Un Homme libre/Livre deuxième

La bibliothèque libre.
Émile-Paul (p. 29-139).

LIVRE DEUXIÈME
L’ÉGLISE MILITANTE

CHAPITRE  III
installation

Le lendemain de notre arrivée, vers les neuf heures, quand le paysage, dans la franchise de son réveil, n’a pas encore vêtu la splendeur du midi ou ces mollesses du couchant qui troublent l’observateur, nous étudiâmes la propriété, et sa saine banalité nous agréa.

Bâtie sur un vieux monastère dont les ruines l’enclosent et l’ennoblissent, elle occupe le sommet et les pentes pelées d’une côte volcanique. Et cette légende de volcan, dans nos promenades du soir, nous invitait à des rêveries géologiques, toujours teintées de mélancolie pour de jeunes esprits plus riches d’imagination que de science. Nos fenêtres dominaient une vaste cuvette de terres labourées, sans eau, et dont la courbe solennelle menait jusqu’à l’horizon des fenêtres silencieuses. Dans la transparence du soleil couchant, parfois, les Vosges minuscules et tristes apparaissaient tassées dans le lointain. Sur un autre ballon très proche, le village déployait sa rue morne ; et l’église au milieu des tombes dominait le pays.

Cette mise en scène, si complètement privée de jeunesse, devait mieux servir nos sévères analyses que n’eussent fait les somptuosités énergiques de la grande nature, la mollesse bellâtre du littoral méditerranéen, ou même ces plaines d’étangs et de roseaux dont j’ai tant aimé la résignation grelottante. Les vieilles choses qui n’ont ni gloire, ni douceur, par leur seul aspect, savent mettre toutes nos pensées à leur place.


Installation matérielle

En une semaine nous fûmes organisés.

Un gars du village, ancien ordonnance d’un capitaine, suffit à notre service.

Quand il s’agit de choisir les chambres de sommeil et de méditation, Simon, que je crois un peu apoplectique, voulut avoir de grands espaces sous les yeux. Pour moi, uniquement curieux de surveiller mes sensations, et qui désire m’anémier, tant j’ai le goût des frissons délicats, je considérai qu’une branche d’arbre très maigre, frôlant ma fenêtre et que je connaîtrais, me suffirait.

La salle à manger nous parut parfaite, dès qu’un excellent poêle y fut installé. Dans la bibliothèque où nous agitâmes des problèmes par les nuits d’hiver, on mit un grand bureau double où nous nous faisions vis-à-vis, avec chacun notre lampe et notre fauteuil Voltaire, pour faire nos recherches ou rédiger, puis, au coin de la cheminée, deux ganaches pour la métaphysique des problèmes.

La pièce voisine était tapissée de livres, mêlés et contradictoires comme toutes ces fièvres dont la bigarrure fait mon âme. Seul Balzac en fut exclu, car ce passionné met en valeur les luttes et l’amertume de la vie sociale ; et, malgré tout, romanesques et de fort appétit, nous trouverions dans son œuvre, à certains jours, la nostalgie de ce que nous avons renoncé.

Je m’opposai avec la même énergie à ce qu’aucune chaise pénétrât dans la maison : ces petits meubles ne peuvent qu’incliner aux basses conceptions l’honnête homme qu’ils fatiguent. Je ne crois pas qu’un penseur ait jamais rien combiné d’estimable hors d’un fauteuil.

Tous nos murs furent blanchis à la chaux. J’aime le mutisme des grands panneaux nus et mon âme, racontée sur les murs par le détail des bibelots, me deviendrait insupportable. Une idée que j’ai exprimée, désormais, n’aura plus mes intimes tendresses. C’est par une incessante hypocrisie, par des manques fréquents de sincérité dans la conversation, que j’arrive à posséder encore en moi un petit groupe de sentiments qui m’intéressent. Peut-être qu’ayant tout avoué dans ces pages, il me faudra tenter une évolution de mon âme, pour que je prenne encore du goût à moi-même.

Nous fîmes des visites aux notables et quelques aumônes aux indigents. Et pour acquérir la considération, chose si nécessaire, nous répandîmes le bruit que, frères de lits différents, nous étions nés d’un officier supérieur en retraite.

Enfin, sur l’initiative de Simon, nous causâmes des femmes. La femme, qui, à toutes les époques, eut la vertu fâcheuse de rendre bavards les imbéciles, renferme de bons éléments qu’un délicat parfois utilise pour se faire à soi-même une belle illusion. Toutefois, elle fait un divertissement qui peut nuire à notre concentration et compromettre les expériences que nous voulons tenter. Simon, ayant réfléchi, ajouta :

— Le malheur ! c’est que nous avons perdu l’habitude de la chasteté !

— Avec son tact de femme, Catherine de Sienne, lui dis-je, a très bien vu, comme nous, que tous nos sens, notre vue, notre ouïe et le reste s’unissent en quelque sorte avec les objets, de sorte que, si les objets ne sont pas purs, la virginité de nos sens se gâte. Mais les objets sont ce que nous les faisons. Or, puisqu’il n’est pas dans notre programme de nous édifier une grande passion, ne voyons dans la femme rien de troublant ni de mystérieux ; dépouillons-la de tout ce lyrisme que nous jetons comme de longs voiles sur nos troubles : qu’elle soit pour nous vraiment nature. Cette combinaison nous laissera tout le calme de la chasteté.

Simon voulut bien m’approuver.

C’est pourquoi nous sommes allés à la messe. Et entre les jeunes personnes, nous avons distingué une fille pour sa fraîche santé et pour son impersonnalité. Ses gestes lents et son regard incolore, quoique malicieux, sont bien de ce pays et de cette race qui ne peut en rien nous distraire du développement de notre être. Nous fîmes donc un arrangement avec la famille de cette jeune fille, et nous en eûmes de la satisfaction.

Au soir de cette première semaine, dans notre cadre d’une simplicité de bon goût, assis et souriant en face du paysage sévère que désolent la brume et le silence, nous résolûmes de couper tout fil avec le monde et de brûler les lettres qui nous arriveraient.


Installation spirituelle

Je fus flatté de trouver un cloître dans les coins délabrés de notre propriété.

Pendant que le soir tombait sur l’Italie, promeneur attristé de souvenirs désagréables et de désirs, parfois j’ai désiré achever ma vie sous les cloîtres où ma curiosité s’était satisfaite un jour. Ce me serait un pis aller délicieux de veiller sous les lourds arceaux de Saint-Trophime à Arles, d’où, certain jour, je descendis dans l’église lugubre pour me mépriser, pour aimer la mort (qui triomphera d’une beauté dont je souffre), et pour glorifier le Moi qu’avec plus d’énergie je saurais être.

Notre cloître, qui date de la fin du treizième siècle, n’abritait plus que des volailles quand nous le fîmes approprier, pour l’amour du christianisme dont les allures sentimentales et la discipline satisfont notre veine d’ascétisme et d’énervement. Il est bas, triste et couvert de tuiles moussues. Une jolie suite d’arceaux trilobés l’entourent, sous chacun desquels avait été sculpté un petit bas-relief. Quoique le temps les eût dégradés, je voulus y distinguer la reine de Saba en face du roi Salomon. Une ceinture de cuir serre la taille de la reine ; sa robe entr’ouverte sur sa gorge laisse deviner une ligne de chair, et cela me parut troublant dans une si vieille chose. Elle appuie contre sa figure les plis de sa pèlerine, et je me désolai fréquemment avec elle, pensant avec complaisance qu’elle ne fut pas plus fausse ni coquette avec ce roi, que je ne le suis envers moi-même quand je donne à ma vie une règle monacale.

C’est là qu’au matin nous descendions, tandis qu’on préparait nos chambres ; et ce m’était un plaisir parfait d’y saluer Simon, d’un geste poli, sans plus, car nous pratiquions la règle du silence jusqu’au repas du soir pris en commun.

L’après-midi, où je n’ai jamais pu m’appliquer, tant il est difficile de tromper la méchanceté des digestions, c’était après le déjeuner, une fumerie (en plein air, quand il n’y a pas de vent), — une promenade jusqu’à deux heures, une partie de volant dans le cloître, comme faisaient, pour se délasser, Jansénius et M. de Saint-Cyran, – du repos dans un fauteuil balancé, puis un nouveau cigare, — une méditation à l’église, suivie d une petite promenade, — à quatre heures, la rentrée en cellule. (On notera que Simon, en dépit, d’une légère tendance à l’apoplexie, faisait la sieste jusqu’à deux heures).

Et cette grande variété de mouvement dans un si bref espace de temps nous portait, sans trop d’ennui, à travers les heures écrasantes du milieu du jour.

À sept heures, dîner en commun ; et fort avant dans la nuit, nous analysions nos sensations de la journée.

C’est dans l’une de ces conférences du soir que j’appelai l’attention de Simon sur la nécessité de nous enfermer, comme dans un corset dans une règle plus étroite encore, dans un système qui maintiendrait et fortifierait notre volonté.

— Il ne suffit pas, lui disais-je, de fixer les heures où nous méditerons ; il faut fournir notre cerveau d’images convenables. J’ai un sentiment d’inutilité, aucun ressort. Je crains demain ; saurai-je vivifier ? L’énergie fuit de moi comme trois gouttes d’essence sur la main.

Pour qu’il comprit cette anémie de mon âme, je lui rappelai un café qui nous était familier. — Que de fois je suis sorti de là vers les dix heures du soir, dégoûté de fumer et avec des gens qui disaient des niaiseries ! Les feuilles des arbres étaient légèrement éclairées en dessous par le gaz ; la pluie luisait sur les trottoirs. Nous n’avions pas de but ; j’étais mécontent de moi, amoindri devant les autres, et je n’avala pas l’énergie de rompre là.

Simon connaissait la sensation que je voulais dire, et il m’en donna des exemples personnels.

— Par contre lui dis-je, des niaiseries me firent des soirs sublimes. Une nuit, près de m’endormir, je fus frappé par cette idée, qui vous paraîtra fort ordinaire, que le Don, fleuve de Russie, était l’antique Tanaïs des légende classiques. Et cette notion prit en moi une telle intensité, une beauté si mystérieuse que je dus, ayant allumé, chercher dans la bibliothèque une carte où je suivis ce fleuve dès sa sortie du lac, tout au travers du pays de Cosaques. Grandi par tant de siècles interposés, Orphée m’apparut errant à travers les glaces hyperboréennes, sur les rives neigeuses du Tanaïs, dans les plaines du Riphé que couvrent d’éternels frimas, pleurant Eurydice et les faveurs inutiles de Pluton. Cet esprit délicat fut sacrifié par les femmes toujours ivres et cruelles. On s’étonnera que je m’émeuve d’un incident si fréquent. Il est vrai, pour l’ordinaire, ce mythe ne me trouble guère mais ce soir-là, mille sens admirables s’en levaient, si pressés que je ne pouvais les saisir. Et ces désolations lointaines, évoquées sans autre détails, m’emplissaient d’indicible ivresse. Ainsi s’achève dans l’enthousiasme une journée de sécheresse, de la plus fade banalité. Qu’ils sont beaux les nerfs de l’homme ! À genoux, prions les apparences qu’elles se reflètent dans nos âmes, pour y éveiller leurs types.

Les plus petits détails, à certains jours, retentissent infiniment en moi. Ces sensibilités trop rares ne sont pas l’effet du hasard. Chercher pour les appliquer les lois de l’enthousiasme, c’est le rêve entrevu dans notre cottage de Jersey.


Prière-programme

Combien je serais une machine admirable si je savais mon secret !

Nous n’avons chaque jour qu’une certaine somme de force nerveuse à dépenser : nous profiterons des moments de lucidité de nos organes, et nous ne forcerons jamais notre machine, quand son état de rémission invite au repos.

Peut-être même surprendrons-nous ces règles fixes des mouvements de notre sang qui amènent ou écartent les périodes où notre sensibilité est à vif. Cabanis pense que par l’observation on arriverait à changer, à diriger ces mouvements quand l’ordre n’en serait pas conforme à nos besoins. Par des hardiesses d’hygiéniste ou de pharmacien, nous pourrions nous mettre en situation de fournir très rapidement les états les plus rares de l’âme humaine.

Enfin, si nous savions varier avec minutie les circonstances où nous plaçons nos facultés, nous verrions aussitôt nos désirs (qui ne sont que les besoins de nos facultés) changer au point que notre âme en paraîtra transformée. Et pour nous créer ces milieux, il ne s’agit pas d’user de raisonnements, mais d’une méthode mécanique ; nous nous envelopperons d’images appropriées et d’un effet puissant, nous les interposerons entre notre âme et le monde extérieur si néfaste. Bientôt, sûrs de notre procédé, nous pousserons avec clairvoyance nos émotions d’excès en excès ; nous connaîtrons toutes les convictions, toutes les passions et jusqu’aux plus hautes exaltations qu’il soit donné d’aborder à l’esprit humain, dont nous sommes, dès aujourd’hui, une des plus élégantes réductions que je sache.

