Un Homme sérieux/02

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UN
HOMME SÉRIEUX.

SECONDE PARTIE.[1]

VII.

Après avoir rejoint Prosper, André Dornier, remplissant la mission qu’il venait de recevoir, lui proposa de remonter près du député.

— Retourner vers ce despote ! s’écria l’étudiant indiscipliné ; non, pardieu ! j’ai assez comme ça de nos quatre cents ans de roture. J’aime mieux aller me promener sur les boulevards ; venez-vous avec moi ?

Dornier prit le bras de l’élève en droit, et tous deux descendirent la rue de la Paix.

— Est-il prodigieux, mon père ! continua Prosper ; c’est depuis qu’il est député que lui viennent ces idées fabuleuses. En pension ! pourquoi pas le fouet ? Ce qui l’a mis si fort en colère, c’est que je vous aie demandé cette part de feuilleton ; il a toujours sur le cœur mon article du Patriote. Eh bien ! j’y tiens à ce feuilleton, et surtout à mes entrées aux théâtres. C’est vous qui serez rédacteur en chef, n’est-ce pas ?

— Probablement.

— Alors je regarde l’affaire comme conclue.

— Cependant, si votre père s’y oppose, il me sera bien difficile…

— Bah ! mon père ! il ne voit que par vos yeux. Maintenant c’est votre affaire, je ne m’en mêle plus. Changeons de propos. Avez-vous fait entendre raison à mes créanciers ?

— J’ai fait de mon mieux, mais ce sont des vautours difficiles à apprivoiser.

— Des vautours ! dites des requins ! Mon tailleur ?…

— Consent à réduire de cent cinquante francs son mémoire, qui reste donc fixé à sept cents ; mais il veut être payé dans un mois.

— Et le maître de l’hôtel où je logeais ?

— Il prétend que ce qu’il a trouvé dans la malle qu’il a retenue en gage ne vaut pas trente francs.

— Je la lui laisse pour quinze. Et il veut aussi être payé ?

— Avant quinze jours ; c’est là tout le délai que j’ai pu obtenir. Depuis qu’il sait que votre père est député, il est intraitable. Votre portier réclame aussi une trentaine de francs.

— Au diable ! Allons, je vois que, tout compris, mon passif doit s’élever à deux mille francs.

— Un peu plus. Croyez, mon cher Prosper, que si j’avais eu des fonds, vous seriez depuis long-temps hors d’embarras ; mais vous connaissez ma position.

— Sans doute ; je sais que ce n’est pas l’obligeance qui vous manque. Diable ! deux mille francs !

— Tout ce que j’ai pu faire depuis que je suis ici, c’est d’obtenir que vos créanciers ne s’adressent pas encore à votre père, comme leurs lettres vous en menaçaient. Cependant le délai qu’ils ont accordé est si court ! Avez-vous de l’argent ?

— Six cents misérables francs ; car mon père, cette fois, n’a voulu me payer d’avance que trois mois de ma pension.

— Que ferez-vous donc ?

— Ce que j’ai déjà fait l’an dernier. J’irai à Coblentz.

— Je ne comprends pas.

— Coblentz, pardieu ! c’est mon brave oncle Pontailly. S’il avait été ici au mois de juillet, je ne serais pas arrivé à Douai dans le costume de l’enfant prodigue.

— Mais n’avez-vous pas dit à votre père que dans aucun cas vous ne voudriez emprunter de l’argent à des gens qui n’ont pas vos opinions ?

— Bah ! est-ce que vous avez donné aussi dans cette plaisanterie-là ? Je vous croyais plus fort. L’argent, mon cher, n’a pas d’opinion. D’ailleurs, à part les petits services qu’il m’a rendus, j’aime beaucoup mon oncle l’émigré. C’est un gaillard qui boit sec, qui ne peut pas souffrir les jésuites, et qui se soucie de ses parchemins comme moi de mon code civil. Sans compter qu’il a reçu deux coups de sabre au combat de Berstheim, et une balle dans l’épaule à la retraite de Biberach. — C’est mon homme ; il m’appelle jacobin, je lui réponds chouan, et nous sommes les meilleurs amis du monde. L’avez-vous beaucoup vu depuis votre arrivée ?

— Quelquefois ; mais j’ai vu plus souvent madame votre tante, pour qui votre père m’avait donné une lettre.

— Voilà une femme qui me déteste, et elle est dans son droit ; je me moque des Trissotins qui peuplent son salon et je salis ses tapis. Il faudra que j’aille la voir tout à l’heure, crotté comme je suis. Ça la fera enrager. À propos, vous savez que votre rival est ici ?

M. de Moréal !

— Est-ce que vous ne l’avez pas vu ce matin dans la cour de l’hôtel des postes ?

— C’était donc lui… enveloppé d’un grand manteau…

— Brun. C’était lui-même. Pour un amoureux, vous pouvez vous flatter d’être myope ; je n’ai eu besoin que d’un coup d’œil pour le reconnaître.

— C’était pour lui parler que vous nous avez quittés ?

— Oui. Service pour service : vous m’avez été utile vingt fois ; en retour, je vous ai promis de vous débarrasser de votre rival, et, quoiqu’il soit entêté comme un mulet, je tiendrai ma promesse. Comptez sur moi ; nous deviendrons frères par alliance comme nous le sommes déjà en principes républicains.

Ces derniers mots suffiront pour faire connaître le double rôle que jouait Dornier afin de s’emparer de l’esprit de ceux dont il avait besoin : patriote accommodant près de M. Chevassu, dont il connaissait les vues ambitieuses, il se montrait démocrate exalté avec le communiste Prosper.

— Puisque nous voilà sur le chapitre de la république, continua ce dernier, où en sommes-nous ? L’émeute va-t-elle bien ?

— Rien de sérieux jusqu’à présent. Quelques rassemblemens chaque soir à la porte Saint-Denis.

— On m’y verra, pas plus tard qu’aujourd’hui. Je recruterai mes amis de l’école ; il y a parmi eux des gaillards déterminés. Il faut que vous soyez des nôtres ; quand nous ne ferions que rosser trois ou quatre sergens de ville, ce sera toujours cela.

En devisant ainsi, les deux amis avaient suivi le boulevard et étaient arrivés devant le passage des Panoramas. En ce moment, Prosper sentit entre ses jambes un corps étranger, dont la brusque irruption le fit trébucher. Il se retourna vivement, et aperçut à ses pieds le vagabond Justinien. Le pauvre animal n’avait plus de collier, mais, par compensation, sa tête était ornée d’un bouchon de paille, insigne de la condition vénale où il était tombé depuis le matin, et, malgré ses efforts pour s’échapper, il était mené en laisse par un jeune homme à figure judaïque, coiffé d’une casquette de peau de loutre et vêtu d’une sale redingote à brandebourgs.

— Justinien ! s’écria l’étudiant en saisissant brusquement la corde qui entourait le cou de l’épagneul.

— Voulez-vous me rendre mon chien ? dit à son tour le juif, qu’avait un instant déconcerté cette brusque agression.

— Ton chien ! reprit Prosper courroucé ; dis le chien que tu m’as volé.

— Voleur toi-même ! beugla le marchand de chiens en s’avançant d’un air furieux.

Dans l’état démocratique de nos mœurs, l’homme de la meilleure compagnie peut se trouver exposé au contact d’un rustre et se voir contraint, comme le fut à Londres le maréchal de Saxe, d’user pour sa défense d’armes dont l’emploi semble interdit par le code du point d’honneur. Sans posséder la vigueur herculéenne du maréchal, Prosper était nerveux, alerte, déterminé, et il méprisait trop l’étiquette pour que la crainte de compromettre sa dignité le fît reculer devant un danger qui se présentait sous un aspect trivial. Au lieu de chercher à éviter la lutte dont il se voyait menacé, il mit dans la main de Dornier la corde qui attachait Justinien.

— Gardez mon chien, lui dit-il, pendant que je vais donner une leçon à ce drôle.

En même temps, et sans aucun de ces tâtonnemens préliminaires où se complaisent les amateurs du pugilat parisien, l’étudiant d’un bond sauta sur le juif. Il lui appliqua simultanément un vigoureux coup de poing sur l’oreille gauche et un coup de pied non moins énergique sur le jarret droit. Frappé, ou, pour mieux dire, fauché à la fois en sens contraire, au sommet et à la base, l’industriel perdit l’équilibre et tomba sur le trottoir.

Un cercle nombreux s’était formé, et plusieurs bravos saluaient la prouesse de l’élève en droit, lorsqu’un nouveau personnage, porteur d’un frac bleu, d’un chapeau à cornes et d’une longue rapière, s’ouvrit un passage à travers les curieux, et vint gravement se poser entre les combattans.

— Ah çà, jeune homme, dit-il en s’adressant à Prosper, est-ce que vous ne pourriez aller vous battre plus loin ? Et que vous a donc fait ce malheureux ?

— Il m’a volé mon chien, répondit brusquement l’étudiant.

— Ne l’écoutez pas, s’écria l’Israélite, qui se relevait péniblement ; c’est un scélérat de républicain qui veut me prendre mon chien parce que je suis l’ami du gouvernement. Vous voyez bien qu’il a un bonnet rouge ; tous les soirs il est des émeutes ; tout à l’heure encore il disait mille horreurs des sergens de ville.

Un peu plus embarrassé que le roi Salomon, mais évidemment influencé par la dernière allégation du vaincu, le mainteneur de l’ordre public regardait alternativement d’un air sévère les deux antagonistes.

— Tout cela est bel et bon, dit-il enfin en élevant la voix ; mais vous allez me suivre ; vous vous expliquerez ailleurs. Êtes-vous sourd, jeune homme ? ajouta-t-il en s’adressant à l’élève en droit, qui ne faisait pas mine de bouger.

De tout temps il a existé une violente antipathie entre les étudians des écoles et les archers de la bonne ville de Paris. Il est superflu de dire que Prosper Chevassu nourrissait au plus haut degré ce sentiment d’hostilité. La haine du sergent de ville faisait partie de ses convictions politiques.

— Je vous défends de m’appeler jeune homme, dit-il, les yeux fièrement fixés sur le sergent.

— Qu’est-ce qu’il dit ? s’écria celui-ci d’un air menaçant.

— Il dit que vous êtes un impertinent et qu’il se moque de vous.

— Ah ! c’est comme ça !

Le sergent s’avança vers l’étudiant en allongeant une large main rougeâtre, qui, les doigts écartés, ne ressemblait pas mal à un jeune crabe.

— Dornier, partez vite avec Justinien, dit tout bas Prosper à son ami.

Au même instant, il fit un saut pour éviter la patte crochue près de se poser sur son épaule, et par ce mouvement il se trouva côte à côte avec le sergent. Sans hésiter, il lui porta la main sous le menton et le poussa rudement à la renverse, tandis que d’un habile croc-enjambe il le retenait sur place. Abasourdi par cette attaque imprévue, le sergent de ville n’évita pas le destin du juif, qu’il remplaça sur les dalles du trottoir, où il tomba comme un bœuf qu’on assomme.

— Vive la liberté ! s’écria Prosper, qui, après avoir poussé ce cri de victoire, s’ouvrit un passage à travers la foule et s’élança dans la rue Vivienne. Il avait disparu avant que le sergent de ville, étourdi de sa chute, fût parvenu à se relever.

— Gueux de républicain ! dit celui-ci en promenant un regard courroucé sur les spectateurs riant de sa mésaventure ; je te reconnaîtrai avec ta casquette rouge.

Au dénouement de cette nouvelle lutte, Dornier s’était esquivé en emmenant Justinien. Craignant d’être suivi par l’un ou l’autre des vaincus, il fit sauter le chien dans le premier cabriolet de louage qu’il aperçut, y monta lui-même et revint à l’hôtel Mirabeau.

— Vous ne ramenez donc pas cet insolent ? lui demanda M. Chevassu.

— Voici toujours son chien, répondit Dornier, qui raconta la scène dont il venait d’être témoin.

— Mais c’est scandaleux ! s’écria le père de Prosper avec indignation ; c’est épouvantable ! comment ! un pugilat en pleine rue ! Et c’est mon fils, c’est un Chevassu qui joue ce rôle de portefaix, qui ne rougit pas de se commettre avec des êtres ignobles, de se vautrer dans le ruisseau !

— C’était sur le trottoir, dit Dornier d’un air simple.

— Trottoir ou ruisseau, qu’importe ? reprit M. Chevassu en s’irritant de cette espèce de contradiction ; n’allez-vous pas le soutenir ? Je vous dis que ce mauvais sujet traînera mon nom dans la boue, si je n’y mets ordre. Oh ! s’il y avait encore des lettres de cachet !

— Eh ! quoi, monsieur, s’écria le confident du député en jouant la stupéfaction, est-ce bien vous qui regrettez les lettres de cachet ?

— Oui, je les regrette, s’écria M. Chevassu avec emportement, et si la Bastille existait encore, elle me ferait raison de ce drôle.

— Oh ! la Bastille ! vous n’y pensez pas !

— La Bastille avait du bon ; elle préservait les pères de la honte dont menaçait de les couvrir un fils indigne. Oui, la Bastille… c’est-à-dire non, reprit le député libéral en revenant à lui ; le chagrin que me cause ce vaurien me met hors de moi et me fait dire des choses… Ne faites pas attention à ce qui vient de m’échapper ; surtout, Dornier, ne le répétez à personne : vous m’entendez. Si mes commettans savaient que j’ai paru regretter un seul instant les monstruosités de l’ancien régime…

— C’est alors que, pour les maintenir dans le devoir, nous aurions besoin d’une fière circulaire.

— Tous mes projets contrariés, renversés peut-être par mon fils ! lui en qui j’espérais trouver un compagnon de mes travaux, un ami politique, un second moi-même ! lui à qui, une fois pair, je voulais transmettre ma députation ! Qu’est-ce que je dis là ?… ne répétez pas cela non plus, Dornier ; il est inutile que mes commettans puissent supposer…

— Que vous songez à la pairie ; c’est parfaitement inutile. Cela ferait de la peine à ces braves gens de penser qu’après leur avoir promis d’être leur mandataire à la vie et à la mort, vous prévoyez déjà un divorce.

— Indigne Prosper ! reprit le député en se croisant les bras d’un air sombre.

— Je vous plains sincèrement, dit Dornier de sa voix la plus hypocrite. Oui, je comprends votre chagrin ; il est cruel pour un père, et quel père ! de ne pas trouver dans son fils les qualités dont il lui donne l’exemple. Vous savez si j’aime Prosper, et cependant, quelle que puisse être la partialité de l’amitié, je suis forcé de convenir qu’il est dans une mauvaise voie. Sans doute, il est jeune, et il y a encore de la ressource ; mais qu’il réponde jamais aux vues sérieuses que vous aviez sur lui, c’est un espoir auquel j’ose à peine me livrer.

