universités, où toutes les passions encore chaudes de la guerre se donnaient libre carrière. L’insurrection morale dont un Fichte avait été le promoteur par ses prédications éloquentes et enflammées, qui avait fait la force de l’Allemagne dans sa crise nationale, continuait après la lutte et se traduisait sous toutes les formes: livres, brochures, journaux, cours publics. C’était l’époque où un peu partout, à Berlin même sous les yeux du gouvernement, à Iéna, dans les provinces rhénanes, s’essayait une presse politique agitatrice, où des hommes au patriotisme violent et confus, comme Arndt et le gallophobe Gœrres et le fougueux Jahn, étaient des guides populaires de l’opinion avec lesquels on avait à compter. Le mouvement avait surtout son foyer dans les universités, et entre toutes les universités, à Iéna, où sous des maîtres exaltés, appelés par le grand-duc de Saxe-Weimar lui-même, se pressait une jeunesse ardente, bientôt enrôlée dans la « Burschenschaft, » cette héritière de toutes les associations patriotiques et nationales du temps de la domination étrangère. On rêvait de refaire une Allemagne par les exercices violens du gymnase, comme par les hardiesses de la pensée philosophique et politique; on ne s’entendait pas beaucoup. Il y avait dans tous les esprits un singulier mélange de patriotisme romantique, de haineuse hostilité contre la France, d’exaltation chevaleresque, de fanatisme révolutionnaire. Tout cela fermentait dans les mystérieux conciliabules des universités, où grandissait une génération éprise d’un idéal confus de rénovation allemande et de libéralisme démocratique. Un jour venait, — C’était le 18 octobre 1817, — où cette agitation se manifestait sous une forme bizarre. Les étudians d’Iéna, qui avaient fait appel aux étudians de toutes les autres universités, célébraient du même coup, dans une fête commémorative à la Wartburg, le troisième centenaire de la réformation et l’anniversaire de la bataille de Leipzig. Le soir venu, après bien des discours, ils allumaient un feu de joie où ils jetaient pêle-mêle, avec mille anathèmes, les ouvrages d’Ancillon, de Haller, de Kamptz, de Kotzebue, cet Allemand qui avait passé au service de la Russie en 1812, et qui était revenu à Iéna, où il écrivait un journal contre les idées nouvelles. La fête de la Wartburg est comme le point culminant de l’agitation allemande du temps. En sorte que, durant ces premières années, tandis que la vie libérale renaissait par degrés en France, tandis qu’en Italie les sectes se mettaient à l’œuvre contre la domination autrichienne, un mouvement singulièrement compliqué se déroulait en Allemagne, tout constitutionnel dans quelques états où les princes essayaient de tenir leurs promesses, révolutionnaire dans la presse, dans les universités fanatisées.

Voilà la situation où des luttes nouvelles étaient inévitables, où en face des agitations révolutionnaires se concentraient, d’un autre côté, les forces de réaction et de résistance auxquelles 1815 avait rendu l’ascendant. M. de Metternich a été à son heure et à sa manière le vrai chef de ces forces. Il n’avait pas eu l’étrange fortune d’avoir raison de Napoléon et de vaincre en lui la révolution, de refaire la puissance autrichienne en Allemagne et en Europe, pour laisser périr les fruits de sa victoire, pour livrer à de nouveaux hasards un ordre qu’il avait contribué à créer, dont il croyait être le premier gardien. Comme beaucoup d’hommes du temps, M. de Metternich était sorti des terribles crises du commencement du siècle avec la passion de la paix, « du repos. » Et il n’entendait pas seulement parce mot la paix entre les nations, la « sécurité des possessions » garantie par les grandes alliances ; il entendait aussi le repos intérieur des peuples mis à l’abri des agitations révolutionnaires sous l’absolutisme paternel des gouvernemens légitimes restaurés partout. Il y voyait un intérêt autrichien, il y voyait en même temps un intérêt universel. Il voyait dans la paix extérieure et intérieure un principe, une sorte de « dogme » dont il se faisait l’apôtre, qu’il était résolu à défendre contre de nouveaux ennemis. Il y a des momens où il parle de son « apostolat » avec la vanité confiante de l’homme qui se croit le bienfaiteur de l’humanité pacifiée, qui bientôt, au cours de ses voyages au-delà des Alpes ou sur le Rhin, dira que partout où il paraît « sa présence est d’un incalculable effet, » qu’il est attendu u comme le Messie pour délivrer les pécheurs. » Il faut en rabattre ! La réalité dément plus d’une fois les illusions du ministre qui fut longtemps heureux. L’homme n’a pas moins son originalité. Je voudrais reprendre dans ses principaux traits cette politique, mélange singulier de prétention et de subtilités, de force et de ruse, de dogmatisme et d’infatuation. Je voudrais montrer M. de Metternich à l’œuvre, — Dans ses luttes aussi compliquées que laborieuses pour ressaisir la direction de l’Allemagne troublée, — Dans sa campagne pour défendre la paix, l’ordre de la sainte-alliance contre les révolutions nouvelles, — Dans le jeu de sa diplomatie pour préserver l’équilibre de l’Europe menacé par les ambitions rivales.


II.

Quelle était la politique de M. de Metternich en Allemagne, dans cette Allemagne nouvelle de 1815 qu’il avait plus que tout autre contribué à créer ? Elle n’avait sûrement rien d’idéal ; elle avait son but auquel elle marchait à travers les dissimulations et les détours.

Aux momens où s’était agitée cette question d’une réorganisation germanique qui soulevait toutes les opinions, toutes les passions, tous les intérêts, M. de Metternich, en homme qui s’est flatté de « n’avoir jamais été un rêveur, » avait laissé passer les systèmes et les chimères. Il avait trop de sagacité et de sens pratique pour se prêter à la résurrection de l’ancienne dignité impériale, d’une dignité qui, si elle était héréditaire au profit de l’Autriche, ne pouvait plus être qu’un artifice suranné, et, si elle devenait élective, passerait un jour ou l’autre à la Prusse. Il n’avait, d’un autre côté, que du dédain pour la teutomanie révolutionnaire des Gœrres et des Jahn, pour les rêves d’un Stein, pour tous les projets de constitution et de représentation nationale. Il avait cru trancher ou dénouer la question par cette combinaison assez hybride d’une confédération qui créait l’illusion de l’unité en conservant les souverainetés particulières, qui, dans sa pensée et selon son langage, avait pour objet de « former au centre de l’Europe une grande union défensive pour maintenir la paix, » la tranquillité extérieure et intérieure. C’était un assemblage d’états indépendans, divisés par les intérêts, par les jalousies, liés par un acte fédératif qui, à vrai dire, dans sa première ébauche, laissait tout incertain, et les rapports des états entre eux et les pouvoirs de la diète placée à Francfort. En réalité, tout dépendait de l’esprit qui vivifierait cette organisation, et c’est là que M. de Metternich se retrouvait, non plus comme à Dresde en face du génie de la guerre, mais dans une situation nouvelle où il avait à manier, avec son art mêlé de souplesse et de ténacité, les élémens les plus incohérens.

Il y avait deux choses dans sa politique. Il y avait la défiance ou la crainte de tout ce qui était révolutionnaire, « jacobin » ou libéral, de tout ce qui pouvait troubler l’ordre des sociétés. Il y avait aussi ce qu’on pourrait appeler le sentiment impérial, le sentiment d’un état qui, après avoir été le saint-empire et avoir cessé de l’être, après avoir même refusé de le redevenir, gardait les traditions, les velléités, l’orgueil de la vieille suprématie. Il avait abdiqué pour l’Autriche la couronne des empereurs d’Allemagne; il n’abdiquait pas le droit moral de prépondérance. Il entendait bien rester le guide et le régulateur de cette confédération qu’il avait contribué à mettre au monde ; il voulait avoir la réalité sans le mot et sans les embarras d’un pouvoir d’ostentation. Il avouait et résumait d’ailleurs lui-même sa secrète pensée dès les premiers jours, dans ses rapports confidentiels à l’empereur François : « Il faut amener l’Allemagne à admettre des principes qui soient les nôtres, sans avoir l’air de vouloir imposer nos principes à l’Allemagne...» Tout se tenait dans les vues de cet esprit subtil et compliqué. Ministre d’un empire conservateur auquel il croyait avoir rendu la paix sous un gouvernement paternel, il n’avait d’autre préoccupation que de maintenir l’Autriche dans une paisible et silencieuse immobilité, l’abri des contagions révolutionnaires; mais il ne pouvait préserver l’Autriche qu’en comprimant les agitations autour d’elle, dans les états voisins, et il ne pouvait réussir dans son œuvre de police supérieure qu’en restant directement ou indirectement maître de l’Allemagne. C’est la clé de toute la politique de M. de Metternich, d’une politique qui ne se dévoilait et ne s’accentuait que par degré, par les luttes mêmes qu’elle allait avoir à soutenir.

L’homme était fait pour la politique. M. de Metternich ne se hâtait pas d’abord. Il passait les premiers temps de la paix à se remettre des terribles années qu’on venait de traverser, à régler sans bruit quelques questions territoriales ou intérieures[2], et à se complaire aussi dans des succès qui flattaient sa vanité, qui faisaient de lui un des arbitres de l’Europe. Il semblait surtout occupé de l’Italie, où l’Autriche venait de reprendre une grande situation qu’elle avait à fortifier, qu’elle méditait déjà d’étendre. Il était en 1816, en 1817, au-delà des Alpes, visitant Milan et Venise, Ferrare et Florence, Lucques et Pise, en attendant d’aller avec l’empereur François lui-même à Rome et à Naples, voyageant en touriste charmé et aussi en politique habile à faire sentir la suzeraineté impériale, à rallier autour de l’Autriche ce qu’il appelait le « bon parti[3]; » mais, en visitant l’Italie, il ne détournait pas son regard de l’Allemagne, où déjà commençaient à se produire les mouvemens constitutionnels, les agitations de la presse et des universités. C’était là pour lui l’ennemi, qu’il surveillait, qu’il s’effrayait bientôt de voir grandir, ennemi d’autant plus dangereux, en effet, qu’il était dans la place, au cœur même de la confédération, jusque dans les conseils des gouvernemens et qu’il avait ses alliés au dehors. La politique autrichienne, avant que trois années fussent écoulées, se trouvait en face de cette agitation constitutionnelle et révolutionnaire qui avait gagné, qui devenait une saisissante et redoutable complication; mais de toutes les difficultés, la plus sérieuse peut-être était l’appui que le mouvement semblait trouver à Saint-Pétersbourg, auprès de l’empereur Alexandre et de son ministre, M. Capo d’Istria. L’empereur Alexandre en était encore à sa phase libérale ; il venait lui-même de donner une constitution aux Polonais, il se croyait le garant des libertés promises aux Allemands en 1813, il encourageait de sa faveur, de sa diplomatie toutes les revendications. C’était une complication de plus. M. de Metternich ne s’y méprenait pas. Il voyait dans le mouvement révolutionnaire allemand un épisode d’un mouvement plus général. « Je vous réponds, écrivait-il à Gentz, qui était toujours son confident et son correspondant pendant ses voyages, je vous réponds que le monde était en pleine santé en 1789 en comparaison de ce qu’il est aujourd’hui... » Il se croyait appelé à sauver l’Allemagne et le monde de la révolution, comme il les avait sauvés du conquérant en 1813!

Comment et sous quelle forme éclaterait la lutte? C’était la question pour M. de Metternich, qui avait assez de patience pour ne rien précipiter, assez d’expérience pour s’attendre et se préparer à tout. Il avait mis en jeu tous les ressorts de sa diplomatie auprès des petites cours, à Munich et à Stuttgart, à Weimar comme à Bade, employant tour à tour la séduction ou la menace avec les états entraînés dans le courant libéral. Au congrès d’Aix-la-Chapelle, réuni pour mettre fin à l’occupation militaire de la France, il s’était rencontré avec le roi de Prusse, Frédéric-Guillaume III, qu’il avait vivement ému par ses représentations, chez qui il s’était étudié à réveiller les instincts du prince absolu, et il avait même dès ce moment proposé tout un programme de répression contre la presse, contre les universités, contre toutes les menées agitatrices. Il s’était efforcé aussi de parler à l’imagination mobile de l’empereur Alexandre en lui montrant les dangers d’une politique qui tendait à un bouleversement universel, en invoquant les principes de la « sainte-alliance » des rois. Il avait peut-être ébranlé quelques résolutions sans rien décider, lorsque tout à coup survenait un événement qui était la révélation tragique de l’état violent de l’Allemagne, qui offrait au chancelier autrichien l’occasion ou le prétexte d’une action plus décisive contre les agitations et les constitutions. C’était l’assassinat de Kotzebue, préliminaire sanglant d’un drame ou d’une comédie de haute diplomatie !