Les ordres religieux ont créé une hygiène de l’âme qui se propose d’aimer parfaitement Dieu ; une hygiène analogue nous avancera dans l’adoration du Moi. C’est ici, à Saint-Germain, un institut pour le développement et la possession de toutes nos facultés de sentir ; c’est ici un laboratoire de l’enthousiasme. Et non moins énergiquement que tirent les grands saints du christianisme, proscrivons le péché, le péché qui est la tiédeur, le gris, le manque de fièvre, le péché, c’est-à-dire tout ce qui contrarie l’amour.

L’homme idéal résumerait en soi l’univers ; c’est un programme d’amour que je veux réaliser. Je convoque tous les violents mouvements dont peuvent être énervés les hommes ; je paraîtrai devant moi-même comme la somme sans cesse croissante des sensations. Afin que je sois distrait de ma stérilité et flatté dans mon orgueil, nulle fièvre ne me demeurera inconnue, et nulle ne me fixera.

C’est alors, Simon, que, nous tenant en main comme un partisan tient son cheval et son fusil, nous dirons avec orgueil : « Je suis un homme libre. »


CHAPITRE  IV
examens de conscience

J’ai fermé la porte de ma cellule, et mon cœur, encore troublé des nausées que lui donnait le siècle, cherche avec agitation…

Connaître l’esprit de l’univers, entasser l’émotion de tant de sciences, être secoué par ce qu’il y a d’immortel dans les choses, cette passion m’enfièvre, tandis que sonnent les heures de nuit… Je me couchai avec le désespoir de couper mon ardeur ; je me suis levé ce matin avec un bourdonnement de joie dans le cerveau, parce que je vois des jours de tranquillité étendus devant moi. Ma poitrine, mes sens sont largement ouverts à celui que j’aime : à l’Enthousiasme.

Il ne s’agit pas qu’ayant accumulé des notions, je devienne pareil à un dictionnaire ; mon bonheur sera de me contempler agité de tous les frissons, et d’en être insatiable. Seule félicité digne de moi, ces instants où j’adore un Dieu, que grâce à ma clairvoyance croissante, je perfectionne chaque jour !

Pour ne pas succomber sous l’âme universelle que nous allons essayer de dégager en nous, commençons par connaître les forces et les faiblesses de notre esprit et de notre corps. Il importe au plus haut point que nous tenions en main ce double instrument, pour avoir une conscience nette de l’émotion perçue, et pour pouvoir la faire apparaître a volonté.

Tel fut l’objet de nos conférences d’octobre.


Examen physique

Nous inspectâmes d’abord nos organes : de leur disposition résulte notre force et notre clairvoyance.

Un médecin compétent que nous fîmes venir de la ville nous mit tout nus et nous examina. Ce praticien, soigneusement, de l’oreille et des doigts réunis, nous auscultait, tandis que nous comptions d’une voix forte jusqu’à trente ; ainsi l’avait-il ordonné.

– Vous êtes délicats, mais sains.

Telle fut son opinion, qui nous plut. Nous serions impressionnés par une difformité aussi péniblement que par un manque de tenue. C’est encore du lyrisme que d’être boiteux ou manchot ; il y a du panache dans une bosse. Toute affectation nous choque. « Avoir la pituite ou une gibbosité ! disait Simon, mais j’aimerais autant qu’on me trouvât le tour d’esprit de Victor Hugo. » Simon a bien du goût de répugner aux êtres excessifs ; ces monstres ne peuvent juger sainement la vie ni les passions. Un esprit agile dans un corps simplifié, tel est notre rêve pour assister à la vie.

Tandis qu’il se rhabillait, Simon se rappela avoir bu diverses pharmacies et qu’il manqua d’esprit de suite. Pour moi, ayant débuté dans l’existence par l’huile de foie de morue, j’alternai vigoureusement les fers et les quinquinas mais toujours me répugna le grand air qui seul m’eût tonifié sans m’échauffer.

Maigres l’un et l’autre, mais lui plus musculeux, nous naquîmes dans des familles nerveuses, la sienne apoplectique du côté des hommes et bizarre par les femmes. Ses sensations se poussent avec une violente vivacité dans des sens divers. Ses mouvements sont brusques, et prêteraient parfois au ridicule sans sa parfaite éducation. Il est bilieux.

— À la campagne, me dit-il, fumant ma pipe en plein air, fouaillant mes chiens et criant après eux, dès les six heures du matin, je jouis, je respire à l’aise.

Cabanis observe, en effet, que l’abondance de bile met une chaleur âcre dans tous le corps, en sorte que le bilieux trouve le bien-être seulement dans de grands mouvements qui emploient toutes ses forces. Ce médecin philosophe ajoute que, chez les hommes de ce tempérament, l’activité du cœur est excessive et exigeante.

— J’entends bien, me répond en souriant Simon ; mes journées ne sont heureuses qu’en province, mes nuits ne sont agréables qu’à Paris… Cette ville toutefois diminue ma force musculaire. Des occupations sédentaires, l’exercice exclusif des organes internes entraînent des désordres hypocondriaques et nerveux. Oh ! la fâcheuse contraction de mon système épigastrique ! Ma circulation s’alanguit jusqu’à faire hésiter ma vie. Je perds cette conscience de ma force que donnent toujours une chaleur active et un mouvement régulier du cerveau, et qui est si nécessaire pour venir à bout des obstacles de la vie active. C’est ainsi que tu me vis indifférent aux ambitions, que tu poursuivais tout au moins par saccade.

– Eh ! lui dis-je, crois-tu que je ne les ai pas connues, au milieu de mes plus belles énergies, ces hésitations et ces réserves ! Toi, Simon, bilio-nerveux, tu mêles une incertitude âpre à cette multiple énergie cérébrale qui naît de ton état nerveux. Cette complexité est le point extrême où tu atteins sous l’action de Paris, mais elle fut ma première étape. Je suis né tel que cette ville te fait. Chez moi, d’une activité musculaire toujours nulle, le système cérébral et nerveux a tout accaparé. Dans ce défaut d’équilibre, les organes inégalement vivifiés se sont altérés, la sensibilité alla se dénaturant. C’est l’estomac qui partit le premier. J’offre un phénomène bien connu des philosophes de la médecine et des directeurs de conscience : je passe par des alternatives incessantes de langueur et d’exaltation. C’est ainsi que je fus poussé à cette série d’expériences, où je veux me créer une exaltation continue et proscrire à jamais les abattements. Dans ma défaillance que rend extrême l’impuissance de mes muscles, parfois une excitation passagère me traverse ; en ces instants, je sens d’une manière heureuse et vive ; la multiplicité et la promptitude de mes idées sont incomparables : elles m’enchantent et me tourmentent. Ah ! que ne puis-je les fixer à jamais ! Si à l’aube, elles se retirent, me laissant dans l’accablement, c’est que je n’ai pas su les canaliser ; si, au soir, je les attends en vain, c’est que je n’ai pas surpris le secret de les évoquer… Je te marque là quelle sera notre tâche de Saint-Germain.

Nous sommes l’un et l’autre des mélancoliques. Mais faut-il nous en plaindre ? Admirable complication qu’a notée le savant ! Les appétits du mélancolique prennent plutôt le caractère de la passion que celui du besoin. Nous anoblissons si bien chacun de nos besoins que le but devient secondaire ; c’est dans notre appétit même que nous nous complaisons, et il devient une ardeur sans objet, car rien ne saurait le satisfaire. Ainsi sommes-nous essentiellement des idéalistes.

De cet état, disent les médecins, sortent des passions tristes, minutieuses, personnelles, des idées petites, étroites et portant sur les objets des plus légères sensations. Et la vie s’écoule, pour ces sujets, dans une succession de petites joies et de petits chagrins qui donnent a toute leur manière d’être un caractère de puérilité, d’autant plus frappant qu’on l’observe souvent chez des hommes d’un esprit d’ailleurs fort distingué.

N’en doutons pas, voilà comment nous juge le docteur qui, tout à l’heure, nous auscultait. Passions tristes, dit-il ; — mais garder de l’univers une vision ardente et mélancolique, se peut-il rien imaginer de mieux ? Minutieuses et personnelles ; — c’est que nous savons, faire tenir l’infini dans une seconde de nous-mêmes. Nos raisonnements tortueux demeurent incomplets, c’est que l’émotion nous a saisis au détour d’une déduction, et dès lors a rendu toute logique superflue. Il ne faut pas demander ici des raisonnements équilibrés. Je n’ai souci que d’être ému,

Et félicitons-nous, Simon : toi, d’être devenu mélancolique ; et moi, d’avoir été anémié par les veilles et les dyspepsies. Félicitons-nous d’être débilités, car toi, bilieux, tu aurais été satisfait par l’activité du gentilhomme campagnard, et moi, nerveux délicat, je serais simplement distingué. Mais parce que l’activité de notre circulation était affaiblie, notre système veineux engorgé, tous nos actes accompagnés de gêne et de travail, nous avons mis l’âge mûr dans la jeunesse. Nous n’avons jamais connu l’irréflexion des adolescents, leurs gambades ni leurs déportements. La vie toujours chez nous rencontra des obstacles. Nous n’avons pas eu le sentiment de la force, cette énergie vitale qui pousse le jeune homme hors de lui-même. Je ne me crus jamais invincible. Et en même temps, j’ai eu peu de confiance dans les autres. Notre existence, qui peut paraître triste et inquiète, fut du moins clairvoyante et circonspecte. Ce sentiment de nos forces émoussées nous engage vivement à ne négliger aucune de celles qui nous restent, à en augmenter l’effet par un meilleur usage, à les fortifier de toutes les ressources de l’expérience.

Tel est notre corps, nous disions-nous l’un à l’autre, et c’est un des plus satisfaisants qu’on puisse trouver pour le jeu des grandes expériences.


Examen moral

Nous continuâmes notre examen ; et laissant notre corps, nous cherchions à éclairer notre conscience.

Silencieux et retirés, d’après un plan méthodique, nous avons passé en revue nos péchés, nos manques d’amour. À ce très long labeur je trouvai infiniment d’intérêt. Et Simon, au dîner du dernier jour, une heure avant la confession solennelle, me disait :

— Aujourd’hui, comme le malade arrive à connaître la plaie dont il souffre et qu’il inspecte à toute minute, je suis obsédé de la laideur qu’a prise mon âme au contact des hommes.

Nous avions décidé de passer nos fracs, cravates noires, souliers vernis, de boire du thé en goûtant des sucreries, et de nous coucher seulement à l’aube, afin de marquer cette grande journée de quelques traits singuliers parmi l’ordinaire monotonie de notre retraite (car il faut considérer qu’un décor trop familier rapetisse les plus vives sensations).

Quand nous fûmes assis dans les deux ganaches de la cheminée, toutes lampes allumées et le feu très clair, Simon, qui sans doute attachait une grande importance à ces premières démarches de notre régénération, était ému, au point que, d’énervement presque douloureux mêlé d’hilarité, il fit, avec ses doigts crispés en l’air, le geste d’un épileptique.

Je notai cela comme un excellent signe, et je sentis bien les avantages d’être deux, car par contagion je goûtai, avant même les premiers mots, une chaleur, un entrain un peu grossier, mais très curieux.

Et d’abord parcourons, lui dis-je, les lieux où nous avons demeuré.

Dans le groupe de la famille (c’est-à-dire au milieu de ces relations que je ne me suis pas faites moi-même), j’ai péché :

Par pensée (les péchés par pensée sont les plus graves, car la pensée est l’homme même) c’est ainsi que je m’abaissai jusqu’à avoir des préjugés sur les situations sociales et que je respectai malgré tout celui qui avait réussi. Oui, parfois j’eus cette honte de m’enfermer dans les catégories.

Par parole (les péchés par parole sont dangereux, car par ses paroles on arrive à s’influencer soi-même) ; c’est ainsi que j’ai dit, pour ne point paraître différent mille phrases médiocres qui m’ont fait l’âme plus médiocre.

Par œuvre (les péchés par œuvre, c’est-à-dire les actions, n’ont pas grande importance, si la pensée proteste) ; toutefois il y a des cas ainsi, le tort que je me fis en me refusant un fauteuil à oreillettes où j’aurais médité plus noblement.

Dans la vie active (c’est-à-dire au milieu de ceux que j’ai connus par ma propre initiative), j’ai péché :

Par pensée : m’être préoccupé de l’opinion. Je fus tenté de trouver les gens moins ignobles quand ils me ressemblaient.

Par parole : avoir renié mon âme, jolie volupté de rire intérieur, mais qui demande un tact infini, car l’âme ne demeure intense qu’à s’affirmer et s’exagérer toujours.

Par œuvre : n’avoir pas su garder mon isolement. Trop souvent je me plus à inventer des hommes supérieurs, pour le plaisir de les louer et de m’humilier. C’est une fausse démarche ; on ne profite qu’avec soi-même, méditant et s’exaspérant.

Quand j’achevai cette confession, Simon me dit :

— Il est un point où vous glissez qui importe, car nous saurions en tirer d’utiles renseignements pour telle manœuvre importante vous avez eu un métier.

— C’est juste, lui dis-je. Un métier, quel qu’il soit, fait à notre personnalité un fondement solide ; c’est toute une réserve de connaissances et d’émotions. J’avais pour métier d’être ambitieux et de voir clair. Je connais parfaitement quelques côtés de l’intrigue parisienne.

