Un Homme libre/Livre premier

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Émile-Paul (p. --17).

UN HOMME LIBRE

LIVRE PREMIER
EN ÉTAT DE GRACE

CHAPITRE  PREMIER
la journée de jersey

Je suis allé à Jersey avec mon ami Simon.

Je l’ai connu bébé, quand je l’étais moi-même, dans le sable de sa grand’mère, où déjà nous bâtissions des châteaux. Mais nous ne fûmes intimes qu’à notre majorité. Je me rappelle le soir où, place de l’Opéra, vers neuf heures, tous deux en frac de soirée, nous nous trouvâmes : je m’aperçus, avec un frisson de joie contenue, que nous avions en commun des préjugés, un vocabulaire et des dédains. Nous nous sommes inscrits à l’école de M. Boutmy, rue Saint-Guillaume. Mais voyais-je Simon trois mois par année ? Il était mondain à Londres et à Paris, puis se refaisait à la campagne, Il passe pour excentrique, parce qu’il a de l’imprévu dans ses déterminations et des gestes heurtés. C’est un garçon très nerveux et systématique, d’aspect glacial. « Mérimée, me disait-il, est estimable à cause des gens qui le détestent, mais bien haïssable à cause de ceux qu’il satisfait. »

Simon, qui ne tient pas à plaire, aime toutefois à paraître, et cela blesse généralement. Très jeune, il était faiseur ; aujourd’hui encore, il se met dans des embarras d’argent. C’est un travers bien profond, puisque moi-même, pour l’en confesser, je prends des précautions ; pourtant notre délice, le secret de notre liaison, est de nous analyser avec minutie, et si nous tenons très haut notre intelligence, nous flattons peu notre caractère.

Sa dépense et son souci de la bonne tenue le réduisent à de longs séjours dans la propriété de sa famille sur la Loire. La cuisine y est intelligente, ses parents l’affectionnent ; mais, faute de femmes et de secousses intellectuelles, il s’y ennuie par les chaudes après-midi. Je note pourtant qu’il me disait un jour : « J’adore la terre, les vastes champs d’un seul tenant et dont je serais propriétaire ; écraser du talon une motte en lançant un petit jet de salive, les deux mains à fond dans les poches, voilà une sensation saine et orgueilleuse. »

L’observation me parut admirable, car je ne soupçonnais guère cette sorte de sensibilité. Voilà huit ans que, pour être moi, j’ai besoin d’une société exceptionnelle, d’exaltation continue et de mille petites amertumes. Tout ce qui est facile, les rires, la bonne honorabilité, les conversations oiseuses me font jaunir et bâiller. Je suis entré dans le monde du Palais, de la littérature et de la politique sans certitudes, mais avec des émotions violentes, ayant lu Stendhal et très clairvoyant de naissance. Je puis dire, qu’en six mois, je fis un long chemin. J’observais mal l’hygiène, je me dégoûtai, je partis ; puis je revins, ayant bu du quinquina et adorant Renan. Je dus encore m’absenter ; les larmoiements idéalistes cédèrent aux petits faits de Sainte-Beuve. En 86, je pris du bromure ; je ne pensais plus qu’à moi-même. Dyspepsique, un peu hypocondriaque, j’appris avec plaisir que Simon souffrait de coliques néphrétiques. De plus, il n’estime au monde que M. Cokson, qui a trois yachts, et, dans les lettres, il n’admet que Chateaubriand au congrès de Vérone ce qui plait à mon dégoût universel. Enfin à Paris, quand nous déjeunons ensemble, il a le courage de me dire vers les deux heures : « Je vous quitte » ; puis, s’il fume immodérément, du moins blâme-t-il les excès de tabac. Ces deux points m’agréent spécialement, car moi, je demeure sans défense contre des jeunes gens résolus qui m’accaparent et m’imposent leur grossière hygiène.

C’est dans quelques promenades de santé, coupées de fraîches pâtisseries au rond-point de l’Étoile, que je touchai les pensées intimes de Simon, et que je découvris en lui cette sensibilité, peu poussée mais très complète, qui me ravit, bien qu’elle manque d’âpreté.

Nous décidâmes de passer ensemble les mois d’été à Jersey.

Cette villégiature est méprisable : mauvais cigares, fadeur des pâturages suisses, médiocrités du bonheur.

Nous eûmes la faiblesse d’emmener avec nous nos maîtresses. Et leur vulgarité nous donnait un malaise dans les petits wagons jersiais bondés de gentilles misses.

À Paris, nos amies faisaient un appareillage très distingué : belles femmes, jolis teints ; ici, rapidement engraissées, elles se congestionnèrent. Elles riaient avec bruit et marchaient sottement, ayant les pieds meurtris. Dans notre monotone chalet, au bord de la grève, le soir, elles protestaient avec une sorte de pitié contre nos analyses et déductions, qu’elles déclaraient des niaiseries (à cause que nous avons l’habitude de remonter jusqu’à un principe évident) et inconvenantes (parce que nous rivalisons de sincérité froide).