Allemand d’origine et popularisé un instant par ses ardeurs contre la France, enrôlé en 1812 au service du tsar et revenu en Allemagne avec le titre de conseiller d’état russe, Kotzebue publiait un journal, la Feuille hebdomadaire et littéraire, où il combattait souvent les rêves des agitateurs. Il avait soulevé contre lui les fureurs de la « vertueuse jeunesse » d’Iéna. Il n’était plus qu’un traître, un apostat, un espion de la Russie! Un de ses ouvrages avait été brûlé à la fête de la Wartburg pour l’anniversaire de Leipzig ! Le 23 mars 1819, à Manheim, il tombait victime des haines de parti, frappé d’un coup de poignard par un étudiant d’Iéna, Karl Sand. Le meurtrier était un jeune homme aux mœurs pures, à l’esprit fanatisé, qui avait été nourri dans les exaltations de la Burschenschaft, et qui n’était sans doute qu’un instrument des sociétés secrètes. Il croyait accomplir un acte de justice nationale ! c’était tout simplement un de ces crimes qui perdent une cause. Le coup de poignard de Sand, célébré comme un acte d’héroïsme dans les universités, avait immédiatement pour effet de réveiller tous les instincts de réaction, de répandre une sorte d’effroi parmi les gouvernemens qui cherchaient de toutes parts un appui, une protection contre le fanatisme révolutionnaire. M. de Metternich était alors en Italie avec l’empereur François. Il allait à Rome, à Naples, assistant avec plus de curiosité sceptique que d’émotion religieuse aux fêtes de la semaine sainte au Vatican[4], se donnant le spectacle du Vésuve en feu dans une nuit de printemps ou visitant les ruines de Pœstum. C’est là, en pleine Italie, que lui arrivait la nouvelle du meurtre de Kotzebue et que le poursuivaient aussi, avec les appels des gouvernemens, les lettres de son confident Gentz, plus troublé que jamais, toujours fertile en projets. A peine le crime de Manheim avait-il retenti en Allemagne, tous les regards se tournaient vers lui.

« C’est une des singularités de mon existence, — écrivait-il en homme toujours disposé à ne voir que des singularités dans sa destinée, — qu’il me faille à Rome travailler des heures entières à propos de la question des universités allemandes. Je reçois de tous les cabinets d’Allemagne des lettres dans lesquelles on me prie instamment d’aller de l’avant pour mettre fin au désordre que chaque prince allemand a provoqué dans son pays et qu’il est maintenant hors d’état d’arrêter... » Il recevait tout avec un calme un peu superbe et peut-être affecté. Le chancelier en voyage ne se défendait pas d’une certaine ironie en songeant à ce qu’allait faire, avec son libéralisme, le grand-duc de Saxe-Weimar, celui qu’on appelait le « grand étudiant, » et à ce que dirait l’empereur Alexandre de la « manière aimable » dont on traitait ses conseillers d’état en Allemagne. Il se lamentait assurément sur le sort de ce « pauvre Kotzebue; » pour un peu, il eût aussi regardé presque comme un coup de fortune le crime de cet « excellent Sand, » qui pouvait devenir si utile. Il y avait, dans tous les cas, un point sur lequel il n’hésitait pas dès le premier moment : il voyait dans l’assassinat de Kotzebue plus qu’un fait isolé, le signe d’une situation, un acte dont il entendait tirer un bon parti, — « sauf, ajoutait-il, les coups de poignard que je ne crains pas, quelque exposé que je puisse y être. » Et, sans interrompre sa course à travers l’Italie, tout en paraissant s’émerveiller des splendeurs du golfe de Baïa ou des grandeurs romaines, il préparait de loin, par sa diplomatie silencieuse, la campagne qui, dans sa pensée, devait cette fois être décisive. M. de Metternich a toujours été de ceux qui se sont fait une originalité de mêler les plaisirs et les affaires.

Il s’agissait de bien engager l’action, de ne rien livrer au hasard. A mettre en jeu du premier coup la diète elle-même, dont les pouvoirs restaient encore contestés et indécis, où éclateraient aussitôt toutes les jalousies, toutes les rivalités d’influence, on risquait de tout perdre. M. de Metternich se réservait de ne réunir la diète que pour lui soumettre une œuvre toute prête, qu’elle n’aurait plus qu’à sanctionner sans discuter. En attendant, il avait mis son art à profiter des terreurs des états allemands, à entretenir leur curiosité sur les projets qu’il méditait, à préparer un mystérieux rendez-vous dans une de ces villes d’eaux toujours chères à la diplomatie germanique, à Carlsbad, dont le nom n’était même pas encore prononcé. Il avait habilement arrangé sa mise en scène. Il avait déjà réussi, il le croyait, à s’assurer la soumission des principales cours ; il ne doutait plus surtout de la Prusse, dont le roi, Frédéric-Guillaume, se donnait à lui tout entier, se livrait à ses conseils, déposait pour ainsi dire entre ses mains ses derniers scrupules constitutionnels[5]. Il arrivait d’Italie plein de confiance, impatient d’action, allant à Carlsbad comme à un champ de bataille. « Les révolutionnaires allemands m’ont cru bien loin, écrivait-il dans l’intimité, parce que j’étais à cinq cents lieues. Ils se sont trompés; je me suis tenu au milieu d’eux et je frappe maintenant mes coups. Vous aurez trouvé une singulière coïncidence entre ces découvertes et les arrestations en Prusse et en Allemagne et mon passage des Alpes. Je suppose que l’on finira par le voir quand on apprendra que l’Allemagne se rassemble ici autour de moi. Le comte de Munster est ici; Rechberg, Wintzingerode, Berstett, le baron de Marshall, ministre dirigeant de Nassau, Bernstorf le Prussien vont y être... Nous ferons de la grande besogne. Sera-t-elle bonne? C’est ce que décidera le bon Dieu. Elle sera grande, car d’ici partira ou le salut ou la destruction définitive de l’ordre social... »

Quelle était donc cette œuvre de Carlsbad, qui allait effectivement prendre l’importance d’un événement européen et devenir une date de la politique allemande? M. de Metternich avait l’avantage de savoir ce qu’il voulait, d’arriver avec un programme tout tracé pour « assurer d’un commun accord le repos public : » suppression de la liberté de la presse et censure des journaux, réorganisation des universités désormais surveillées, soumises à une discipline sévère, avec exclusion des professeurs dangereux, institution d’une commission centrale d’enquête à Mayence, sorte de tribunal chargé de suivre et de réprimer les menées démagogiques dans toute la confédération. C’était déjà beaucoup d’enlever ces mesures d’un tour de main dans quelques conversations mystérieuses à Carlsbad; c’était bien plus extraordinaire de les faire sanctionner sommairement, sans discussion, peu de jours après, par la diète de Francfort[6]. Il restait pourtant encore à compléter et à couronner cet étrange ouvrage par une interprétation ou, suivant un heureux euphémisme, par une «rectification » du fameux article XIII de l’acte fédéral dont on avait abusé, qui n’avait servi jusque-là qu’à favoriser l’introduction en Allemagne, surtout dans l’Allemagne du Sud, des « constitutions démagogiques à la française. » cette dernière question avait été réservée à des conférences ministérielles, bientôt réunies à Vienne, sous la direction du chancelier d’état. C’est de ces conférences qu’est sorti ce qui s’est appelé dans l’histoire « l’acte final de Vienne, » qui, sous prétexte d’interpréter, de fixer le droit fédéral, livrait les petits, les faibles aux plus puissans, et les libertés de l’Allemagne à l’autorité de la diète, placée elle-même sous l’autorité de l’Autriche. S’il y avait des résistances ou une certaine surprise de la part de quelques gouvernemens, des cours de Bavière et de Wurtemberg, le chancelier autrichien s’étudiait à dompter, à de jouer ou à voiler les dissidences pour ne laisser voir que l’unanimité des résolutions. Vienne achevait et complétait Carlsbad[7] !

La campagne avait été menée avec autant d’activité que d’artificieuse souplesse. En quelques mois, de 1819 à 1820, M. de Metternich avait accompli une révolution, et en contemplant son ouvrage, il avait certes le droit de se déclarer satisfait. « Me voilà, grâce à Dieu, écrivait-il, délivré de ma besogne, les couches se sont passées heureusement, et l’enfant va paraître à la face du monde. J’ai tout lieu d’être satisfait des résultats et je dois l’être, car ce que j’ai voulu est fait... Ce que trente années de révolution n’avaient pas produit est le résultat de nos trois semaines de travail à Carlsbad. C’est pour la première fois qu’il aura paru un ensemble de mesures aussi antirévolutionnaires, aussi correctes et péremptoires. Ce que j’ai voulu faire depuis 1813, et ce que ce terrible empereur Alexandre a toujours gâté, je l’ai fait parce qu’il n’y était pas. J’ai enfin pu suivre une fois toute ma pensée... » Tout se tenait dans cette œuvre à la fois hardie et astucieuse; un réseau de réaction enlaçait l’Allemagne de ses mailles serrées. Par la censure étendue à tous les états, l’opinion se trouvait réduite au silence. Par des mesures d’une discipline sévère et méticuleuse imposées aux universités, les propagandes révolutionnaires étaient atteintes dans leurs foyers les plus actifs. Par la commission centrale de Mayence, un redoutable instrument d’inquisition et de répression avait été créé contre l’agitation et les agitateurs, contre les démagogues, les conspirateurs et les suspects. Par l’acte final de Vienne, l’Allemagne, organisée pour l’immobilité, allait s’assoupir sous la main de l’Autriche. M. de Metternich, habile à manier tour à tour l’intimidation ou la captation pour la bonne cause, avait eu l’art d’entraîner, de compromettre la Prusse, qui aurait pu être une rivale et dont il se faisait une complice subordonnée, une auxiliaire dans ses entreprises de réaction, en paraissant partager avec elle la domination de l’Allemagne. Il avait réussi dans sa politique; c’était la réalisation de son programme : amener l’Allemagne à ne vouloir que ce que voulait l’Autriche sans en avoir l’air.

Non, sans doute, M. de Metternich n’avait pas cédé à la tentation des circonstances en 1815; il n’avait pas essayé de faire revivre au profit de l’Autriche l’ancienne dignité des empereurs-rois des Romains. Il faisait mieux en 1819, il rétablissait par degrés, patiemment, la prépotence impériale dans la pratique. Il avait la réalité du pouvoir ; il en avait aussi assez souvent les vanités, et, à défaut du titre suranné auquel il avait renoncé, il ne se défendait pas, pour l’état autrichien dont il était le ministre, des illusions, des réminiscences de la suprématie d’autrefois. Ce n’est pas sans un secret orgueil qu’il écrivait de Francfort, à son souverain, en lui dictant, par une particularité bizarre, le langage qu’il devait tenir : « Il faut être au milieu de l’Allemagne pour voir à quelle hauteur morale la cour impériale se trouve placée. » Il se plaisait, en racontant dans ses lettres intimes les voyages de l’empereur François aux bords du Rhin, à recueillir les témoignages de la fidélité de ces populations au vieil empire, pour les opposer aux journalistes d’Iéna, et le roi de Prusse devenait visiblement pour lui un petit personnage. « Si l’on pouvait prétendre, écrit-il vers cette époque, que le bonheur d’avoir été Français et d’être Prussien l’emporte à Cologne et aux bords du Rhin sur le souvenir de dix siècles, on se tromperait fort. Le voyage sur le Rhin a été un triomphe continuel pour l’empereur, et qui a fini par être embarrassant pour lui. Tout le train a recommencé de plus belle à son arrivée à Aix-la-Chapelle. Tout ne respire que l’empire dans la ville natale et chérie de Charlemagne. Le peuple ici ne voit dans l’empereur que son successeur; il se tait quand l’un des autres souverains passe, et il ne cesse de crier partout où paraît l’empereur : Vive notre empereur !.. » A côté de l’empereur salué par les ovations populaires, le chancelier autrichien trouvait le roi de Prusse très mal placé, comme dépaysé au milieu de ses nouveaux sujets rhénans, « et, ajoutait-il, à sa place je ne serais pas venu! » c’est ce que j’appelais le sentiment impérial subsistant dans une politique toute moderne, qui tendait par des moyens tout modernes à façonner l’Allemagne de 1815 pour la soumettre à une même direction, à un régime unique de compression.