— Voulez-vous me donner des détails sur les hommes supérieurs que vous remarquiez ? Vous en parlez, ce semble, avec chaleur. Ces liaisons intellectuelles expliquent quelquefois nos attitudes de la vingtième année.

— À dix-huit ans, mon âme était méprisante, timide et révoltée. Je vis un sceptique caressant et d’une douceur infinie ; en réalité il ne se laissait pas aborder,

Ô mon ami, de qui je tais le nom, auprès de votre délicatesse j’étais maladroit et confus ; aussi n’avez-vous pas compris combien je vous comprenais ; peut-être vous n’avez pas joui des séductions qu’exerçait sur mon esprit avide l’abondance de vos richesses. Vous me faisiez souffrir quand vous preniez si peu souci d’embellir mes jeunes années qui vous écoutaient, et paré d’un flottant désir de plaire, vous n’étiez préoccupé que de vous paraître ingénieux à vous-même. Or, cédant à l’attrait de reproduire la séduisante image que vous m’apparaissiez, je négligeai la puissance de détester et de souffrir qui sourd en moi. Vous captiviez mon âme, sans daigner même savoir qu’elle est charmante, et vous l’entraîniez à votre suite en lui lançant par-dessus votre épaule des paroles flatteuses dénuées d’à-propos.

Celui que je rencontrai ensuite était amer et dédaigneux, mais son esprit, ardent et désintéressé. Je le vis orgueilleux de son vrai moi jusqu’à s’humilier devant tous, pour que du moins il ne fût jamais traité en égal. Je l’adorais, mais, malades l’un et l’autre, nous ne pûmes nous supporter, car chacun de nous souffrait avec acuité d’avoir dans l’autre un témoin. Aussi avons-nous préfèré — du moins tel fut mon sentiment, car je ne veux même plus imaginer ce qu’il pensait — oublier que nous nous connaissions et si, rusant avec la vie, je fis parfois des concessions, je n’avais plus à m’en impatienter que devant moi-même.

Ô solitude, toi seule ne m’as pas avili ; tu me feras des loisirs pour que j’avance dans la voie des parfaits, et tu m’enseigneras le secret de vêtir a volonté des convictions diverses, pour que je sois l’image la plus complète possible de l’univers. Solitude, ton sein vigoureux et morne, déjà j’ai pu l’adorer ; mais j’ai manqué de discipline, et ton étreinte m’avait grisé. Ne veux-tu pas m’enseigner à prier méthodiquement ?

Simon m’a dit dans la suite que j’avais excellemment parlé. Mon émotion l’enleva. Nous connûmes, ce soir-là, une ardente bonté envers mille indices de beauté qui soupirent en nous et que la grossièreté de la vie ne laisse pas aboutir. J’aspirais à souffrir et à frapper mon corps, parce que son épaisse indolence opprime mes jolies délicatesses. Comme je me connais impressionnable, je m’en abstins, et pourtant je n’eusse ressenti aucune douleur, mais seulement l’âpre plaisir de la vengeance… Tout cela j’hésite à le transcrire ; ce ne sont pas des raisonnements qu’il faudrait vous donner, mais l’émotion montante de cette scène à laquelle je ne sais pas laisser son vague mystérieux. Qu’ils s’essayent à repasser par les phases que j’ai dites, ceux qui soupçonnent la sincérité de ma description ! Si mes habitudes d’homme réfléchi n’avaient retenu mon bras, j’eusse été aisément sublime, et frappant mon corps, j’aurais dit : « Souffre, misérable ! gémis, car tu es infâme de ne connaître que des instants d’émotion, rapides comme des pointes de feu. Souffre, et profondément, pour que ton Moi, à cet éveil brutal, enfin te soit connu. Tu n’es qu’un infirme, somnolent sous la pluie de la vie. Depuis huit années que tes sens sont baignés de sensations, quelle ardeur peux-tu me montrer dont tu brûles, quand il faudrait que tu fusses consumé de toutes à la fois et sans trêve ! Mais comment supporterais-tu cette belle ivresse, toi qui n’as pas même un réel désir d’être ivre, encore que tu enfles ta voix pour injurier ta médiocrité ! Souffre donc, homme insuffisant, car tous sont meilleurs que toi. Et si tu te vantes que leur supériorité t’est indifférente, je ne t’autorise pas à tirer mérite de ce renoncement : il n’est beau d’être misérable et d’aimer sa misère qu’après s’être dépouillé volontairement. »

Ah ! Simon, quel ennui ! Que d’années excellentes perdues pour le développement de ma sensibilité ! J’entrevois la beauté de mon âme, et ne sais pas la dégager ! C’est un grand dépit d’être enfermé dans un corps et dans un siècle, quand on se sent les loisirs et le goût de vivre tant de vies !

Simon restait assis auprès du feu, cherchant le calme dans une raideur de nerfs, évidemment fort douloureuse. J’interrompis ma promenade, et m’asseyant à ses côtes : — Faisons la composition de lieu, lui dis-je.

C’est aux exercices spirituels d’Ignace de Loyola, au plus surprenant des psychologues, que nous empruntons cette méthode, dont je me suis toujours bien trouvé.

La vie est insupportable à qui n’a pas à toute heure sous la main un enthousiasme. Que si la grâce nous est donnée de ressentir une émotion profonde, assurons-nous de la retrouver au premier appel. Et pour ce, rattachons-la, fût-elle de l’ordre métaphysique le plus haut, à quelque objet matériel que nous puissions toucher jusque dans nos pires dénuements. Réduisons l’abstrait en images sensibles. C’est ainsi que l’apprenti mécanicien trace sur le tableau noir des signes conventionnels, pour fixer la figure idéale qu’il calcule et qui toujours est près de lui échapper.

J’imaginerai un guide-âne et toute une mnémotechnie, qui me permettront de retrouver à mon caprice les plus subtiles émotions que j’aurai l’honneur de me donner. Le monde sentimental, catalogué et condensé en rébus suggestifs, tiendra sur les murs de mon vaste palais intérieur, et m’enfermant dans chacune de ses chambres, en quelques minutes de contemplation, je retrouverai le beau frisson du premier jour. Surtout je parviendrai à fixer mon esprit. L’attention ramassée toute sur un même point y augmente infiniment la sensibilité. Une douleur légère, quand on la médite, s’accroît et envahit tout l’être. Si vous essayez de songer à cette phrase abstraite : « J’ai manqué d’amour dans mes méditations, c’est pourquoi j’ai été humilié », votre esprit dissipé n’arrive pas à l’émotion. Mais allumez un cigare vers les dix heures du soir, seul dans votre chambre où rien ne vous distrait, et dites :

Composition de lieu

Un homme est accroupi sur son lit, dans la nuit, levant sa face vers le ciel, par désespoir et par impuissance, car il souffre de lancinations sans trêve que la morphine ne maîtrise plus. Il sait sa mort assurée, douloureuse et lente. Il gît loin de ses pairs, parmi des hommes grossiers qui ont l’habitude de rire avec bruit ; même il en est arrivé à rougir de soi-même, et pour plaire à ces gens il a voulu paraître leur semblable.

Dans cet abaissement, qu’il allume sa lampe, qu’il prenne les lettres des rois qui le traitent en amis, qu’il célèbre le culte dont l’entoura sa maîtresse, jeune et de qui les beaux yeux furent par lui remplis jusqu’au soir où elle mourut en le désirant, qu’il oublie son infirmité et les gestes dont on l’entoure ! Voici que l’amour, celui qu’il aime, l’amour frère de l’orgueil, rentre en lui, et ses pensées ennoblies redeviennent dignes des grands qui l’honorent, tendues et dédaigneuses.

Ainsi s’achevait cette nuit. Silencieux et désabusés, nous appuyions nos fronts aux vitres fraîches. Sur la vaste cuvette des terres endormies, parmi les vapeurs qui s’étirent, l’aube commençait ; alors, nous entreprîmes, dans le malaise de ce matin glacé, l’exercice de la mort.

Exercice de la mort

Nous serons un jour (mais qui de nous deux le premier ?) meurtris par notre cercueil. nos mains jointes seront opprimées par des planches clouées à grand bruit ; nos visages d’humoristes n’auront plus que les marques pénibles de cette lutte dernière que chacun s’efforce de taire, mais qui, dans la plupart des cas, est atroce. Ce sera fini, sans que ce moment suprême prenne la moindre grandeur tragique, car l’accident ne parait singulier qu’à l’agonisant lui-même. Ce sera terminé. Tout ce que j’aurai emmagasiné d’idées, d’émotions, et mes conceptions si variées de l’univers s’effaceront. Il convient donc qu’au milieu de ces enthousiasmes si désirés, nous n’oubliions pas d’en faire tout au fond peu de cas, et il convient en même temps que nous en jouissions sans trêve. Jouissons de tout et hâtivement, et ne nous disons jamais : « Ceci, des milliers d’hommes l’ont fait avant moi » ; car, à n’exécuter que la petite danse que la Providence nous a réservée dans le cotillon général, nous ferions une trop longue tapisserie. Jouissons et dansons, mais voyons clair. Il faut traiter toutes choses au monde comme les gens d’esprit traitent les jeunes filles. Les jeunes filles, au moins en désir, se sont prêtées à tous les imbéciles, et lors même qu’elles sont vierges de désir, croyez-vous qu’il n’existe pas un imbécile qui puisse leur plaire ! Il faut faire un assez petit cas des jeunes filles, mais nous émouvoir à les regarder, et nous admirer de ressentir pour de si maigres choses un sentiment aussi agréable.

Colloque

Cette haine du péché et cette ardeur vers les choses divines que je viens de traverser, ce sont des instants furtifs de mon âme, je les ai analysés ; j’ai démonté ces sentiments héroïques, je saurais à volonté les recomposer. Une centaine de petites anecdotes grossières inscrites sur mon carnet me donnent sûrement les rêves les plus exquis que l’humanité puisse concevoir. Elles sont les clochers qui guident le fidèle jusqu’à la chapelle où il s’agenouille. Mon âme mécanisée est toute en ma main, prête à me fournir les plus rares émotions. Ainsi je deviens vraiment un homme libre.

Pourquoi, mon âme, t’humilier, si de toi, pauvre désorientée, je fais une admirable mécanique ? Simon m’a dit, qu’enfant, il savait se faire pleurer d’amour pour sa famille, en songeant à la douleur qu’il causerait, s’il se suicidait. Il voyait son corps abîmé, l’imprévu de cette nouvelle tombant au milieu du souper, apportée par un parent qui peut à peine se contenir, ces grands cris, ces sanglots qui coupent toutes les voix pendant trois jours. Et, précisant ce tableau matériel avec minutie, il s’élevait en pleurant sur soi-même jusqu’à la plus noble émotion d’amour filial : le désespoir de peiner les siens.

Pourquoi les philosophes s’indigneraient-ils contre ce machinisme de Loyola ? Grâce à des associations d’idées devenues chez la plupart des hommes instinctives, ne fait-on pas jouer à volonté les ressorts de la mécanique humaine ? Prononcez tel nom devant les plus ignorants, vous verrez chacun d’eux éprouver des sensations identiques. À tout ce qui est épars dans le monde, l’opinion a attaché une façon de sentir déterminée, et ne permet guère qu’on la modifie. Nous éprouvons des sentiments de respectueuse émotion devant une centaine d’anecdotes ou devant de simples mots peut-être vides de réalité. Voilà la mécanique à laquelle toute culture soumet l’humanité, qui, la plupart du temps ne se connaît même point comme dupe. Et moi qui, par une méthode analogue, aussi artificielle, mais que je sais telle, m’ingénie à me procurer des émotions perfectionnées, vous viendriez me blâmer ! L’humanité s’émeut souvent à son dommage, tant elle y porte une déplorable conviction ; quant à moi, sachant que je fais un jeu, je m’arrêterai presque toujours avant de me nuire.


CHAPITRE  V
les intercesseurs

Ayant touché avec lucidité nos organes et nos agitations familières sachons utiliser cette enquête. Que notre âme se redresse et que l’univers ne soit plus déformé ! Notre âme et l’univers ne sont en rien distincts l’un de l’autre ; ces deux termes ne signifient qu’une même chose, la somme des émotions possibles.

Hélas ! devant un immense labeur, mon ardeur si intense défaille. Comment, sans m’égarer, amasser cette somme des émotions possibles ? Il faut qu’on me secoure, j’appelle des intercesseurs.

Il est, Simon, des hommes qui ont réuni un plus grand nombre de sensations que le commun des êtres. Échelonnés sur la voie des parfaits, ils approchent à des degrés divers du type le plus complet qu’on puisse concevoir ; ils sont voisins de Dieu. Vénérons-les comme des saints. Appliquons-nous à reproduire leurs vertus, afin que nous approchions de la perfection dont ils sont des fragments de grande valeur.

Aisément nous nous façonnerons à leur imitation, maintenant que nous connaissons notre mécanisme.