Ah ! ces homards de digestion si lente, dont nous souffrîmes, Simon et moi, durant les longues après-midi de soleil, en face de l’Océan qui fait mal aux yeux ! Ah ! ce thé dont nous abusâmes par engouement !

Un soir, au casino, nous rencontrâmes cinq camarades qui avaient bien dîné et qui riaient comme de grossiers enfants. Ils se réjouissaient à citer le nom familial de tel commerçant de la localité, et patoisaient à la jersiaise. Ils invitèrent le capitaine du bâtiment de Granville-Jersey à boire de l’alcool, puis ils parlèrent de la territoriale.

Ils furent cordiaux ; nos femmes leur plurent ; Simon n’ouvrit pas la bouche. Moi, par urbanité, je tâchais de rire à chaque fois qu’ils riaient.

Avant de nous coucher, mon ami et moi, seuls sur le petit chemin, près de la plage où se reflétait l’immense fenêtre brutalement éclairée de notre salon, dans la vaste rumeur des flots noirs, nous goûtâmes une réelle satisfaction à épiloguer sur la vulgarité des gens, ou du moins sur notre impuissance à les supporter.

« Ô moi, disions-nous l’un et l’autre, Moi, cher enfant que je crée chaque jour, pardonne-nous ces fréquentations misérables dont nous ne savons t’épargner l’énervement. »

À déjeuner, le lendemain, Simon, qui est très dépensier, mais que les gaspillages d’autrui désobligent, fit remarquer à son amie qu’elle mangeait gloutonnement. Déjà le même défaut de tenue m’avait choqué chez ma maîtresse, et je pris texte de l’occasion pour faire une courte morale. Elles s’emportèrent, et tous deux, par des clignements d’yeux, nous nous signalions leur grossièreté.

Vers deux heures, tandis qu’elles allaient dans les magasins, une voiture nous conduisit jusqu’à la baie de Saint-Ouen.

Nous eûmes d’abord la sensation joyeuse de voir, pour la première fois, cette plage étroite et furieuse, et nous nous assîmes auprès de l’écume des lames brisées. Puis une tasse de thé nous raffermit l’estomac. Nous étions bien servis, par un temps tiède, sur la façade nette d’un hôtel très neuf, parmi cinq ou six groupes élégants et modérés. Je surveillais le visage de Simon ; à la troisième gorgée je vis sa gravité se détendre. Moi-même je me sentais dispos.

— N’est-ce pas, lui dis-je, la première minute agréable que nous trouvons à Jersey ? Il n’était pourtant pas difficile de nous organiser ainsi. Quoi en effet ? un joli temps (c’est la saison), de l’inconnu (le monde en est plein), une tasse de thé qui encourage notre cerveau (1 fr. 50).

— Tu oublies, me dit-il, deux autres plaisirs l’analyse que nous fîmes, hier soir, de notre ennui, et l’éclair de ce matin, à table, quand nous nous sommes surpris à souffrir, l’un et l’autre, de l’impudeur de leurs appétits.

— Arrête ! m’écriai-je, car j’entrevois une piste de pensée.

Et, riant de la joie d’avoir un thème à méditer, nous courûmes nous installer sur un rocher en face de l’Océan salé. Au bout d’une heure, nous avions abouti aux principes suivants, que je copiai le soir même avant de m’endormir :

Premier principe : Nous ne sommes jamais si heureux que dans l’exaltation.

Deuxièmeprincipe : Ce qui augmente beaucoup le plaisir de l’exaltation, c’est de l’analyser.

La plus faible sensation atteint à nous fournir une joie considérable, si nous en exposons le détail à quelqu’un qui nous comprend à demi-mot. Et les émotions humiliantes elles-mêmes, ainsi transformées en matière de pensée, peuvent devenir voluptueuses.

Conséquence : Il faut sentir le plus possible en analysant le plus possible.

Je remarque que, pour analyser avec conscience et avec joie mes sensations, il me faut à l’ordinaire un compagnon.

Je me rappelle les détails et toute la physionomie de cette longue séance que nous fîmes, couchés dans la brise purifiante et virile de l’Océan. Nos intelligences étaient lucides, tonifiées par le bel air, soutenues par le thé. J’ajouterai même que Simon s’éloigna un instant sous les roches fraîches, ce dont je le félicitai, en l’enviant, car la nourriture et l’air des plages entravaient fort la régularité de nos digestions, où nous nous montrâmes toujours capricieux.

