Un Homme libre/Dédicace

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Émile-Paul (p. xix-xxiii).

DÉDICACE

À QUELQUES COLLÉGIENS
DE PARIS ET DE LA PROVINCE
J’OFFRE CE LIVRE

J’écris pour les enfants et les tout jeunes gens. Si je contentais les grandes personnes, j’en aurais de la vanité, mais il n’est guère utile qu’elles me lisent. Elles ont fait d’elles-mêmes les expériences que je vais noter, elles ont systématisé leur vie, ou bien elles ne sont pas nées pour m’entendre. Dans l’un et l’autre cas, cette lecture leur sera superflue.

Les collégiens sont à peu près les seuls êtres qu’on puisse plaindre. Encore la moitié d’entre eux sont-ils des petits goujats qui empoisonnent la vie de leurs camarades. Nous autres adultes, nous nous isolons, nous nous distrayons selon le système qui nous paraît convenable. Au collège, ils sont soumis à une discipline qu’ils n’ont pas choisie : cela est abominable. J’ai relevé avec piété, depuis six à sept ans, les noms des enfants qui se sont suicidés. C’est une longue liste que je n’ose pas publier. J’aurais aimé dédier à leur mémoire ce petit livre, mais il m’a paru que j’irais contre leurs intentions, en répandant leurs noms dans la vie.

S’ils m’avaient lu, je crois qu’ils n’auraient pas pris une résolution aussi extrême. Ces âmes délicates et paresseuses étaient évidemment mal renseignées. Elles crurent qu’il y a du sérieux au monde. Elles attachaient de l’importance à cinq ou six choses : en ayant éprouvé du désagrément, elles reculèrent hors de la vie. L’essentiel est de se convaincre qu’il n’y a que des manières de voir, que chacune d’elles contredit l’autre, et que nous pouvons, avec un peu d’habileté, les avoir toutes sur un même objet. Ainsi nous amoindrissons nos mortifications à penser qu’elles sont causées par rien du tout, et nous arrivons à souffrir très peu.

Parce qu’il détaille ces principes et les illustre de petits exemples empruntés à l’ordinaire de l’existence, mon livre, je crois, est appelé à rendre service.

Quelques amis que j’ai dans la politique m’ont affirmé qu’aux siècles derniers les esprits de notre race, je veux dire les esprits religieux, se plaisaient à faire des prosélytes. Ils enfermaient parfois les esprits épais dans une chambre de fer chauffée au rouge. Le matérialiste en était réduit à sauter précitamment sur l’un et l’autre pied, jusqu’à ce qu’il eût modifié sa conception de l’univers. C’est ainsi que la Providence en agit encore aujourd’hui pour nous rendre idéalistes. Notre sentiment élevé du problème de la vie est fait de notre inquiétude perpétuelle. Nous ne savons sur quel pied danser.

Dans cette disgrâce je goûte un plaisir réel. Chercher continuellement la paix et le bonheur, avec la conviction qu’on ne les trouvera jamais, c’est toute la solution que je propose. Il faut mettre sa félicité dans les expériences qu’on institue, et non dans les résultats qu’elles semblent promettre. Amusons-nous aux moyens, sans souci du but. Nous échapperons ainsi au malaise habituel des enfants honorables, qui est dans la disproportion entre l’objet qu’ils rêvaient et celui qu’ils atteignent.

Jérôme Paturot désirait un peu vivement une position sociale. C’est d’une petite âme. Il eût été plus heureux s’il avait suivi ma méthode, s’égayant de ses recherches et n’attachant jamais la moindre importance aux buts qu’il poursuivait ! Il eut de curieuses aventures : il n’y prit pas de plaisir. C’est faute d’avoir possédé ma philosophie. Je vais parmi les hommes, le cœur défiant et la bouche dégoûtée ; j’hésite perpétuellement entre les rêves de Paturot et ceux des mystiques : les uns et les autres comme moi s’agitent, parce que l’ordinaire de la vie ne peut les satisfaire. Mais j’ai souvent pensé qu’entre tous, Ignace de Loyola avait montré plus de génie, et je le dis le prince des psychologues, parce qu’il déclare à la dernière ligne de ses Exercices spirituels, ou suite de mécaniques pour donner la paix à l’âme : « Et maintenant le fidèle n’a plus qu’à recommencer. »

Cela est admirable. Vous travaillez depuis des mois à trouver le bonheur, vous pensez l’avoir enfin conquis ; c’est quand vous le désiriez si fort que vous l’avez le plus approché ; recommencez maintenant ! Faisons des rêves chaque matin, et avec une extrême énergie, mais sachons qu’ils n’aboutirons pas. Soyons ardents et sceptiques. C’est très facile avec le joli tempérament que nous avons tous aujourd’hui.

Cette méthode, je l’ai exposée et justifiée, je crois, dans la fiction qu’on va lire. Il m’aurait plu de la ramasser dans quelque symbole, de l’accentuer dans vingt-cinq feuillets très savants, très obscurs et un peu tristes ; mais soucieux uniquement de rendre service aux collégiens que j’aime, je m’en tiens à la forme la plus enfantine qu’on puisse imaginer pour un journal.