C’est la politique qui a régné plus de trente ans, et a même survécu à M. de Metternich, — Tant l’impulsion première avait été forte ! — qui, après avoir pris corps en 1819, n’a cessé de se développer par l’extension et les renouvellemens successifs des conventions de Carlsbad, par une action de tous les instans. Ce n’est point, sans doute, qu’elle n’ait trouvé souvent des résistances, qu’elle n’ait eu ses crises, jusqu’à la dernière qui l’a emportée. Elle n’a pas moins eu son règne, elle a su plier à son usage et à son profit tous les rouages de cette confédération dont elle a fait pendant longtemps « une association d’états contre la guerre et la révolution. » Elle avait pour elle, si l’on veut, l’autorité des traditions, les habitudes de subordination vis-à-vis de l’Autriche ; elle a eu aussi l’habileté, l’art de manier les mobiles et les intérêts. Un homme qu’elle devait rencontrer comme ennemi, qui l’avait étudiée assez pour arriver à la vaincre, M. de Bismarck, au temps où il était à Francfort, analysait avec une sagacité singulière tous les avantages qu’avait eus l’Autriche, avantage de position, avantage des relations personnelles dans l’Allemagne du Sud et même dans l’Allemagne du Nord. L’Autriche savait donner des fonctions dans sa diplomatie, des grades dans son armée, des faveurs aux enfans et aux parens de ceux qui avaient une influence dans les petites cours. Elle savait soutenir ses amis et au besoin être implacable contre ses adversaires. Elle devait ses succès à ce que M. de Bismarck appelait « un système d’envahissement poursuivi méthodiquement depuis quarante ans, qui ne procède pas par la violence, mais qui part du principe que la goutte d’eau finit par creuser le rocher… »

Depuis que le « gentilhomme de la marche de Brandebourg, » encore simple ministre prussien à Francfort, et déjà mal à l’aise dans son modeste état, parlait ainsi, tout a changé assurément au centre de l’Europe, tous les rôles se sont violemment déplacés. Cet empire d’Allemagne que les Hapsbourg n’avaient pas relevé, qu’ils n’essayaient de ressaisir qu’indirectement, un Hohenzollern l’a fait revivre dans sa réalité, et l’unité germanique rêvée par les professeurs d’Iéna est sortie tout armée du conflit des peuples. Ce n’est plus l’Autriche qui, en pesant de son influence sur les petites cours, en absorbant ou en subordonnant la Prusse elle-même, gouverne la vieille confédération, c’est la Prusse qui, en absorbant ou en excluant l’Autriche, a pris le gouvernement de l’Allemagne. C’est la Prusse qui, renouant les traditions de Frédéric II contre l’Autriche, de 1813 contre la France, a marché à son tour à la conquête de la prépotence, et comme il y a eu un jour le chancelier tout-puissant de Vienne, il y a eu depuis le tout-puissant chancelier de Berlin. — On n’en était pas là il y a soixante-six ans, à cette époque où M. de Metternich, entouré de tous les représentans germaniques, inaugurait cette politique de domination savante et de compression méthodique dont la date de Carlsbad marque l’avènement, qui allait, pour des années, régner non-seulement en Allemagne, mais en Europe.


III.

Étendez votre regard, en effet; ce qui se passe en Allemagne vers 1819-1820 n’est visiblement qu’un épisode d’un mouvement plus vaste qui embrasse le continent, et ce que fait M. de Metternich dans sa politique allemande, il le fait avec autant d’esprit de suite que d’habileté dans sa politique européenne. Il est l’âme de la sainte-alliance, non de la sainte-alliance mystique et chimérique, de «l’acte chrétien » de l’empereur Alexandre, mais d’une sainte-alliance plus simple, plus pratique, organisée, incessamment renouée contre tout ce qui est révolution. Il est le lien des volontés indécises, le surveillant et le médiateur des cabinets prompts à revenir à leurs intérêts ou à leurs ambitions. Il y a un mot curieux et fin de cet autre oracle du temps, M. de Talleyrand : « l’Autriche est la chambre des pairs de l’Europe ; tant qu’elle ne sera pas dissoute, elle contiendra les communes. » M. de Metternich est et prétend bien rester tant qu’il pourra le chef, le guide et au besoin l’agent exécutif de cette « chambre des pairs » européenne.

Rien, sans doute, ne semblait au premier abord menaçant pour l’ordre territorial et politique de 1815 ; tout révélait le travail intime des peuples, l’impatience de changement et de nouveauté, dont les mouvemens constitutionnels de l’Allemagne n’étaient qu’une des expressions, qui gagnait par degrés tous les pays sous les yeux des gouvernemens déconcertés. La France, bien que pacifiée sous le régime des Bourbons et ralliée officiellement au système européen, restait le grand foyer suspect. On ne pouvait lui refuser, en 1818, la libération de son territoire, négociée à Aix-la-Chapelle par le loyal duc de Richelieu, qui répondait de son pays; on ne cessait de la redouter pour ses agitations renaissantes, pour la contagion de ses idées et de ses exemples ; on s’inquiétait de l’état moral d’un pays où les instincts révolutionnaires, prompts à se réveiller, se traduisaient par l’élection d’un régicide en 1819, et bientôt par l’assassinat du duc de Berry, œuvre d’un fanatique de secte, comme le meurtre de Kotzebue en Allemagne. Au-delà des Alpes, la paix était plus apparente que réelle. Tous les gouvernemens d’ancien régime, ramenés par le reflux des événemens à Modène, à Parme, à Lucques, à Florence comme à Bologne et à Naples, ne provoquaient que des mécontentemens dans cette population mobile et passionnée. On entrait dans les affiliations secrètes du carbonarisme, un peu en haine de l’Autriche, dont la protection envahissante pesait au sentiment national, un peu en haine des petites cours italiennes, dont l’absolutisme, sans indépendance et sans lumières, froissait les sentimens libéraux des classes intelligentes. Et, comme si ce n’était pas assez, l’Orient fermentait déjà. A une vieille querelle de diplomatie qui se perpétuait depuis 1812, qui pouvait à tout instant finir par la guerre entre les Russes et les Turcs, allait s’ajouter bientôt l’insurrection grecque, commencée par « l’hétairie, » — une autre société secrète, — destinée à être tour à tour désavouée ou protégée par le tsar et à passionner l’Occident.

Partout le feu menaçait: M. de Metternich, qui avait de la sagacité et une idée fixe, ne s’y méprenait pas. Il suivait cette situation en Europe comme en Allemagne, et pour lui tous ces signes, tous ces incidens qui se liaient entre eux, n’avaient qu’un nom : c’était la révolution ! Il disait avec Gentz, son familier : « C’est la lutte, c’est la guerre à mort entre les anciens et les nouveaux principes, entre l’ancien et un nouvel ordre social... Tous les élémens sont en fermentation, tous les pouvoirs sont menacés de perdre leur équilibre. » Pour échapper au danger des révolutions qui se préparaient, il n’y avait qu’un moyen : c’était l’union intime, « calme et constante dans son action, » des principaux souverains de l’Europe, protecteurs et conservateurs de l’ordre public, — union dont la sainte-alliance n’avait été jusque-là que « le symbole incorrect et défectueux, » qui devait être le « contrepoids » des agitations désordonnées, le « noyau des forces organisées pour la défense de l’ancienne société européenne. » Se servir de l’alliance de 1815 pour contenir ou réprimer tous les mouvemens révolutionnaires, c’était l’objet avoué ou inavoué de la diplomatie de M. de Metternich, qui ne rêvait, en définitive, que de préparer un a Carlsbad européen ; » mais c’est là justement que les difficultés se pressaient à mesure que le théâtre s’étendait.

De loin, dans la perspective de l’histoire, la marche des choses semble assez simple : en 1820, au feu de l’action, tout était obscur et douteux. M. de Metternich se trouvait engagé dans une situation singulièrement compliquée où il rencontrait des dissentimens, des ombrages, des rivalités de diplomatie. Il pouvait sans doute compter sur la Prusse, depuis qu’il avait réussi à l’entraîner, à la compromettre dans son œuvre de réaction allemande, et que le roi Frédéric-Guillaume III, dans les entrevues de Téplitz, s’était livré tout entier à ses conseils, à sa direction. « Téplitz n’a pas été perdu et Carlsbad a tout sauvé, » écrivait-il en homme sûr désormais de l’appui de la Prusse. Il rencontrait plus de résistance à Londres. L’Angleterre, conduite encore par lord Castlereagh, — qui allait bientôt se donner la mort et avoir pour successeur le brillant Canning, — L’Angleterre ne se séparait pas des cours du continent tant qu’il ne s’agissait que de maintenir ou de défendre, fût-ce par les armes, les transactions de 1815 ; la diplomatie anglaise, retenue par le parlement, par l’opinion, se croyait beaucoup moins libre de se prêter à des délibérations nouvelles, à de nouveaux engagemens, dès qu’on lui parlait de tourner l’alliance contre les mouvemens intérieurs des peuples, même contre des révolutions si elles éclataient. L’Angleterre ne serait sûrement pas un secours et elle pouvait être un embarras. Une autre difficulté plus sérieuse encore était dans la politique flottante et insaisissable de l’empereur Alexandre, qui alliait à la prétention d’être le premier protecteur de la paix et de l’ordre en Europe la chimère d’un libéralisme vague, compliqué de mysticisme. Les deux tendances se trouvaient représentées auprès du tsar par deux de ses ministres, qui, par une combinaison bizarre, avaient également sa confiance : l’un, M. de Nesselrode, homme de sens et de mesure, destiné à devenir bientôt le chancelier d’un nouveau règne, mais pour le moment timide et effacé; l’autre, M. Capo d’Istria, esprit plus souple et plus brillant que sûr, Corfiote de naissance, élevé dans la faveur du prince depuis 1815 pour ses affinités helléniques et pour son cosmopolitisme libéral. Que voulait réellement Alexandre? On ne le savait pas toujours; il ne le savait peut-être pas lui-même. Il tenait à son rôle de pontife de la sainte-alliance, et il était en même temps ou il paraissait être l’espoir des révolutionnaires de tous les pays. Tandis que, dans ses lettres et ses conversations, il protestait de sa fidélité à l’esprit de 1815, de son amitié inviolable pour l’empereur François, son ministre, M. Capo d’Istria, par sa diplomatie ambiguë, assez favorable à tous les mouvemens libéraux, réveillait de temps à autre tous les doutes sur sa politique réelle. M. de Metternich s’en désolait : il avait affaire à un empereur qu’il ne savait comment saisir et à un ministre dont il parlait quelquefois avec une impatience mêlée de dédain, en appelant ses élucubrations diplomatiques une « apocalypse. »

Un instant, il est vrai, au congrès d’Aix-la-Chapelle, dès 1818, il avait cru fixer et lier l’empereur Alexandre dans l’intérêt de sa politique européenne comme dans l’intérêt de sa politique allemande. C’était la première grande réunion des souverains et de leurs principaux ministres depuis 815. Ce congrès d’Aix-la-Chapelle, que M. de Metternich appelle un « joli congrès, » où tout se passait sans bruit, où l’on jouait au whist dans le salon de lady Castlereagh entre deux protocoles, avait un objet ostensible, le règlement des affaires de France par le rappel définitif de l’armée étrangère d’occupation ; il avait aussi une partie moins avouée, toute confidentielle. M. de Metternich avait profité de la réunion des souverains pour donner une force nouvelle à la politique de haute conservation, pour resserrer et maintenir par des engagemens secrets la « quadruple alliance, » au moment même où la France de la restauration allait rentrer comme cinquième puissance dans les conseils de l’Europe. On s’était rapproché, on s’était entendu ou l’on avait paru s’entendre. On avait essayé de renouer la vieille intimité des cours. « j’ai passé trois heures chez l’empereur Alexandre, écrivait M. de Metternich ; nous nous sommes retrouvés comme en 1813. » L’entente, toutefois, n’avait ni précision ni sanction en 1818 ; elle manquait d’objet, elle n’empêchait même pas M. Capo d’Istria de reprendre bientôt sa guerre de circulaires libérales à laquelle M. de Metternich répondait par des railleries.