— Et moi j’y renonce, interrompit le député avec l’accent du découragement.

— Mais, continua Dornier de plus en plus insinuant, pour un instrument qui ne répond pas à votre attente, devez-vous abandonner votre œuvre ? Manquez-vous d’amis dévoués qui, sous la règle de votre supériorité incontestable, seront fiers et heureux de s’associer à vos travaux ? Il en est un du moins, et c’est celui qui vous parle, dont l’attachement, j’oserai dire filial, vous consolerait, vous fortifierait peut-être, si vous vous décidiez enfin à y répondre par l’arcomplissement d’une promesse bien chère. Un gendre, n’est-ce pas aussi un fils ? Accordez-moi ce titre, mon cher maître, et puis montons hardiment à l’assaut du pouvoir ; André Dornier sera votre Achate fidèle : à vos côtés pendant la lutte, devant vous à l’heure du danger, derrière après la victoire.

— Oui, Dornier, vous serez mon gendre, s’écria M. Chevassu entraîné par cette chaude péroraison ; déjà je l’avais résolu ; je ne différerai pas plus long-temps ; aujourd’hui même je parlerai à Henriette.

Il est inutile de décrire le ravissement d’André Dornier, qui se voyait arrivé au but.

— Au revoir ! dit le député en mettant enfin un terme aux protestations de dévouement et de reconnaissance dont il se voyait accablé. Je ne pense pas qu’en faveur de notre arrivée ma sœur daigne changer quelque chose à ses habitudes ; nous ne la trouverons chez elle qu’à quatre heures : y viendrez-vous ?

— Pouvez-vous en douter ? s’écria Dornier, qui, avant de sortir, saisit avec transport la main de son futur beau-père et fit le geste de la porter à ses lèvres.

— C’est un brave et loyal garçon, se dit, après qu’il fut parti, M. Chevassu, et, tout considéré, j’ai raison de lui donner ma fille. Il n’est pas riche, mais il ne manque pas de talent, et, en lui continuant mes leçons, j’achèverai d’en faire un homme d’un vrai mérite.

Aussitôt après le départ d’André Dornier, Henriette entra dans la chambre où était son père. Au lieu de dormir ainsi qu’elle en avait prétexté le besoin, la jeune fille s’était livrée à un soin beaucoup plus important à son âge : elle avait remplacé son peignoir de voyage par celle de ses robes qu’elle trouvait la plus jolie. N’ayant pas vu depuis son enfance Mme de Pontailly, Mlle Chevassu ne pensait pas sans émotion à leur prochaine entrevue ; c’était à ses yeux un évènement aussi solennel qu’une présentation à la cour. Près de paraître, petite provinciale, devant une grande dame de Paris, elle avait cru indispensable d’appeler un peu de coquetterie à l’aide de sa fraîche beauté, qui n’avait nul besoin d’un pareil secours. Mais, au moment où elle vint rejoindre son père, une émotion plus vive encore que celle de la toilette agitait la jeune fille. Une froide pâleur couvrait ses joues, ses yeux étincelaient, quoique son regard parût fixe ; sa démarche était rapide et saccadée.

— Mon père, dit-elle avec explosion, je n’épouserai jamais M. Dornier.

— Qu’est-ce que vous dites ? répondit M. Chevassu, étourdi de cette brusque attaque.

— Je n’épouserai jamais M. Dornier, répéta la jeune fille d’une voix altérée, mais résolue.

— Et d’où savez-vous que vous devez l’épouser ? demanda le député en évitant d’engager immédiatement le combat ; vous nous écoutiez donc ? Écouter aux portes ! Ah ! Henriette !

— Je n’écoutais pas aux portes ; mais vous parliez si haut, qu’involontairement je vous ai entendus. M. Dornier est un homme que je déteste, et jamais, je vous le jure, jamais je ne l’épouserai.

— Vous l’épouserez, mademoiselle, repartit M. Chevassu, irrité de l’accent de sa fille ; vous l’épouserez, c’est moi qui à mon tour vous le jure. Il ne sera pas dit que je ne trouverai dans ma famille qu’insolence et révolte. Je vous montrerai que j’ai une volonté de fer qui saura faire plier vos caprices. Oui, dussé-je avoir recours à la rigueur, vous m’obéirez.

— En tout, mon père, cela excepté.

— Vous épouserez Dornier, ou je vous ferai enfermer dans une maison d’éducation.

— Votre fils à la Bastille ! votre fille au couvent ! dit Henriette avec ironie ; je vous croyais député du côté gauche.

— Taisez-vous, mademoiselle, je vous l’ordonne, répondit M. Chevassu d’un ton courroucé : il ne vous appartient pas de discuter avec moi.

— Je vous croyais partisan de la liberté de discussion.

— Pour la seconde fois je vous ordonne de vous taire. Une obéissance passive, voilà votre devoir.

— Je croyais vous avoir entendu dire vingt fois que nul n’était tenu à l’obéissance passive.

— Vous croyiez ! vous croyiez ! répondit M. Chevassu en prenant son chapeau pour se soustraire à cette logique de jeune fille, qui opposait ainsi aux prétentions du père les opinions du citoyen ; ce que vous devez croire, c’est que je ne vais pas perdre un temps précieux à écouter vos enfantillages. Il faut que je sorte. Votre frère ne tardera pas sans doute à rentrer ; vous lui direz de m’attendre. À quatre heures, je viendrai vous prendre pour vous conduire chez votre tante. D’ici là vous avez le temps de réfléchir : vous connaissez ma volonté ; qu’à mon retour je vous trouve raisonnable et soumise.

Sans écouter sa fille, qui, pour la quatrième fois, lui répétait qu’elle ne serait jamais la femme d’André Dornier, le député sortit de la chambre, et un instant après de l’hôtel.

— Il serait un peu fort, se dit-il en montant dans la voiture qu’il avait envoyé chercher, il serait un peu dérisoire que moi, qui me sens de force à porter l’état sur mes épaules, je ne pusse pas venir à bout d’un écolier et d’une petite fille !

VIII.

Avant d’introduire le lecteur dans le salon de la marquise de Pontailly, chez qui doivent se passer plusieurs scènes de ce récit, qu’on nous permette une métaphore très rebattue. Depuis la création du monde, on compare la vie à un fleuve, que les chansons bachiques recommandent de descendre en chantant. Le conseil est bon, sans doute, mais il est un instant où il devient difficile de le suivre ; c’est lorsque vers l’horizon de la ligne déjà parcourue commencent à disparaître les rives fleuries de la jeunesse. En ce moment critique, un secret ennui serre le cœur, quel qu’ait été jusqu’alors l’agrément du voyage. Les femmes surtout, et parmi toutes les autres celles qui ont été belles, se tournent alors en arrière pour suivre d’un triste regard leurs jours de triomphe près de s’évanouir, et cherchent, lutte insensée ! à résister au courant qui les entraîne. Quelques-unes cependant sortent victorieuses de cette épreuve. Douées d’une sorte de philosophie pratique, elles acceptent d’un esprit soumis les dures et immuables conditions de la vie ; le souvenir des fleurs du printemps ne leur rend pas amers les fruits de l’automne ; en un mot, elles savent vieillir, science rare et désirable.

Mme de Pontailly appartenait à la classe de ces femmes raisonnables ; mais sa résignation venait d’un caractère égoïste plutôt que d’un cœur religieux. Fort attachée à la vie, elle n’en dédaignait rien, et si le banquet de l’âge mûr lui semblait moins savoureux que celui de la jeunesse, elle n’avait pas perdu l’appétit pour cela. Elle pensait qu’on ne doit pas jeter l’orange avant d’en avoir exprimé tout le suc, décidée qu’elle était à manger même l’écorce. Au lieu de se rattacher par des regrets stériles à un passé qui ne renaît jamais, elle s’efforçait de tirer parti du présent, modifiant ses habitudes selon le progrès de ses années, réglant ses goûts sur la marche du temps, et ne demandant à chaque saison que les produits qu’elle comporte.

Dès son entrée dans le monde, la marquise s’était représenté la vie comme une route où il convient de se préparer des relais appropriés aux accidens successifs du terrain. Coquette dans sa jeunesse, plusieurs disaient galante, elle avait parcouru cette première période, doucement emportée par les chevaux fringans de l’amour. Vers quarante ans, lorsque cet attelage, passablement essoufflé, lui parut enfin avoir mérité un repos qu’il eût été imprudent de lui refuser plus long-temps, elle le congédia philosophiquement, et le remplaça par les mules hargneuses du bel esprit ; après les délicieuses mélodies de la passion, l’harmonie de leurs grelots lui sembla d’abord un peu discordante ; mais elle s’y habitua et finit par s’y plaire. C’est ainsi que la marquise, aimant mieux quitter l’amour que d’en être abandonnée, de coquette était devenue bas-bleu, et cela systématiquement. Habituée au tourbillon du monde, elle n’eût pas supporté le délaissement où tombent les femmes qui ne savent rien substituer aux avantages de la jeunesse. Son esprit non moins que sa vanité redoutait la solitude. Il lui fallait un entourage, une cour, et, plutôt que d’y renoncer, elle se résigna de propos délibéré à en modifier les élémens. Dans son salon, les hommes aimables furent insensiblement remplacés par les hommes instruits, les séducteurs par les beaux esprits, les fats par les pédans. À l’époque où se passe ce récit, Mme de Pontailly, qui avait quarante-six ans, était franchement entrée dans son rôle de femme savante, et elle était résolue à filer cette nouvelle scène de sa vie jusqu’à ce qu’un autre changement de décoration devînt nécessaire. Ménagère de ses ressources, elle réservait pour son déclin la médisance, le jeu et la dévotion, ces trois vertus théologales des vieilles femmes.

Rien de plus régulier que l’existence de Mme de Pontailly pendant les sept mois de l’année qu’elle passait à Paris. À part le samedi, qui était son jour de réception, tous les soirs elle allait dans le monde. Le matin, à deux heures précises, elle montait en voiture et rendait des visites ; à quatre heures, non moins exactement, elle rentrait chez elle ; c’était le moment important de la journée, l’instant qui, pour la marquise, équivalait à celui où un roi constitutionnel réunit le conseil de ses ministres. Jusqu’à l’heure du dîner, Mme de Pontailly recevait dans son salon une cohue d’hommes célèbres à un titre quelconque ou d’aspirans en qui elle croyait reconnaître le germe de l’illustration. Membres des diverses académies, littérateurs français ou étrangers, savans chauves, poètes chevelus, chacun était le bien accueilli, pourvu qu’il apportât son tribut, obole intellectuelle, qui rappelait à la partie classique de cette docte réunion le péage perçu par Caron au bord du Styx.

Quel que fût l’engouement de la marquise pour les hommes qui, à tort ou à raison, lui semblaient avoir du talent, elle y apportait pourtant une certaine restriction, et sur un point surtout se montrait exigeante. Ainsi que le vieil émigré l’avait dit à Moréal, elle était d’une sévérité vétilleuse à l’égard de la toilette. Homère crotté, Dante mal vêtu, Shakspeare en sabots, eussent été assez mal reçus dans son sanctuaire, dont l’étiquette effarouchait surtout les artistes, race inculte et débraillée.

Quatre heures et demie venaient de sonner. Mme de Pontailly, vêtue d’une robe de velours noir et coiffée d’un riche bonnet orné de rubans incarnats, était assise sur une causeuse, à l’un des angles de la cheminée de son salon. Fort belle dans sa jeunesse, la marquise avait conservé un grand air, une tournure noble, et acquis cet embonpoint qui ne messied pas à la maturité. Sa figure rappelait celle de son frère ; c’était la même physionomie sérieuse, la même dignité un peu raide, et parfois emphatique.

Sur une demi-douzaine de chaises ou de fauteuils rangés en demi-cercle devant le feu siégeait un pareil nombre d’individus plus ou moins vieux et plus ou moins laids, qui tous, à en juger par leur attitude gourmée, semblaient se croire des demi-dieux en présence d’une divinité supérieure. C’étaient, dans l’ordre où ils se trouvaient assis à partir de la causeuse, un pair de France, l’homme politique du sextuor ; un historien dont le principal talent consistait à posséder la véritable prononciation des noms romans et tudesques ; un gentilhomme russe, despote dans ses terres, mais libéral à Paris ; un Italien, auteur de tragédies classiques, clair de lune d’Alfieri ; un général mexicain aussi muet que le techichi de son pays natal, mais qui, aux yeux de la maîtresse du logis, avait le mérite d’arriver de loin ; enfin un romancier, le plus jeune de tous, et l’un des entrepreneurs de la littérature échevelée qui avait cours à cette époque.

Chez elle, Mme de Pontailly avait l’habitude de conduire la conversation, à peu près comme le président de la chambre dirige les discussions politiques. Son ordre du jour était arrêté d’avance, et les interlocuteurs devaient s’y soumettre. Tel jour il fallait parler politique, tel autre littérature, tel autre beaux-arts, tel autre sciences exactes. Mme de Pontailly s’intéressait à tout, comprenait tout, parlait de tout ; mais, cette universalité n’étant pas le partage de tout le monde, malheur au poète qui arrivait le jour de la chimie, malheur au naturaliste qui tombait au milieu d’une conversation philologique : ils se trouvaient réduits au silence.

En ce moment, l’ordre du jour était la poésie. La marquise s’était promis d’examiner à fond dans la séance les mérites respectifs de M. de Lamartine et de M. Victor Hugo ; mais, malgré ses efforts, la discussion, jusqu’alors, ne répondait pas à ses espérances. Le thème choisi ne plaisait à personne. Le pair de France eût mieux aimé narrer les petites intrigues parlementaires que ranimait l’approche de la session ; l’historien mérovingien n’aurait pas été fâché de rectifier certaines erreurs touchant Hlodovigh ; le Russe, en fait de littérature française, en était encore à Voltaire et à Jean-Baptiste Rousseau ; l’Italien aurait volontiers parlé de ses vers, mais ceux des autres le touchaient peu ; le Mexicain savait à peine le français ; le faiseur de romans enfin méprisait la poésie, comme le renard de la fable les raisins.

— Que ces gens-là ont peu de souplesse et d’étendue dans l’esprit ! se disait la marquise, impatientée de voir à chaque instant languir la discussion, malgré ses efforts pour la ranimer ; tirez-les de leurs préoccupations habituelles, ils ne savent plus que dire. Ne viendrat-il donc aujourd’hui aucun de mes poètes ?

La porte s’ouvrit en ce moment, et M. de Pontailly parut, accompagné du vicomte de Moréal.