D’ailleurs, il ne s’agit que de trouver en nous les vertus qui caractérisent ces parfaits et de les dégager des scories dont la vie les a recouvertes. Comme une jolie figure, qu’un maître peignit et que le temps a remplie d’ombre, réapparaît sous les soins d’un expert, ainsi, par ma méthode et ma persévérance, réapparaîtront ma véritable personne et mon univers enfouis sous l’injure des barbares.

Courons dès aujourd’hui rendre à ces princes un hommage réfléchi. Je veux quelques minutes m’asseoir sur leurs trônes, et de la dignité qu’on y trouve je demeurerai embelli. Figures que je chérissais dès mes premières sensibilités, je vous prie en croyant, et par l’ardeur de mes désirs vos vertus émergeront en moi ; je vous prie en philosophe, et par l’analyse je reconstituerai méthodiquement en mon esprit votre beauté.


Dès lors, nous passâmes des heures paisibles à tourner les feuillets, comme un prêtre égrène son chapelet. Dans la petite bibliothèque, écrasée de livres et assombrie par un ciel d’hiver, durant de longs jours, nous méditâmes la biographie de nos saints, et ces bienveillants amis touchaient notre âme çà et là pour nous faire voir combien elle est intéressante.

Dans cette étude de l’Intelligence souffrante, je fortifiais mon désir de l’Intelligence triomphante. Ainsi la passion de Jésus-Christ excite le chrétien à mériter les splendeurs et la félicité du paradis.

Aimable vie abstraite de Saint-Germain ! Dégagé des nécessités de l’action, fidèle à mon régime de méditation et de solitude, assuré au soir, quand je me couchais, que nulle distraction ne me détournerait le lendemain de mes vertus, protégé contre les défaillances au point que j’avais oublié le siècle, je passai les mois de novembre, décembre et janvier avec les morts qui m’ont toujours plu. Et je m’attachai spécialement à quelques-uns qui, au détour d’un feuillet, me bouleversent et me conduisent soudain, par un frisson, à des coins nouveaux de mon âme.

Des figures livresques peu à peu vécurent pour moi avec une incroyable énergie. Quand une trop heureuse santé ne m’appesantit pas, Benjamin Constant, le Sainte-Beuve de 1835, et d’autres me sont présents, avec une réalité dans le détail que n’eurent jamais pour moi les vivants, si confus et si furtifs. C’est que ces illustres esprits, au moins tels que je les fréquente, sont des fragments de moi-même. De là cette ardente sympathie qu’ils m’inspirent. Sous leurs masques, c’est moi-même que je vois palpiter, c’est mon âme que j’approuve, redresse et adore. Leur beauté peu sûre me fait entendre des fragments de mon dialogue intérieur, elle me rend plus précise cette étrange sensation d’angoisse et d’orgueil dont nous sommes traversés, quand, le tumulte extérieur apaisé quelques moments, nous assistons au choc de nos divers Moi.


L’ennui vous empêcherait de me suivre, si j’entrais dans le détail de tous ceux que j’ai invoqués. Voici, à titre de spécimen, quelques-unes des méditations les plus poussées où nous nous satisfaisions.

(Je pense qu’on se représente comment naquirent ces consultations spirituelles. Nous gardions mémoire de nos réflexions singulières, et nous nous les communiquions l’un à l’autre dans notre conférence du soir. Elles nous servaient encore à fixer le plan de nos études pour les jours suivants ; ce plan se modifiait d’ailleurs sur les variations de notre sensibilité.)


I
méditation spirituelle sur benjamin constant

C’est par raisonnement que Simon goûte Benjamin Constant. Simon est séduit par ce rôle officiel et par cette allure dédaigneuse qui masquaient un bohémianisme forcené de l’imagination ; il félicite Benjamin Constant de ce que toujours il surveilla son attitude devant soi-même et devant la société, par orgueil de sensibilité, et encore de ce qu’il eût peu d’illusions sur soi et sur ses contemporains.

Moi, c’est d’instinct que j’adore Benjamin Constant. S’il était possible et utile de causer sans hypocrisie, je me serais entendu, sur divers points qui me passionnent, avec cet homme assez distingué pour être tout à la fois dilettante et fanatique.

J’aime qu’il cherche avec fureur la solitude où il ne pourra pas se contenter. J’aime, quand Mme  de Récamier se refuse, le désespoir, la folie lucide de cet homme de désir qui n’aima jamais que soi, mais que « la contrariété rendait fou ».

J’aime les saccades de son existence qui fut menée par la générosité et le scepticisme, par l’exaltation et le calcul. J’aime ses convictions, qui eurent aux Cent-Jours des détours un peu brusques, à cause du sourire trop souhaité d’une femme. J’admire de telles faiblesses comme le plus beau trait de cet amour héroïque et réfléchi que seuls connaissent les plus grands esprits. Enfin, ses dettes payées par Louis-Philippe et cette humiliation d’une carrière finissante qui jetait encore tant d’éclat me remplissent d’une mélancolie romanesque, où je me perds longuement.

J’aime qu’il ait été brave. Quand on goûte peu les hommes les plus considérés, et qu’on se place volontiers en dehors des conventions sociales, il est joli à l’occasion de payer de sa personne. D’ailleurs beaucoup de petites imaginations (et les facultés imaginatives, c’est le secret de la peur) sont à étouffer quand l’âme va devant soi, toute prudence perdue !

Mais j’aime surtout Benjamin Constant parce qu’il vivait dans la poussière desséchante de ses idées, sans jamais respirer la nature, et qu’il mettait sa volupté à surveiller ironiquement son âme si fine et si misérable. Royer-Collard le mésestimait ; mais nous-mêmes, Simon, nous eût-il considérés, cet honnête homme péremptoire qui, par sa rudesse voulue, fit un jour pleurer Jouffroy et n’en fut pas désolé ?

Application des sens

Si cet appétit d’intrigue parisienne et de domination qui parfois nous inquiète au contact du fiévreux Balzac arrivait à nous dominer, notre sensibilité et notre vie reproduiraient peut-être les courbes et les compromis que nous voyons dans la biographie de Benjamin Constant.

À dix-huit ans, il souffrait d’être inutile… Peut-être ne sommes-nous ici que pour n’avoir pas su placer notre personne.

Il s’embarrassait dans un long travail, non qu’il en éprouvât un besoin réel, « mais pour marquer sa place, et parce que, à quarante ans, il ne se pardonnerait pas de ne l’avoir pas fait ».

Il désirait de l’activité plus encore que du génie… Ce qu’il nous faut, Simon, c’est sortir de l’angoisse où nous nous stérilisons ; avons-nous dans cette retraite le souci de créer rien de nouveau ? Il nous suffit que notre Moi s’agite ; nous mécanisons notre âme pour qu’elle reproduise toutes les émotions connues.

Parmi ses trente-six fièvres, Constant gardait pourtant une idée sereine des choses ; « Patience, disait-il à son amour, à son ambition, à son désir du bonheur, patience, nous arriverons peut-être et nous mourrons sûrement ce sera alors tout comme. » Ce sentiment ne me quitte guère. Deux ou trois fois il me pressa avec une intensité dont je garde un souvenir qui ne périra pas.

Dans une petite ville d’Allemagne, vers les quatre heures d’une après-midi de soleil, mes fenêtres étant ouvertes, par où montaient la bousculade joyeuse des enfants et le roulement des tonneaux d’un lointain tonnelier, je travaillais avec énergie pour échapper à une sentimentalité aiguë que l’éloignement avait fortifiée. Mais forçant ma résistance, dans mon cerveau lassé, sans trêve défilait à nouveau la suite des combinaisons par lesquelles je cherchais encore à satisfaire mon sentiment contrarié. Soudain, vaincu par l’obstination de cette recherche aussi inutile que douloureuse, je m’abandonnai à mon découragement ; je le considérai en face. Ces rêves romanesques de bonheur, auxquels il me fallait renoncer, m’intéressaient infiniment plus que les idées de devoir (le devoir, n’était-ce pas, alors comme toujours, d’être orgueilleux ?) où j’essayais de me consoler. Sans doute, me disais-je, j’ai déjà connu ces exagérations ; je sais que dans soixante jours, ces chagrins démesurés me deviendront incompréhensibles, mais c’est du bonheur, tout un renouveau de moi-même, une jeunesse de chaque matin qui m’auront échappé. La vie continuera, apaisée (mais si décolorée !), jusqu’à un nouvel accident, jusqu’à ce que je souffre encore devant une félicité, que je ne saurai pas acquérir : 1° parce que la félicité en réalité n’existe pas ; 2° parce que si elle existait, cela m’humilierait de la devoir à un autre. Puis des jours ternes reprendront, coupés de secousses plus rares, pour arriver à l’âge des regrets sans objet… Telle était la seule vision que je pusse me former du monde. Elle m’était fort désagréable.

J’ai vu un boa mourir de faim enroulé autour d’une cloche de verre qui abritait un agneau. Moi aussi, j’ai enroulé ma vie autour d’un rêve intangible. N’attendant rien de bon du lendemain, j’accueillis un projet sinistre : désespéré de partir inassouvi, mais envisageant qu’alors je ne saurais plus mon inassouvissement.

Je contemplais dans une glace mon visage défait ; j’étais curieux et effrayé de moi-même. Combien je me blâmais ! Je ne doutais pas un instant que je ne guérisse, mais j’étais affolé de dîner et de veiller dans cette ville ou rien ne m’aimait, de m’endormir (avec quelle peine !) et puis de me réveiller, au matin d’une pâle journée, avec l’atroce souvenir debout sur mon cerveau. Quel sacrifice je fis à une chère affection, en me résignant à accepter ces quinze jours d’énervement très pénible ! Je me répétai la parole de Benjamin Constant : « Patience nous arriverons peut-être (à ne plus désirer, à être d’âme morne), et puis nous mourrons sûrement ; ce sera alors tout comme. »

Méditation

Au courant de cette neuvaine que nous faisons en l’honneur de Benjamin Constant, et à propos d’une controverse culinaire un peu trop prolongée que nous eûmes sur un gibier, une remarque m’est venue. J’aime beaucoup Simon pour tout ce que nous méprisons en commun, mais il me blesse par l’inégale importance que nous prêtons à diverses attitudes de la vie.

Certes, je me forme des idées claires de mes exaltations, et tout ce cabotinage supérieur, je le méprise comme je méprise toutes choses, mais je l’adore. Je me plais à avoir un caractère passionné, et à manquer de bon sens le plus souvent que je peux.

Mon ami, sans doute, n’a pas de goût pour le bon sens, sinon pourrais-je le fréquenter ? Mais les soins dont j’entoure la culture de ma bohème morale, c’est à sa tenue, à son confort, à son dandysme extérieur qu’il les prodigue. Vous ne sauriez croire quel orgueil il met à trancher dans les questions de vénerie ! — Hé ! direz-vous, que fait-il alors dans cette retraite ? — En vérité, je soupçonne parfois qu’avec plus de fortune il ne serait pas ici.

Ces petites réflexions où, pour la première fois, je me différenciais de Simon, je ne les lui communiquai pas. Pourquoi le désobliger ?

Benjamin Constant l’a vu avec amertume. Deux êtres ne peuvent pas se connaître. Le langage ayant été fait pour l’usage quotidien ne sait exprimer que des états grossiers ; tout le vague, tout ce qui est sincère n’a pas de mot pour s’exprimer. L’instant approche où je cesserai de lutter contre cette insuffisance je ne me plairai plus à présenter mon âme à mes amis, même à souper.

J’entrevois la possibilité d’être las de moi-même autant que des autres.

Mais quoi ! m’abandonner ! je renierais mon service, je délaisserais le culte que je me dois ! Il faut que je veuille et que je me tienne en main pour pénétrer au jour prochain dans un univers que je vais délimiter, approprier et illuminer, et qui sera le cirque joyeux où je m’apparaîtrai, dressé en haute école.

Colloque

— Benjamin Constant, mon maître, mon ami, qui peux me fortifier, ai-je réglé ma vie selon qu’il convenait ?

— Les araires publiques dans un grand centre, ou la solitude : voilà les vies convenables. Le frottement et les douleurs sans but de la société sont insupportables.

— Tu le vois, je m’enferme dans la méditation mais on ne m’a pas offert les occupations que tu indiques, où peut-être j’eusse trouvé une excitation plus agréable.

– À dire vrai, dans la solitude je me désespérais. Dès que je le pus, je m’écriai : Servons la bonne cause et servons-nous nous-même.

— Mais comment se reconnaît la bonne cause ? et jusqu’à quel point vous êtes-vous servi vous-même ?

— Hé ! me dit-il avec son fin sourire, j’ai servi toutes les causes pour lesquelles je me sentais un mouvement généreux. Quelquefois elles n’étaient pas parfaites, et souvent elles me nuisirent. Mais j’y dépensai la passion qu’avait mise en moi quelque femme.

— Je te comprends, mon maître ; si tu parus accorder de l’importance à deux ou trois des accidents de la vie extérieure, c’était pour détourner des émotions intimes qui te dévastaient et qui, transformées, éparpillées, ne t’étaient plus qu’une joyeuse activité.

Oraison

Ainsi, Benjamin Constant, comme Simon et moi, tu ne demandais à l’existence que d’être perpétuellement nouvelle et agitée.

