Un Homme sérieux/03

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UN
HOMME SÉRIEUX.

TROISIÈME PARTIE.[1]

XII.

Nous avons dit que plusieurs fois déjà Mme de Pontailly avait été obligée de combattre de toutes les forces de sa raison ce désir de plaire encore qui, à une certaine époque de leur vie, tourmente plus ou moins les femmes. Au trouble secret que lui causait l’insoumission de son cœur s’était joint tout récemment le malaise qui accompagne le désœuvrement de l’esprit. En faisant place au dédain, son engouement pour André Dornier lui avait laissé un vide pénible, quoiqu’il ne fût pas nouveau dans l’histoire de ses prédilections littéraires. Cette lacune dans son existence intellectuelle n’était pas, il est vrai, fort difficile à remplir, et les petits vers du vicomte y eussent suffi sans doute, si elle se fût décidée à y avoir recours ; mais cette pensée seule la plongeait dans une étrange rêverie. Aux yeux de la marquise, la valeur de la poésie et l’agréable tournure du poète se confondaient tellement, que peu à peu il lui devint à peu près impossible de penser à l’une sans songer en même temps à l’autre. De tous les hommes en qui depuis six ans elle avait cru successivement reconnaître un mérite supérieur, aucun, il faut en convenir, ne possédait les manières élégantes, le vif regard, le sourire caressant qui rehaussaient les œuvres poétiques du vicomte. Parmi les gens de talent, la beauté est une exception si rare, que, lorsqu’elle se rencontre, son attrait devient presque irrésistible. Aussi déjà Mme de Pontailly comparait mentalement Moréal à lord Byron, le seul poète contemporain qui ait eu la figure de son génie.

À mesure que la marquise subissait le charme qui l’entraînait vers le protégé de son mari, sa nièce lui devenait importune, et bientôt ce sentiment prit le caractère d’une véritable aversion. Eh quoi ! ce jeune et beau poète, destiné peut-être à illustrer son pays, déposerait ses lauriers aux pieds d’une petite fille sans instruction comme sans usage, et à coup sûr incapable de le comprendre ! Cette idée n’était-elle pas odieuse ? C’est qu’on avait vu plus d’un talent né pour l’immortalité avorter tristement par l’effet d’une union mal assortie ? Et quel malheur pour l’art lorsqu’un de ces aiglons tombait au filet d’une créature vulgaire et inintelligente qui, par mesure d’économie domestique, croyait faire merveille en lui coupant les ailes ! Tel serait sans doute le destin du vicomte s’il épousait Mlle Chevassu, cette pensionnaire insignifiante qui n’avait pour elle que la beauté qu’on a toujours à dix-huit ans. Alors adieu l’inspiration brûlante, adieu l’élan sublime, adieu la fantaisie aux ailes diaprées et chatoyantes, adieu la poésie, adieu l’art !

Par amour pour l’art, ce fut là du moins le seul motif qu’elle s’avoua, Mme de Pontailly décida qu’elle ne contribuerait en aucune manière au mariage d’Henriette et du vicomte.

Le soir, la marquise conduisit sa nièce à l’Opéra ; Moréal fut un des premiers hommes qu’elles aperçurent au balcon, mais elles ne se communiquèrent pas leur remarque. Malgré le désir qu’il en avait, le vicomte n’osa se présenter dans la loge de Mme de Pontailly, car il y entrevoyait au dernier plan le buste sévère de M. Chevassu. Poussé par ce besoin de locomotion qui tourmente en pareil cas les amoureux, il quitta sa stalle pendant un entr’acte, et sans doute il allait rôder mélancoliquement près de la loge interdite, lorsque dans le corridor il rencontra le marquis.

— Pas d’enfantillage, lui dit celui-ci en l’arrêtant par le bras ; le père barbare est dans la loge, et ma femme elle-même me semble peu disposée à compatir à votre martyre. Moréal parut surpris.

— Comment ai-je pu déplaire à Mme de Pontailly ? répondit-il, hier encore elle m’a accueilli avec tant de bienveillance !

— Hier, oui, mais aujourd’hui le vent a changé. Mme de Pontailly, que je croyais bien disposée en votre faveur, m’a paru fort refroidie ce matin lorsque je lui ai parlé de vous. Je crois, en vérité, que, malgré mes bonnes intentions, c’est moi qui vous porte malheur. Deux échecs en deux jours ! On a raison de le dire, la fortune n’aime pas les vieillards.