Quoiqu’il vînt rarement dans le salon de sa femme, le marquis en connaissait les mœurs, dont il se moquait parfois devant elle sans pitié. Dans l’antichambre, il avait dit à son protégé :

— Voici le moment de payer de votre personne. Le cénacle doit être assemblé ; si c’est jour de science sociale ou d’érudition, si l’on réforme le gouvernement ou si l’on commente Niebuhr, vous êtes à peu près sûr de manquer votre entrée ; mais si c’est jour de poésie, et j’en crois sentir le fumet, vous avez la partie fort belle. Mme de Pontailly vous demandera probablement de dire quelques vers ; il faudra vous exécuter.

— C’est que je récite fort mal, ainsi que vous avez dû vous en apercevoir.

— De l’assurance, et vous vous en tirerez. Vous êtes un joli garçon, et vous avez un timbre de voix agréable ; servez-vous de vos avantages ; on vous fera place à l’angle de la cheminée, en face de ma femme. C’est là la tribune. Posez-vous de trois quarts, dans une attitude modeste, mais pleine d’aisance ; une main dans votre gilet, l’autre pendant négligemment le long de la tablette. Défilez sans vous presser votre petit chapelet ; de temps en temps, un regard au plafond ; quand on a l’œil expressif, et vous l’avez, cela ne manque jamais son effet. Pas de fête romaine, surtout ! Quelque chose de gracieux, croyez-moi, et, si c’est possible, un hymne en l’honneur du beau sexe. Les femmes souffrent qu’on médise d’elles en prose, mais en vers elles veulent être adorées à genoux. Rappelez-vous cela.

M. de Pontailly traversa le salon, salua d’un air assez narquois les personnages qui s’y trouvaient, et s’avança vers sa femme.

— Madame, lui dit-il en lui montrant Moréal, permettez-moi de vous présenter le fils d’un ami que je regretterai toujours, le vicomte de Moréal, qui joint à des qualités dont la liste serait trop longue le talent de faire des vers charmans.

La marquise, nous l’avons dit, exerçait un certain empire sur l’esprit de M. Chevassu, et, selon l’usage, regardait cet empire comme un droit incommutable. Deux mois auparavant, lorsque son frère lui avait écrit qu’il venait de rejeter la demande en mariage de M. de Moréal, elle s’était trouvée fort choquée, et avait vu dans cette décision prise sans la consulter une atteinte à sa légitime influence. Depuis, il est vrai, elle s’était engouée d’André Dornier pour l’amour de l’économie politique, mais, tout en le regardant comme le futur mari de sa nièce, elle gardait rancune à M. Chevassu. La visite de Moréal, qui, sans cette circonstance, l’eût embarrassée, la surprit, mais ne lui déplut pas. Elle vit dans cet incident imprévu un moyen de contrarier son frère, et elle n’était pas femme à se refuser ce petit plaisir. Un coup d’œil sur le vicomte, dont la physionomie était animée, la tournure élégante et la tenue irréprochable, la confirma d’ailleurs dans sa disposition bienveillante, et ce fut d’un air gracieux qu’elle lui répondit :

— Les amis de M. de Pontailly sont les miens, monsieur, et vous n’aviez pas besoin d’une autre recommandation ; cependant le talent ne saurait vous nuire près de moi, car je me fais un devoir de l’admirer. Puisque vous êtes poète, vous allez nous tirer d’embarras. Nous parlions des deux maîtres de la poésie contemporaine, M. de Lamartine et M. Victor Hugo. Nous hésitions à prononcer entre ces deux grands écrivains ; mais vous, qui cultivez leur art, vous avez certainement une opinion arrêtée, et votre avis doit faire autorité. Auquel des deux, monsieur, accordez-vous la préférence ?

Cette question, qui eût pu servir de programme à un concours académique de province, étourdit un peu le vicomte, quoiqu’il possédât à fond la matière litigieuse. Il s’attendait à débiter de mémoire des vers, mais non à être obligé d’improviser en prose, et surtout il redoutait de commettre une maladresse en manifestant une opinion contraire à celle de la marquise. À ce dernier égard, son protecteur lui vint en aide adroitement. La plupart des femmes préfèrent M. de Lamartine à M. Victor Hugo, par la même raison qui, sous Louis xiv, leur faisait préférer Racine à Corneille. Mme de Pontailly partageait le goût général de son sexe, et son mari l’avait entendue plusieurs fois développer son opinion. Levant l’index, sans que ce geste fût remarqué de personne, Moréal excepté, le marquis traça en l’air un L majuscule. Averti par ce signe du chemin qu’il devait suivre, quel que fût d’ailleurs son avis personnel, le vicomte prit la parole avec une facilité d’élocution qu’il ne se connaissait pas. Dans un parallèle semé d’aperçus ingénieux, comme on dit en style de feuilleton, il caractérisa la manière des deux illustres poètes, établit les points par où ils se rapprochent et ceux par où ils diffèrent, donna à chacun d’eux un tribut d’éloges convenable, et, après avoir paru hésiter quelque temps à décerner la palme, finit par l’offrir à l’auteur des Méditations.

— Il me semble impossible de traiter une question littéraire avec plus de goût, de convenance et d’impartialité, dit la marquise ravie de retrouver dans le jugement formulé par le vicomte son opinion personnelle ; voilà ce que j’appelle de la critique. Messieurs, n’est-ce pas aussi votre avis ?

L’assentiment fut unanime, quoique le triomphateur du jour commençât à déplaire à tout le monde.

— Moréal est du métier ; il n’est pas étonnant qu’il se connaisse en poésie, dit le marquis empressé d’appuyer le succès de son nouvel ami,

— Ce qui serait étonnant, reprit Mme de Pontailly avec un sourire tout aimable, c’est que, parlant si bien de son art, M. de Moréal fût moins heureux en le cultivant. Me trouverez-vous trop indiscrète, monsieur, si dès le premier jour je mets à contribution votre muse ?

— Madame, fit Moréal, qui s’inclina modestement en se disant tout bas : le gros émigré avait raison, je n’éviterai pas le calice.

— Si je vous parais importune, continua la marquise de plus en plus gracieuse, prenez-vous-en à votre excellente critique ; c’est elle qui m’inspire le plus vif désir d’entendre quelques-uns de vos vers.

— Allons, place à la tribune, dit M. de Pontailly au romancier qui était assis à l’angle de la cheminée en face de la maîtresse du logis.

L’homme de lettres recula son fauteuil avec un ricanement sourd. Moréal s’approcha de la cheminée, s’y accouda négligemment selon les prescriptions de son protecteur, et leva les yeux au plafond d’un air rêveur qui allait fort bien à son expressive physionomie :

— Puisque madame la marquise aime la poésie de M. de Lamartine, dit-il après un instant de réflexion apparente, peut-être aura-t-elle de l’indulgence pour quelques vers que j’ai osé placer sous l’invocation du grand poète, hommage indigne de lui sans doute…

— Je suis tout oreilles, interrompit Mme de Pontailly, qui était devenue d’une humeur radieuse en voyant que son jour de poésie, dont elle avait été sur le point de désespérer, prenait enfin une certaine tournure.

Le vicomte récita de son mieux ses stances à la Mélancolie. Quoiqu’aussi médiocre que puissent l’être d’honnêtes vers d’amateur, ce morceau poétique obtint un succès complet.

— Charmant ! charmant ! dit la marquise en frappant légèrement à plusieurs reprises les bouts de ses doigts l’un sur l’autre.

— Charmant ! charmant ! répétèrent en chœur les assistans, qui intérieurement donnaient le poète à tous les diables.

Pendant que Moréal débitait son élégie, plusieurs membres du cénacle étaient successivement arrivés. En pareil cas, les domestiques avaient une consigne particulière, ils n’annonçaient pas, et chacun savait ce que cela voulait dire. Alors on s’insinuait dans le salon à petit bruit, on saluait en silence la maîtresse de la maison, qui répondait non moins silencieusement par un signe de tête, et l’on se joignait, toujours muet, au groupe des auditeurs. Cette étiquette était rigoureusement observée ; en cette circonstance cependant, un des arrivans la viola ; ce fut André Dornier. À la vue de son rival victorieusement installé à la place la plus enviée du salon et tirant, en manière de feu d’artifice, ses fusées poétiques, l’ex-rédacteur du Patriote recula de surprise et frémit de dépit. Dans son trouble, il heurta une chaise qui tomba sur le parquet.

— Paix donc ! s’écria la marquise en adressant à l’interrupteur un geste d’impatience.

Dornier salua humblement, puis, se remettant de son émotion, il vint se placer en face du poète, qui l’avait aperçu, et essaya, par son regard hostile, d’exercer sur lui la fascination qui soumet, dit-on, le rossignol au serpent. Cette manœuvre n’obtint pour résultat qu’un sourire de mépris qui redoubla la sourde colère de Dornier.

— Ah ! il ne se tient pas pour battu, se dit-il ; soit : guerre à mort !

— Eh bien ! monsieur Dornier, dit le marquis en s’avançant un sourire caustique sur les lèvres, que dites-vous de ces vers ? Ne vous semblent-ils pas fort jolis ?

— Ce sont donc des vers ? répondit le journaliste en jouant ironiquement la surprise.

— Que serait-ce donc ? De la prose ?

— Je ne dis pas que ce soit de la prose.

— Il faut bien cependant que ce soit l’un ou l’autre. M. Jourdain lui-même en convient.

— Je ne suis pas M. Jourdain, aussi n’en conviens-je pas.

— Quelle diantre de malice allez-vous nous décocher ? Vous avez un air de persiflage qui ne promet rien de bon.

Ce colloque avait lieu près de la causeuse où était assise Mme de Pontailly, qui y prêtait l’oreille, car elle était curieuse de connaître l’opinion de Dornier.

— Que vous dirai-je, monsieur le marquis ? reprit celui-ci en baissant la voix de manière à n’être entendu que des deux époux ; la prose et les vers sont deux choses réelles et vivantes auxquelles je ne saurais assimiler une chose qui n’a ni réalité ni vie, une chose qui n’existe pas. Ce que vient de réciter ce monsieur n’est donc, à mes yeux, ni de la poésie ni de la prose ; c’est ce je ne sais quoi de Tertullien qui n’a de nom dans aucune langue.

Que Dornier trouvât mauvaise l’élégie de son rival, c’était fort naturel ; qu’il en fît la satire, c’était de bonne guerre ; mais qu’il osât critiquer implicitement, par une acerbe raillerie, l’opinion qu’avait manifestée Mme de Pontailly, c’est ce qui parut à celle-ci une audace quelque peu impertinente.

— Monsieur, dit-elle au critique en le regardant d’un air glacial, pour juger la poésie, il ne suffit pas toujours d’avoir écrit quelques articles dans les journaux. On peut être très fort en économie politique, et ne rien comprendre à la langue de Racine.

Dornier, qui avait cru nuire à son rival en le tournant en ridicule, s’aperçut qu’il avait en réalité blessé l’amour-propre de la marquise ; pour réparer cette faute, il prit un air si contrit, que Mme de Pontailly fut désarmée ; voulant faire oublier au journaliste humilié la vivacité hautaine qu’elle venait de mettre dans ses paroles, elle le regarda d’un œil radouci et lui fit signe de se pencher vers elle.

— Je sais, lui dit-elle tout bas, pour quel motif vous en voulez tant aux vers de M. de Moréal : vous êtes rivaux, et dans ce cas il est permis de se déchirer un peu. Mais comprenez-vous mon frère qui n’est pas encore venu m’amener ma nièce ? Est-ce qu’ils ne seraient pas arrivés aujourd’hui ?

— Ils sont arrivés ce matin, madame, répondit Dornier, charmé d’obtenir un moment d’entretien confidentiel ; mais, avant de venir ici, M. Chevassu a dû faire deux ou trois visites à quelques-uns de ses collègues. Sans doute vous ne tarderez pas à le voir.

— Mon frère se porte bien ? reprit Mme de Pontailly qui, depuis qu’elle était marquise, trouvait le nom de Chevassu déplorablement bourgeois et le prononçait le moins possible.

— À merveille, madame, et mademoiselle votre nièce aussi.

— Il y a six ans que je ne l’ai vue ; elle promettait d’être bien ; aujourd’hui, m’avez-vous dit, elle est fort jolie ?

— Fort belle, dit Dornier d’un air pénétré.

— À qui ressemble-t-elle ?

— Après ce que je viens de dire, ne l’avez-vous pas deviné ?

— Comment ! grave publiciste, de la flatterie ! du madrigal ! C’est Montesquieu écrivant le Temple de Gnide.

En remarquant le sourire prétentieux qui accompagna ces dernières paroles, Dornier se dit : Voilà ma sottise réparée ; en me parlant, elle se trouve de l’esprit.

— Je ne vous demande pas de nouvelles de M. Prosper, continua la marquise en changeant de ton ; je suppose qu’il est toujours aussi mal élevé.

— Il est bien jeune.

— Ce n’est pas une excuse, et mon frère est à son égard d’une faiblesse impardonnable. Depuis qu’il fait son droit, monsieur mon neveu n’est pas venu ici une seule fois sans me faire rougir par ses manières ; parlant haut, contredisant tout le monde, un abominable parfum de cigare ; enfin, et c’est tout dire, toujours crotté. Fi donc ! rien que d’y penser, il me semble sentir l’odeur du tabac. Pour neutraliser cette impression désagréable, j’aurais besoin de respirer encore quelque suave poésie.

À ces mots, Mme de Pontailly se tourna vers le vicomte, qui, quoiqu’il se fût mêlé à la conversation générale, suivait du regard l’entretien de son rival et de la marquise.

— Monsieur de Moréal, lui dit-elle avec une inflexion de voix caressante, je n’ai trouvé à vos vers qu’un seul défaut : c’est d’être trop courts. N’aurons-nous pas encore le plaisir de vous entendre ?

— Mais cette femme est donc la Messaline de la poésie ! pensa le vicomte ; nondum satiata.

Au même instant, Dornier se disait : — Aurait-elle l’intention de nous soumettre, le beau Moréal et moi, à un système de bascule ? elle a un tel besoin d’hommages, qu’un courtisan de plus ne doit pas lui paraître à dédaigner.

M. et Mlle de Chevassu ! dit en ouvrant la porte le domestique chargé d’annoncer les visites.

Le député, qui avait déjà le pied dans le salon, s’arrêta net, et se tournant vers le laquais :

— Je m’appelle Chevassu sans de, lui dit-il d’une voix sévère ; tâchez de ne pas l’oublier.