On n’avait rien fait, quand coup sur coup, comme une traînée de poudre, éclataient, au courant de 1820, les événemens les plus inattendus, qui ne pouvaient que rapprocher et confondre les politiques des cours, en donnant un but à l’alliance. Le 1er janvier 1820, l’Espagne avait sa révolution libérale proclamée militairement. Le 2 juillet, autre révolution à Naples, prenant pour drapeau la constitution espagnole et imposant cette constitution au roi. Peu après survenait une révolution en Portugal. Encore quelques mois, le 10 mars 1821, le Piémont suivait le mouvement. La contagion gagnait de toutes parts. L’effet de ces révolutions nouvelles, surtout des révolutions d’Italie, venant si peu après le meurtre de Kotzebue en Allemagne, presque au lendemain de l’assassinat du duc de Berry en France, était aussi prompt que décisif sur les cabinets, qui sentaient le besoin de faire face au péril. L’Espagne était loin, difficile à atteindre, presque séparée du continent par la France ; on s’occupait d’abord de Naples et de l’Italie. On voulait aller au plus pressé, et alors se déroule ce qu’on pourrait appeler le drame à la fois diplomatique et militaire de la sainte-alliance en action : drame dont le congrès d’Aix-la-Chapelle n’avait été que le vague et obscur prologue, qui se noue au congrès de Troppau, s’engage décidément au congrès ; de Laybach, pour ne plus s’arrêter qu’après le congrès de Vérone. Tout se lient et s’enchaîne dans cette œuvre de réaction en trois actes ou en trois congrès.

C’est à Troppau, au mois d’octobre 1820, que commence l’action, que se trouvent de nouveau réunis souverains et ministres, dans des dispositions assez différentes. L’Angleterre, toujours fidèle à sa politique, se rendait au congrès pour ne pas rester étrangère aux délibérations européennes, sans vouloir toutefois participer aux démonstrations qui se préparaient; elle entendait se borner à une neutralité qui laisserait tout faire en ne coopérant à rien. La France, qui était représentée par M. de La Ferronays et qui n’avait pas été moins émue que les autres de la révolution de Naples, la France, après avoir hésité un instant, retenue par l’Angleterre ou préoccupée de ses intérêts d’influence en Italie, ne tardait pas à se joindre au mouvement; elle ne gardait provisoirement une sorte d’attitude indépendante ou distincte que par suite de ses embarras intérieurs[8]. En réalité, tout se passait d’abord entre les trois puissances qui, depuis, ont été si longtemps alliées, l’Autriche, la Russie et la Prusse, sous la vive et décisive impulsion de M. de Metternich, dont l’habileté avait été de saisir, sans perdre un instant, l’occasion que les événemens lui offraient de se faire l’inspirateur avant d’être l’exécuteur des résolutions de l’Europe. Il était servi par les circonstances, qui paraissaient justifier ses prévisions et sa politique. Il n’avait plus maintenant à craindre les ambiguïtés ou les fantaisies libérales de l’empereur Alexandre, que les derniers incidens d’Allemagne, d’Italie ou d’Espagne avaient violemment affecté et « converti, » qui arrivait à Troppau tout plein d’idées contre-révolutionnaires; et rien n’est certes plus curieux que les premières entrevues du chancelier autrichien avec l’empereur de Russie. Le chancelier triomphe, dans ses lettres intimes, avec une suffisance qui ne lui manque jamais. Il se montre protecteur et un peu ironique vis-à-vis de ce repentant couronné qui « s’excuse, » et comme il lui demande raison de son changement, le tsar fait sa confession avec candeur: « Vous ne comprenez pas pourquoi je ne suis plus le même, je vais vous le dire. Entre 1813 et 1820, il s’est écoulé sept ans, la longueur d’un siècle; en 1820, je ne ferais à aucun prix ce que j’ai fait en 1813. Ce n’est pas vous qui avez changé, c’est moi. Vous n’avez à vous repentir de rien, je n’en puis dire autant. » M. de Metternich règle aussi les comptes de M. Capo d’Istria : « J’ai passé ma matinée, raconte-t-il, à feuilleter pour ainsi dire le chef du cabinet russe; qu’on juge de ma surprise: il n’a pas fait une seule déclaration apocalyptique! Cela n’est point naturel, mais cela n’est pas moins vrai... » Et il ajoute dédaigneusement : « Tel maître, tel valet!.. » Ce n’est pas qu’il n’ait plus d’une fois encore à batailler avec le ministre russe, qu’il finit par appeler un « fou fieffé et complet; » mais il avait reconquis ou il croyait avoir reconquis l’empereur. Il avait avec lui de longs et familiers entretiens le soir, en tête-à-tête, entre deux tasses de thé, et il en profitait, il l’avoue, pour ruiner l’influence de M. Capo d’Istria auprès du tsar, qui ne défendait plus qu’à demi son ministre.

Une fois maître, au moins pour le moment, de l’esprit d’Alexandre, assuré de la complicité de la Prusse, persuadé que la France ne tarderait pas à se rallier à tout ce qu’on ferait, peu inquiet des réserves de l’Angleterre, M. de Metternich n’hésitait plus. Il avait gagné sa partie diplomatique à Troppau. A son instigation, on avait décidé à trois, Autriche, Prusse et Russie, qu’on ne reconnaîtrait pas la révolution napolitaine, pas plus, du reste, que les autres révolutions, qu’on emploierait au besoin « l’action tant morale que matérielle pour rendre au pouvoir légitime sa liberté,.. et à l’Europe des gages de repos et de stabilité... » On avait, en même temps, adressé au roi de Naples l’invitation de venir se joindre aux autres souverains pour « délibérer sur les intérêts de son royaume, » et on lui avait donné rendez-vous non plus à Troppau, mais à Laybach. Le roi, qui avait capitulé devant la révolution et réuni un parlement, serait-il libre de se rendre à l’appel qu’on lui adressait? Ne serait-il pas retenu comme un otage par les révolutionnaires menacés? On ne le savait pas encore; l’intervention restait dans tous les cas décidée. C’est ce que M. de Metternich appelle « le premier acte du drame. » Le second acte est à Laybach, où le congrès va se retrouver sous une forme nouvelle, où les souverains se rendent en quittant Troppau pour passer à l’action. Le vieux roi Ferdinand, après avoir promis à ses Napolitains tout ce qu’ils ont voulu, même de défendre auprès des souverains la constitution espagnole, a pu partir, laissant son fils comme régent à Naples, et à peine arrivé à Laybach, il s’est hâté de désavouer la révolution, le parlement, tout ce qui s’est fait depuis le 2 juillet 1820. Il n’est plus que le client des alliés, et M. de Metternich, qui est quelquefois sans illusion, qui n’est pas toujours respectueux même pour les princes qu’il restaure, écrit en parlant du roi de Naples : « c’est la seconde fois que je suis chargé de le remettre sur ses jambes, vu qu’il a la mauvaise habitude de toujours retomber ; mais aussi beaucoup de rois s’imaginent que le trône n’est qu’un fauteuil sur lequel on peut s’endormir à son aise. En l’an 1821, un pareil siège est peu commode pour dormir et bien mal rembourré... »

Dès lors, tout se presse. Entre les Napolitains, qui ont refusé de se soumettre à une dernière sommation, qui paraissent résolus à se défendre, et l’armée autrichienne, qui est déjà en marche sous les ordres du général Frimont, la lutte est décidée. M. de Metternich est le grand meneur de cette action qu’il a si patiemment préparée, qu’il voit désormais engagée. Il se peint lui-même d’un trait leste et toujours suffisant dans tout ce mouvement du début d’une campagne, dans une de ces journées d’agitation où il a autour de lui trente personnes, l’une demandant un ordre, l’autre un conseil, sans compter les impatiens et les nouvellistes : « Mon cabinet ressemble plus que jamais à un quartier-général, écrit-il... — Aujourd’hui (6 février 1821), soixante mille hommes passent le Pô. En moins de trente jours, ils seront assis sur les chaises curules des législateurs parthénopéens, ce qui prouvera que je sais ne pas hésiter. Mes ennemis doivent me trouver fort incommode pour eux... J’ai aujourd’hui le même sentiment que celui que j’éprouvais le 15 août 1813. C’est pourtant un grand poids que celui d’une armée qu’on a sur les épaules... « Il compte les étapes de l’armée autrichienne s’avançant sur le Garigliano. Il a aussi l’œil sur ses alliés, qu’il entraîne à sa suite, comme sur les libéraux de l’Europe, qui commencent à se déchaîner contre l’intervention. Il trouve le moyen de lire les brochures de M. Bignon, de M. de Pradt, qui lui arrivent de Paris, et même de se moquer des pronostics retentissans du général Foy, annonçant dans la chambre française que « les Autrichiens ne sortiraient pas des Abruzzes s’ils réussissaient à y entrer. » Il se flatte de trouver des chemins plus faciles ; à vrai dire, il craint plutôt que les « rebelles » ne se dérobent et ne refusent la bataille. Il est persuadé qu’au premier choc tout cela « s’en ira en fumée, parce qu’en somme ce n’est que de la fumée. » — « Si je compte bien, écrit-il peu à après, notre entrée à Naples doit se faire demain. Ainsi c’en serait fait de cette révolution, une grande fantasmagorie a disparu de fait; en moins de huit jours, elle aura cessé d’exister!.. » Au moment même où il touche au succès, cependant, un contretemps imprévu vient le surprendre tout à coup à Laybach. Le feu qu’on va éteindre à Naples se rallume dans le nord de l’Italie : le 10-12 mars 1821, une révolution militaire a éclaté à Alexandrie et à Turin, toujours sous le drapeau de la constitution espagnole ! M. de Metternich ne se déconcerte pas ; au messager qui vient lui porter la nouvelle, il répond : « c’est bien, je m’y attendais ! » Il se rend aussitôt chez l’empereur François, chez l’empereur Alexandre ; en quelques heures des ordres aussi décisifs que laconiques sont expédiés. Cent mille Autrichiens de plus vont descendre en Italie ; ils seront suivis, s’il le faut, de quatre-vingt-dix mille Russes, « Sur quoi, ajoute d’un ton dégagé le chancelier autrichien, nous nous sommes séparés pour dîner comme à l’ordinaire… » Il faut avouer que cette révolution piémontaise, œuvre de quelques jeunes gens au cœur généreux, les Santa-Rosa, les Collegno, les Lisio, patronnée en apparence par le prince qui doit être un jour le roi Charles-Albert, est du premier coup bien malade. Elle n’est pas faite pour résister longtemps aux forces déployées contre elle. Elle ne tarde pas à finir, comme à Naples, par des capitulations, par une restauration d’absolutisme, par la disgrâce du prince de Carignan. Avant qu’un mois soit écoulé, dès le 6 avril, M. de Metternich écrit : « Dans l’espace de six semaines, nous avons fini deux guerres et étouffé deux révolutions !.. » Un mois plus tard, avant de partir de Laybach, il ajoute : « Je suis au moment de quitter cette belle et bonne ville. Elle a fait dans le monde bien du bruit, mais il passera comme passe tout bruit. Ce qui, toutefois, durera davantage, c’est le résultat. Nous avons fait de bonnes et grandes choses. » L’œuvre de Troppau et de Laybach était accomplie au-delà des Alpes !