— Que me conseillez-vous ? demanda le vicomte d’un air attristé.

— À votre place, dit le marquis, j’aborderais franchement la question avec Mme de Pontailly. Jamais une cause n’est mieux plaidée que par la partie intéressée ; là où j’ai échoué, peut-être réussirez-vous.

Mme de Pontailly voudra-t-elle m’accorder un entretien ?

— Je crois pouvoir vous l’assurer, répondit le vieillard sans s’expliquer davantage.

La sonnette qui annonce le lever du rideau s’étant fait entendre, les deux hommes se séparèrent. Le vicomte revint à sa place un peu plus soucieux qu’il n’en était sorti. Pendant le reste de la représentation, il dut se contenter de quelques regards furtivement échangés, et même à la fin il crut prudent de s’interdire ce plaisir consolateur, car il s’aperçut que la lorgnette de la marquise le surveillait avec obstination chaque fois qu’il tournait les yeux vers la loge.

— Pédante et méchante ! se dit-il, voilà deux rimes à tante que je n’oublierai pas, si j’esquisse jamais le portrait de cette duègne incommode. Que lui a fait sa nièce pour qu’elle la soumette à cet espionnage odieux ? En vérité, elle a l’air de la détester ; pendant toute la soirée, elle ne lui a pas adressé trois fois la parole.

Mme de Pontailly, en effet, gardait vis-à-vis d’Henriette une contenance si froide, qu’à plusieurs reprises la jeune fille ne put s’empêcher de la regarder avec étonnement. Durant la représentation, à peine échangèrent-elles quelques mots ; mais, à leur retour, la marquise retint sa nièce, lorsque M. de Pontailly se fut retiré.

— Vous avez donc dit hier à M. de Moréal que nous irions aujourd’hui à l’Opéra ? lui demanda-t-elle en accompagnant cette question d’un regard scrutateur.

Plus d’une jeune fille fort bien élevée dans quelque pensionnat de Paris n’aurait peut-être pas cru commettre un très grand crime en déguisant légèrement la vérité. Soit ingénuité provinciale, soit plutôt qu’elle eût dans le caractère quelque chose de la résolution de son frère, Henriette répondit sans hésiter :

— Oui, ma tante.

— Vous avez eu tort, reprit Mme de Pontailly d’un ton bref ; un pareil avertissement ressemble presque à un rendez-vous, et c’est ainsi que l’a interprété M. de Moréal, puisqu’il était ce soir à l’Opéra.

Malgré sa ferme détermination de ne pas se laisser traiter en petite fille, Henriette baissa la tête, car elle ne put se dissimuler qu’il y avait un fonds de vérité dans le reproche de sa tante.

— Puisque nous voici sur ce chapitre, poursuivit la marquise, qui redoubla de gravité en remarquant l’embarras de sa nièce, il est de mon devoir de vous donner quelques conseils. M. de Moréal est l’ami de votre oncle, et c’est à ce titre seul qu’il est reçu chez moi. Il est inutile sans doute de vous dire quelle inexcusable inconvenance vous commettriez, si d’une manière ou d’une autre vous lui donniez le droit de vous supposer des sentimens condamnés par votre père. Vous avez été trop bien élevée, j’espère, pour que j’aie quelque chose à craindre à cet égard.

Henriette releva la tête, et fixant sur sa tante un regard où perçait plus d’inquiétude que de crainte :

— Est-ce que vous voulez aussi que je me marie avec M. Dornier ? lui dit-elle ; j’avais tant espéré de trouver en vous un appui !

— Contre votre père, mademoiselle ? n’y comptez pas.

— Non pas contre mon père, mais contre cet homme odieux qu’il veut me faire épouser.

— En ce moment il ne s’agit pas de M. Dornier…

— Mais au contraire, ma tante, c’est bien de lui qu’il s’agit, puisque ce matin même mon père m’a dit qu’il me ferait enfermer dans une pension, si je ne consentais pas à ce mariage.

Par un instinct tout féminin, la jeune fille avait déplacé la discussion. Mme de Pontailly réfléchit un instant, et reprit ensuite d’un ton plus doux :

— Écoutez, Henriette, je suis votre tante, presque votre mère, et je ne demande pas mieux que de vous prouver mon amitié, pourvu que vous vous en montriez digne. Vous devez comprendre que je ne puis ni ne dois vous encourager à désobéir à votre père. Il faut donc me promettre de ne plus voir dans M. de Moréal qu’un étranger, et à cette condition, si ce mariage avec M. Dornier vous cause réellement une répugnance invincible, je ne refuse pas d’en parler à mon frère. Peut-être, à ma prière, reviendra-t-il sur sa résolution.