Ayant ainsi purifié sa vénérée roture de la tache nobiliaire dont elle venait d’être souillée, M. Chevassu traversa gravement le salon et se dirigea vers la marquise, qui, non moins majestueuse, se leva, sans faire un seul pas pour aller à sa rencontre. Le frère et la sœur s’abordèrent sans grande démonstration d’amitié ; mais Mme de Pontailly embrassa d’un air d’affection sa nièce, quoiqu’en secret elle la trouvât peut-être un peu plus jolie qu’elle ne l’eût désiré. Les émotions éprouvées par la jeune fille le matin à l’hôtel des postes, et plus tard dans son entretien avec son père, avaient ajouté leur lustre à sa beauté, comme un orage avive encore les charmes d’un paysage. Il semblait impossible que ces yeux si vifs et ces joues si fraîches pussent jamais briller de plus d’éclat, et pourtant une flamme nouvelle les envahit soudain. Le jais du regard devint diamant, les roses du visage s’épanouirent ; Henriette venait d’apercevoir Moréal, dont les yeux ne l’avaient pas quittée depuis qu’elle était entrée dans le salon. La marquise remarqua le trouble de la jeune fille et en comprit aisément la raison ; pour l’aider à dissimuler, elle la fit asseoir sur la causeuse et lui adressa successivement plusieurs questions qui devaient lui donner le temps de se remettre.

Après avoir échangé avec son beau-frère une poignée de main assez froide et embrassé en revanche sa nièce sur les deux joues, M. de Pontailly rejoignit le vicomte, qui se tenait à l’écart.

— Vous êtes un heureux mortel, lui dit-il en souriant d’un air malin, ma nièce est jolie comme un ange, la poudre lui serait allée divinement.

— Trop jolie pour mon bonheur ! répondit Moréal avec un soupir ; je l’aime tant, et j’ai si peu d’espoir !

— Que vous faut-il donc ? croyez-vous que je n’aie pas vu le regard qu’elle vous a lancé ? Mordieu ! quel regard ! À votre âge, j’aurais traversé des flammes pour en obtenir un pareil.

— Vous croyez qu’elle m’a regardé ? dit le vicomte en essayant de dissimuler son ravissement.

— Comme si vous ne vous en étiez pas aperçu, hypocrite ! Et votre rival ! quel magnifique dédain en répondant à son salut ! Décidément, la partie est égale, trois contre trois !

— Votre neveu est contre moi, c’est-à-dire contre nous, ajouta Moréal en se reprenant.

— Le jacobin Prosper ! de quoi se mêle-t-il ? Je me charge de le mettre à la raison ; j’ai une revanche à prendre avec la république !


M. Chevassu aperçut en ce moment le vicomte ; à cette vue, il fronça le sourcil et d’un signe appela Dornier.

— Pourquoi, lui dit-il, ne m’avez-vous pas prévenu que je trouverais ici M. de Moréal ?

— C’est la première fois que je l’y vois, répondit Dornier ; vous devez croire que sa présence ne me plaît pas plus qu’à vous-même. Je ne sais comment il s’y est pris pour s’introduire ici. Quand je suis arrivé, il était là près de la cheminée, déclamant comme un histrion. Il paraît qu’il fait des vers.

— Ah ! il fait des vers ? dit le député d’un air dédaigneux.

— Détestables, j’ose le dire.

— Bons ou mauvais, peu importe ; pour moi, un individu qui fait des vers est jugé. C’est comme cette barbe qui lui couvre la figure, est-ce convenable ? est-ce décent ? Il n’y a rien de sérieux dans cet homme-là.

— Vous savez qu’il chante ? dit Dornier empressé d’ajouter ce nouveau délit au dossier criminel de son rival.

— Oui, c’est un gazouilleur de romances. Il faut que je demande sur-le-champ à ma sœur comment il se fait qu’elle reçoive chez elle ce monsieur.

Le député s’approcha de Mme de Pontailly et lui adressa quelques paroles à voix basse.

— Pourquoi je reçois M. de Moréal ? répondit la marquise du même ton, mais avec un accent de hauteur, et pourquoi ne le recevrais-je pas ?

— Après ce que je vous ai écrit il y a deux mois, il me semble…

— Il me semble, à moi, que je suis la maîtresse de recevoir dans mon salon qui je veux. Vous n’avez pas même daigné me demander un conseil dans la lettre dont vous parlez ; vous voudrez bien me permettre de suivre votre exemple.

Voyant au ton de sa sœur qu’il n’obtiendrait rien d’elle, M. Chevassu s’éloigna d’un air mécontent.

— Eh bien ! lui demanda Dornier, Mme de Pontailly vous a-t-elle expliqué…

— Je me chargerais plutôt de faire passer à la chambre un budget de deux milliards que d’arracher à ma sœur une parole de bon sens quand elle s’est mis quelque sornette en tête.

La porte du salon s’ouvrit, et au milieu de cette réunion de personnes soignées dans leur costume, polies dans leurs manières, châtiées dans leur langage, apparut soudain un être brusque, négligé, professant autant de mépris pour l’euphuisme que pour l’étiquette. C’était Prosper Chevassu.

L’étudiant se fraya un passage à travers les assistans, dont quelques-uns, auxquels il était inconnu, le regardaient avec surprise, ne concevant pas que cette figure incongrue fut admise dans le salon de Mme de Pontailly. Enchanté de l’effet qu’il produisait et dont il espérait qu’enragerait sa tante, Prosper s’avança vers elle, et, comme s’il eût été entraîné par la tendresse du népotisme, il se précipita dans ses bras. La marquise abhorrait, en public surtout, les scènes d’effusion, et tout ce que le prince de Condé parlant de Pichegru nommait épanchement de corps-de-garde. Elle se jeta donc en arrière pour se soustraire à cette inconvenante accolade qu’elle n’évita pourtant qu’en partie.

— Monsieur, dit-elle alors à son neveu en lui lançant un regard de majestueux courroux, il paraît que l’école de droit n’est pas celle du savoir-vivre. Ce n’est point ainsi qu’on aborde une femme. On peut lui baiser la main lorsqu’elle daigne vous la présenter, mais ces embrassades, même quand on est parent, sont d’un goût détestable.

— Ne vous fâchez pas, ma chère tante, répondit Prosper sans s’émouvoir ; je croyais qu’on ne baisait la main des femmes que lorsqu’elles étaient vieilles, et vous êtes si jeune !

— Et vous si mal élevé, dit la marquise en baissant la voix, que je rougis d’être votre tante.

— Oh ! vous rougissez, reprit l’étudiant, qui peut-être allait faire quelque impertinente allusion aux petits artifices de toilette qu’emploie parfois une femme aux approches de la cinquantaine, mais un regard suppliant de sa sœur l’arrêta. — Me permettez-vous de dîner avec vous dans ce modeste négligé ? dit-il en revanche pour attirer l’attention de sa tante sur un costume où la fantaisie l’emportait sur la correction.

— Je ne vous invite pas, répondit la marquise en prenant son plus grand air.

— Que vous êtes bonne, ma chère tante ! vous allez toujours au-devant de mes désirs.

L’étudiant s’inclina d’un air de moqueuse gratitude, et, content d’avoir mis sa tante de mauvaise humeur, il alla serrer cordialement la main de M. de Pontailly.

— Te voilà, bon sujet, lui dit le vieillard ; incorrigible, à ce que je vois. À l’air de ma femme, je devine que tu viens déjà de lui débiter quelque sottise ; tu as tort. On ne doit jamais se brouiller avec sa tante lorsqu’elle est riche et sans enfans, et, si tu continues, tu finiras par te brouiller sérieusement avec la tienne.

— Hélas ! c’est fait, répondit Prosper avec une contrition affectée ; disgracié par sa tante, proscrit par son père, telle est, pour le moment, la condition de votre infortuné neveu. Si vous lui fermez aussi vos bras, il ne lui reste qu’à mourir.

— Je ne te fermerai pas mes bras, mais je te donnerai un conseil. Un peu d’étourderie se fait excuser, trop finit par déplaire à tout le monde. Qu’as-tu fait encore à ton père ?

— Rien du tout ; je suis le modèle des fils ; c’est mon père, au contraire, qui outrage toutes les lois divines et humaines. Ne parle-t-il pas de me mettre en pension ?

— Il a raison ; si j’étais à sa place, il y a long-temps que cela serait fait.

— Vous, mon oncle, c’est bien différent.

— En quoi ?

— Vous êtes de l’ancien régime, et une mesure despotique ne serait qu’une application de vos principes ; mais mon père, un député du côté gauche, attenter à la liberté d’un citoyen, car je suis un citoyen…

— Pas encore, maître Prosper ; d’ailleurs, citoyen ou non, un fils doit avant tout obéir à son père.

— Ah ! vous recevez M. de Moréal ? dit en changeant de conversation l’étudiant, qui venait d’apercevoir le vicomte.

— Il est mon ami, répondit le vieillard, qui appuya sur ce mot, et je désire qu’il devienne le tien. Vous vous connaissez déjà, je crois ?

— Oui, nous nous connaissons, dit Prosper, dont la physionomie était devenue soudain fort sérieuse.

— Dans le salon de ta tante, c’est à toi de le prévenir ; va lui parler.

— Vous venez de me dire qu’un fils doit avant tout obéir à son père ; le mien, si je le consultais, me défendrait de me lier avec M. de Moréal ; cependant, puisque cela peut vous plaire, je vais le saluer.

L’étudiant se dirigea vers le vicomte, qui l’accueillit par un sourire amical.

— Vous vous rappelez notre entretien de ce matin ? lui dit-il en fronçant le sourcil ; à quand notre petite promenade à Saint-Mandé ?

— Comment ! mon cher Prosper, dit Moréal, vous persistez…

— L’entêtement est contagieux. Serez-vous libre demain matin ?

— Non. Après-demain si vous voulez.

— Après-demain soit. À huit heures du matin, à l’entrée du bois, des épées, chacun un seul témoin.

— C’est convenu, dit le vicomte d’un ton calme. Les deux jeunes gens se séparèrent.

Un instant après, Moréal se rapprocha sans affectation d’André Dornier, qui faisait semblant d’examiner un album dans l’embrasure d’une fenêtre.

— Monsieur, lui dit-il d’un air hautain, je viens vous demander l’explication du regard que vous avez fixé sur moi lorsque je disais mes vers.

— Quand je suis au théâtre, j’ai l’habitude de regarder les acteurs, répondit Dornier d’un ton non moins dédaigneux.

— Vous n’êtes point au théâtre, et je ne suis pas un acteur. Permis à vous de trouver mes vers détestables, mais à vous défendu de me regarder insolemment.

— Je n’ai pas attendu votre permission, et voici comment je réponds à votre défense.

André Dornier arrêta sur le vicomte un regard de défi, et ils échangèrent pendant un instant une provocation muette, mais passionnée.

— Fort bien, reprit Moréal, vous comprenez à demi-mot ; nous visons au même but, et nous nous gênons mutuellement. L’un de nous est de trop.

— Si c’est un duel qu’il vous faut, je suis à vos ordres.

— Demain matin à huit heures, à l’entrée du bois de Vincennes ; je vous laisse le choix des armes.

— C’est bien, je serai au rendez-vous ; mais quittons-nous, M. de Pontailly nous surveille.

Les deux rivaux composèrent leurs physionomies et se séparèrent d’un air tranquille.

Six heures allaient sonner, et le salon se vidait peu à peu. Malgré son désir de prolonger sa visite et d’échanger encore avec la jeune fille qu’il aimait quelques-uns de ces regards fugitifs qui, dans le monde, sont souvent le seul bonheur permis à la passion, Moréal comprit qu’il fallait se retirer. Il prit congé de la marquise, qui lui octroya de la manière la plus gracieuse le droit de revenir, renouvela ses remerciemens à son protecteur, et, après avoir contemplé Henriette une dernière fois, il sortit. Dornier se retira un instant après, accompagné de Prosper, qui était trop orgueilleux pour essayer de rentrer en grace près de son père et de sa tante.

IX.

Lorsque les deux amis furent dans la rue, Prosper dit à Dornier :

— Je me bats après-demain.

— Et moi, demain, répondit le journaliste.

— Avec Moréal ?

— Oui ; et vous, avec qui ?

— Pardieu ! toujours avec Moréal. Il m’avait bien dit ce matin, l’endiablé qu’il est, qu’il s’arrangerait de manière à commencer avec vous.

Prosper raconta l’entretien qui avait eu lieu dans l’estaminet.

— Mais je n’en aurai pas le démenti, dit-il en finissant ; ce matin je n’avais pour mobile que mon amitié pour vous et le désir de reconnaître en une fois les services que vous me rendez en toute occasion ; maintenant, c’est pour moi une question d’amour-propre. Si, après avoir été prévenu, je me laissais escamoter mon duel, ce petit monsieur aurait trop le droit de se moquer de moi. Vous allez me promettre de me laisser passer le premier.

Les journalistes, en province surtout, sont exposés assez souvent à d’autres combats que ceux de la polémique. Lorsqu’il était entré dans cette carrière, Dornier en avait accepté les charges, et deux fois déjà il avait été obligé de quitter la plume pour l’épée. D’ailleurs, s’il n’était pas duelliste, il ne manquait point de courage, et, quoiqu’il se fût difficilement décidé à se battre sans y être pour ainsi dire contraint moralement, une fois son parti pris, il se présentait de bonne grace sur le terrain. En cette occasion, il avait délibérément accepté la provocation du vicomte, qu’il regardait comme le plus sérieux obstacle à ses projets, parce que le but lui semblait assez tentant pour qu’il ne se laissât pas arrêter par un obstacle ; mais la proposition de l’étudiant lui présenta l’affaire sous un jour nouveau.

— Tout à l’heure j’ai fait une sottise, pensa-t-il ; au lieu de lutter de fanfaronnade avec ce jeune coq, j’aurais dû gagner du temps, ne fût-ce que quarante-huit heures. Mais qui pouvait prévoir la fantaisie belliqueuse de cet écolier ? Oui, j’ai fait une lourde sottise ; il fallait laisser le champ libre à ces deux étourdis. Vainqueur ou vaincu, Moréal n’aurait plus été à craindre ; car, mort, tout était dit, et, meurtrier du frère d’Henriette, c’était désormais entre elle et lui un abîme infranchissable, sans compter que, dans ce dernier cas, la petite serait devenue un parti magnifique. Quel besoin avais-je de gâter une si belle position ?

— Vous ne me répondez pas ? reprit Prosper ; je vous dis qu’il faut demain me céder votre place, sauf à prendre la mienne après-demain, s’il y a lieu.

— C’est impossible, répondit Dornier assez faiblement.

— Rien n’est impossible, et, si vous refusez, nous nous brouillerons.

— Je pourrais vous céder un plaisir, mais un danger…

— Je vous dis que c’est pour moi une question d’honneur. Je suis sûr que notre gentilhomme rit en lui-même du tour qu’il m’a joué, et c’est une satisfaction que je ne veux pas lui laisser. Voyons, est-ce arrangé ?

— Mais comment voulez-vous que je manque à un rendez-vous de cette nature ? Ce serait me déshonorer. Je suis inscrit le premier, je dois passer le premier.