Restait cependant une autre révolution, celle qui avait mis tout en branle, qui avait été comme le modèle des insurrections italiennes, la révolution espagnole. Celle-ci avait été préservée dans sa première explosion par l’éloignement, par la difficulté qu’il y avait à la saisir ; les affaires de Naples et du Piémont absorbaient d’ailleurs l’attention. C’était pourtant toujours la révolution avec ses menaces et ses contagions, une révolution qui tenait Ferdinand VII, le moins intéressant des rois, mais un roi, dans une sorte de captivité, qui, loin de s’apaiser, semblait se perdre de plus en plus dans l’anarchie. On en revenait bientôt à l’idée d’en finir avec ce dernier foyer révolutionnaire. Les puissances, qui en se séparant, en 1821, avaient pris rendez-vous pour l’année suivante, se retrouvaient effectivement à l’automne de 1822, et, par le fait, le congrès de Vérone n’était que la suite ou le couronnement des congrès de Troppau et de Laybach : c’était le troisième acte du drame ! Les mêmes personnages souverains, avec leurs ministres, composaient cette réunion nouvelle, où la France se faisait représenter par MM. de Montmorency, M. de La Ferronays, M. de Caraman, ambassadeur à Vienne, et le plus brillant de tous, le plus impatient d’action, M. de Chateaubriand. La délibération avait le même objet, la lutte contre tout ce qui menaçait l’ordre conservateur en Europe. Les allaires italiennes une fois réglées, la révolution espagnole devenait le principal ennemi, et comme l’intervention à Naples était sortie du congrès de Laybach, l’intervention en Espagne sortait du congrès de Vérone. Cette fois, c’était la France qui prenait le premier rôle, qui gardait son indépendance sans doute, qui recevait aussi un mandat de l’Europe, qui, selon le mot d’un des ministres du temps, se trouvait dans l’alternative « d’aller combattre la révolution au-delà des Pyrénées ou d’aller la défendre sur le Rhin. » Tout avait été réglé ou prévu à Vérone, la guerre de la France avec l’Espagne, le cas où l’appui moral et même matériel des autres puissances pourrait être invoqué. De là cette expédition de 1823, que les cours de l’Europe faisaient précéder d’une démonstration diplomatique, que la France se chargeait d’exécuter, un peu par nécessité peut-être, un peu aussi par entraînement, par une secrète impatience d’essayer ses forces militaires et de retrouver un éclair de gloire.

Chose curieuse ! M. de Metternich avait plus que tout autre contribué à décider l’action en Espagne ; il se flattait même selon l’habitude d’avoir tout fait dans le congrès de Vérone, « le plus important, disait-il, qui ait été tenu depuis 1814. « Il ne laissait pas cependant d’avoir de l’humeur, de la méfiance, quelquefois presque du mauvais vouloir à l’égard de la puissance chargée de l’intervention « pour la cause commune à l’alliance. » Ce n’est pas qu’il désavouât ostensiblement le principe, qu’il cessât de s’intéresser à « l’opération salutaire et généreuse » entreprise par la France. À une insinuation de l’Angleterre essayant de le ramener à une certaine neutralité dans les affaires d’Espagne, il répondait : « l’idée de la neutralité dans cette lutte est incompatible avec notre système politique… L’empereur ne saurait se déclarer neutre lorsqu’il s’agit de soutenir un principe sur lequel repose l’existence de son empire. » À son ambassadeur à Paris, il ne cessait de répéter : « La cause de la France est celle de l’Europe, tout comme la cause de l’Europe est celle de la France. » Dès que l’expédition était commencée, il écrivait de son ton léger : « On n’est occupé ici que de l’Espagne et de l’opéra italien. Si la guerre continue de marcher aussi bien que l’opéra, l’Europe est sauvée… — Vienne est sur les bords de l’Ebre. Les progrès des opérations de l’armée française font ici la même impression que si c’étaient des victoires de l’armée autrichienne. « Il parlait ainsi ; mais, en même temps, il mêlait à sa politique toute sorte de petites duplicités et de manèges insidieux. Il imaginait même un instant d’embarrasser le gouvernement français en lui suscitant un rival, en encourageant et patronnant le roi de Naples dans ses prétentions à je ne sais quel rôle de médiateur de famille en Espagne au nom de la légitimité et des droits dynastiques. Il se défiait de la France, il la soupçonnait de porter dans cette affaire espagnole des calculs secrets d’ambition ou un sentiment de gloriole militaire ou peut-être même des faiblesses libérales, et il aurait voulu la tenir en tutelle par une conférence européenne qui serait restée réunie à Paris pendant la durée de l’intervention.

Au fond, il était de ceux qui ne sont jamais satisfaits que de ce qu’ils font eux-mêmes, et sans aller jusqu’à contrarier ouvertement la campagne française, il ne se défendait pas les propos légers, malicieux sur les ministres du roi Louis XVIII, sur les temporisations équivoques de M. de Villèle aussi bien que sur la diplomatie chevaleresque et entreprenante de M. de Chateaubriand. Il en était quitte, il est vrai, le succès de l’entreprise une fois décidé et assuré, pour s’en donner un peu l’honneur, pour s’attribuer le mérite de « l’heureux résultat de l’expédition d’Espagne,.. » de cette « troisième révolution réduite en poussière et en cendre depuis deux ans par une impulsion venue du dehors... » Le chancelier d’Autriche avait bien, après tout, le droit de considérer comme son œuvre cette campagne nouvelle qu’il avait pour le moins inspirée s’il n’avait pas pu la diriger, ce troisième acte du drame noué à Troppau. Il avait habilement manœuvré, il avait été l’âme des congrès. De cette sainte-alliance, qui n’avait été à l’origine qu’une vision chimérique, un rêve de religiosité mystique et vague dans l’esprit de l’empereur Alexandre, il avait fait une réalité, tenant dans ses mains, depuis Carlsbad, tous les fils de ce réseau de contre-révolution tendu sur l’Allemagne, puis jusqu’à Naples et jusqu’à Madrid. C’était bien son ouvrage : il s’en flattait, tout en mêlant à l’infatuation de ses succès une légère affectation de supériorité ironique et dédaigneuse. « C’est une terrible chose que de voyager dans ma position, écrit-il vers ce temps-là à ses familiers. Je suis saturé d’ennui comme un souverain, grâce aux cours qui me fêtent à mon passage ; en même temps, je suis obsédé comme un devin, car tout le monde me demande conseil. Depuis que j’ai été assez heureux pour faire disparaître les carbonari, on s’imagine que je n’ai qu’à me montrer pour détruire tout ce qui gêne l’un ou l’autre. Aujourd’hui, tous les gouvernemens sont malades, et ils le sont tous par leurs propres fautes. Depuis mes conférences allemandes, ils me regardent comme le législateur suprême de l’Allemagne, et, depuis 1821, comme l’exterminateur des révolutionnaires. Chacun me prie de lui tuer les siens ou du moins de lui communiquer ma recette... » La recette résidait tout simplement dans l’adroite souplesse d’un esprit avisé, suivant une idée fixe à travers les mobilités des choses et des hommes, sachant se servir de tout, des armes que lui donnaient des révolutions mal conçues, aussi bien que de la peur des gouvernemens, et finissant par laisser tout le monde persuadé qu’en lui revivaient et se perpétuaient les traditions de 1815, qu’il restait le seul politique de sang-froid dans le trouble universel.

C’est alors, en effet, que M. de Metternich devient décidément et pour longtemps un personnage européen, dont la figure se dégage et s’accentue par degrés à travers les événemens. Personnage d’une originalité singulière, à la fois absolu par ses idées et rompu à toutes les roueries pratiques, sachant déguiser sous des théories souvent assez pédantesques une politique d’expédiens heureux, mêlant la solennité des principes aux subterfuges de l’intrigue et à la légèreté mondaine ; personnage en même temps écouté et recherché, flatté par les uns pour ses succès, redouté par les autres pour son habileté. Il avait su enchaîner à son char le roi de Prusse Frédéric-Guillaume III, qui voyait en lui son directeur de conscience, et, par la complicité prussienne, il tenait pour le moment l’Allemagne[9]. Il avait eu plus de peine à avoir raison de l’empereur Alexandre; il avait fini cependant par ressaisir, au moins en partie, sur quelques points, cet esprit mobile si prompt à échapper. Le roi d’Angleterre, dans un voyage en Hanovre, lui avait fait témoigner le désir de le voir, et, dès sa première visite, il pouvait écrire : « L’accueil que m’a fait le roi est celui d’un cher ami. Je ne me souviens pas d’avoir été embrassé avec une pareille tendresse, et de ma vie je n’ai été dans le cas de m’entendre dire autant de jolies choses... » De Paris on faisait appel à sa médiation entre les amis de Monsieur, du comte d’Artois et les royalistes amis du duc de Richelieu. Enfin, l’empereur François, esprit simple, peu brillant, peu actif, mais sensé, était le souverain le plus précieux pour un chancelier de cour et d’état, — il venait de recevoir définitivement ce titre, — qui savait se servir de son prince en le servant. M. de Metternich avait la réalité de l’influence et du crédit ; il en aimait aussi, quoi qu’il en dit, les apparences et ce qu’on peut appeler la représentation. Partout où il allait, partout où il s’arrêtait, dans ses voyages ou dans ses séjours, à Téplitz, à Carlsbad, à Gastein, ces éternelles hôtelleries de la diplomatie allemande, comme en Italie, il se voyait entouré de tous ceux qui avaient à lui demander un appui ou qui voulaient interroger le sphinx. Il se plaisait surtout, par intervalles, à se retrouver dans son beau domaine du Johannisberg, qui avait été autrefois la possession des évêques de Fulda, qui, sous l’empire, avait appartenu, je crois, au maréchal Kellermann, et qu’il avait reçu en don de l’empereur François depuis 1816. Il voyait se succéder les visiteurs, ministres, diplomates en voyage, notabilités, princes et même souverains, dans le vieux château aux terrasses pittoresques, du haut desquelles on avait sous les yeux vingt lieues du cours du Rhin, huit ou dix villes, une centaine de villages, toute une contrée où chaque site avait sa ruine, où chaque ruine avait son histoire. « Quelle vue, écrit-il un jour, quelle richesse de pays ! que de beautés innombrables pour tout homme qui ne connaît pas le Rheingau !.. Je suis ici non comme à la campagne, mais comme à un congrès. J’y ai eu hier le chancelier Hardenberg, le comte de Goltz, le comte de Buol, Wessenberg, Caraman, les comtes de Munster, Rechberg et Wintzingerode. J’ai avec moi Spiegel, Mercy, Langenau, Gentz... L’empereur a été frappé de la vue du Johannisberg, et le prince de Danemark trouve qu’en Danemark et même en Norvège il n’y a pas de site plus riant... » Le châtelain, en recevant ses hôtes, ne cessait pas d’être aux affaires et d’assurer son influence par sa diplomatie subtile.

Il pouvait, certes, passer pour le personnage le plus consulté de l’Europe. Il ne laissait pas d’être gonflé de ce rôle de « puissance morale » qu’il se décernait à lui-même dans l’intimité! A une importance réelle, M. de Metternich a toujours allié une vanité presque naïve et un peu puérile, qui a été un des traits distinctifs de son caractère. Il est resté persuadé jusqu’à son dernier jour que « l’erreur n’avait jamais approché de son esprit, » qu’il avait eu toujours raison. Il se flattait d’être l’homme le plus apte à « faire ce qui est bien et juste, et surtout au moment utile, le seul où les grandes choses peuvent se faire. » Il faisait volontiers la confession des fautes des autres, en ajoutant aussitôt pour son propre compte : « Mon âme ne conçoit rien d’étroit. Je suis toujours en-deçà et au-delà de ce qui occupe la plupart des hommes d’affaires ; je coure un terrain infiniment plus grand qu’ils ne le voient ou ne le veulent voir… » Avec cette satisfaction de lui-même, il avait quelque dédain pour ceux de ses contemporains à qui il avait affaire ; il les trouvait assez médiocres, et, par un retour aussi singulier qu’imprévu, il ne pouvait se défendre quelquefois d’évoquer par la pensée les grandes choses auxquelles il avait été mêlé, même le prodigieux génie en face de qui il s’était si souvent rencontré. On aurait dit que ces souvenirs remplissaient encore son esprit. Il ne laissait pas passer les grands anniversaires sans un mot de commémoration qui n’avait rien d’offensant pour le glorieux vaincu. Il appelait Napoléon « l’homme du siècle, l’homme de Sainte-Hélène, » le « grand exilé. » Il écrit même un jour de 15 août, en rappelant les scènes d’autrefois : « c’est aujourd’hui la fête du grand exilé ; s’il était encore sur le trône et s’il n’y avait que lui au monde, je serais très heureux… » Il dit un autre jour, en déplorant le « pitoyable train » du monde : « A entendre parler les gens, on croit marcher entouré de géans ; à les suivre, on s’aperçoit bien vite qu’on ne tient que des fantômes. Le seul géant que le XVIIIe siècle ait produit n’est plus de ce monde. Tout ce qui s’agite aujourd’hui est d’une trempe misérable. Il est fort difficile de bien jouer avec de médiocres acteurs… » Il est clair qu’après Napoléon, qu’il avait vaincu, dont le souvenir hantait toujours sa pensée en flattant son orgueil, le chancelier d’Autriche se considérait comme le seul vrai représentant de l’ordre nouveau de 1815, et, ainsi qu’il le disait, comme une puissance « qui laisserait sentir du vide le jour où elle disparaîtrait… » — « Et pourtant, daignait-il ajouter, elle disparaîtra !… » C’était bien heureux qu’il en convînt !