Tu souffris de tout ce qui t’était refusé : choses pourtant qui ne t’importaient guère. Tu te dévorais d’amour et d’ambition mais ni la femme ni le pouvoir n’avaient de place dans ton âme. C’est le désir même que tu recherchais ; quand il avait atteint son but, tu te retrouvais stérile et désolé. Tu connus ce vif sentiment du précaire qui fait dire par l’amant, le soir, à sa maîtresse : « Va-t’en, je ne veux pas jouir de ton bonheur cette nuit, puisque tu ne peux pas me prouver que demain et toujours, jusqu’à ce que tu meures la première, tu seras également heureuse de te donner à moi. »

Tu n’aimas rien de ce que tu avais en main, mais tu t’exaspéras volontairement à désirer tous les biens de ce monde. Tu trouvais une volupté douloureuse dans l’amertume. Quelques débauchés connaissent une ardeur analogue. Ils se plaisent à abuser de leurs forces, non pour augmenter l’intensité ou la quantité de leurs sensations, mais parce que, nés avec des instincts romanesques, ils trouvent un plaisir vraiment intellectuel, plaisir d’orgueil, à sentir leur vie qui s’épuise dans des occupations qu’ils méprisent. Toi-même, vieillard célèbre et mécontent, tu finis par ne plus résister au plaisir de te déconsidérer, tu passas tes nuits aux jeux du Palais-Royal, et tu tins des propos sceptiques devant des doctrinaires.

Je te salue avec un amour sans égal, grand saint, l’un des plus illustres de ceux qui, par orgueil de leur vrai Moi qu’ils ne parviennent pas à dégager, meurtrissent, souillent et renient sans trêve ce qu’ils ont de commun avec la masse des hommes. Quand ils humilient ce qui est en eux de commun avec Royer-Collard, ce que Royer-Collard porte comme un sacrement, je les comprends et je les félicite. La dignité des hommes de notre sorte est attachée exclusivement à certains frissons, que le monde ne connaît ni ne peut voir, et qu’il nous faut multiplier en nous.


II
méditation spirituelle sur sainte-beuve

Les froids et la brume qui salissaient la Lorraine rétrécirent encore l’horizon de notre curiosité. Enfermés plus dévotement que jamais dans les minuties de notre règle, nous jouissions des vêtements amples et des livres entassés dans nos cellules chaudes.

Je lus Joseph Delorme, les Consolations, Volupté et le Livre d’amour, avec les pensées jointes aux Portraits du lundi. Écartant les œuvres du critique, je m’en tins au Sainte-Beuve de la vingtième année, aux misères de celui qui s’étonnait devant soi-même et qui, par la vertu de son orgueil studieux, trouvait des émotions profondes dans un infime détail de sa sensibilité.

À cette époque déjà, il voulait le succès, car né dans une bonne bourgeoisie, il tenait compte de l’opinion des hommes de poids, et puis il avait des vices qui veulent quelque argent. Toutefois, son âme inclinait vers la religion. Ce mysticisme fait des inquiétudes d’une jeunesse sans amour et de son impatience ambitieuse, n’était en somme que ce vague mécontentement qu’il assoupit plus tard entre les bras vulgaires des petites filles et dans un travail obstiné de bouquiniste. Son mysticisme alla s’atrophiant. Mais à vingt-cinq ans son rêve était précisément de la cellule que nous construisons dans l’atmosphère froide du monotone Saint-Germain.

Application des sens

Au Louvre, dans la salle Chaudet, musée des sculptures modernes, parmi les médaillons de David, en se dressant sur la pointe des pieds, on peut étudier le Sainte-Beuve de 1828. Sa vieille figure des dernières années, trop grasse et d’une intelligence sensuelle, ne fait voir que le plus matois des lettrés, tandis qu’il est vraiment notre ami, ce jeune homme grave, timide et perspicace qui a senti deux ou trois nuances profondément.

il s’était composé de la vie une vision sentimentale et dominée par un dégoût très fin. Cette intelligence frissonnante fut la plus minutieuse, la plus exaltée, la plus érudite, la plus sincère, jusqu’au jour où, envahie de paresse, elle se négligea soi-même pour travailler simplement, et dès lors eut du talent, de l’avis de tout le monde, mais comme tout le monde.

Jeune homme, si dégoûté que tu cédas devant les bruyants, ne souillons pas notre pensée à contester avec les gens de bon sens qui sacrifient ton adolescence à ta maturité. Il n’est que moi qui puisse te comprendre, car tu me présentes, poussés en relief, quelques-uns de mes caractères.

À vingt-cinq ans, sous le même toit que ta mère, dans ta chambre, tu travailles. Je vois sur tes tables des poètes, tes contemporains, des mystiques, tels que l’Imitation et Saint-Martin, des médecins philosophes, Destut de Tracy, Cabanis, puis des journaux, des revues, car ton esprit toujours inquiet accepte les idées du hasard, en même temps qu’il poursuit un travail systématique. J’entends ta voix, un peu forte sur certains mots, et qui n’achève pas ; à peine tes phrases indiquées, tu sembles n’y plus tenir.

Dans cette belle crise d’une sensibilité trop vite desséchée, Sainte-Beuve attachait peu d’importance au fruit de sa méditation. De la pensée, il ne goûtait que la chaleur qu’elle nous met au cerveau. Il aimait mieux suivre les voltes de sa propre émotion que convaincre ; il dédaignait les sentiments qu’on raconte et qui dès lors ne sont plus qu’une sèche notion. De là cette mollesse à soutenir son avis, ce brisé dans le développement de ses idées. Il savait que Dieu seul, pénétrant les cœurs, peut juger la sincérité d’une prière… Ceux de ma race, eux-mêmes, imagineront-ils l’ardeur du sentiment d’où sort ici cette tiède méditation ?

Méditation

À considérer longuement Sainte-Beuve, je vois que son extrême politesse et sa compréhension ne sont accompagnées d’aucune sympathie pour ceux mêmes qu’il pénètre le plus intimement. Il est là, très timide et très jeune, avec une indication de sourire dans une raie au-dessus des yeux et quelque chose de si complexe dans l’intelligence qu’on ne le sent qu’à demi sincère. Que sa bouche et ses yeux indiquent de réflexion ! Est-ce une nuance d’envie, ce mécontentement qui pâlit son visage ? C’est la fatigue, l’inquiétude d’un voluptueux las, d’un voluptueux qui ne fournit pas à ses sensualités des satisfactions larges, parce qu’il faudrait de la persistance, et que, les crises passées, son intelligence ne s’attarde pas.

Tu n’as pas d’yeux pour vivre sur un décor, tu ne te satisfais qu’avec des idées, et tu te dévorerais à t’interroger si l’on ne te jetait précipitamment des systèmes et des hommes à éprouver. C’est ainsi qu’il me faut sans trêve des émotions et de l’inconnu, tant j’ai vite épuisé, si variés qu’on les imagine, tous les aspects du plus beau jour du monde.

Dans la suite, la sécheresse t’envahit parce que tu étais trop intelligent. Tu dédaignas de servir plus longtemps de mannequin à des émotions que tu jugeais.

Heureux les pauvres d’esprit ! comme ils ne se forment pas des idées claires sur leurs émotions, ils se plaisent et ils s’honorent ; mais toi, tu t’irritais contre toi-même, et tu n’étais pas plus satisfait de ta vie intime que des événements. Tu savais que tu vivais médiocrement, sans imaginer comment il fallait vivre.

Colloque

Je t’aime, jeune homme de 1828. Le soir, après une journée d’action, j’ai senti, moi aussi, et jusqu’à souhaiter que soudain dix années m’éloignassent de ce jour, un triste mécontentement ; je me suis désolé d’être si différent de ce que je pourrais être, d’avoir par légèreté peiné quelqu’un, et encore d’avoir donné à ma physionomie morale une attitude irréparable.

Parfois, je suis touché de regrets en considérant les hommes forts et simples. Et j’approuve ton Amaury auquel en imposait le caractère poussant droit de M. de Couaen. Parfois, et bien qu’ils nous gênent, il nous arrive de fréquenter des sectaires, pour surprendre le secret qui les mit toute leur vie à l’aise envers eux-mêmes et envers les autres. Mais, aussi fermes qu’eux dans les nécessités, nous leur en voulons de ce manque d’imagination qui les empêche de supposer un cas où ils pourraient ne plus se suffire, et qui les rend durs envers certaines natures chancelantes, plus proches de notre cœur parce qu’elles connaissent la joie douloureuse de se rabaisser.

Je crois que, dans l’intimité de ton cœur, tu haïssais, au noble sens et sans mauvais souhait, Cousin et Hugo. Mais tu as voulu penser et agir selon qu’il était convenable ; et autant que te le permirent tes mouvements instinctifs, tu côtoyas ces natures brutales dont tu souffris.

Ainsi, peu à peu, tu quittais le service de ton âme pour te conformer à la vision commune de l’univers. C’était la nécessité, as-tu dit, qui te forçait à abdiquer ta personnalité excessive ; c’était aussi lassitude de tes casuistiques où toujours tu voyais tes fautes. Tu t’es moins aimé ; tu t’es borné à ce Sainte-Beuve compréhensif où tu te réfugiais d’abord aux seules heures de lassitude cérébrale. Oublieux de toi-même, tu ne raisonnas plus que sur les autres âmes. Et ce n’était pas, comme je fais, pour comparer à leurs sensibilités la tienne et l’embellir, c’était pour qu’elle existât moins. Je te comprends, admirable esprit mais comme il serait triste qu’un jour, faute d’une source intarissable d’émotions, j’en vinsse à imiter ton renoncement !

Ce n’est pas à la vie publique que tu demandais l’émotion. À l’âge ou Benjamin Constant était ambitieux et amant, tu fus amoureux et mystique. Si tu n’a pas eu ce don de spiritualité chrétienne qui retrouve Dieu et son intention vivante jusque dans les plus petits détails et les moindres mouvements, du moins tu te l’assimilas. Tu pleurais de dépit de n’être pas aimé et de ne pas aimer Dieu. Tu as jusqu’à l’épithète un peu grasse et sensuelle du prêtre qui désire. Ta rêverie religieuse était pleine de jeunes femmes ; tu n’étais pas précisément hypocrite, mais leur présence t’encourageait à blâmer la chair. Dès que le sentiment te parut vain, tu ne t’obstinas pas à te faire aimer et vers le même temps, tu cessas de vouloir croire. C’était fini de tes merveilleux frissons qui te valent mon attendrissement ; tu ne fus désormais que le plus intelligent des hommes.

Oraison

Toi qui as abandonné le bohémianisme d’esprit, la libre fantaisie des nerfs, pour devenir raisonnable, tu étais né cependant, comme je suis né, pour n’aimer que le désarroi des puissances de l’âme. Ta jeune hystérie se plaisait dans la souffrance ; l’humiliation fit ton génie. Ton erreur fut de chercher l’amour sous forme de bonheur. Il fallait persévérer à le goûter sous forme de souffrance, puisque celle-ci est le réservoir de toutes les vertus.

… Et nous-mêmes, malheureux Simon, qui ne trouvons notre émotion que dans les froissements de la vie, n’installons-nous pas notre inquiète pensée dans un cadre de bureaucratie ! Ah ! que j’aie fini d’être froissé, et je n’aurai plus que de l’intelligence, c’est-à-dire rien d’intéressant. Mon âme, maîtresse frissonnante, ne sera plus qu’une caissière, esclave du doit et avoir, et qui se courbe sur des registres.


Nous fîmes d’autres méditations, en grand nombre. Nous nous attachions surtout aux personnes fameuses qui eurent de la spiritualité.

Benjamin Constant, pour s’émouvoir, avait besoin de désirer le pouvoir et l’amour ; Sainte-Beuve ne fut lui que par ses disgrâces auprès des jeunes femmes mais d’autres atteignent à toucher Dieu par le seul effort de leur sensibilité, pour des motifs abstraits et sans intervention du monde intérieur. Ceux-là sont tout mon cœur.

Chers esprits excessifs, les plus merveilleux intercesseurs que nous puissions trouver entre nous et notre confus idéal, pourquoi confesserais-je le culte que je vous ai ! Vous n’existez qu’en moi. Quel rapport entre vos âmes telles que je les possède et telles que les dépeignent vos meilleurs amis ! Il n’est de succès au monde que pour celui qui offre un point de contact à toute une série d’esprits. Mais cette conformité que vos vulgaires admirateurs proclament me répugne profondément. Vous n’atteignez à me satisfaire qu’aux instants où vous dédaignez de donner aucune image de vous-même aux autres, et quand vous touchez enfin ce but suprême du haut dilettantisme, entrevu par l’un des plus énervés d’entre vous : « Avant tout, être un grand homme et un saint pour soi-même… » Pour soi-même !… dernier mot de la vraie sincérité, formule ennoblie de la haute culture du Moi qu’à Jersey nous nous proposions.