Le même soir, vers onze heures, réunis auprès de nos femmes dans le petit salon de notre frêle villa, je disais à Simon, avec la franchise un peu choquante des heures de nuit :

— Je t’avouerai que souvent je songeai à entrer en religion pour avoir une vie tracée et aucune responsabilité de moi sur moi. Enfermé dans ma cellule, résigné à l’irréparable, je cultiverais et pousserais au paroxysme certains dons d’enthousiasme et d’amertume que je possède et qui sont mes délices. Je fus détourné de ce cher projet par la nécessité d’être extrêmement énergique pour l’exécuter. Même je me suis arrêté de souhaiter franchement cette vie, car j’ai soupçonné qu’elle deviendrait vite une habitude et remplie de mesquineries : rires de séminaristes, contacts de compagnons que je n’aurais pas choisis et parmi lesquels je serais la minorité.

Nos femmes, en m’entendant, se mirent à blasphémer, par esprit d’opposition, et à se frapper le front, pour signifier que je déraisonnais.

— C’est étrange, répondit Simon, que je ne t’aie pas connu ce goût pendant des années. Je pensais : il est aimable, actif, changeant, toutes les vertus de Paris, mais il ne sent rien hors de cette ville. Moi, c’est la campagne, des chiens, une pipe et les notions abondantes et froides de Spencer à débrouiller pendant six mois.

– Erreur ! lui dis-je, tu t’y ennuyais. Nous avons l’un et l’autre vêtu un personnage. J’affectai en tous lieux, d’être pareil aux autres, et je ne m’interrompis jamais de les dédaigner secrètement. Ce me fut toujours une torture d’avoir la physionomie mobile et les yeux expressifs. Si tu me vis, sous l’œil des barbares, me prêter à vingt groupes bruyants et divers, c’était pour qu’on me laissât le répit de me construire une vision personnelle de l’univers, quelque rêve à ma taille, où me réfugier, moi, homme libre.

Ainsi revenions-nous à nos principes de l’après-midi, et à convenir que nous avons été créés pour analyser nos sensations, et pour en ressentir le plus grand nombre possible qui soient exaltées et subtiles. J’entrai dans la vie avec ce double besoin. Notre vertu la moins contestable, c’est d’être clairvoyants, et nous sommes en même temps ardents avec délire. Chez nous, l’apaisement n’est que débilité ; il a toute la tristesse du malade qui tourne la tête contre le mur.

Nous possédons là un don bien rare de noter les modifications de notre moi, avant que les frissons se soient effacés sur notre épiderme. Quand on a l’honneur d’être, à un pareil degré, passionné et réfléchi, il faut soigner en soi une particularité aussi piquante. Raffinons soigneusement de sensibilité et d’analyse. La besogne sera aisée, car nos besoins, à mesure que nous les satisfaisons, croissent en exigences et en délicatesses, et seule, cette méthode saura nous faire toucher le bonheur.

C’est ainsi que Simon et moi, par emballement, par oisiveté, nous décidâmes de tenter l’expérience.

Courons à la solitude Soyons des nouveau-nés ! Dépouillés de nos attitudes, oublieux de nos vanités et de tout ce qui n’est pas notre âme, véritables libérés, nous créerons une atmosphère neuve, où nous embellir par de sagaces expérimentations.

Dès lors, nous vécûmes dans le lendemain et chacune de nos réflexions accroissait notre enivrement. « Désormais nous aurons un cœur ardent et satisfait », nous affirmions-nous l’un à l’autre sur la plage, car nous avions sagement décidé de procéder par affirmation. « Cette sole est très fraîche… ; votre maîtresse, délicieuse… » me disait jadis un compagnon d’ailleurs médiocre, et grâce à son ton péremptoire la sauce passait légère, je jouissais des biens de la vie.

Dans la liste qu’une agence nous fit tenir, nous choisîmes, pour la louer, une maison de maître, avec vaste jardin planté en bois et en vignes, sise dans un canton délaissé, à cinq kilomètres de la voie ferrée, sur les confins des départements de Meurthe-et-Moselle et des Vosges. Originaires nous-mêmes de ces pays, nous comptions n’y être distraits ni par le ciel, ni par les plaisirs, ni par les mœurs. Puis nous n’y connaissions personne, dont la gentillesse pût nous détourner de notre généreux égotisme.

C’est alors que, corrects une suprême fois envers nos tristes amies, qui furent tour à tour ironiques et émues, nous passâmes à Paris liquider nos appartements et notre situation sociale. Nous sortîmes de la grande ville avec la joie un peu nerveuse du portefaix qui vient de délivrer ses épaules d’une charge très lourde. Nous nous étions débarrassés du siècle.

Dans le train qui nous emporta vers notre retraite de Saint-Germain, par Bayon (Meurthe-et-Moselle), nous méditions le chapitre xx du livre Ier de l’Imitation, qui traite « De l’amour de la solitude et du silence ». Et pour nous délasser de la prodigieuse sensibilité de ce vieux moine, nous établissions notre budget ( 14.000 francs de rente). Malgré que l’odeur de la houille et les visages des voyageurs, toujours, me bouleversent l’estomac, l’avenir me paraissait désirable.