— N’en doutez pas, ma bonne tante, s’écria Henriette avec feu ; mon père a tant de considération pour vous ! Dites-lui un seul mot, et je suis sauvée.

— Vous savez à quelle condition je dirai ce mot ?

La jeune fille prit les mains de la marquise, et levant sur elle ses beaux yeux supplians :

— Ma bien chère tante, dit-elle doucement, cela serait si généreux de me protéger sans condition !

— Cela ne serait pas généreux, mais impardonnable, répondit la marquise d’un air rigide ; ce serait l’oubli de mes devoirs. — Mais vous aimez donc M. de Moréal ? reprit-elle avec un accent où perçait l’aigreur d’une secrète rivalité.

Pour la seconde fois, pendant cet entretien, Henriette enfreignit une des premières règles de l’éducation des jeunes filles.

— Oui, je l’aime, répondit-elle d’un ton ferme ; je sais bien que je ne peux pas l’épouser sans le consentement de mon père, et, cela fût-il possible, je ne le ferais pas, mais je sais aussi que je n’aimerai jamais que lui, et que je mourrai plutôt que d’être la femme d’un autre.

— Propos d’enfant, dit Mme de Pontailly en affectant une indulgente ironie ; il ne s’agit pas de mourir, mais de rompre un mariage qui vous déplaît ; pour cela, il faut être raisonnable, et surtout ne pas vous écarter du respect que vous devez à votre père. Comme il m’est impossible de faire refuser ma porte à un ami de M. de Pontailly, c’est à vous d’éviter les occasions de le rencontrer. À votre âge, l’éducation est loin d’être terminée, et, sous le prétexte d’une leçon à prendre, il vous est toujours facile de sortir du salon sans que cela paraisse affecté. C’est une mesure de convenance que vous observerez, je n’en doute pas, chaque fois que M. de Moréal viendra ici le matin.

— Je ne pourrai donc pas même le voir ! s’écria la jeune fille d’une voix altérée.

— Non, à moins que votre père n’y consente ; jusque-là je dois me conformer à ses intentions.

Henriette resta un moment silencieuse, le cœur gonflé et les yeux humides.

— Si je vous obéis, dit-elle enfin, vous me promettez de faire rompre ce mariage ?

— Je vous promets du moins d’y employer tout mon crédit, et, pour vous donner tout de suite une preuve de ma bonne volonté, à dater d’aujourd’hui je ne recevrai plus M. Dornier.

— Ah ! ma bonne tante, pour être délivrée de cet être insupportable, je me soumets à tout.

Dès la veille, Mme de Pontailly avait décidé qu’en raison de la tache dont il venait de se souiller, André Dornier n’était plus digne d’être admis dans son salon ; mais, par une ruse dont fut dupe la jeune fille, elle attribua au désir de lui prouver sa bienveillance cette résolution arrêtée déjà dans son esprit.

— Nous voilà enfin d’accord, reprit-elle avec un sourire qui jusqu’alors avait paru étranger à sa froide physionomie ; bonsoir, ma nièce. À votre âge, l’avenir est bien long, et j’espère qu’avec de la patience tous vos vœux seront satisfaits. En attendant, et malgré le rôle de mentor que je dois remplir près de vous, soyez sûre d’avoir en moi une amie sincère.

La marquise baisa sa nièce au front et la congédia d’un air d’affection si bien joué, qu’Henriette, dans l’inexpérience de son ame, se laissa complètement abuser par ce semblant hypocrite.

— Je me trompais ; elle est vraiment bonne, se dit-elle en sortant. Je suis sûre qu’il lui en coûte de m’affliger, et, pour qu’elle me défende de me trouver avec M. de Moréal, il faut que cela soit réellement inconvenant ; cependant je n’y voyais pas de mal.

À l’idée d’être de nouveau séparée du vicomte, Henriette sentit couler quelques pleurs refoulés jusqu’alors par la présence de sa tante, mais qu’en ce moment elle ne chercha plus à retenir. Cette tendre douleur eut un témoin sur qui ne comptait pas la jeune fille. Pour aller de la chambre de la marquise à la sienne, il lui fallait traverser les deux salons, où à plus de minuit elle se croyait sûre de ne trouver personne. Ce fut donc avec un étonnement où se mêla bientôt le pudique dépit d’être surprise les yeux baignés de larmes, qu’en entrant dans le second de ces salons elle aperçut au coin du feu son oncle, qui semblait occupé à lire les journaux du soir. Au bruit qu’elle fit en ouvrant la porte, le vieillard tourna la tête, et d’un signe lui imposa silence.