Simon et moi, nous eûmes le grand sens de ne pas discuter sur les mérites comparés des saints. Encore qu’ils se contredisent souvent, je les soigne et je les entretiens tous dans mon âme, car je sais que pour Dieu il y a identité de toutes les émotions. Mais j’entrevois que ces couches superposées de ma conscience, à qui je donne les noms d’hommes fameux, ne sont pas tout mon Moi. Je suis agité parfois de sentiments mal définis qui n’ont rien de commun avec les Benjamin Constant et les Sainte-Beuve. Peut-être ces intercesseurs ne valent-ils qu’à m’éclairer les parties les plus récentes de moi-même…

Il est certain que nos dernières méditations avaient été d’une grande sécheresse. Nous pressions une partie de nous-mêmes déjà épuisée. Ce n’étaient plus que redites dans la bibliothèque de Saint-Germain. Et, à mesure que les livres cessaient de m’émouvoir, de cette église où j’entrais chaque jour, de ces tombes qui l’entourent et de cette lente population peinant sur des labeurs héréditaires, des impressions se levaient, très confuses mais pénétrantes. Je me découvrais une sensibilité nouvelle et profonde qui me parut savoureuse.

C’est qu’aussi bien mon être sort de ces campagnes. L’action de ce ciel lorrain ne peut si vite mourir. J’ai vu à Paris des filles avec les beaux yeux des marins qui ont longtemps regardé la mer. Elles habitaient simplement Montmartre, mais ce regard, qu’elles avaient hérité d’une longue suite d’ancêtres ballottés sur les flots, me parut admirable dans les villes. Ainsi, quoique jamais je n’aie servi la terre lorraine, j’entrevois au fond de moi des traits singuliers qui me viennent des vieux laboureurs. Dans mon patrimoine de mélancolie, il reste quelque parcelle des inquiétudes que mes ancêtres ont ressenties dans cet horizon.

À suivre comment ils ont bâti leur pays, je retrouverai l’ordre suivant lequel furent posées mes propres assises. C’est une bonne méthode pour descendre dans quelques parties obscures de ma conscience.


CHAPITRE  VI
en lorraine

Notre ermitage de Saint-Germain était situé à peu près sur la limite, entre la plaine et la montagne. Le Lorrain de la plaine, qui a derrière lui de belles annales et tout un essai de civilisation, ne ressemble guère au montagnard, au vosgien vigoureux qui s’éveille d’une longue misère incolore. Simon et moi qui sommes depuis des siècles du plateau lorrain, nous n’hésitâmes pas à tourner le dos aux Vosges. Puisque nous cherchons uniquement à être éclairés sur nos émotions, le pittoresque des ballons et des sapins n’a rien pour satisfaire notre manie. Même nous nous bornerons à la région que limitent Lunéville, Toul, Nancy et notre Saint-Germain : c’est là que notre race acquit le meilleur d’elle-même. Là, chaque pierre façonnée, les noms même des lieux et la physionomie laissée aux paysans par des efforts séculaires nous aideront à suivre le développement de la nation qui nous transmis son esprit. En faisant sonner les dalles de ces églises où les vieux gisants sont mes pères, je réveille des morts dans ma conscience. Le langage populaire a baptisé ce coin « le cœur de la Lorraine ». Chaque individu possède la puissance de vibrer à tous les battements dont le cœur de ses parents fut agité au long des siècles. Dans cet étroit espace, si nous sommes respectueux et clairvoyants, nous pouvons connaître des émotions plus significatives qu’auprès des maîtres analystes qui, hier, m’éclairaient sur moi-même.


PREMIÈRE JOURNÉE
naissance de la lorraine

À la station qui précède immédiatement Nancy, au bourg de Saint-Nicolas, nous sommes descendus du train, car il convient d’entrer dans l’histoire de Lorraine par une visite à son patron. Dans son église flamboyante, nous saluons Nicolas, debout près de sa cuve et des petits enfants. Cette malheureuse localité, qu’illustrent encore cette cathédrale et des légendes, fut ruinée par des guerres confuses ; elle était riche et, pour la piller, tous les partis se mirent quarante-huit heures d’accord. Le noble évêque de Myre perdit sa domination. Il ne touche plus aujourd’hui que les petits enfants ; même il prête un peu à rire comme un bonhomme grossier. Le Lorrain, comme j’ai moi-même coutume, honore mal le souvenir de ses émotions passées ; c’est bon au Breton de s’émouvoir encore où tremblaient ses pères. Nous rapetissons ce que nous touchons, et nous nous plaisons à gouailler.

Cet hommage rendu au protecteur, nous primes une voiture pour assister au premier jour de la Lorraine, et visiter les lieux où cette nation naquit, en se constituant patrie par un effort contre l’étranger. C’est entre Saint-Nicolas et Nancy que René II, appuyé des Suisses, tua le Téméraire. Victoire de grande conséquence, qui nous délivra des étrangers et d’une civilisation que nous n’avions pas choisie ! Secousse de terreur, puis de joie, dans lequel ce pays s’accouche ! Dès lors il y a un caractère lorrain.

Charles de Bourgogne, le Téméraire ! Quelle magnifique aisance dans ses allures bruyantes et romantiques ! Auprès des grands crus de Bourgogne qui mettent la confiance au cœur le plus hésitant, comment se tiendra le petit vin de Moselle, ce vin un peu plat, froid et dont la saveur n’étonne pas tout d’abord, mais séduit un délicat réfléchi ! Comment René II, faible prince qui parcourt en suppliant les rudes cantons suisses, a-t-il pu triompher ?

Dans la vie, fréquemment, Simon et moi nous avons rencontré ces êtres tout brillantés, menant grand tapage, apoplectiques de confiance en soi ; nous ne les aimions guère et toujours les dépassions. À l’usage, il apparaît qu’un René II, avec sa douceur un peu grise, n’est pas un dépourvu ; il est réfléchi, persévérant, et sa modestie le sert mieux que forfanterie. Dans l’histoire, l’extrême simplicité de sa tenue passe infiniment en élégance, du moins pour l’homme de goût, l’ostentation de votre Téméraire. Après la victoire, quelle gravité ingénieuse dans les paroles modérées qu’il adresse au cadavre vaincu et dans l’inscription que notre cocher nous fit lire à la Commanderie Saint-Jean, où le Bourguignon subit la ruine et de grands coups d’épée ! La magnanimité de René n’a rien de théâtral, et s’il honore Charles d’un splendide service funèbre, c’est qu’il voulait publier devant son peuple épouvanté la définitive innocuité du brutal adversaire.

Nous avions suivi le corps du Téméraire dans Nancy, et jusque dans cette partie dite Ville-Vieille, où il fut publiquement exposé. Quand nous rêvions près la pierre tombale de René, dans la froide église des Cordeliers, le soir vint, qui, dans les lieux sacrés, nous dispose toujours à la mélancolie. Une race qui prend conscience d’elle-même s’affirme aussitôt en honorant ses morts. Ce sanctuaire national, reliquaire des gloires de Lorraine, mais incomplet comme le sentiment qu’eut jamais de soi ce peuple, date de René II. Les dentelures dorées qui festonnent autour de sa statue moderne, toute cette végétation délicate de figurines et l’élégance de l’ensemble nous reportaient à ces premières époques de la Lorraine, d’une grâce bonhomme, si dépourvue d’emphase. Dans cette maison des souvenirs, nous ne vîmes aucun désir d’étonner. Ces images de morts sans morgue ne se préoccupent ni de la noblesse classique, ni de la pompe. René Il aimait le peuple, c’est ainsi qu’il séduisit les cantons suisses, et il fêtait l’anniversaire de la victoire de Nancy, chaque année, en buvant avec les bourgeois ; Jeanne était a l’aise avec les grands, et la sœur en toute franchise des petits ; Drouot, quittant la gloire de la Grande Armée, où il fut le plus simple des héros, acheva sa vie en brave homme parmi ses concitoyens. C’est mal dire qu’ils aiment le peuple, ils ne s’en distinguent pas. Leur race se confond avec eux-mêmes.

Simon et moi nous comprimes alors notre haine des étrangers, des barbares, et notre égotisme où nous enfermons avec nous-mêmes toute notre petite famille morale. Le premier soin de celui qui veut vivre, c’est de s’entourer de hautes murailles ; mais dans son jardin fermé il introduit ceux que guident des façons de sentir et des intérêts analogues aux siens.


DEUXIÈME JOURNÉE
la lorraine en enfance

Cette partie ancienne de Nancy, la « Ville-Vieille », est bien fragmentaire ; elle fut perpétuellement refaite. Cette race nullement endormie, mais de trop bon sens, hésitait a affirmer sa personnalité. Sa finesse, son sentiment exagéré du ridicule l’entravèrent toujours. Chaque génération reniait la précédente, sacrifiait les œuvres de la veille à la mode de l’étranger. Leur « Chapelle Ronde », monument national s’il en fût, copie la Chapelle des Médicis de Florence, mais avec maigreur, économie. Le Lorrain n’a pas d’abondance dans l’invention, et ne fut jamais prodigue. Les successeurs de René, ayant visité les palais de la Renaissance, rebâtirent le palais ducal. Cette race à son éveil craint de se confesser ; peu de pierres ici qui puissent nous conter les origines de nos âmes.

Pourtant une vierge de Mansuy Gauvain, dans l’église de Bon-Secours, est tout à fait significative. Voilà nos primitifs ! Nous nous agenouillons devant une Mère, et dans son manteau entr’ouvert tout un peuple se précipite. Ces enfants me touchent, si intrépides contre le Bourguignon et qui expriment leur rêve par cette image sincère, je vois qu’ils ont beaucoup souffert. Ils conçoivent la divinité non sous la forme de beauté, mais dans l’idée de protection. Florence, leur sœur, et qui donne parfois l’image la plus approchante de cet idéal de clarté froide, d’élégance sèche, que les meilleurs Lorrains entrevoyaient, Florence prend les loisirs d’embellir l’univers. Ceux-ci, dans la nécessité de sauver d’abord leur indépendance, mettent leur orgueil, leur art naissant, toutes leurs ressources dans des remparts.

Cernés d’étrangers qui les inquiètent, sous l’œil des barbares, ils n’ont pas le loisir de se développer logiquement. La grâce, qui pour un rien eût apparu, presque mélancolique, dans le petit prince René II, n’aboutit pas en Lorraine. Ils n’ont pas créé un type de femme : Jeanne d’Arc, que d’autres peuples eussent voulu honorer en lui prêtant les charmes des grandes amoureuses, demeure, dans la légende lorraine, celle qui protège, et cela uniquement. Elle est la sœur de génie de René II ; persévérante, simple, très bonne et un peu matoise. Celle de qui l’Espagne et l’Italie fussent devenues amoureuses, est ici une vierge nullement troublante : nos pères affirment que Jeanne ignora toujours les misères physiques de la femme. Cette légende de Lorraine n’est-elle pas plus belle, selon le penseur, que les tendres soupirs du Tasse ! Voilà bien le même sentiment qui fit agenouiller ce peuple devant la mère gigogne de Mansuy Gauvin, devant la vierge de Bon-Secours. Et moi, Simon, sous l’œil des barbares, comme eux je ne savais que dire : « Qui donc me secourra ? »

Dans le palais ducal de la « Ville-Vieille », nous avons visité le musée historique lorrain. Les premières salles sont consacrées aux époques gallo-romaines et mérovingiennes ; nous y interrogions vainement les plus anciens souvenirs de notre Être. C’est la même ignorance que nous trouvions, le lendemain, aux champs où fut Scarponne, chez ces pauvres enfants qui nous vendirent des médailles romaines arrachées à ces terrains déserts. Et pourtant, les ondulations de ces plaines où Attila et les siècles ne laissèrent pas même une ruine, émeuvent des voyageurs avertis. Quelque chose de nous autres Lorrains vivait déjà à ces époques lointaines. Mais qu’il est obscur, indéchiffrable, le frisson qui nous attire vers cette vieille poussière de nos ancêtres ! Nous visitâmes, sans plus de profit, les fermes mérovingiennes de Savonne et de Vendiëres, et près de là des grottes qui jadis furent habitées. La neige désolait les campagnes. La tristesse de l’hiver, un décor lamentable de pluie et de silence nous aident d’habitude à imaginer le passé, mais comment retrouverons-nous dans notre conscience aucune parcelle de ces hommes lointains, qui ne contribuèrent en rien à former notre sensibilité. À Lattre-sous-Amance, enfin, nous contemplons une des plus anciennes images où la Lorraine se soit exprimée. Bien pauvre encore, mal différenciée de tout ce qui se faisait autour d’elle, et si chétive C’est un portail avec quelques sculptures du onzième siècle. À Toul, grâce à des souvenirs de l’organisation municipale romaine, la commune populaire se forma plus vite, sous la protection des évêques, et le treizième siècle s’affirma dans l’église Saint-Gengoult et des fragments de Saint-Étienne.

En vérité le service que René II a rendu à la Lorraine est immense ; il lui a créé une conscience. L’enfant, qui n’avait qu’une vie végétative, s’individualisa ; il existait confusément, il voulut vivre. Il l’avait montré au Bourguignon, il le rappela aux luthériens en 1522.