— Erreur ; dès ce matin j’avais pris date ; mon titre est donc plus ancien que le vôtre. Quant au blâme que vous redoutez, nous allons trouver en dînant un moyen d’arranger cela de manière que l’homme le plus pointilleux n’ait pas le plus petit mot à dire.

Les deux amis entrèrent dans un restaurant du boulevard des Italiens, et, leur premier appétit apaisé, ils reprirent la discussion. Ainsi qu’il arrive souvent, plus André Dornier persistait dans ses objections, plus Prosper s’opiniâtrait à son projet. L’étudiant épuisa une foule de raisonnemens plus ou moins sophistiques pour convaincre son compagnon ; mais celui-ci, qui au fond n’attendait pour céder qu’un argument plausible, comprit qu’il était tout-à-fait impossible d’accepter sans honte un semblable arrangement, et il continua, bien malgré lui, à se retrancher derrière les grands mots d’honneur et d’amitié.

— Tout ce que vous me dites est inutile, dit-il à la fin à l’élève en droit d’un ton qui n’admettait pas de réplique ; si demain il vous arrivait malheur par ma faute, je ne me le pardonnerais jamais. C’est à moi de me battre le premier, et je me battrai.

— Ah ! tu le prends sur ce ton-là ! se dit Prosper, tout-à-fait irrité par la contradiction ; eh bien ! nous verrons.

L’étudiant venait de concevoir un plan, superbe selon lui, pour mettre André Dornier dans l’impossibilité de se battre le lendemain ; mais il n’eut garde de le lui communiquer.

— Il est huit heures et demie, dit-il en jetant sa serviette sur la table ; demandons la carte, et allons faire un tour à la porte Saint-Denis. Je serais bien aise de voir comment s’y comporte l’émeute.

Vingt minutes plus tard, les deux amis descendaient la pente du boulevard Bonne-Nouvelle.

À la fin de 1834, les émeutes avaient singulièrement dégénéré ; la guerre civile était réduite aux proportions d’un charivari ; la canne des agens de police avait remplacé la fusillade. L’émotion populaire, dont la seule idée réjouissait le cœur du républicain Prosper, n’était plus qu’une scène assez bruyante, il est vrai, jouée par quelques jeunes prolétaires amis de toute espèce de tapage, et à laquelle assistaient un beaucoup plus grand nombre de promeneurs oisifs, attirés par ce spectacle gratuit. Voici comment se passait la représentation. Au commencement de la soirée, on voyait s’établir à la porte Saint-Denis et à la porte Saint-Martin deux pelotons de la garde municipale à pied, flanqués l’un et l’autre d’une escouade de sergens de ville et d’auxiliaires sans uniforme, mais reconnaissables à leurs longues redingotes bleues, à leurs physionomies peu gracieuses, et surtout à une énorme canne qui, si l’on en croyait leur vigoureuse apparence, n’était pas uniquement destinée à assurer leur marche. Quelques patrouilles de la garde municipale à cheval circulaient d’une porte à l’autre, surveillant chaque groupe, ainsi que les chiens des bergers surveillent un troupeau, avec cette différence cependant qu’à la première alerte les cavaliers avaient pour consigne de tomber sur les moutons, recommandés au plat de leurs sabres. Insensiblement la foule devenait plus compacte ; des bandes de jeunes citoyens en blouse arrivaient du boulevard, de la ville et des faubourgs ; les rassemblemens se formaient ; on se pressait, on s’entassait, on sifflait, on huait, on entonnait des chants patriotiques : la fête était commencée. De temps en temps alors, une patrouille, quittant son allure paisible, mettait ses chevaux au trot et balayait la chaussée du boulevard, comme en automne un coup de vent emporte les feuilles mortes ; d’autres fois, de l’un des postes d’infanterie s’élançaient une vingtaine de ces auxiliaires à mine peu avenante dont nous avons parlé ; brandissant leurs cannes en bâtonistes consommés, ils se précipitaient sur le groupe voisin, saisissaient au hasard quelques individus plus ou moins prévenus d’avoir sifflé, et, araignées avides, traînaient ces mouches étourdies dans un trou creusé à l’intérieur de la porte Saint-Denis, et qui d’escalier devenait en ce cas geôle provisoire. Vers onze heures, la foule s’écoulait, les gardes municipaux rentraient dans leurs casernes, les mouchards dans leurs tanières ; on conduisait en prison une trentaine de pauvres diables, qui, moins coupables que d’autres bien souvent, avaient eu le mauvais lot à la loterie de l’émeute, et tout était dit. Le lendemain soir on recommençait.

Lorsque Prosper et son compagnon furent arrivés à l’endroit où le boulevard incline vers la porte Saint-Denis, l’émeute promettait de devenir intéressante, et les connaisseurs commençaient à s’en montrer satisfaits.

— Ça chauffe, disait-on dans les différens groupes.

— Est-ce que vous voulez pénétrer dans cette cohue ? demanda Dornier en s’arrêtant.

— Sans doute ; rien n’est amusant comme une émeute, mais, pour en jouir, il faut être bien placé.

— Ne sommes-nous pas bien ici ? De cette hauteur, on découvre tout le boulevard entre les deux portes.

— Un peu plus loin nous serons encore mieux, dit Prosper, qui ne perdait pas de vue son projet.

Ils continuèrent d’avancer à travers la masse des curieux ; mais au bout d’une centaine de pas leur marche fut interrompue par une de ces paniques soudaines qui se renouvelaient tous les quarts d’heure. Un flot d’émeutiers en déroute les refoula brusquement vers l’entrée de la rue Saint-Denis.

— Quel plaisir trouvez-vous à vous mêler à cette populace ? dit Dornier lorsqu’il put enfin s’arrêter ; je n’ai jamais vu pareilles figures de bandits.

— Cette populace, c’est le peuple ; ces bandits sont nos frères, répondit l’étudiant d’un ton de reproche. Ce dédain aristocratique sied mal à un républicain.

— Parlez moins haut ; ce n’est pas ici le cas de crier sur les toits sa profession de foi.

— Je proclamerais la mienne sur l’échafaud. Mais voilà l’alerte passée ; maintenant nous pouvons avancer.

— N’en avez-vous pas assez ?

— Nous n’avons encore rien vu.

— Si fait, car, pour ma part, je vois là-bas les gardes municipaux qui se mettent en mouvement ; il va y avoir une charge.

— Avez-vous peur ? demanda Prosper avec un accent de moquerie.

— Sans avoir peur, il est permis, je crois, de ne pas se soucier d’être foulé aux pieds des chevaux ou assommé par les agens de police. Je vous déclare que, si vous persistez à rester ici, je vous quitte.

La démonstration des gardes municipaux produisit son effet ordinaire. Une masse d’individus en blouse prit la fuite devant le peloton de cavaliers qui la poursuivit au trot en distribuant des coups de plat de sabre aux moins alertes. Les deux amis, pour éviter d’être renversés par les fuyards ou par les chevaux, s’effacèrent de leur mieux contre une boutique, et, lorsque le détachement les eut dépassés, ils se trouvèrent à peu près isolés sur le trottoir. La vue des casques et des sabres avait exalté la guerroyante humeur de l’élève en droit ; quoiqu’il eût résolu d’être prudent, son républicanisme lui porta soudain au cerveau, et il ne put résister à la tentation de mêler sa voix aux clameurs séditieuses dont retentissait au loin le boulevard.

— À bas les municipaux ! cria-t-il avec force ; vive la liberté !

— Prosper, êtes-vous fou ? lui dit Dornier en lui mettant la main sur la bouche ; avez-vous envie de nous faire arrêter ? — Et il essaya, mais inutilement, d’entraîner l’obstiné républicain.

Au même instant, les hommes armés de cannes firent à leur tour irruption sur les émeutiers dispersés par la cavalerie.

— Voici le moment, pensa traîtreusement l’étudiant en droit. — Vous avez raison, dit-il à haute voix, il est temps de battre en retraite.

Les deux amis prirent leur course du côté de la rue Saint-Denis ; presque aussitôt Prosper, heurtant son compagnon comme par mégarde, le fit trébucher et tomber sur le trottoir ; Dornier essaya de se relever, mais déjà deux agens de police l’avaient pris au collet.

— Le seul moyen de me débarrasser de lui, s’était dit Prosper Chevassu en dînant, c’est de le mener à l’émeute et de le faire coffrer. Avec la protection des trente ou quarante députés qu’il connaît, il en sera quitte pour un ou deux jours d’arrêts, et, pendant ce temps-là, je pourrai vider ma querelle avec Moréal.

L’étudiant ne pouvait exécuter son projet sans s’exposer un peu, mais il comptait sur son adresse et sur sa remarquable légèreté pour s’esquiver au moment critique ; il fut trompé pourtant dans son attente, et confirma la vérité des vers de La Fontaine :

Tel, comme dit Merlin, cuide engeigner autrui,
Qui souvent s’engeigne soi-même.

Au moment d’atteindre l’angle de la rue Saint-Denis, l’étudiant se heurta violemment contre un sergent de ville qui accourait pour lui barrer le passage.

— La casquette rouge ! s’écria ce dernier avec un accent de triomphe. J’étais bien sûr de vous retrouver, mon gaillard ; cette fois, vous ne m’échapperez pas comme ce matin.

Prosper essaya de lutter contre la main vigoureuse qui déjà s’efforçait de l’entraîner ; mais un agent de police, venant à l’aide du sergent, acheva de rendre la résistance inutile.

Un instant plus tard, l’étudiant, après avoir fait une fort belle défense, rejoignit André Dornier dans le trou de la porte Saint-Denis, où se trouvaient déjà entassés une dizaine de prisonniers.

— Dornier, êtes-vous là ? demanda Prosper, qui, dans les ténèbres de cette étrange prison, n’entrevoyait que des formes confuses appuyées contre les murs ou accroupies sur les marches de l’escalier.

— Sans doute je suis là… grâce à vous… répondit d’une voix altérée le journaliste.

L’étudiant se dirigea en tâtonnant du côté d’où venaient ces paroles.

— Parlez bas, lui dit à l’oreille Dornier lorsqu’ils se furent rapprochés ; surtout plus de noms propres et pas de fanfaronnades séditieuses : il y a sans doute ici des mouchards, et notre position n’est pas assez agréable pour chercher à l’aggraver.

— Vous me semblez ému, répondit Prosper ; je vous croyais plus de fermeté.

— Croyez-vous que ce soit si amusant d’être ici ?

— Il est certain qu’il serait plus agréable d’être au bal de l’Opéra ; mais un républicain…

— Parlez donc plus bas.

— Un philosophe, si vous l’aimez mieux, doit savoir supporter la mauvaise fortune ; pour moi, s’il y avait moyen de fumer un cigare, je ne me plaindrais pas du sort.

— Quand vous aurez passé quinze jours en prison, vous changerez de langage.

— Bah ! quinze jours… et quand même ; Béranger et tant d’autres n’ont-ils pas été en prison ? Savez-vous qu’une petite captivité pour un motif politique n’est pas du tout à dédaigner ? Cela pose un homme.

Nous laisserons les deux interlocuteurs, l’un fort mécontent, l’autre presque consolé, enfermés dans la cage de pierre de la porte Saint-Denis.

Le lendemain à sept heures du matin, le vicomte de Moréal, déjà complètement habillé, se promenait dans sa chambre lorsqu’on frappa bruyamment à la porte.

— Voici Cendrecourt, se dit-il en pensant à un de ses amis qu’il avait mis en réquisition la veille pour être son témoin.

La porte ouverte, au lieu du jeune homme qu’il attendait, le vicomte vit entrer M. de Pontailly. Le marquis était vêtu d’une ample redingote bleue militairement boutonnée jusqu’au cou ; il avait remplacé son parapluie par un gros jonc à pomme d’or, et son chapeau à larges bords était penché sur l’oreille droite encore plus que de coutume.

— Ah ! mon garçon, je vous y prends, dit le vieillard, qui d’un regard avait exploré la chambre ; est-ce pour tirer des pigeons que vous avez préparé cette boîte de pistolets que je vois sur votre bureau ? J’avais bien deviné hier, en voyant de quel air vous dialoguiez avec Dornier, qu’aujourd’hui nous aurions une petite escarmouche. Aussi, vous voyez que j’ai été matinal. Allons, contez-moi l’affaire. Vous savez que vous m’avez promis de vous laisser diriger par moi.

— Je ne trouverai jamais un meilleur guide, répondit le vicomte.

— Ainsi, vous devez vous battre ? reprit le marquis d’un air mécontent.

— Oui ; mais ne me blâmez pas avant de m’avoir entendu. Si je me bats aujourd’hui avec M. Dornier, c’est pour ne pas me battre demain avec votre neveu.

— Quoi ! Prosper aussi !

— Prosper, que j’aimerais beaucoup s’il voulait me le permettre, a mis dans sa tête de marier sa sœur à M. Dornier, et, comme je le gêne, il a imaginé un infaillible moyen de se débarrasser de moi : c’est de me percer le flanc. Je vous avouerai, monsieur le marquis, que je me soucie médiocrement de lui donner cette petite satisfaction.

— Je vous crois, parbleu ! Prosper est un entêté qui ne démordra pas de sa résolution, quelque extravagante qu’elle puisse être, et je comprends que s’il vous provoque…

— Il l’a fait déjà.

— Hier ?

— Deux fois : le matin à son arrivée, et dans votre salon.

— Comment ai-je fait pour ne pas m’en apercevoir ? Vous avez raison, la position se complique.

— C’est pour la simplifier que j’ai ce matin une rencontre avec M. Dornier.

— Où ?

— Au bois de Vincennes.

— À quelle heure ?

— À huit heures.

— Il est sept heures passées, dit le marquis en regardant la pendule ; envoyez chercher une voiture et partons.

— Comment ! monsieur, vous voulez…

— Être votre témoin, comme j’ai été deux fois celui de votre père.

— C’est un honneur que je voudrais avoir mérité… mais… j’attends un de mes amis.

— Écrivez-lui un mot que vous laisserez chez le concierge. Dépêchez-vous ; nous devrions être en route.

Moins d’une heure après cet entretien, M. de Pontailly et Moréal descendaient de voiture au lieu désigné pour le rendez-vous. Pour une raison connue du lecteur, ils n’y trouvèrent personne. Ils attendirent plus d’une heure, d’abord avec patience, ensuite avec étonnement. Enfin la vivacité du marquis ne lui permit pas de se taire plus long-temps.

— Il est neuf heures et demie, dit-il en tirant sa montre ; ce drôle se moque de vous. Je l’ai toujours soupçonné de n’être pas franc du collier.

— Quelque empêchement peut-être, dit le vicomte.

