Un Clan breton/6

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Éric le MendiantUn Clan bretonHippolyte Boisgard, Éditeur (p. 140-144).
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L’ÉGLISE


— Mon père ! ne voyez-vous point autour de nous quelque habitation où nous puissions nous reposer un instant ?

— J’aperçois à quelque distance, mon enfant, un de ces monuments élevés par la main des prêtres de la nouvelle religion.

— Mon père !

— Voulez-vous que je vous y conduise ?

— Mais vous-même…

— J’entrerai sans crainte avec vous, dans cette enceinte qu’ils disent sacrée, ô Pialla ; la vieillesse est respectée par toutes les religions.

Pialla était arrivée avec le druide non loin de Nantes, et elle descendait maintenant les bords de ce grand fleuve dont Hlodowig lui avait parlé. Selon les pressentiments de son cœur, le pays auquel il commandait ne devait pas être loin, et bientôt, peut être, elle allait encore une fois le revoir.

Le lecteur trouvera étrange, sans doute, qu’une jeune fille et un vieillard se soient pour ainsi dire enfuis de leur patrie, pour aller à la recherche d’un guerrier inconnu dont la jeune fille gardait l’amoureux souvenir.

Quelques mots suffiront à expliquer leur conduite.

Et d’abord, Pialla ne cherchait pas Hlodowig, elle fuyait Alain. Elle n’ignorait pas que le fils du comte Érech, une fois débarrassé des soucis que lui avait suscités la mort de son père et la prise de possession de ses domaines, ferait des tentatives pour découvrir la retraite de sa fiancée. La Bretagne n’était donc pas un lieu d’asile assez sûr ; elle s’y trouvait trop à portée de sa colère pour espérer d’y demeurer en paix. Les Gaules s’offrirent à elle naturellement et elle y alla. Elle y alla, obéissant peut-être à une secrète impulsion de son cœur, mais bien certainement sans préméditation, sans arrière-pensée.

Quant au druide, nous l’avons dit, la Bretagne, devenue terre chrétienne, dépouillée par les conciles des monuments de son antique religion, ne pouvait plus être pour lui un abri assuré : chaque jour la cognée civilisatrice des prêtres du Christ jetait sur le sol les chênes vigoureux et les meuliers gigantesques ; le druide devait se soustraire au spectacle navrant de cette dévastation ; et quand Pialla, la fille de son choix, vint lui offrir une fuite commune, cette offre répondait si bien à ses propres désirs, qu’il accepta avec une sorte de reconnaissance. Le pays de Chartres et ses environs étaient à cette époque le lieu des réunions du culte druidique ; c’est en cet endroit qu’il résolut de s’arrêter. Là, du moins, la mort lui paraîtrait moins amère, puisqu’il devait y trouver les prêtres de sa religion.

Ils se dirigèrent vers le monument qu’il avait indiqué à Pialla, et, un moment après, tous deux entrèrent dans la chapelle.

On célébrait l’office divin. Les prêtres allaient et venaient revêtus de leurs vêtements blancs, les cierges étaient allumés, l’encens brûlait sur l’autel, et le chant grave et lent des psalmodies chrétiennes retentissait sous les voûtes sonores de l’édifice. Les assistants placés autour du chœur, dans la nef et des deux côtés du transept, priaient pieusement agenouillés, les mains jointes, le Dieu dont on rappelait en ce moment le sublime sacrifice.

L’église était pleine de soldats et de peuple. Tous, silencieux et recueillis, se confondaient dans une seule et même pensée pieuse.

Ce spectacle grandiose toucha profondément le druide qui, insensiblement, se laissait circonvenir par les idées plus calmes et plus nobles que ce tableau lui révélait. Un autre monde, une sphère nouvelle s’ouvrait devant son imagination étonnée, et un sentiment jusqu’alors inconnu entrait profondément dans son âme. Il se sentit ému par la majesté simple de cette cérémonie ; le doute l’abandonna un instant ; le sourire d’ironie qui avait d’abord effleuré ses lèvres s’enfuit tout à coup, et quand on leva l’hostie consacrée, et qu’alors il vit tous les fidèles se courber par un mouvement unanime et incliner leur front vers la terre ; quand, au milieu de cette foule, il s’aperçut que lui seul était debout, levant sa tête blanche et sa haute taille, comme s’il eût voulu défier orgueilleusement la sainteté du lieu, il eut presque honte de lui-même… et s’inclina !…

Pialla s’était aperçue de ce mouvement, et quand elle se releva, elle saisit les mains tremblantes du vieillard :

— Mon père ! s’écria-t-elle avec une joie sainte, mon père, qu’avez-vous fait ?

— Ma fille, répondit le vieillard, ton dieu est grand, l’homme est faible et petit ; et puis… à quelque dieu qu’elle s’adresse, la prière console et fortifie !…

Pialla serra les mains du druide, et oubliant un moment le lieu où elle se trouvait, elle se reporta par la pensée au temps heureux qu’elle avait passé à Kerlô, pendant que Hlodowig y avait vécu, et son âme tout entière se retrempa dans ses souvenirs.

Tout à coup un grand mouvement se fit dans l’église, et la foule entière s’ébranla se précipitant à l’envi vers les issues.

Pialla se sentit entraînée malgré elle ; elle suivit le torrent qui l’emportait, et arriva à la porte extérieure au moment où le cortège des guerriers commençait à défiler.

Pialla n’avait jamais quitté la cour du comte Érech ; c’était la première fois que le spectacle des splendeurs d’une cour barbare se déployait sous ses yeux ; elle appuya familièrement son bras sur celui du druide, et, curieuse, elle regarda.

Sans savoir pourquoi, elle se sentit troublée. Son cœur battait à se rompre, une sourde inquiétude donnait à son regard un reflet sombre et fixe, et parfois elle sentait de singuliers frissons courir le long de ses membres.

Cependant les guerriers passaient un à un devant elle, salués à l’intérieur par les cris enthousiastes du peuple, au dehors par les fanfares sonores des musiciens. À ce moment même, un frémissement courut parmi la foule qui s’agita ; les cris s’élevèrent plus violents, et les fanfares éclatèrent plus joyeuses.

Un guerrier s’avançait donnant la main à une jeune fille, pâle et blonde, dont le regard s’abaissait timide et recueilli, sous les regards ardents de la foule.

À cette vue, Pialla pâlit affreusement ; elle ferma les yeux, croisa ses deux bras sur son cœur par un geste plein d’un violent désespoir, et s’affaissa évanouie sur la poitrine du vieux druide.

Dans ce guerrier qui passait le front joyeux, le visage éclatant, elle avait reconnu Hlodowig le Franc !…

Un prêtre venait de l’unir pour jamais à la chaste fiancée qu’il aimait de toutes les puissances de son âme. Pialla perdait sa dernière illusion, son dernier et suprême espoir… Il ne lui restait plus rien au monde — que Dieu !

FIN.