TROISIÈME JOURNÉE
la lorraine se développe

Cette Ville-Vieille, ce musée lorrain, tout incomplets, éveillent à chaque pas des traits délicats de ma sensibilité ; ils me ravissent par la clarté qu’ils apportent dans mes émotions familières, ils m’attristent parce qu’ils me font toucher l’irrémédiable insuffisance de l’âme que me fit cette race.

Deux grandes causes d’échec pour la Lorraine : le pays fut si tourmenté que les artistes, c’est-à-dire une des parties les plus conscientes de la race, désertaient continuellement, s’établissaient en Italie, s’y déformaient ; bons ou mauvais, ils devenaient Italiens en Lorraine. Puis il n’y eut pas de riche bourgeoisie pour s’enorgueillir d’un art local, mais une aristocratie, sans cesse en rapport avec des pays plus puissants, honteuse de sentir son provincial et prenant le bel air de France ou d’Italie.

Pourtant, le palais ducal, modifié dans le goût Renaissance et dont les quatre cinquièmes ont disparu, nous fait voir un côté de l’âme lorraine, l’esprit gouailleur ; une gouaillerie nullement rabelaisienne, jamais lyrique, mais faite d’observation, plutôt matoise que verveuse. C’est de la caricature, sans grande joie. Le sec Callot, sec en dépit de l’abondance studieuse de ses compositions, appartient à la jeunesse de la race ; le grouillement et l’émotion des guerres qu’il a vues le soutiennent. Mais Grandville, si mesquin et pénible, devait être le dernier mot de cette veine qui n’aboutit pas. On la sent pourtant bien personnelle, la malice de ce petit peuple ; si cette race eût été heureuse, elle possédait l’élément d’un art particulier. Les légendes, chansons, anecdotes, la finesse si particulière de ses grands hommes, et même aujourd’hui le tour d’esprit des campagnards établissent bien qu’un certain comique se préparait. Cette verve, toujours un peu maigre, épuisée par les guerres et l’éloignement des artistes, alla se desséchant. Il ne resta plus de cette promesse qu’une tendance déplorable au précis, au voulu, un acharnement à l’élégance méticuleuse.

Au quinzième siècle, à côté de cette grêle malice, l’âme lorraine fait voir un sens humain de la vie très profond, une grande pitié. Ce petit peuple, qui s’agenouillait devant la Dame de Bon-Secours et qui haïssait la servitude, ne laissait pas de ressentir des frissons tragiques. Comme Michel-Ange, qui presque seul au milieu d’un peuple d’imagination riante, reçut une empreinte des horreurs de l’Italie guerrière, Ligier-Richier dramatisa parmi les Lorrains, qui, sans trêve foulés, gouaillaient. Quelle simplicité, quelle franchise ! Il est bien le frère des héros naïfs de cette race ! Ah ! l’admirable voie que c’était là ! Ne discutons pas la force sublime de l’Italien, mais à Saint-Mihiel, près de la Mise au tombeau, à l’église des Cordeliers, près du monument de Philippe de Gueldres, nous rêvons un art débarrassé de cette rhétorique qu’à certains jours on croit toucher dans Michel-Ange : un art ayant toute la saveur tragique du langage populaire, où n’atteint jamais la plus noble éloquence des poètes. Mais cette race mal consciente d’elle-même, qui venait d’enfanter obscurément le génie de Ligier-Richier, se mit toujours à l’école chez ses voisins. Elle ignora quel fils elle portait. Cette beauté impérieuse dont Ligier a vêtu la mort, aujourd’hui encore est mal connue. Une vague légende, d’ailleurs insoutenable, voilà tout ce que savent les Lorrains : Michel-Ange rencontrant l’artiste lui aurait fait l’honneur de l’emmener avec lui. Eh ! grand Dieu ! le sot éloge !

Ces deux Lorraines échouèrent, la Lorraine de l’ironie comme celle de la grandeur sans morgue, pour avoir ignoré leur génie et douté d’elles-mêmes timidement. Le sentiment qui donnait à cette race une notion si fine du ridicule lui fit peut-être craindre de s’épancher. À chaque génération, elle se rétrécit. Son art n’a jamais d’abandon ni d’audace, tout est voulu : suppression des détails significatifs, imitation des écoles étrangères. La meilleure partie de la Lorraine, sa noblesse et ses artistes, toujours avaient soupiré avec une admiration naïve vers l’Italie ; à Claude Gellée il fut donné d’y vivre. Il porta dans l’école romaine nos instincts et notre discipline. Il peignit ce ciel, cette terre et cette mer dans une lumière si vaporeuse, avec une harmonie si impossible, qu’on peut dire vraiment qu’en copiant, c’était son rêve, notre rêve, qu’il exprimait. C’était une désertion. Il profitait de l’idéal de ses ancêtres, pour en fortifier l’Italie ; il n’a pas accru la conscience de sa race.

Après lui, la Lorraine, qui l’ignora, comme elle avait méconnu Ligier-Richier, dessèche de plus en plus sa veine. Et l’effort du dernier artiste sorti vraiment de l’âme populaire, le dernier travail ne devant rien à l’étranger, sera cette admirable grille du serrurier Jean Lamour : une dentelle en fer.

Qu’importe si la délicieuse statue de Bagard (1639-1709), garçonnière maligne et touchante qui porte un médaillon, nous ravit et nous retient longuement dans le rez-de-chaussée du musée lorrain ! C’est une grande dame raffinée ; sa spirituelle afféterie mondaine ferait paraître un peu grossière la simplicité, la gouaillerie de nos meilleurs aïeux. Elle est bien du passé, l’âme lorraine : Bagard n’y songe guère…… Et nous-mêmes, Simon, il nous faut un effort pour la retrouver sous nos âmes acquises. Cette jeune femme, cette Française, c’est toute notre sensibilité à fleur de peau, une floraison toute neuve, pour laquelle, comme Bagard, comme la Lorraine entière d’aujourd’hui, nous avons dédaigné de cultiver le simple jardin sentimental hérité de nos vieux parents.


QUATRIÈME JOURNÉE
agonie de la lorraine

Ne quittons pas si vite un peuple qui voulait se développer. Nous savons quels tâtonnements, quelles misères c’est de chercher sa loi. Des échecs si nobles valent qu’on s’y intéresse. Allons voir ces plaines de Vézelize, tous ces champs de bataille sans gloire où la Lorraine s’épuisa. Quelques traits de ce peuple s’y conservent mieux que dans les villes ; car, à Nancy, vingt courants étrangers ont renversé, submergé l’esprit autochtone.

La campagne est plate, assez abondante, pas affinée, peut-être maussade, sans joie de vivre. Les physionomies n’ont pas de beauté ; les petites filles font voir une grimace vieillotte, malicieuse sans malveillance ; en rien cette race, d’ailleurs de grande ressource et saine, n’a poussé au type. Par les après-midi d’été, on se réunit au « Quaroi » et les femmes, travaillant dans l’ombre que découpent les maisons, se donnent le plaisir de ridiculiser.

Quels souvenirs ont-ils gardés de jadis ? Par les écoles, les inscriptions locales, ils savent une vague bataille de Nancy, où René II leur donna la vie ; puis Stanislas, qui fut leur agonie. Mais dans le peuple, c’est la tradition des Suédois qui domine ; chaque ville en raconte quelque horreur. Ils tuèrent vraiment la Lorraine. Ils saccagèrent tout, Richelieu s’applaudissant. Même les amis du duc Charles IV estimèrent sage de s’approprier les dernières ressources de ceux qu’ils ne pouvaient défendre. Cent cinquante mille bandits, aidés d’autant de femmes, piétinaient le pays dont la ruine se prolongea jusqu’à la fin du siècle. Cependant la race lorraine affamée s’entre-dévorait. Il y avait dans les campagnes des pièges pour hommes, comme on en met aux loups ; des familles mangèrent leurs enfants, et même des jeunes gens, leurs grands-parents. Toutefois ce pauvre peuple se réjouissait à quelques petits déboires de ses ennemis, tels que des évasions de prisonniers, et surtout prenait son plaisir aux bons tours de l’extraordinaire Charles IV.

Étrange fou, que produisit ce pays raisonnable dans les violentes convulsions de son agonie ! Il semble que Charles IV ait gâché en une vie toute l’énergie qui, dépensée sagement dans une suite d’hommes, eût été féconde en grandes choses. C’est le va-tout d’une situation désespérée, d’une race qui sent l’avenir lui manquer. En Charles IV, il y a pléthore, qualités lorraines à trop haute pression, mais il ne contredit pas les caractères de sa race.

Ce merveilleux aventurier, avec les tresses blondes de ses cheveux pendants et ses souples voltiges d’écuyer devant les femmes de Louis XIII, était sagace, pratique, d’éloquence simple, et pas chevaleresque le moins du monde. Il avait le don de plaire à tous, mais se gardait de tous. Ce fantasque, ce railleur qui ne sut même pas s’épargner dans ses bons contes, ce perpétuel irrésolu désirait violemment, et souvent il demeura ferme dans son sentiment. C’est, au résumé, un Lorrain des premiers temps, mais avec toute la fièvre inquiète d’un peuple qui va mourir.

Charles IV ne nous montre qu’un trait nouveau, le désir de paraître ; c’est qu’il avait été élevé à la cour de France, et que les circonstances le forcèrent toute sa vie à vivre parmi les étrangers ; or nous avons vu le caractère, l’art lorrains, toujours craintifs de paraître ridicules, prendre l’air à la mode. Par-dessous sa brillante chevalerie, c’était essentiellement un capitaine brave et gouailleur, sachant plaire sans effort aux hommes simples, l’un d’eux vraiment, comme on le vit bien, après cette fleur de jeunesse à la française, dans sa tenue de vie et dans ses projets de mariage qui scandalisèrent si fort Paris et Versailles, sans qu’il s’émut le moins du monde. Le malheur l’avait remis dans la logique de sa race.

C’est du haut de Sion, pèlerinage jadis fameux, aujourd’hui attristé de médiocrité, que, moins distraits par le détail, nous prenons une possession complète de la grandeur et de la décadence lorraine. Devant nous, cette province s’étend sérieuse et sans grâce, qui fut le paya le plus peuplé de l’Europe, qui fit pressentir une haute civilisation, qui produisit une poignée de héros et qui ne se souvient même plus de ses forteresses ni de son génie. Dès le siècle dernier, cette brave population dut accepter de toute part les étrangers qu’elle avait repoussés tant qu’elle était une race libre, une race se développant selon sa loi.

Du moins, la conscience lorraine, englobée dans la française, l’enrichit en y disparaissant. La beauté du caractère de la France est faite pour quelques parcelles importantes de la sensibilité créée lentement par mes vieux parents de Lorraine. Cette petite race disparut, ni dégradée, ni assoupie, mais brutalement saignée aux quatre veines.

Depuis longtemps les artistes étaient obligés de s’éloigner, en Italie de préférence, pour trouver, avec la paix de l’étude, des amateurs suffisamment riches. Les ducs enfin quittèrent le pays, où ils se maintenaient difficilement contre l’étranger, emmenant une partie de leur noblesse. Dans la masse de la population cruellement diminuée, les vides étaient comblés par des Allemands, domestiques et autres hommes de bas métier, dont fut épaissie la verve naturelle de ma race, de cette noble race qui repoussait le protestantisme (admirable résistance d’Antoine aux bandes luthériennes, en 1523).

Si je défaille, ce sera de même par manque de vigueur et non faute de dons naturels. Nous avons, mon ami et moi, les plus jolis instincts pour nous créer une personnalité. Saurons-nous les agréger ? Les barbares s’imposeront peu à peu à nos âmes à cause des basses nécessités de la vie ; j’entrevois les meilleures parties de nos êtres, qui s’accommodent, tant bien que mal, de rêves conçus par des races étrangères.


CINQUIÈME JOURNÉE
la lorraine morte

Notre enquête touche à sa fin ; de Sion nous descendrons à notre ermitage de Saint-Germain. Visiter Lunéville ! Retourner à Nancy où nous négligeâmes la ville neuve 1 pourquoi prolonger ainsi la tristesse dont m’emplit l’avortement de l’âme lorraine ? Dans ce château de Lunéville, les nôtres furent humiliés. Ce palais ne me parlerait que de Stanislas, un prince bon et fin, je l’accorde, mais entouré de petites femmes et de petits abbés qui, par bel air, raillaient les choses locales et copiaient Versailles. La Lorraine, dit-on, l’aima ; c’est qu’elle avait perdu toute conscience de soi-même ; elle était morte ; seul son nom subsistait. À certains jours, mon ami et moi, nous sommes aussi capables de prendre plaisir à des plaisanteries faciles sur ce qu’il y a de plus profond et d’essentiel en nos âmes. C’est que nous vivons à peine nous vivons par un effort d’analyse. Comme le nouveau Nancy, je m’accommode de la sensibilité que Paris nous donne toute faite. En échange d’un bonheur calme, assuré, la Lorraine a laissé à Paris l’initiative. N’est-ce pas ainsi que, lasses de heurter les étrangers, nous abandonnions notre libre développement pour adopter le ton de la majorité ?