— Le duel n’admet pas plus d’empêchement que les dettes de jeu n’admettent de délai. Notre homme ne viendra pas parce qu’il a peur, voilà tout ; mais je connais son adresse : retournons à Paris, et prenons-le d’assaut dans son domicile ; il faudra bien qu’il m’explique sa conduite, car c’est moi qui prends l’affaire maintenant. Un poltron de cette espèce prétendre à la main de ma nièce ! Je serai, parbleu ! ravi de lui dire à ce sujet ma manière de voir.

De retour à Paris, le marquis et le vicomte se rendirent aussitôt à un hôtel garni de la rue des Petits-Champs, où s’était logé le défaillant ; là ils apprirent que M. Dornier n’était pas rentré depuis la veille.

— Le lièvre a changé de gîte, dit le vieillard en riant ; car, malgré sa susceptibilité à l’endroit du point d’honneur, l’aventure prenait à ses yeux une tournure si bouffonne, qu’il jugea inutile de la traiter désormais sérieusement. Ma foi, cherche sa piste qui voudra. Je crois que ce qu’il y a de mieux à faire, c’est d’en rester là. Votre rival vient de se suicider, et cela vaut mieux pour vous que de l’avoir tué vous-même. Battons le fer tandis qu’il est chaud ; allons trouver M. Chevassu.

— Vous devez comprendre, répondit le vicomte, qu’après le refus que j’ai essuyé il y a deux mois, il m’est impossible de me présenter chez M. Chevassu, à moins qu’il ne m’y appelle lui-même.

— C’est juste ; je ne pensais plus à cela. Eh bien ! vous m’attendrez dans la voiture. Au total, la journée est bonne ; nul doute qu’en apprenant la lâche conduite de Dornier, mon beau-frère ne rompe avec lui sur-le-champ.

X.

La plupart des députés, pendant leur séjour à Paris, se logent presque aussi modestement que le font les étudians ; oiseaux de passage, jusqu’à ce qu’ils retournent à leur nid, le moindre gîte leur suffit, comme à l’hirondelle. Quelques-uns, cependant, y attachent une certaine importance, et M. Chevassu était de ce nombre. Le logement qu’il occupait à l’hôtel Mirabeau était assez grand pour qu’il y pût recevoir plusieurs de ses collègues, et il s’y était installé en homme décidé à retrouver, du moins en partie, les agrémens et les ressources de son propre logis. Avant son départ de Douai, le député avait fait mettre au roulage une caisse énorme contenant un choix des livres de sa bibliothèque qu’il prévoyait devoir lui être le plus indispensables dans le cours de la session. C’était le Moniteur depuis 1830, le Bulletin des Lois, une foule de brochures politiques, et enfin la collection complète du Patriote douaisien, nécropole d’articles d’opposition d’où le nouveau membre du côté gauche comptait bien exhumer pour la tribune plus d’une tirade à effet. Fort aristocrate dans ses habitudes, malgré ses principes démocratiques, M. Chevassu aurait trouvé au-dessous de sa dignité d’aller consulter, dans une bibliothèque publique ou dans un cabinet de lecture, les livres dont il pouvait avoir besoin. Quant à travailler à la chambre, comme font plusieurs députés, Dornier lui avait insinué qu’un homme d’état, pour conserver son prestige, doit toujours sortir de son cabinet armé de toutes pièces, et paraître tout savoir sans jamais avoir l’air de rien apprendre.

En ce moment, M. Chevassu, enveloppé d’une belle robe de chambre sérieuse en sa couleur, était assis devant un grand bureau garni d’une étagère où il avait fait ranger ses livres. Un manuscrit fort raturé était ouvert devant lui, et il le feuilletait avec une attention mêlée d’impatience. S’il nous était permis de trahir un secret commun à un assez grand nombre d’orateurs, nous avouerions au lecteur que ce cahier si souvent revu et corrigé n’était autre chose que l’improvisation par laquelle le nouveau député voulait signaler son début. M. Chevassu appelait ainsi le travail du cabinet au secours de l’inspiration de la tribune, non pas qu’il crût manquer d’esprit comptant, ou qu’il se défiât de son éloquence, mais il attachait une telle importance à son premier pas dans la carrière parlementaire, qu’il lui semblait impossible d’y apporter trop de préparation et de soins.

— Un homme comme moi ne doit aborder la tribune que par un coup d’éclat, s’était-il dit après son élection.

Quel serait ce coup d’éclat ? Si les exemples ne manquaient pas, tous offraient des inconvéniens. Il y avait le début foudroyant, l’apostrophe de Mirabeau à M. de Brézé ; mais ce n’est qu’au milieu des orages d’une révolution naissante qu’on peut faire gronder un pareil tonnerre ; — le début spirituel, la réplique de Pitt à lord Nugent, mais l’esprit était-il bien le meilleur moyen de réussir à la chambre ? — le début libéral, la motion de Burke contre la taxe du timbre imposée aux colonies d’Amérique, mais ici la multiplicité des abus rendait fort difficile le choix du point d’attaque. Après avoir ainsi passé en revue les commencemens d’une dizaine d’orateurs célèbres à des titres divers, M. Chevassu se trouva un peu plus embarrassé qu’auparavant. À force d’y réfléchir cependant, une inspiration lui vint qui lui parut heureuse.

— Je suis député du département du Nord, se dit-il, mais en même temps j’appartiens à la France entière. Si donc il m’était possible d’entamer d’abord une question locale, et, partant de là, d’ouvrir adroitement une discussion d’intérêt général, je frapperais deux coups au lieu d’un ; d’une part, je charmerais mes commettans en plaidant leur cause ; de l’autre, j’établirais magistralement ma position à la chambre.

Après avoir mûri cette idée, M. Chevassu s’occupa de l’exécuter. À son instigation, une pétition fut adressée à la chambre par les fabricans de sucre indigène, qui dans le département du Nord possédaient plus de deux cents usines. En partant pour Paris, le député emporta cette requête, qu’il s’était chargé de déposer sur le bureau, et à propos de laquelle il avait résolu de paraître à la tribune pour la première fois.

Sur ce thème simple et en apparence naïf, la betterave, voici quelles fioritures parlementaires avait brodées le futur grand orateur. Selon lui, la question des sucres contenait virtuellement toutes les autres. Elle pouvait être envisagée sous deux faces, l’intérieur et l’extérieur. À l’intérieur, elle se rattachait évidemment à tous les griefs de l’opposition : l’oubli des promesses de 1830, l’inexécution du programme de l’Hôtel-de-Ville, le penchant aux idées rétrogrades, la corruption des agens du pouvoir, la falsification des listes électorales, la haine de toute espèce de réforme. À l’extérieur, l’éloquent tribun prenait un essor encore plus vaste : avec l’aisance d’un aigle qui domine tous les pics de montagnes, il planait sur les plus ardues questions du moment : question d’Orient, question espagnole, question belge, question d’Alger ; et dans cette revue à vol d’oiseau, quelle variété d’épisodes, quelles transitions inattendues, quel luxe de métaphores, quelle audace de prosopopées ! Peinture amère de l’humble attitude du cabinet en face de l’étranger, défi à la perfide Albion, protestation en faveur de la nationalité polonaise, élégie sur l’esclavage des noirs, dissertation philosophique sur la décadence de l’empire turc, tableau prophétique du duel gigantesque de la Russie et de l’Angleterre marchant l’une contre l’autre des confins opposés de l’Asie ; triste retour sur l’abaissement de la France, réduite à contempler sans y prendre part ce magnifique spectacle ; hommage patriotique au tombeau de Sainte-Hélène : tout cela à propos de betterave ; rien n’était oublié dans cette pièce d’éloquence. Pour conclusion, l’orateur douaisien, revenant à son légume, établissait pathétiquement qu’accroître d’un seul centime par kilogramme le tarif du sucre indigène, ce serait tout simplement jeter la France dans l’abîme.

Assez content de son œuvre, M. Chevassu cependant n’était pas complètement satisfait. Une chose lui manquait, c’était le suffrage de Dornier, dont il s’était fait une si agréable habitude, que désormais il ne pouvait plus s’en passer.

— Il m’avait cependant promis de venir ce matin, se disait le député en relisant les feuillets de son improvisation. Qui peut le retenir ? Ce n’est pas que j’aie besoin de lui le moins du monde, mais je serais bien aise de connaître son opinion sur mon discours.

Au bruit de la porte qui s’ouvrait, M. Chevassu tourna la tête, s’attendant à voir paraître Dornier ; lorsqu’il eut reconnu son beau-frère, sa figure prit une expression de contrariété qu’il ne dissimula qu’avec peine.

— Quel honneur inattendu, monsieur le marquis ! dit-il d’un air pincé en faisant mine de se lever,

— Restez donc, répondit M. de Pontailly d’un ton de cordialité ; entre nous, doit-il être question de cérémonies ?

— Veuillez vous asseoir, reprit le député avec la dignité d’un ministre qui donne une audience.

— Arrivé d’hier et déjà au travail ! dit le vieillard en prenant un fauteuil.

— Je n’ai pas comme vous, par droit de naissance, le privilége de ne rien faire.

— Votre naissance ! mais elle est, parbleu, fort bonne, répliqua le marquis avec un sourire équivoque ; trois cents ans d’excellente roture, m’avez-vous dit ?

— Quatre cents, dit M. Chevassu, qui laissa tomber ces paroles d’un air de superbe insouciance.

— Peste ! s’il était encore d’usage de faire ses preuves de 1399, vous pourriez presque monter dans les carrosses de notre royauté bourgeoise.

— J’ai la présomption de croire qu’en ce cas je pourrais me passer de mes ancêtres.

— Je sais qu’un homme de votre valeur se recommande par lui-même…

— Et surtout n’attache aucun prix aux hochets de la vanité. Une vie laborieuse et, j’ose l’espérer, utile à mes concitoyens, voilà mon lot ; l’estime publique, voilà mon but.

— Il se croit déjà à la tribune, pensa le vieillard, qui reprit tout haut : Une justice à vous rendre, c’est que vous marchez à ce but sans vous accorder le moindre repos. Toujours à l’œuvre ; mais que faites-vous là ? un discours écrit, je suppose ? Je croyais que vous improvisiez.

— Un discours écrit ! dit le député en jetant négligemment son manuscrit dans un des casiers du bureau ; non vraiment, j’ai une assez grande habitude de parler en public pour avoir quelque confiance en ma facilité d’élocution. Ce sont tout bonnement des notes pour une affaire particulière dont je dois conférer avec Dornier, qui devrait déjà être ici.

— Ah ! vous attendez M. Dornier ? reprit le marquis, empressé d’aborder le sujet de sa visite ; je serai charmé de le rencontrer, car voilà plus de quatre heures que je cours après lui ; mais êtes-vous bien sûr qu’il vienne ?

— Ce serait la première fois qu’il manquerait à un rendez-vous.

— À ma connaissance, ce serait au moins la seconde.

— Avec moi, pourtant, il est fort exact ; il sait que je n’aime pas attendre.

— En cela, tout député de la gauche que vous êtes, vous ressemblez à Louis XIV. Pour en revenir à notre homme, il se peut en effet qu’une liasse de papier lui paraisse moins terrible que la pointe d’une épée ; ainsi, peut-être viendra-t-il, et je vais l’attendre.

— Comment parlez-vous d’épée à propos de Dornier ?

— Comme on parle de poudre à propos de lièvre.

— Lièvre… Voilà une expression…

— Peu parlementaire, j’en conviens, mais parfaitement appropriée au sujet. Je suis venu ici, mon cher beau-frère, pour vous prévenir que votre ami Dornier n’est autre chose qu’un drôle, un poltron, un lâche que je mettrai ignominieusement à la porte de chez moi, s’il ose désormais s’y présenter.

— Qu’a-t-il donc fait ? dit le député en regardant le marquis d’un air d’étonnement.

— Demandez plutôt ce qu’il n’a pas fait. Hier, chez moi, vous y étiez, il se dispute avec Moréal pour un motif que vous devinez peut-être. Rendez-vous pris pour ce matin ; à huit heures, nous sommes sur le terrain, le vicomte et moi ; point de Dornier. Une heure, deux heures se passent, point de Dornier. Nous revenons à Paris, et nous allons le chercher à son hôtel ; point de Dornier : le drôle a délogé hier au soir, tant lui semble précieuse la conservation de sa personne. Que dites-vous de cela ?

— Ce que je dis ? répondit avec gravité M. Chevassu, je dis que dédaigner les provocations d’un duelliste, c’est le fait d’un homme sage et honorable. Si Dornier avait commis la folie insigne de se battre avec M. de Moréal, je ne la lui aurais jamais pardonnée.

— Parlez-vous sérieusement ? dit le marquis d’un air ébahi.

— Je parle toujours sérieusement.

— Quoi ! la poltronnerie de ce pédant ne vous indigne pas ?

— Je n’appelle pas poltronnerie la modération du caractère.

— Mais, vous-même, vous sentiriez-vous capable d’une pareille modération ?

Le député du Nord se redressa sur son fauteuil.

— Je me sentirai toujours capable de conformer mes actions à mes principes, dit-il en accentuant solennellement chaque parole ; à mes yeux, le duel est un déplorable reste des abus de la féodalité ; or, je suis l’ennemi des abus. Sans répéter tout ce que les philosophes, Rousseau en tête, ont écrit sur la matière, je dois vous dire que, pour moi, c’est là une question sociale digne de tout l’intérêt du législateur.

— Je vous ferai observer, mon cher beau-frère, que nous ne sommes pas à la chambre ; laissons donc là les questions sociales et restons dans notre sujet. Vous approuvez Dornier ?

— Entièrement.

— Et à sa place vous auriez fait comme lui ?

— À sa place ! répéta M. Chevassu choqué de l’expression ; il ne m’est pas très facile à moi magistrat, à moi député, de me supposer à la place d’un jeune homme de talent sans doute, mais encore sans consistance. Le rapprochement manque donc d’exactitude ; mais, pour vous répondre catégoriquement, je vous dirai, par exemple, qu’à la place de Mirabeau, qui, dès qu’il fut à l’assemblée constituante, n’accepta plus de duel, j’aurais fait comme lui.

— Pouvez-vous bien vous comparer, vous homme honnête et intègre, à ce renégat, à ce coquin de Mirabeau ? s’écria M. de Pontailly, chez qui s’était soudain rallumée à ce nom une de ses plus véhémentes antipathies du temps de l’émigration.

Le député hocha la tête de l’air d’un homme qui veut bien un instant oublier sa supériorité pour convaincre par la discussion un adversaire opiniâtre.

— Coquin ! renégat ! c’est bientôt dit, reprit-il ; mais des mots injurieux ne sont pas des raisons. Mirabeau…

— Au diable ! s’écria brusquement le vieillard ; parlons de Dornier. Sa lâche conduite ne vous empêcherait donc pas de lui accorder la main de votre fille ?

— Dornier a le courage civil, et c’est celui dont je fais le plus de cas.