IV.

L’ordre de 1815, pour M. de Metternich, c’était sans doute la paix intérieure des états par l’inviolabilité des droits traditionnels, par la solidarité des politiques conservatrices, par la haute police de la sainte-alliance sur tous les mouvemens révolutionnaires ; c’était aussi la paix extérieure entre les peuples par le respect des traités et des situations, par l’union des couronnes et des gouvernemens dans la défense des conditions générales du système européen. Il n’avait qu’un principe invariable, qu’il réduisait à « la conservation de toute chose légalement existante et à l’heureuse union des premières puissances sur ce principe… » M. de Metternich a toujours été l’homme d’état de la paix par l’équilibre des forces et des influences habilement contenues. Il avait réussi, au moins pour le moment, dans ses campagnes contre la révolution, à Carlsbad, à Troppau, à Laybach, jusqu’à Vérone. Il avait à se mesurer avec bien d’autres difficultés de l’ordre européen, et une des plus curieuses épreuves pour sa diplomatie est une question qui a singulièrement grandi depuis, qui en était encore alors à ses premières phases : je veux parler de la question d’Orient! C’est ici ce qu’on pourrait appeler une autre face de la politique du chancelier autrichien.

Cette question, qui a passé depuis un siècle par tant de métamorphoses, que M. de Metternich avait eu plus d’une fois l’occasion d’agiter dans ses conversations intimes avec Napoléon, elle avait survécu à 1815 comme une suite de la guerre que la Russie avait engagée contre la Porte, et dont elle s’était brusquement détournée en 1812 par la paix signée avec les Turcs à Bucharest. Telle qu’elle apparaissait d’abord, elle n’avait rien de menaçant; elle était destinée à s’aggraver bientôt. Elle se composait alors, comme elle s’est toujours composée, d’élémens assez complexes. Il y avait entre la Russie et la Porte une de ces querelles dont le cabinet de Saint-Pétersbourg s’est réservé de tout temps l’avantage en Orient, des difficultés d’interprétation du traité de Bucharest, des contestations de frontières en Asie, des relations incertaines. La querelle traînait sans solution, sans aggravation, lorsque tout à coup, aux premiers mois de 1821, éclatait l’insurrection grecque, qui commençait dans la Moldo-Valachie, sous le prince Ypsilanti, général-major au service russe, et qui, vaincue par les Turcs sur le Danube, ne tardait pas à s’étendre à l’Épire, à la Thessalie, jusqu’au Péloponèse, enflammant et ralliant tout le monde hellénique. De sorte que deux questions se mêlaient ou se rencontraient : la question, toute diplomatique encore, des rapports de la Russie et de la Porte, rapports subitement compliqués par la rentrée des Turcs dans les-principautés du Danube, et cette insurrection grecque, qui semblait se lier aux mouvemens révolutionnaires de l’Occident, qui devenait un danger de plus en ajoutant à l’imbroglio européen. C’est là le point de départ. C’est le problème nouveau qui venait surprendre M. de Metternich en plein congrès de Laybach, en pleine action contre Naples et contre le Piémont. « Dans l’espace de six semaines, écrit-il, nous avons fini deux guerres et étouffé deux révolutions. Espérons que la troisième, celle qui a éclaté du côté de l’Orient, ne sera pas plus heureuse... » Au fond, le plus habile et le plus avantageux des tacticiens de la politique ne s’y trompait pas. Il sentait qu’une crise de l’Orient, en réveillant les tentations de la Russie, pouvait ébranler la « grande alliance » de l’Occident, et que ce qui ébranlerait l’alliance de Laybach pouvait troubler toutes ses combinaisons, toutes les conditions de l’ordre conservateur en Europe. Mettre au-dessus de tout la cause de la paix, contenir la Russie dans ses velléités d’action orientale, presser la Porte de désintéresser le tsar et d’enlever tout prétexte aux interventions par une prompte pacification des provinces insurgées, c’était là l’objet multiple de la diplomatie du chancelier d’Autriche pendant ces années.

l! ne désespérait pas d’abord de réussir. Aux premiers momens, c’est une remarque à faire, l’insurrection hellénique n’avait pas en Europe la popularité qu’elle allait bientôt conquérir, qui devait fasciner et entraîner les gouvernemens eux-mêmes. M. de Metternich, le seul qui ne dût jamais changer, trouvait aisément des complices d’opinion et de politique parmi les puissances qui ne voyaient, comme lui, dans le soulèvement grec, qu’une révolution de plus, une atteinte périlleuse à l’intégrité, à l’indépendance de l’empire ottoman. Dans le voyage qu’il faisait vers cette époque à Hanovre, auprès du roi d’Angleterre, il se rencontrait avec lord Castlereagh, devenu lord Londonderry, et du premier coup, il s’était entendu avec le chef de la diplomatie britannique sur les affaires d’Orient. Il n’avait aucun doute sur l’adhésion de Berlin; il croyait pouvoir entraîner la France. La seule et vraie difficulté était toujours l’empereur Alexandre, le souverain à l’imagination chimérique, aux volontés insaisissables. Non pas que ce prince décevant parût disposé à saisir l’occasion ou témoignât de la sympathie pour les Grecs : il les désavouait avec une sorte d’horreur à Laybach. Il ne parlait que de la paix, de la soumission nécessaire des insurgés ; il était tout entier à la politique de la sainte-alliance. Seulement, par une subtilité de ce singulier esprit, l’empereur Alexandre désavouait les Grecs comme révolutionnaires, il les soutenait comme orthodoxes, il entendait rester le protecteur de leurs droits et de leurs intérêts religieux. Il gardait de plus contre la Porte le grief de l’occupation récente des principautés par les Turcs, et il était entretenu dans ces sentimens, dans ces contradictions, par son conseiller le plus intime du moment, par M. Capo d’Istria, qui représentait encore auprès de lui l’hellénisme patient et insinuant. M. Capo d’Istria s’intéressait fort peu aux combinaisons de la sainte-alliance, à la question napolitaine ou à la question espagnole; il n’avait d’intérêt que pour les Grecs, et c’est vers l’Orient qu’il s’efforçait sans cesse de ramener l’esprit de l’empereur Alexandre, en le flattant dans ses faiblesses et dans ses rêves. M. de Metternich passait son temps à combattra le ministre, qu’il n’avait pas ruiné autant qu’il le croyait à Laybach, qui lui était le plus antipathique, et à essayer de retenir, de fixer le souverain russe dans les affaires d’Orient, comme il croyait avoir réussi à le fixer dans sa politique de contre-révolution en Europe.

C’est un manège perpétuel, voilé le plus souvent par les événemens extérieurs, — Curieux à suivre dans l’intimité. Tantôt M. de Metternich croit avoir définitivement ressaisi Alexandre, tantôt il le sent s’échapper, et il est obligé de reprendre son œuvre de patience avec ce prince, qu’il peint en artiste aussi complaisant pour lui-même que peu respectueux quelquefois pour son modèle. « j’ai, dit-il, le sentiment de me trouver au milieu d’une toile que je tisse comme mes amies les araignées... L’empereur Alexandre tient encore bon, mais il se trouve seul au milieu des siens. Les uns veulent le contraire de ce qu’il veut, les autres n’ont pas la force de rien vouloir. Pour ne pas faire fausse route, il faut séparer le tsar de son entourage. Il veut ce que je veux moi-même, mais son entourage veut le contraire. Dans cette situation morale, l’empereur Alexandre a pris la seule résolution qu’il fût possible de prendre : il a différé toute action réelle et s’est replié moralement sur moi. C’est par là que s’explique ma toile d’araignée. Des toiles de ce genre sont jolies à voir, tissées avec art, et résistent à de légères attaques, mais non pas à un coup de vent... » — Il y revient bientôt dans ses lettres familières; il écrit un autre jour : « Après quelques mois perdus pour le repos du monde, l’empereur Alexandre se prend la tête à deux mains et vient se planter devant moi, en me priant de lui remettre de l’ordre dans ses pensées. Et c’est ce qui arrive encore aujourd’hui. Capo d’Istria est l’homme du monde qui s’entend le mieux à embrouiller une affaire. Or l’affaire d’aujourd’hui est emmêlée à tel point que l’empereur Alexandre ne peut plus ni avancer ni reculer. J’ai prévu le cas, j’ai vu venir le jour où il me présenterait encore une fois sa tête à remettre en bon état. Il faut donc que je recommence le travail dont j’ai à me charger chaque fois que surgit une grosse question. » Il poursuit ainsi deux années durant, de 1821 à 1823.

A travers tout, cependant, un jour venait où l’empereur Alexandre, fatigué de se débattre dans ces affaires orientales, semblait plus disposé à en finir, tout au moins à se prêter à une transaction dans l’intérêt de la paix, et où M. de Metternich pensait avoir trouvé, non pas une solution, mais le préliminaire d’une solution. Le chancelier d’Autriche, avec sa fertilité dans l’art des subterfuges, avait imaginé et fait accepter par le tsar un expédient qui simplifiait la question en la divisant. On devait commencer, — C’est lui qui s’en chargeait, — par mettre fin au conflit diplomatique qui n’avait cessé d’exister entre la Russie et la Porte, qui pouvait à tout instant conduire à la guerre ; puis, cette première difficulté une fois écartée, les cinq grandes puissances de l’Europe se réuniraient à Saint-Pétersbourg pour préparer la pacification de la Grèce, en respectant toujours les droits de souveraineté de la Porte sur les provinces insurgées. M. de Metternich croyait avoir trouvé le moyen de tout concilier, de préserver la paix par le rétablissement des rapports diplomatiques entre le tsar et le sultan, de maintenir l’intégrité de la grande alliance, d’isoler et de réduire à l’impuissance la révolution hellénique. C’était une victoire du moment ou, si l’on veut, une nouvelle manière de gagner du temps!

Malheureusement, en effet, dans ces complications orientales qui commençaient à peine, qui semblaient n’être qu’un épisode lointain des affaires de l’Europe, tout échappait aux calculs, M. de Mettermch lui-même en convenait, et avant peu tout allait changer de face en Orient comme dans l’Occident. D’abord, l’insurrection grecque, qu’on croyait promise à une prochaine défaite, grandissait rapidement; elle grandissait par sa durée même dans les conditions les plus inégales, par la résistance indomptable qu’elle opposait aux Turcs, qui, ne sachant ni la vaincre ni l’apaiser, ne réussissaient qu’à fatiguer La diplomatie par leur impuissance et à exaspérer la lutte par leurs cruautés. Le bruit des premiers succès des Grecs, les noms de Colocotroni, de Canaris retentissaient en Europe, et cette insurrection naguère encore traitée en ennemie par les gouvernemens, accueillie avec hésitation par l’opinion, excitait maintenant les sympathies les plus ardentes. L’héroïsme des Hellènes, les massacres accomplis par les Turcs, la poésie des souvenirs et des traditions antiques, tout servait à émouvoir les imaginations, à populariser la cause et à faire de l’Occident le complice de cette révolution orientale. Le philhellénisme devenait une passion, même une mode.