Je refuse d’admirer, sur l’emplacement du vieux Nancy de mes ducs, la place Stanislas, qui partout ailleurs m’enchanterait. Et s’il m’arrivait, devant l’élégance un peu froide de cette belle décoration, s’il m’arrivait de retrouver quelques traits de la méthode et du rêve constant de l’âme lorraine, je n’en aurais que de la tristesse, me disant : la méthode et le rêve que j’honore en moi avec tant d’ardeur n’apparaissent guère plus dans l’ordinaire de mes actions que, dans ce Nancy moderne, les vieux caractères lorrains. Ah ! nos aïeux, leurs vertus et tout ce possible qu’ils portaient en eux sont bien morts.

Choses de musée maintenant et obscures perceptions d’analyste.

Stanislas a créé une académie et une bibliothèque. Dans la suite, une société archéologique fut jointe à ces institutions. Seules, elles abritent ce qui peut encore vivre de la conscience lorraine. Elles sont le souvenir de ce qui n’existe plus. Où la mort est entrée, il ne reste qu’à dresser l’inventaire.

Vierge de Sion, je ne puis vous prier pour ce pays de Lorraine ni pour moi. La sécheresse dont je sais que cette race est morte m’envahit. Vous-même m’apparaissez si triste et délaissée que je vous aime avec une nuance de pitié, sans l’élan amoureux de celui qui voit sa vierge éclatante et désirée de tous, Parce que je connais l’être que j’ai hérité de mes pères, je doute de mon perfectionnement indéfini. Je crains d’avoir bientôt touché la limite des sensations dont je suis susceptible. Petit-fils de ces aïeux qui ne surent pas se développer, ne vais-je point demeurer infiniment éloigné de Dieu, qui est la somme des émotions ayant conscience d’elles-mêmes ?

Mais non ! il ne faut pas que je m’abandonne. Je calomnie ma race. Si elle n’a pas utilisé tous les dons qui lui étaient dispensés, il en est un qu’elle a développé jusqu’au type. Elle a augmenté l’humanité d’un idéal assez neuf. De René II à Drouot, en passant par Jeanne, une des formes du désintéressement, le devoir militaire a paru ici sous son plus bel aspect. Il y a dans ma race, non pas l’esprit d’attaque, la témérité trop souvent mêlée de vanité, mais la fermeté réfléchie, persévérante et opportune. Faire en temps voulu ce qui est convenable. On vit en Lorraine les plus sages soldats du monde, ceux que le penseur accueille. Par les armes, le Lorrain avait fondé sa race ; par les armes, il essaye héroïquement de la protéger. Pressé par les étrangers, il n’eut pas le loisir de chercher d’autres procédés pour être un homme libre. Comment eût-il développé ces dons d’ironie, ce réalisme humain si noble qu’il nous fit entrevoir ? Il bataillait sans trêve à côté de son duc. Le loyalisme ducal, en Lorraine, s’est fondu plus étroitement que partout ailleurs avec l’idée de patrie. Dans sa misère, cette race se consolait d’être mutilée de ses qualités naissantes en aimant ses ducs, qui furent souvent des princes exemplaires et jamais de mauvais hommes. Que je dépense la même énergie, la même persévérance à me protéger contre les étrangers, contre les Barbares, alors je serai un homme libre.


SIXIÈME JOURNÉE
conclusion. — la soirée d’haroué

Simon, un peu gâté, selon moi, par l’éducation de la rue Saint-Guillaume, ne goûtait qu’à demi mes intuitions. C’est un historien d’une réserve extrême. Il collectionne et cote les petits faits, sans consentir à recevoir d’eux cette abondante émotion qui, pour moi, est toute l’histoire. Or, les vieilles choses de Lorraine, en huit jours, avaient réveillé des belles-aux-bois qui sommeillent en mon âme ; Simon me laissa tout à les caresser. Il me précéda à Saint-Germain ; d’ailleurs des repas médiocres, toujours, l’indisposèrent.


Je n’ai pas oublié cette soirée silencieuse, vers les cinq heures, dans la petite ville d’Haroué, où la vieille place est abritée de noyers malades. Le soleil de février, en s’inclinant, avait laissé dans l’air quelque douceur. J’allai, désœuvré, jusqu’à l’étang que forment les fossés écroulés d’un château pompeux, bâti sous Léopold, et dont la froide impériosité contrarie le paysage. Je m’ennuyais d’un ennui mol, et toujours les plaines d’eau me disposèrent à la mélancolie. II me sembla que l’eau elle-même, sous ce climat, désormais vivait avec médiocrité. Je sentais bien que des parcelles de l’ancienne âme de Lorraine, éparses encore dans ce paysage malingre d’hiver, faisaient effort pour me distraire mais la ruine de ma nation m’avait trop lassé pour que sa douceur posthume me consolât de sa vigueur abolie ; et une triste migraine me venait du plein air.

Le pâle soleil couchant offensait mes yeux, striés de fibrilles par la lampe tard allumée sur les actes et les pensées de Lorraine. Nancy, oublieuse du passé, m’avait choqué, mais dans ces campagnes, où tout est souvenir de nos aïeux et qui, repliées sur elles-mêmes, n’ont pas remplacé la grande morte qui les animait, je me sentis avec une netteté singulière l’héritier d’une race injustement vaincue. De rares paysans — mes frères, car nos aïeux communs combattaient auprès de nos ducs — passaient, me saluant, comme un ami, d’un geste grave dans ce crépuscule. Tristement je les aimais.

À cause de l’humidité je revins jusqu’à l’auberge. Avec le soir, la voiture du chemin de fer arriva, et j’eus le cœur serré que personne n’en descendit pour me presser dans ses bras.

Je dînai mal, impatient d’en finir, à la lueur du pétrole. Ensuite, quand je voulus, malgré l’obscurité profonde, faire quelques pas à l’air, car j’étais congestionné, des chiens hurlant m’intimidèrent. Je rentrai dans l’auberge, disant « Je suis là, perdu, isolé, et pourtant des forces sommeillent en moi, et pas plus que ma race, je ne saurai les épanouir. »

Dans cette vieille salle, le silence me pénétrait d’angoisse. Je sentais bien que ce n’était que de l’inaccoutumé, que tout ce décor était en somme de bonté. Dans la nuit répandue, la Lorraine m’apparaissait comme un grand animal inoffensif qui, toute énergie épuisée, ne vit plus que d’une vie végétative ; mais je compris que nous nous gênions également, étant l’un à l’autre le miroir de notre propre affaissement.

Pour rendre un peu sien un endroit qu’on ignore, où l’on n’a pas sa chaise familière, son coin de table, et où la lampe découpe des ombres inaccoutumées, le meilleur expédient est de se mettre au lit. Ce sans-gêne réchauffe la situation. Mais je n’osais appuyer ma joue sur ces draps bis ; tout mon corps se sauvait en frissonnant de ces rudes toiles, où, solide et confiant en moi, je me serais brutalement enfoui au chaud.

Alors je rentrai dans mon univers. Par un effort vigoureux que facilitaient ma détresse morale et la solitude nue de cette chambre, je projetai hors de moi-même ma conscience, son atmosphère et les principales idées qui s’y meuvent. Je matérialisai les formes habituelles de ma sensibilité. J’avais là, campés devant moi comme une carte de géographie, tous les points que, grâce à mon analyse, j’ai relevés et décrits en mon âme :

D’abord un vaste territoire, mon tempérament, produisant avec abondance une belle variété de phénomènes, rebelle à certaines cultures, stérile sur plusieurs points, où des parties sont encore à découvrir, pâles indécises et flottantes.

Par-dessus ce premier moi, je vis dessinées des figures frémissantes qui semblaient parler. Ce sont les maîtres que nous interrogions à Saint-Germain, devenus aujourd’hui une partie importante de mon âme.

Je vis aussi de grands travaux accomplis par des générations d’inconnus, et je reconnus que c’était le labeur de mes ancêtres lorrains.

Or, tous ces morts qui m’ont bâti ma sensibilité bientôt rompirent le silence. Vous comprenez comment cela se fit : c’est une conversation intérieure que j’avais avec moi-même ; les vertus diverses dont je suis le son total me donnaient le conseil de chacun de ceux qui m’ont créé à travers les âges.

Je leur disais : « Vous êtes l’Église souffrante l’esprit en train de mériter le triomphe ; ne pourrai-je pas m’élever plus haut, jusqu’à l’Église triomphante ? Comme le veut l’Imitation, qui guide mon effort spirituel, je me suis reposé dans vos plaies ; j’ai vécu la passion de l’esprit que vous avez soufferte. Quand mériterai-je le bonheur ? L’espoir de m’élever enfin auprès de Dieu me serait-il interdit ? Pourquoi, mes amis, ne fûtes-vous pas heureux ? »

Alors tous ceux que j’ai été un instant me répondirent.

D’abord les jeunes gens (épars dans les grandes villes, au coucher du soleil) : « Il n’est d’autre remède que la mort, et nous nous délivrons résolument ou par des excès désespérés. »

Moi (avec dégoût pour une pareille infirmité de philosophe) : « Mes frères, votre solution ne m’intéresse pas, puisqu’elle m’est toujours offerte, puisque j’ai la certitude qu’elle me sera imposée un jour, et qu’enfin, si à l’usage elle m’apparaît insuffisante, elle ne me laisse pas la ressource de recourir à un autre procédé. D’ailleurs vous me proposez tout le contraire de mon désir, car j’aspire non pas à mourir, mais à vivre dans ce corps-ci et à vivre le plus possible. »

Alors Benjamin Constant : « J’aurais dû ne pas demander mon bonheur aux autres. »

Sainte-Beuve : « J’eus tort de chercher à leur plaire. »

… Ainsi parlèrent-ils, et Moi je leur disais :

« Vous souffriez donc pour avoir accepté les Barbares ! Vous, que je pris pour intercesseurs, vous n’avez même pas compris la nécessité de l’isolement, le bienfait de l’univers qu’on se crée. Vous ignoriez qu’il faut être un homme libre ! »

Étendu sur ce lit, à la lueur tragique d’une chandelle d’auberge, je méprisai douloureusement ces gens-là ; je vis qu’ils étaient grossiers. Et ces parties de moi-même, qui m’avaient enchanté jadis, m’écœurèrent.

L’imitation des hommes les meilleurs échouait à me hausser jusqu’à toi, Esprit, Total des émotions ! Lassé de ne recueillir de mes intercesseurs que des notions sur ma sensibilité, sans arriver jamais à l’améliorer, j’ai recherché en Lorraine la loi de mon développement. À suivre le travail de l’inconscient, à refaire ainsi l’ascension par où mon être s’est élevé au degré que je suis, j’ai trouvé la direction de Dieu. Pressentir Dieu, c’est la meilleure façon de l’approcher. Quand les Barbares nous ont déformés, pour nous retrouver rien de plus excellent que de réfléchir sur notre passé. J’eus raison de rechercher où se poussait l’instinct de mes ancêtres ; l’individu est mené par la même loi que sa race. À ce titre, Lorraine, tu me fus un miroir plus puissant qu’aucun des analystes où je me contemplai. Mais, Lorraine, j’ai touché ta limite, tu n’as pas abouti, tu t’es desséchée. Je t’ai une infinie reconnaissance, et pourtant tu justifies mon découragement. Jusqu’à toi j’avais sur moi-même des idées confuses ; tu m’as montré que j’appartenais à une race incapable de se réaliser. Je ne saurai qu’entrevoir. Il faut que je me dissolve comme ma race. Mes meilleures parcelles ne vaudront qu’à enrichir des hommes plus heureux.

Alors la Lorraine me répondit :

« Il est un instinct en moi qui a abouti ; tandis que tu me parcourais, tu l’as reconnu : c’est le sentiment du devoir, que les circonstances m’ont fait témoigner sous la forme de bravoure militaire. Et, si découragée que puisse être ta race, cette vertu doit subsister en toi pour te donner l’assurance de bien faire, et pour que tu persévères.

« Quand tu t’abaisses, je veux te vanter comme le favori de tes vieux parents, car tu es la conscience de notre race. C’est peut-être en ton âme que moi, Lorraine, je me serai connue le plus complètement. Jusqu’à toi, je traversais des formes que je créais, pour ainsi dire, les yeux fermés ; j’ignorais la raison selon laquelle je me mouvais je ne voyais pas mon mécanisme. La loi que j’étais en train de créer, je la déroulais sans rien connaître de cet univers dont je complétais l’harmonie. Mais à ce point de mon développement que tu représentes, je possède une conscience assez complète j’entrevois quels possibles luttent en moi pour parvenir a l’existence. Soit ! tu ne saurais aller plus vite que ta race ; tu ne peux être aujourd’hui l’instant qu’elle eût été dans quelques générations ; mais ce futur, qui est en elle à l’état de désir et qu’elle n’a plus l’énergie de réaliser, cultive-le, prends-en une idée claire. Pourquoi toujours te complaire dans tes humiliations ? Pose devant toi ton pressentiment du meilleur, et que ce rêve te soit un univers, un refuge. Ces beautés qui sont encore imaginatives, tu peux les habiter. Tu seras ton Moi embelli : l’Esprit Triomphant, âpres avoir été si longtemps l’Esprit Militant. »