— Le courage civil ? Qu’est-ce que c’est que cette nouvelle invention-là ? De mon temps, nous ne connaissions qu’une sorte de courage ; y en a-t-il deux aujourd’hui ?

— La fermeté du citoyen peut n’avoir rien de commun avec l’audace du soldat.

— Propos de peureux ! s’écria le vieillard avec emportement.

— Sachez, monsieur le marquis, dit le député en s’échauffant à son tour, que jamais un sentiment de peur n’a approché de mon ame.

— C’est possible ; mais, à vous entendre, on en douterait, répliqua M. de Pontailly, entraîné malgré lui par la chaleur de la discussion.

— Est-ce pour m’insulter que vous êtes venu chez moi ? s’écria M. Chevassu d’une voix imposante.

— Non, mais c’est pour vous empêcher de faire une sottise.

— Je ne vous reconnais pas le droit de me donner des conseils.

— Je vous en donnerai un cependant…

— Que je me dispenserai d’entendre, dit le député en se levant.

— Allons, Chevassu, reprit le marquis après un instant de silence, calmez-vous; je n’ai pas eu l’intention de vous offenser. Nous sommes deux vieux fous, moi surtout qui, comme votre aîné de quinze ans, devrais vous donner l’exemple. Par malheur, j’ai toujours eu une mauvaise tête, et vous me l’avez échauffée avec votre diable de théorie du courage civil. Qui a jamais entendu parler de pareille chose ? courage civil !

— Il est tout simple qu’un membre de la défunte aristocratie ne comprenne pas ce mot, répondit le député d’un air d’ironie.

— À la bonne heure ; mais il doit m’être permis de ne pas être, à mon âge, au courant des modes du jour. Voyons, mon cher Chevassu, quittez cet air fâché. S’il m’est échappé quelques expressions qui vous aient déplu, je vous en fais mes excuses.

Le député accueillit ces paroles sans se dérider, et il se contenta de s’incliner au lieu de répondre.

— Maintenant, causons amicalement, comme il convient entre frères, continua le marquis sans paraître remarquer l’expression peu fraternelle des traits de son interlocuteur. Vous êtes engoué de Dornier ; mais enfin est-il le seul homme qui puisse vous convenir pour être le mari d’Henriette ? À ce sujet, Mme de Pontailly et moi n’avons-nous pas le droit de vous donner notre avis ? La fortune de votre sœur revient de droit à vos enfans, puisque nous n’en avons pas. Moi-même je suis riche, je n’ai pas de proches héritiers, et Henriette me plaît beaucoup. Il me semble que ces différentes considérations devraient vous engager au moins à m’écouter.

— Je sais ce que vous allez me dire, répondit froidement M. Chevassu : vous voulez me parler de M. de Moréal ; c’est inutile, mon parti est pris irrévocablement. Jamais un gentilhomme ne sera mon gendre.

— Je remercie votre bourgeoisie au nom de la noblesse, dit le marquis avec un salut un peu moqueur ; à vrai dire, il me semblait que la révolution avait détruit le préjugé de la naissance ; j’osais même croire que nous étions tous égaux.

— Me ferez-vous l’honneur de déjeuner avec moi ? répondit le député d’un ton sec.

— Non, pardieu, dit M. de Pontailly en se levant.

Les deux beaux-frères se quittèrent fort mécontens l’un de l’autre, ainsi qu’il arrivait à peu près toutes les fois qu’ils se trouvaient en présence.

— Eh bien ! s’empressa de demander au marquis Moréal, qui pendant cet entretien était resté dans la voiture.

— Eh bien ! je suis un sot, répondit le vieillard ; hier je vous dis que la plus sûre manière de gâter vos affaires était de m’en mêler, et aujourd’hui je m’en mêle, croyant la réussite immanquable après notre ridicule aventure de ce matin. J’ai eu raison hier et tort aujourd’hui : voilà tout.

— Ainsi, M. Chevassu…

— Un bloc de granit ; mais ne vous désespérez pas, j’espère amener à nous Mme de Pontailly, et ce serait un puissant auxiliaire : c’est aujourd’hui son jour de réception ; venez ce soir.

— Cet empressement ne déplaira-t-il pas ?

— À qui ? dit le marquis en riant ; à ma nièce ?

— Ou à Mme de Pontailly ?

— Ne craignez pas cela. L’empressement d’un jeune homme bien élevé ne déplaît jamais.

En rentrant chez lui, le marquis se rendit aussitôt près de sa femme, et il lui raconta les évènemens de la matinée. Mme de Pontailly n’admettait nullement la distinction établie par son frère entre le courage civil et le courage militaire. À ses yeux, comme à ceux de la plupart des femmes, la bravoure chez un homme devait primer toutes les autres qualités, et même le talent. Ce fut donc avec autant d’indignation que de surprise qu’elle écouta le récit de l’action fort peu chevaleresque attribuée à Dornier.

— Je ne me consolerai jamais d’avoir reçu un être pareil dans mon salon, dit-elle avec dépit.

— C’est dommage qu’il manque de cœur, car il a du talent, reprit le vieillard avec une ironie cachée ; n’est-il pas très fort en économie politique ?

— Très fort n’est pas le mot, répondit la marquise abusée par l’air candide de son mari ; il a du jargon, de l’acquit même ; mais au fond ses connaissances sont fort superficielles, et elles ne supporteraient pas un examen sérieux.

Aussi prompte à se refroidir qu’elle l’était à s’engouer, Mme de Pontailly en ce moment n’accordait plus aucune espèce de mérite à l’homme qui pendant plus de six semaines avait été son favori. En revanche, elle reporta complaisamment sa pensée sur le jeune poète qui lui avait été présenté la veille.

— Puisque vous avez vu ce matin votre ami de Moréal, dit-elle à son mari, pourquoi ne pas l’avoir invité à dîner ?

— Je n’aurais pas osé me le permettre sans être sûr que cela ne vous déplairait pas, répondit M. de Pontailly, ravi de voir sa femme entrer d’elle-même dans le chemin où il désirait l’amener.

— Mais au contraire. M. de Moréal est fort bien ; ses vers, d’ailleurs, ont un véritable mérite, et, que cela convienne ou non à mon frère, il sera toujours bien accueilli chez moi.

— Cette fois, je crois que nous sommes quatre contre trois, pensa l’émigré, qui espéra, d’après ces paroles de sa femme, qu’elle était désormais acquise à la cause de son jeune ami.

XI.

Le soir, le vicomte arriva de si bonne heure dans le salon de Mme de Pontailly, que son protecteur l’accueillit par un de ces sourires railleurs qui lui étaient habituels.

— Je vois avec plaisir, dit le vieillard, qu’en ce siècle où tout dégénère, la race des amoureux est restée la même qu’autrefois. À votre âge, j’étais ainsi ; ma montre avançait toujours.

Moréal murmura quelques mots d’excuse.

— Pensez-vous que je vous en veuille parce que vous me rappelez mes vingt-cinq ans ? reprit le marquis en riant ; tout au contraire, et la preuve, c’est que si vous trouvez l’occasion de parler à votre idole, je ne vous défends pas d’en profiter. D’ailleurs, j’aime mieux vous accorder cette permission que de vous exposer à la tentation de vous en passer.

— Combien vous êtes bon ! répondit Moréal, et jugez quelle doit être ma reconnaissance ! depuis plus de deux mois, il m’a été impossible de lui adresser un seul mot.

— Pauvre garçon, dit le marquis avec un mélange de persiflage et de véritable sympathie.

Le vicomte fut accueilli par Mme de Pontailly avec une visible bienveillance. Charmé de cette réception, il ne tarda pas à jouir d’un bonheur plus grand encore et depuis long-temps désiré. La foule, qui remplit bientôt le salon, lui procura une de ces occasions prévues par l’émigré, et que les amans ne laissent pas échapper. Les femmes de la connaissance de la marquise ne venaient guère chez elle le matin, sachant qu’à cette heure elles risquaient d’interrompre une docte conversation dont en général elles goûtaient peu les délices. Les réunions des samedis soirs étaient donc toujours fort nombreuses, et il fut facile à Moréal d’avoir avec Henriette un assez long entretien sans que personne y fit attention, ou du moins voulût y mettre obstacle. M. Chevassu avait consacré cette soirée à l’une de ces conférences préparatoires qu’ont entre eux les députés des différentes coteries, à mesure qu’ils arrivent à Paris. Quant à Prosper et à Dornier, depuis près de vingt-quatre heures la préfecture de police leur avait accordé la moins enviée des hospitalités. Fidèle à son rôle de protecteur bienveillant, le marquis, par une inattention apparente, favorisait l’entretien des deux amans, et Mme de Pontailly, qui l’avait remarqué d’abord sans s’en formaliser, sembla même, un peu plus tard, l’encourager par un indulgent sourire ; mais peu à peu il lui vint, au sujet de sa tolérance, certains scrupules dont les causes méritent d’être expliquées.

L’amour ressemble à ces parfums qui laissent une indestructible senteur au vase qui s’en est imprégné. Depuis plus de six ans qu’elle avait renoncé aux triomphes brigués d’abord par sa coquetterie, la marquise plus d’une fois avait respiré malgré elle quelques-uns de ces perfides arômes, enivrans encore, quoique affaiblis par le temps. Pour prévenir le retour de ces dangereux entraînemens qui ne peuvent trouver d’excuse que dans l’ardente inexpérience de la jeunesse, Mme de Pontailly, nous l’avons dit, s’était imposé le régime du bel-esprit, ainsi qu’autrefois les anachorètes conjuraient les piéges du démon par les macérations et le jeûne. Chaque fois qu’elle sentait remuer dans son ame les tendres désirs qu’avait proscrits sa raison, elle jetait héroïquement quelques pelletées de science ou de littérature sur ces colombes mal étouffées. C’est ainsi qu’elle avait étudié successivement le latin, l’astronomie, la botanique, les langues étrangères ; mais sous ce laborieux amoncellement, qui, par la variété de ses couches, rappelait différens terrains décrits par la géologie, couvait toujours ce feu secret qui ne meurt pas plus dans le cœur de la femme que ne s’éteint dans les entrailles de la terre le foyer où s’alimentent les volcans.

Depuis surtout qu’elle approchait des limites de la maturité, la marquise éprouvait assez souvent un désir involontaire de revoir, pour leur dire un dernier adieu, les agréables sentiers qu’avait parcourus sa jeunesse. Comme en automne les arbres, travaillés d’une sève surabondante, poussent de verdoyans rameaux à travers leurs feuilles jaunies, elle se surprenait parfois à mêler à ses manières imposantes quelques vives allures où se trahissait le reverdissement prochain de la coquetterie. Cette disposition menaçante qu’elle se reprochait en secret, sans parvenir à la dompter, prit, pendant la soirée dont nous parlons, un développement aussi rapide qu’imprévu. À la vue du groupe gracieux que formaient sa nièce et le vicomte causant tout bas en paraissant regarder ensemble les dessins d’un album, Mme de Pontailly ressentit un intérêt qui peu à peu se changea en un sentiment pénible. Par un retour mélancolique sur elle-même, elle se dit qu’elle aussi avait été jeune et aimée, et à ce souvenir tous les plaisirs de sa vie présente lui parurent insipides. Dans l’existence de la plupart des femmes, la chose sérieuse c’est l’amour ; la marquise vint à se demander si elle n’avait pas banni de la sienne un peu prématurément cette émotion divine et incomparable. Sa beauté avait-elle donc perdu toute fraîcheur et tout éclat ? Son esprit était-il moins brillant, son goût moins châtié, sa conversation moins étincelante, sa grace moins majestueuse ? Quarante-six ans, était-ce donc l’hiver ? Était-ce même l’automne ? Mieux que la plupart des femmes de son âge, Mme de Pontailly avait le droit de croire à l’inaltérable maintien de ses attraits. D’ailleurs un être quelconque, masculin ou féminin, vieux ou jeune, beau ou laid, spirituel ou sot, peut quelquefois douter de lui-même au point de s’adresser cette question : Suis-je capable de plaire ? Mais arrive-t-il jamais qu’il y réponde par la négative ?

Lorsqu’un artiste émérite voit jouer par un jeune rival le rôle où il a jadis excellé, la passion du théâtre lui envoie soudain au cerveau ses fumées les plus enivrantes. Tout en le détestant, il se passionne avec l’acteur qui le remplace ; avant lui, il dit les vers à demi-voix, et, pour ne pas faire les gestes, il a besoin d’un continuel effort. Que ne donnerait-il pas pour remonter, fût-ce un seul jour, sur la scène qu’il a illustrée autrefois, pour disputer à son heureux successeur les applaudissemens qu’il lui voit prodiguer ?

En regardant les deux amans, la marquise finit par éprouver une impression comparable à celle que nous venons de décrire. Dans cette scène gracieuse, elle reconnut son rôle d’autrefois, et il lui parut qu’en se l’appropriant, sa nièce lui montrait peu de respect. On se résigne à laisser sa fortune à un héritier, mais on n’aime guère à la lui voir entamer par anticipation d’hoirie. Rayonnante de jeunesse et de grace, encore embellie par l’amour, Henriette déplut à sa tante, dès que celle-ci la vit exercer ce don de plaire qu’elle-même avait possédé si long-temps. Ce dépit naissant ne fut modéré par aucun de ces sentimens affectueux que la parenté développe quelquefois entre deux femmes ; presque étrangères l’une à l’autre, la marquise et sa nièce ne pouvaient se porter une affection bien vive. À vrai dire, leur indifférence était réciproque, mais en ce moment cette indifférence commença, d’un côté du moins, à se changer en antipathie. Disposée jusqu’alors à la tolérance, Mme de Pontailly se sentit prise tout à coup d’un accès de pruderie tel que pour elle-même elle en avait fort rarement éprouvé de semblables. Elle se dit qu’en lui confiant Henriette, son frère lui avait imposé le devoir d’une active surveillance, et son métier de chaperon se dressa soudain devant elle tout embéguiné de rigorisme.

— Cette petite fille, pensa la marquise, se figure-t-elle que je vais rester débonnaire spectatrice de ses tête-à-tête avec M. de Moréal ? car, au milieu de tout ce monde, c’est un vrai tête-à-tête qu’ils se sont ménagé. Je vais lui apprendre que l’emploi de duègne complaisante n’est ni de mon âge ni dans mon caractère.

Mme de Pontailly s’approcha de la table près de laquelle causaient les deux amans, et s’adressant à sa nièce d’un ton sévère :

— Voudriez-vous, dit-elle, aller donner l’ordre de faire servir le thé ?

La jeune fille, confuse, s’empressa d’obéir, mais non sans avoir jeté au vicomte un regard de regret.

— Trouvez-vous dans cet album quelque dessin digne de votre attention ? dit alors la marquise à Moréal avec un sourire aigre-doux.