Ce n’est pas tout : tandis que l’insurrection grecque grandissait par elle-même, d’autres événemens se succédaient en Europe et modifiaient sensiblement les alliances, la politique des cours. Dès 1852, lord Londonderry avait disparu de la scène par une mort volontaire, et il avait pour successeur comme chef de la diplomatie britannique le brillant et éloquent Canning, celui que M. de Metternich appelle un « météore malfaisant, » et dont il dit; « Un homme s’est élancé en Angleterre au timon des affaires ; il a visé à asseoir son pouvoir sur le culte des préjugés populaires dans son pays. » Canning portait dans les affaires extérieures de l’Angleterre son imagination ardente, un libéralisme à demi émancipé de la sainte-alliance, avec l’esprit de rivalité de sa nation. Sans aller jusqu’à une rupture avec la France, à l’occasion de la guerre d’Espagne, il lui opposait une neutralité hostile, encourageante pour les constitutionnels de Cadix et de Madrid. Il se hâtait de profiter de la circonstance pour reconnaître l’indépendance des colonies espagnoles de l’Amérique, de même qu’il témoignait ses sympathies à La Grèce, pour laquelle Byron allait mourir. C’était ce que M. de Metternich appelait la politique « aventureuse » de l’Angleterre. En France, royalistes et libéraux, à peine délivrés de la guerre d’Espagne, s’agitaient pour les Grecs et pressaient le gouvernement, dont le chef, M. de Villèle, au dire du duc de Broglie, répondait de son « ton nasillard « à ceux qui lui parlaient d’Athènes : « Quel intérêt pouvez-vous prendre à cette localité ? » La France prenait intérêt au Parthénon aussi bien qu’aux défenseurs de Missolonghi, et elle se montrait déjà prête à toutes les interventions ; mais c’est surtout en Russie que survenait au cours de ces années un changement décisif, un vrai coup de théâtre par la mort de l’empereur Alexandre, qui disparaissait subitement, mystérieusement à Taganrog, le 1er décembre 1825, et à qui M. de Metternich, en enregistrant « le foudroyant événement, » consacre cette singulière oraison funèbre. « Alexandre était malheureusement l’enfant de l’époque; marchant de culte en culte et de religion en religion, il a tout remué et n’a rien bâti. Tout en lui était superficiel, rien n’allait au-delà... » L’empereur Alexandre, ressaisi, dans les deux dernières années de sa vie, par les agitations d’un esprit assombri, que M. de Metternich appelle des « remords, » et par les influences de la sainte-alliance, disparaissait sans avoir rien résolu ni rien tenté en Orient[10]. Que ferait maintenant son successeur l’empereur Nicolas, qui montait au trône dans les circonstances les plus dramatiques, après une courte et émouvante indécision de règne entre lui et le grand-duc Constantin, — au milieu des péripéties d’une sédition militaire d’où il ne sortait victorieux que par une inébranlable fermeté?

On ne le savait pas d’abord; le nouveau souverain ne le savait peut-être pas lui-même. Il ne se livrait pas du moins ; il se montrait autant qu’Alexandre religieusement attaché aux principes conservateurs « de la sainte-alliance, » et, comme son. frère, il désavouait toute pensée de guerre, toute ambition de conquête ; mais il ne tardait pas à se dévoiler. L’empereur Nicolas, bien plus jeune et moins chimérique qu’Alexandre, portait aux affaires le sentiment altier de son autocratie, l’orgueil de sa force, l’antipathie dédaigneuse du Russe contre le Turc, et une certaine impatience d’action, ne fût-ce que pour secouer les pénibles souvenirs des scènes qui avaient accompagné son avènement. — De cet ensemble de choses, changement de règne en Russie, révolutions d’opinion dans d’autres pays, progrès de l’insurrection grecque, que résultait-il? Les événemens se précipitaient. C’était tout au moins le commencement d’une situation nouvelle, d’une sorte de drame diplomatique et militaire qui débutait par un acte assez inoffensif pour arriver bientôt à la guerre de 1828. — Premier acte : le duc de Wellington, envoyé à Saint-Pétersbourg, signe, le 4 avril 1826, avec la Russie, un protocole qui trace un programme de pacification de la Grèce laissée sous la suzeraineté du sultan. — Deuxième acte : le protocole du 4 avril, qui est resté d’abord limité entre l’Angleterre et la Russie, qui a échoué devant la force d’inertie de la Porte et en partie par l’opposition de l’Autriche, devient bientôt, par l’accession de la France, la triple alliance du 6 juillet 1827. Ici se dessine une véritable médiation, à l’appui de laquelle les trois puissances doivent envoyer leurs vaisseaux dans l’archipel, et, comme il arrive souvent, de la présence des forces navales naît l’imprévu. L’imprévu, c’est le combat du 20 octobre 1827 à Navarin, la destruction de la flotte turque par les escadres alliées en pleine paix, — Ce qui s’appelle une glorieuse victoire à Pétersbourg et à Paris, un « malencontreux événement » à Londres, une « catastrophe » et un « attentat » à Vienne. C’est le troisième acte. — En réalité. Navarin n’est que le préliminaire de l’action décisive et fraie le chemin à la Russie, qui entre plus directement en scène. Tandis que la France entreprend sa chevaleresque expédition de Morée, la Russie, elle, ouvre la vraie guerre contre la Porte, guerre qui est d’abord peu brillante en 1828, qui se relève dans la seconde campagne de 1829, pour se dénouer par une paix utile au tsar et par l’émancipation définitive de la Grèce. Je ne fais que résumer cette action sans cesse entrecoupée où se croisent les ambitions, les intrigues, les faux calculs et même les chimères.

L’originalité de M. de Metternich est de rester seul avec sa politique dans cette mêlée orientale de quelques années, d’opposer à tous les entraînemens et à toutes les contradictions une invariable fixité d’idées. Dans cet étrange drame où tout s’enchaîne, la Russie, au fond, veut la guerre, non pas précisément pour détruire l’empire ottoman, mais pour arriver à l’asservir et à le dominer ; l’Angleterre de Canning suit la Russie, en croyant la conduire ou en se flattant de la contenir ; la France se laisse aller à ses ardeurs chevaleresques, et quelques-uns de ses hommes d’état croient voir déjà dans l’alliance russe la chance de quelque dédommagement glorieux en Europe. Le chancelier d’Autriche seul, il faut l’avouer, représente l’équilibre et la paix. Jusqu’en 1825, par sa dextérité et son ascendant de diplomate heureux dans les congrès, il a réussi à peu près à détourner la crise ; à partir de la mort de l’empereur Alexandre, il sent que les événemens lui échappent, que la « grande alliance, » à laquelle il reste toujours attaché, va se perdre dans les affaires d’Orient, et, dès lors, il n’est plus occupé qu’à s’affermir sur son terrain, à le disputer pied à pied, à s’y retrancher, à défendre contre tout le monde ce qu’il appelle le droit et le bon sens. Il refuse de s’associer au protocole du 4 avril 1826 entre l’Angleterre et la Russie ; il refuse bien plus encore d’entrer dans la triple alliance du 6 juillet 1827, qui est une étape de plus dans les complications. Il se révolte contre « l’épouvantable catastrophe » de Navarin, qui inaugure l’exécution. A chaque progrès de la politique nouvelle, il oppose une protestation en accentuant ses dissidences. Ce n’est pas qu’il ait aucune illusion sur ceux qu’il paraît protéger, les Turcs : il n’a pas plus d’illusion sur les Turcs que sur les Grecs; il ajoutera tout au plus que, barbares pour barbares, il préfère encore les chrétiens aux musulmans ; mais ce qu’il soutient à Constantinople, c’est la souveraineté légale d’une puissance menacée dans ses droits; ce qu’il combat dans la Grèce insurgée, c’est la révolution ; ce qu’il voit dans la politique d’intervention entre les insurgés et le souverain, c’est la déviation des principes conservateurs, c’est l’esprit d’aventure et de subversion qui se déchaîne. Il résiste au mouvement, il s’en tient à sa politique, « la seule droite et positive, » selon lui : « Je prétends n’avoir qu’un mérite, dit-il au moment où tout va s’engager, c’est de savoir ce que nous voulons. A Saint-Pétersbourg, on voudrait bien faire ce qu’on ne peut pas; à Londres, on serait tenté de vouloir ce que la volonté seule ne suffit pas à réaliser, et, à Paris, on ne sait pas bien ce qu’on veut. Voilà le tableau exact de la situation. Cela n’est pas flatteur pour les contemporains et ce n’est pas une position bien enviable pour moi, malgré toute la beauté du rôle que je prends. »

Le rôle que M. de Metternich a pris dès la première heure, il le garde à travers tout, manœuvrant avec une singulière souplesse entre Constantinople, Saint-Pétersbourg, Londres et Paris, variant son langage et sa diplomatie selon la marche des choses, selon les gouvernemens à qui il a affaire. A Londres, il ne cesse de batailler contre Canning, son grand antagoniste, en qui il ne voit qu’un dangereux novateur, un révolutionnaire, qu’il accuse d’avoir le premier, par ses fantaisies libérales, ouvert à la Russie la voie des interventions en Orient. Entre le chef de la diplomatie autrichienne et le chef de la diplomatie anglaise, c’est une sorte de duel, qui n’est interrompu que par la mort soudaine du brillant ministre du roi Georges IV, au mois d’août 1827, à la veille de Navarin, lorsque la politique de l’Angleterre est déjà trop engagée pour se modifier du jour au lendemain. Avec la France, le chancelier d’Autriche emploie volontiers la séduction. il profita de toutes les occasions, d’un voyage qu’il fait à Paris, d’une visite qu’il reçoit peu après de M. de La Ferronays à Téplitz, pour essayer d’éclairer et de gagner à sa cause les ministres français, pour faire l’éducation de M. de Villèle, de M. de Damas, le modeste et terne successeur de Chateaubriand. Il ne tarde pas à s’apercevoir que, soit faiblesse ou crainte de l’opinion, soit condescendance inavouée et intéressée pour la Russie, le cabinet des Tuileries échappe à ses conseils. A Saint-Pétersbourg, il trouve devant lui un jeune empereur à l’esprit ambitieux, « coulant dans les formes, dit-il, caressant dans ses explications avec ses alliés, mais entier, actif dans la poursuite de ses vues, de ses intérêts particuliers. » Il sent bien que le danger est là avec la puissance envahissante, il déploie toute son habileté auprès de l’empereur Nicolas, il met en mouvement ses ambassadeurs, l’empereur François lui-même, pour détourner une guerre qui peut jeter l’Europe dans un « dédale de maux, » qui affecte surtout d’abord les intérêts de l’Autriche. M. de Metternich, dans ses négociations, ne va jamais jusqu’à un éclat, jusqu’à une menace de rupture; il ne cesse de faire appel à l’alliance. Un instant vient cependant où entre Vienne et Saint-Pétersbourg les rapports semblent singulièrement tendus, où, devant la déclaration de guerre de l’empereur Nicolas, l’Autriche se retranche dans une neutralité ombrageuse et impatiente, suivant avec défiance la marche de l’ambition russe, attendant une occasion de rentrer en scène. M. de Metternich tient tête jusqu’au bout à la crise, et, dans cette lutte, il reste ce qu’il est, un homme qui a de l’habileté, de l’intrigue, le génie des expédiens et une sorte d’antipathie instinctive pour ceux qu’il appelle des « romantiques, » des hommes d’imagination et d’aventure : les Pozzo, les Capo d’Istria, les Stein, les Canning, les Chateaubriand. Ceux-là, il les « flaire, » comme il le dit, et il les a en horreur. Il se caractérise lui-même par ses antipathies bien plus que par ses sympathies, qui sont rares[11]. Épuiser les efforts pour détourner la guerre avant qu’elle ne soit déclarée, et, quand elle est déclarée, pour en hâter le dénoûment, retenir autant que possible les fils des négociations près de se rompre, et, quand ils sont rompus, tâcher de les ressaisir et de les renouer, M. de Metternich mettait là tout son art, toute sa politique. Il n’avait pas réussi dans la première partie de son œuvre, puisqu’il n’avait pu empêcher la guerre, puisqu’il avait vu surtout se dissoudre dans cette affaire orientale de 1827-1829 l’alliance conservatrice qu’il avait eu tant de peine à former dans les congrès pour contenir l’esprit de subversion en Europe. C’était son plus vif grief contre la politique russe, qu’il persistait à déclarer « néfaste, » et la paix d’Andrinople, — septembre 1829, — qui allait permettre une réconciliation ou un rapprochement entre Vienne et Saint-Pétersbourg, cette paix, qui consacrait la victoire de la Russie par l’abaissement de la Porte, par la création d’un nouvel état grec, ne rassurait qu’à demi le chancelier autrichien. « Le mal est fait, disait-il, les pertes sont irréparables; l’existence future de l’empire ottoman est devenue problématique... L’Europe va se trouver placée dans une situation analogue à celle d’individus sortant d’une grande débauche... » Lorsque, quelques mois plus tard, M. de Metternich et M. de Nesselrode, également animés du désir de s’expliquer, se rencontraient à Carlsbad comme autrefois, le chancelier de l’empereur d’Autriche disait avec une familiarité grondeuse au chancelier de l’empereur Nicolas : « j’ai un reproche immense à vous faire... Comment, vous qui avez été le confident et l’appui de mes longues et utiles relations avec feu l’empereur, avez-vous pu prêter le flanc à la faction qui avait, durant plusieurs années, travaillé en vain à rompre un lien sur lequel reposaient en grande partie la paix de l’Europe et la tranquillité intérieure des états?.. Le deuxième reproche que je vous fais, ce sont les encouragemens que vous donnez aux ennemis de l’ordre, quels qu’ils soient, en vous écartant des principes politiques, qui sont les seuls justes. Cet état de choses ne saurait durer ; vous et la Russie, vous en seriez les premières victimes... » Il avait sur le cœur cette guerre qu’il n’avait pas pu empêcher.