— Tout y est charmant, madame, répondit le vicomte ; ce paysage surtout…

— Ce paysage ! mais c’est une marine.

— Sans doute, reprit avec embarras le jeune amoureux ; c’est ce que je veux dire : un paysage maritime.

— Où voyez-vous le paysage ? Ce sont deux navires en pleine mer.

— En pleine mer, madame ; vous avez parfaitement raison ; peut-être ai-je donné au mot paysage un sens un peu trop étendu. Cependant…

— Allons, reprit la marquise en riant d’un air moqueur, ne dépensez pas votre esprit à soutenir une thèse impossible ; avouez plutôt qu’absorbé par une contemplation plus agréable, vous n’avez pas regardé une seule des pages de mon album.

— C’est maintenant surtout qu’il me serait difficile de les regarder, répondit le vicomte, qui espéra se tirer d’affaire par cette galanterie banale.

Mme de Pontailly s’était assise sur le fauteuil que venait de quitter sa nièce ; en entendant les dernières paroles de Moréal, elle prit une de ces attitudes plus provoquantes que majestueuses, que Junon eût volontiers empruntée à Vénus avec sa ceinture, mais qu’il lui était facile de s’emprunter à elle-même, à l’aide du souvenir.

— Vous faites de fort jolis vers, dit-elle d’un ton enjoué ; mais vous abusez du droit des poètes.

— Quel droit, madame ? demanda le vicomte.

— Celui de farder un peu trop la vérité.

— Je vous jure, madame, que, si j’ai un seul mérite, c’est celui d’une sincérité à toute épreuve.

— Je ne m’y fierai pas. Voudriez-vous, par exemple, que je prisse au sérieux le compliment que vous venez de m’adresser ?

— Non, certes, pensa le vicomte, qui reprit tout haut : Au risque de vous déplaire, je répéterai encore que, quel que soit l’attrait de cet album, il ne peut se comparer au plaisir de vous entendre.

— Pourquoi ne pas dire tout de suite : Au bonheur de vous voir ? dit Mme de Pontailly avec une raillerie affectée ; ce serait d’une galanterie plus précise et plus habile, car, vous devez le savoir, une femme tient toujours un peu plus à sa beauté qu’à son esprit ; Mme de Staël n’était pas fort contente qu’on louât exclusivement son génie.

— C’est que chez elle il n’y avait réellement que cela à louer…

— Tandis que chez vous, au contraire, madame, la beauté unie à l’esprit compose un de ces ensembles… Allons donc… Faut-il que je vous souffle votre rôle ?

— Si je voulais jouer un rôle près de vous, madame, je désirerais qu’il eût du moins le mérite de la nouveauté… — Et j’éviterais ces fades complimens qui ont dû vous ennuyer tant de fois. J’achève votre pensée, n’est-il pas vrai ? Eh bien ! vous auriez raison ; il est toujours de bon goût de sortir des sentiers battus. Mais comment supposer qu’il puisse vous venir la fantaisie de jouer un rôle près de moi ? continua la marquise en minaudant.

— Ah çà ! où cette précieuse veut-elle en arriver ? se demanda le vicomte ; il me semble qu’elle me pousse furieusement vers le pays de Tendre.

Cette conversation, dont la tournure commençait à embarrasser Moréal, fut interrompue par M. de Pontailly, qui vint présenter à sa femme un pair d’Angleterre qu’elle n’avait pas encore vu dans son salon. Le vicomte profita de cet incident pour s’éloigner ; mais, auparavant, il ne put s’empêcher de remarquer l’air de contrariété soudainement répandu sur les traits de la marquise.

— C’est singulier, se dit-il ; M. de Pontailly m’a bien dit que sa femme s’engouait très facilement, mais ce sourire agaçant, ce regard en coulisse, c’est autre chose que de l’engouement ; si je ne craignais d’être un fat, je penserais que c’est là de la bonne et franche coquetterie.

Vers la fin de la soirée, le marquis prit à part Moréal :

— Prosper n’est pas venu, et cela ne m’étonne pas, lui dit-il, il a sans doute deviné que vous me parleriez de sa folle incartade, et il craint que je ne lui lave la tête ; mais il n’y perdra rien. Demain, j’irai vous prendre, et, sur le terrain même, je mettrai à la raison cet écervelé.

— Vous me rendrez là un grand service, répondit le vicomte ; je serais désolé d’être obligé de répondre sérieusement à sa provocation.

— Soyez tranquille. Je me charge de lui ôter l’idée de recommencer.

Le lendemain matin, à huit heures, M. de Pontailly et Moréal arrivèrent à Saint-Mandé. De nouveau ils attendirent long-temps, et, en définitive, ils ne virent arriver personne.

— Ceci devient incompréhensible, dit à la fin le vieil émigré : que M. Dornier soit un poltron, je n’ai pas de peine à le croire ; mais Prosper n’est pas homme à manquer volontairement à un pareil rendez-vous. Il faut qu’il lui soit arrivé quelque chose. Connaissez-vous son adresse ?

— Ne loge-t-il pas avec M. Chevassu ? dit le vicomte.

— Non, et même ils sont brouillés pour le moment. Avant-hier, il nous a quittés brusquement sans nous dire où il allait demeurer.

Sans doute il sera retourné à l’hôtel qu’il habitait avant les vacances. Il faut y aller, car je commence réellement à être inquiet.

M. de Pontailly ordonna au cocher de les conduire à l’ancien logis de l’étudiant, sur la place de l’Odéon. À la vue d’un vieillard bien vêtu et porteur d’une de ces respectables cannes à pomme d’or qui, au théâtre, sont un des emblèmes de la paternité, le maître de l’hôtel s’empressa d’ôter la calotte grecque qui d’habitude semblait faire partie de sa tête, tant elle y restait fixée invariablement.

— C’est sans doute à monsieur Chevassu le député que j’ai l’honneur de parler ? dit-il avec un sourire obséquieux ; j’ai appris avec la plus grande satisfaction par mes journaux l’élection d’un si honorable citoyen. Non, monsieur, je n’ai pas encore eu le plaisir de voir monsieur votre fils que nous aimons tous, car c’est un charmant jeune homme, mais sa chambre est prête, et sans doute il ne tardera pas à venir l’occuper. En attendant, s’il vous plaisait, pour n’avoir pas fait une course inutile, de jeter les yeux sur ce petit mémoire…

— Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda le vieillard à la vue d’une feuille de papier couverte de chiffres, que l’hôtelier avait prestement tirée d’un des tiroirs de son bureau.

— C’est la note des dépenses faites par monsieur votre fils pendant les trois derniers mois de son séjour : loyer de sa chambre, nourriture, frais de billard, etc. ; le total, au plus juste prix, s’élève à huit cent trente…

— Je ne suis pas le père de M. Chevassu, interrompit brusquement le marquis, et je n’ai aucune envie de payer ses mémoires.

— Si monsieur n’est pas le père de M. Prosper, peut être est-il du moins cet oncle riche et estimable dont il me parlait quelquefois en termes si…

— Cet oncle d’Amérique, voulez-vous dire ? s’écria le vieillard en s’échauffant ; ce bonhomme d’oncle qui sert de caissier à son coquin de neveu ? Non, monsieur, je ne suis pas cet oncle-là ; je vous le répète, je suis venu ici pour vous demander l’adresse de M. Chevassu, et non pour payer ses dettes.

Le maître de l’hôtel remit sa calotte grecque sur sa tête.

— Si je savais où demeure maintenant M. Chevassu, répondit-il aigrement, j’aurais déjà eu le plaisir de lui rendre ma visite. Créancier d’une somme de huit cent trente-trois francs cinquante centimes, il m’est excessivement désagréable…

Sans écouter les doléances de l’hôtelier, M. de Pontailly remonta en voiture.

— Je suis, ma foi, bien bon d’être inquiet de cet étourdi, dit-il à son compagnon ; il aura retrouvé hier ses amis de l’école de droit, et, pour célébrer son arrivée, ils auront organisé une de ces parties de plaisir qui ont souvent un lendemain et même un surlendemain. Sans doute il a oublié votre rendez-vous inter pocula ; quand la fête sera finie, nous le reverrons. Payer ses dettes ! non, pardieu ! je ne me mettrai pas sur ce pied-là. J’avais bien envie d’envoyer ce pauvre diable à mon honorable beau-frère, qui, avec ses prétentions au gouvernement de la France, joue dans son petit ménage le rôle du soliveau de la fable.

— Ce n’est pas à mon égard qu’il se montre roi débonnaire, répondit le vicomte en souriant.

— Ni au mien ; mais c’est tout simple, nous sommes gentilshommes. Du reste, si M. Chevassu reste insensible à votre mérite, il n’en est pas de même de Mme de Pontailly ; ce que j’espérais est arrivé. Vous avez détrôné Dornier dans son estime ; vous êtes le grand homme du jour. Pendant six semaines, nous n’avons vécu que de dissertations politiques et de théories constitutionnelles ; nous voici maintenant, Dieu sait pour combien de temps, au régime de la poésie. Quel que soit mon dévouement à vos intérêts, je ne vous réponds pas de me montrer fort assidu aux séances, mais je tâcherai de trouver un remplaçant. Que diriez-vous de ma nièce ? aime-t-elle les vers ?

Le vieillard accompagna ces derniers mots d’un regard malicieux.

— Je crois du moins que Mlle Henriette aime trop son oncle pour jamais lui désobéir, répondit Moréal en souriant.

— Et son oncle l’aime trop à son tour, pour ne pas désirer vivement de la voir heureuse. Je la connaissais à peine jusqu’à ce jour, mais elle m’a séduit tout de suite. Entre nous, je crois qu’elle a un peu peur de sa tante, et, en y mettant de l’adresse, c’est moi qui parviendrai peut-être à être son confident. Cela vous déplairait-il ?

— N’avez-vous pas déjà la bonté d’être le mien ?

— Vous ne vous repentirez pas de votre confiance ; aujourd’hui même je vais parler sérieusement à Mme de Pontailly, et, si elle se charge de soutenir vos intérêts près de son frère, il faudra bien qu’il cède, dussent tous les illustres roturiers ses ancêtres sortir de leurs tombes pour empêcher cette mésalliance.

À son retour chez lui, le marquis exécuta sa promesse ; mais, au premier mot qu’il dit à sa femme, il fut obligé de reconnaître qu’en la regardant déjà comme une alliée, il avait commis une erreur ou tout au moins anticipé sur l’avenir. Mme de Pontailly écouta en silence la requête du vieillard, et quand, en finissant, il lui demanda son appui pour les deux amans, elle répondit avec froideur :

— J’ai peine à croire que, connaissant la volonté de son père, ma nièce ait été assez étourdie, je dirai même assez légère, pour donner à M. de Moréal des espérances capables de justifier la démarche qu’il a faite près de vous. Mon frère, je le sais, élève fort mal ses enfans, mais ce n’est pas une raison pour que moi, leur tante, je les encourage dans leur indocilité. Déjà vous gâtez Prosper, qui certes n’a que trop de penchant à mal faire ; vous êtes d’une tolérance inouie pour ses détestables manières, vous cherchez à pallier ses sottises ; l’an dernier, vous lui avez donné de l’argent pour payer ses dettes : autant de fort mauvais services à lui rendre. Vous me permettrez, à l’égard d’Henriette, de ne pas imiter votre exemple.

— Craignez-vous que votre nièce ne fume des cigares ou ne fasse des dettes ? demanda le marquis en riant.

— Non, mais elle pourrait faire pis.

— Le mot est fort.

— Sans doute, mais il est juste. Ces jeunes filles élevées en province ont toutes la tête remplie d’idées romanesques, Henriette surtout, qui a perdu sa mère de fort bonne heure, et dont mon frère, au milieu de ses préoccupations politiques, paraît s’être très peu occupé ; mais je l’observerai, et, si je vois que les assiduités de M. de Moréal aient pour elle quelque danger, j’y mettrai ordre.

— Comment ! auriez-vous l’inhumanité de bannir ce pauvre vicomte ?

— Je ne dis pas cela, répondit la marquise d’un ton plus doux ; sans le bannir, il m’est facile de prévenir les entrevues qu’il pourrait avoir avec Henriette. Je me suis déjà aperçue que l’éducation de cette petite fille a été fort négligée ; le matin, à l’heure de mes visites, elle ferait une assez pauvre figure dans mon salon ; j’ai donc décidé qu’elle consacrerait ce moment-là à l’étude du piano ; — vous savez que je n’aime pas la musique. De la sorte je lui épargnerai de l’ennui et à moi aussi.

— Vous n’aimez pas la musique ? c’est-à-dire vous ne l’aimez plus, répliqua l’émigré, contrarié de la tournure que prenait la conversation : il y a dix ans, quand vous chantiez encore, vous ne rêviez que musique.

— C’est possible, répondit Mme de Pontailly d’un ton sec, mais maintenant que je suis une vieille femme, j’ai le droit, je pense, d’avoir des goûts un peu moins frivoles.

— Vous une vieille femme ! jamais vous ne m’avez paru si belle ! s’écria le vieillard, qui essaya de conjurer par ce compliment la visible mauvaise humeur de sa femme.

— Belle ou laide, répondit la marquise avec un sourire un peu dédaigneux, en me chargeant de ma nièce pendant son séjour à Paris, j’ai pris l’engagement d’être sa seconde mère. Je réponds d’elle à mon frère, et je connais toute l’étendue de cette responsabilité.

— Mais en quoi donc cette responsabilité vous empêche-t-elle de plaider près de votre frère la cause de ce pauvre Moréal ?

— Ce serait inutile ; quand mon frère a pris une résolution, rien ne l’en fait dévier.

— Allons donc ! que vous disiez cela à des étrangers pour soutenir la réputation d’homme de caractère qu’ambitionne Chevassu, ce serait d’une bonne sœur ; mais à moi ! ne sais-je pas que vous faites de lui ce que vous voulez ?

— Je ne crois pas cependant que j’en fasse jamais le beau-père de M. de Moréal.

Après cette réponse, qui laissait tout en question, Mme de Pontailly sonna et demanda sa voiture.

— Donnez-moi au moins un mot d’espérance que je puisse transmettre à mon protégé, répondit le vieillard ; il sait que je dois vous parler ; en le revoyant, que lui dirai-je ?

La marquise, qui allait sortir, s’arrêta au milieu de la chambre, et fixant sur son mari un regard d’une expression indéfinissable :

— Vous lui direz, répondit-elle, que, s’il désire obtenir ma protection, il peut bien prendre la peine de me la demander à moi-même.

— Ma foi, se dit M. de Pontailly lorsqu’elle fut sortie, si ma femme avait dix ans de moins, je croirais qu’elle vient de me donner la singulière commission de lui arranger un rendez-vous avec Moréal.


Charles de Bernard.

  1. Voyez la livraison du 15 juin 1843.