Les événemens avaient trompé ses calculs ; ils n’avaient pas diminué l’homme qui, avec ses fatuités, ses affectations et ses prétentions à l’infaillibilité, ne restait pas moins un des arbitres de l’Europe, un haut conseiller dans les affaires du monde. S’il ne menait pas tout comme il le croyait, s’il ne comprenait même pas tout, quoiqu’il se flattât de tout comprendre, il avait la dignité, le renom, les allures du premier des ministres dirigeans du temps. Il avait pour lui l’autorité de l’expérience, l’éclat d’une carrière qui se confondait avec les grandes crises du siècle, l’avantage de durer. Depuis qu’il était au pouvoir, il y avait déjà près de vingt ans, il avait vu passer bien des hommes dont il s’était trouvé l’adversaire ou l’allié. Je ne parle plus de Napoléon, le grand éclipsé de Saint-Hélène. M. de Metternich avait vu disparaître de la scène et l’empereur Alexandre, mort à Taganrog, et M. Capo d’Istria, promis à une fin tragique en Grèce, et lord Castlereagh, puis Canning en Angleterre, et le duc de Richelieu, puis le roi Louis XVIII en France, et son ami le cardinal Consalvi, puis deux papes à Rome. Il avait vu passer, avec les hommes, des révolutions et des guerres. Il avait eu aussi, à travers les fluctuations de la politique, ses épreuves intimes ; il avait vu la mort visiter son foyer et frapper les têtes les plus chères. Il en parle d’une façon touchante, avec sensibilité, mais en homme qui traverse, pour ainsi dire, la douleur sans s’y arrêter. Un jour, vers 1829, sous le coup d’un de ces deuils de famille qui coïncidait justement avec les mécomptes de la guerre d’Orient, son fils aîné, qu’il allait bientôt perdre, essayait de le décider à se dégager momentanément du poids des affaires publiques. Il se redressait sous le conseil affectueux et répondait en homme qui se croit nécessaire. « Ma nature, quelque tenace qu’elle soit, pourra s’affaiblir, disait-il, mais ma conscience au moins sera tranquille ; j’aurai fait mon devoir comme le général qui meurt sur le champ de bataille. Cette bataille est importante; elle est du nombre de celles qui décident de l’avenir, non d’un seul empire, mais de l’ordre social tout entier. Ce n’est pas au moment où les armées sont en présence que j’aurais pu penser à céder ma place pour un seul instant... » M. de Metternich n’en avait fini, en effet, ni avec les révolutions en Europe, ni avec les crises de l’Orient. La bataille restait engagée, et c’est en se flattant toujours de la gagner qu’il devait définitivement la perdre, vaincu, avec la cause qu’il représentait, par une puissance dont la diplomatie n’avait pas le secret.


CHARLES DE MAZADE.

  1. Voyez la Revue du 1er août et du 1er octobre 1886.
  2. Il négociai! Surtout à Munich le traité du 14 avril 1816, par lequel l’Autriche rentrait en possession des parties de l’innviertel, du duché de Salzburg et du Tyrol, qui lui avaient été enlevées en 1809, au profit de la Bavière. La Bavière, après avoir résisté, était obligée de céder.
  3. Il écrivait de Florence, au mois de juin 1817 : «... Si je pouvais concevoir quelque vanité de ce que le ciel m’a aidé à faire dans les dernières années, j’aurais droit de la puiser dans le rôle que je joue dans cette intéressante partie de l’Europe. Le souverain de toute l’Italie ne pourrait pas être accueilli comme je le suis. Tout le bon partie — Et il est immense, — se serre autour de moi ; il m’accorde une confiance entière et n’attend son salut que de moi. Les jacobins se cachent et me regardent comme une verge qui les menace... » Avec M. de Metternich, il faut s’habituer à ce ton d’infatuation, qui est une partie de son caractère. Le journal de son voyage en Italie en est plein. (Mémoires, t. III, p. 27.)
  4. Au fond, M. de Metternich était un bon catholique, qui voyait surtout la politique dans la religion et qui ne s’interdisait pas les propos piquans dans l’intimité, témoin ce qu’il écrit de Rome après les cérémonies de la semaine sainte : « J’avoue, dit-il, que je ne comprends pas comment un protestant se fait catholique à Rome. — Rome ressemble au théâtre le plus magnifique avec de bien mauvais acteurs. Gardez ma réflexion pour vous, car elle courrait tout Vienne, et j’aime trop la religion et son triomphe pour vouloir y attenter d’une manière quelconque.» (Mémoires, t. III, p. 201.)
  5. Dans la visite que M. de Metternich, revenant d’Italie, faisait en ce moment au roi Frédéric-Guillaume à Téplitz, le souverain prussien disait au chancelier d’Autriche, d’après ce que rapporte celui-ci : « Vous venez me voir dans un moment bien difficile. Il y a dix ans, nous avions à combattre l’ennemi en rase campagne; à présent, il tourne autour de nous masqué. Vous savez que j’ai pleine confiance en vos vues. Vous m’avez averti depuis longtemps, et tout ce que vous m’avez prédit s’est réalisé... » Puis, au cours de la conversation, le roi ajoutait : «... Ma situation est difficile, car ce qui me manque, ce sont les hommes. Il faudra pourtant que ce qui est possible se fasse; c’est pourquoi je compte que vous m’aiderez à concerter la marche qu’il convient de suivre... Je désire que, pendant que vous serez ici, on arrête les principes, qui seront ensuite rigoureusement appliqués. J’aimerais vous voir les fixer définitivement avec le chancelier d’état Hardenberg... Vous pouvez compter d’une manière absolue sur le prince Wittgenstein... » On ne pouvait se mettre plus modestement sous la direction du chancelier de Vienne. (Mémoires, t. III. p. 270.)
  6. On ne se faisait, dans le premier moment en France, qu’une idée assez vague et même inexacte de l’origine et des particularités du congrès de Carlsbad, à en juger par ce que Charles de Rémusat écrivait à sa mère, le 2 octobre 1819 : «... Avez-vous fait attention aux nouvelles de Francfort et aux propositions du ministre d’Autriche à la diète, par suite des résolutions de Carlsbad? Voilà un acte bien insolite, et c’est la première fois qu’une convention diplomatique se mêle de régler les institutions civiles des pays qui ont envoyé leurs ambassadeurs. — Je ne m’inquiète guère du succès définitif de pareils actes, empruntés à la politique niveleuse de Bonaparte; mais ce qui est grave, c’est qu’il parait que le tout a été monté, exigé, imposé par l’empereur de Russie, que les termes de la déclaration sont une perpétuelle allusion à notre pays,— Et qu’enfin ceci est un véritable cordon tiré autour de la France... » (Correspondance de M. de Rémusat, t. VI, p. 133.)
  7. Le fameux article 13 de l’acte fédéral du 8 juin 1815, qui avait été le point de départ du mouvement constitutionnel allemand et dont M. de Metternich s’efforçait de restreindre le sens, portait : « Il y aura des assemblées d’états dans tous les pays de la confédération. » Une autre disposition de l’article 18 disait : « La diète s’occupera, lors de sa première réunion, d’une législation uniforme sur la liberté de la presse... » D’un autre côté, l’article 2, constitutif de la fédération allemande, portait : « Le but de cette confédération est le maintien de la sûreté extérieure et intérieure de l’Allemagne, de l’indépendance et de l’inviolabilité des états confédérés... » C’est en rapprochant ou interprétant ces divers textes, et en invoquant surtout les nécessités « de sûreté intérieure » que M. de Metternich tentait son grand coup et réussissait d’ailleurs pour le moment à tout ramener bon gré mal gré aux vues de la politique restrictive.
  8. Il est certain que la politique de la France tendait à se distinguer de la politique de l’Autriche en Italie, jusqu’à l’assassinat du duc de Berry, qui provoquait un si grave changement ministériel, et jusqu’à la révolution de Naples; elle était jusque-là relativement libérale. A dater de ce, moment, c’est-à-dire de 1820, la France flottait encore un peu, puis se rapprochait tout à fait des cours absolutistes. Gentz, qui était de tous les congrès, écrivait : «... La conduite du gouvernement français s’est ressentie du mauvais exemple que lui a donné l’Angleterre, et M. Decazes, — alors ambassadeur en Angleterre après sa chute, — jaloux du beau rôle qu’un ministère dont il ne fait plus partie aurait pu jouer dans cette occasion, n’a rien négligé pour égarer et inquiéter le roi, pour lui prouver la nécessité absolument imaginaire de le placer sur la même ligne que le cabinet de Saint-James. Ses efforts n’ont eu toutefois qu’un succès partiel. Le langage de la France a différé toto cœlo de celui de l’Angleterre. Les ministres de la France avaient pour instruction de se tenir à l’écart; mais aussi souvent qu’ils ont parlé, ce n’a été que pour exprimer les dispositions les plus bienveillantes... » (Dépêches inédites de Gentz, t. II, p. 118.)
  9. La Prusse était à cette époque tellement engagée dans la politique de Carlsbad et de M. de Metternich qu’elle ne craignait pas, même quelques années après, de prendre la responsabilité d’un des actes de répression ou d’arbitraire les plus curieux de l’histoire. On n’a pas oublié que Victor Cousin, voyageant vers la fin de 1824 en Allemagne, fut arrêté et conduit sous bonne escorte à Berlin, où il fut retenu prisonnier pendant plusieurs mois, sous le prétexte le plus vain de jacobinisme ou d’espionnage! Il dut sa délivrance particulièrement à l’intervention de Hegel, alors professeur à Berlin. Si M. de Metternich avait inventé ou inauguré la politique de persécution contre tout ce qui était libéral, la Prusse, il faut l’avouer, la perfectionnait. L’arrestation d’un homme comme Victor Cousin est restée un des mémorables exploits de la police prussienne.
  10. Peu après, M. de Metternich écrivait à un de ses confidens : «... La situation véritable du pauvre empereur Alexandre était difficile à connaître. Lui-même ne la connaissait pas, car ceux qui mènent les choses jusqu’à un point de dissolution ne voient plus clair. J’ai été le confident de plus d’une pensée secrète de l’empereur; j’en ai deviné bien plus encore. J’ai été témoin de ses craintes et souvent même appelé à être le juge de ses remords; mais la connaissance exacte du terrain de la Russie m’ayant manqué, je n’ai pas moi-même tout prévu. Je connaissais l’existence d’un grand mal, sans pouvoir en fixer les limites. Ce que j’ai pu constater jusqu’à une entière évidence pour moi, c’est le fait qu’Alexandre n’avait plus, dans les derniers temps, qu’une seule affaire qui le préoccupât, et c’était de se sauver, lui et son pays, d’une perte qu’il croyait assurée... » (Mémoires, t. IV, p. 278-279.)
  11. Au sujet de son goût ou de ses antipathies pour certains personnages politiques du temps, M. de Metternich écrivait à Gentz : «... Il y a dans ma nature quelque chose qui me fait aller droit à certains hommes, comme la piste conduit le chien de chasse au gibier. A peine les ai-je flairés qu’ils s’éloignent de moi, et, dès lors, il n’y a plus de rapprochement possible entre nous. Ces hommes sont plus ou moins des aventuriers, comme Pozzo, Capo d’Istria, Armfeldt, d’Antraigues, etc. Sans que je connaisse les gens de cette espèce, ma nature se soulève contre eux; mais il y a encore une autre catégorie d’individus qui me sont aussi antipathiques : je veux parler des Chateaubriand, des Canning, des Haugwitz, des Stein, etc. Ils m’inspirent aussi un sentiment de répulsion, mais il est d’un autre genre. Je pourrais presque qualifier les individus de cette espèce dès la première visite... » (Mémoires, t. IV, p. 195.)