— Je t’attendais, lui dit-il à demi-voix lorsqu’elle fut arrivée près de lui, et je vois que j’ai bien fait, car tu pleures.

— Ce n’est rien, mon oncle, répondit Henriette en portant la main à ses yeux.

— Comment, ce n’est rien ! reprit vivement le marquis ; je voudrais bien qu’un autre que toi vînt me dire que, quand tu pleures, ce n’est rien. C’est beaucoup au contraire, beaucoup trop, car je n’entends pas que ma petite nièce ait du chagrin. Écoute, continua le vieillard en baissant encore la voix, assieds-toi ici, près de moi, et prends la Gazette ; si ta tante nous surprenait, je lui dirais que, me sentant la vue fatiguée, je t’ai priée de me lire les nouvelles étrangères. Ce serait un gros mensonge, car mes yeux sont excellens ; mais cela regarde ma conscience.

La jeune fille examina son oncle d’un air étonné et prit le journal qu’il lui présentait.

— Dois-je vous lire d’abord les nouvelles d’Espagne ou celles d’Orient ? demanda-t-elle en s’asseyant.

— Il s’agit bien de l’Espagne ou de l’Orient, répondit M. de Pontailly ; il s’agit de toi, mon enfant, et cela m’intéresse un peu plus que ne pourraient le faire Méhémet-Ali ou Cabrera. Ta tante t’a fait pleurer, je veux essayer de te faire sourire. Écoute-moi. Je suis vieux, je ne suis pas beau, bien au contraire ; je suis vif, brusque, emporté même, et tu pourrais fort bien me croire un méchant oncle sans que j’eusse le droit de me plaindre.

— Oh ! mon oncle, pouvez-vous supposer cela ?

— Je te dis que je ne me fâcherais pas, car enfin tu ne me connais pas encore ; mais j’espère que nous allons faire connaissance.

— Pardonnez-moi, mon oncle, je vous connais déjà fort bien ; mon frère m’a si souvent parlé de vous…

— Ah ! et que t’a-t-il dit de moi, ce bon sujet ?

— Que vous étiez le meilleur des hommes ; qu’il vous devait la plus vive reconnaissance pour la bonté avec laquelle vous aviez réparé ses folies…

— Bien, bien ; en attendant, qu’il n’y revienne plus. J’ai décidé qu’il trouverait dorénavant en moi un oncle inexorable. Il n’en sera pas de même pour toi, ma petite Henriette ; je sais que tu ne m’enverras jamais de mémoires à payer, mais tu pourrais peut-être avoir quelque autre chose à me demander.

— Moi, mon oncle ? dit Henriette, qui rougit en pensant que M. de Moréal était l’ami du marquis.

— Vous-même, ma nièce, reprit le vieillard avec son malicieux sourire, et votre rougeur me dit que j’ai deviné. Allons, nous sommes seuls, et je vois que tu n’as pas envie de dormir. Conte-moi tout cela ; je ne te gronderai pas. Tu aimes donc Moréal ?

Au lieu de répondre, Henriette baissa les yeux ; car, si les sévères interrogations de sa tante avaient un instant irrité son courage, l’accent affectueux du marquis venait de lui rendre toute sa timidité.

— J’ai tort, reprit le vieillard en voyant l’embarras de sa nièce ; une question si grave devait être entourée de toutes sortes de précautions oratoires, mais la maudite vivacité dont je te parlais tout à l’heure m’a emporté malgré moi. Je n’ai pas eu la patience de mettre deux heures à te faire convenir d’une chose dont je suis sûr.

— Sûr ? dit la jeune fille, dont l’œil étincela.

— Ne te fâche pas, et surtout n’accuse pas Moréal ; ce n’est pas lui qui m’a dit que tu l’aimais ; le pauvre garçon est trop discret et trop modeste pour cela.

— Mais alors qui a pu vous le dire ? demanda Henriette d’un air confus.

— Toi-même.

— Moi ?

— Ou, si tu l’aimes mieux, ton regard, lorsque avant-hier tu l’as aperçu dans le salon.

— Mais c’est terrible ! dit la jeune fille, qui rougit de nouveau.

— Sans doute, reprit M. de Pontailly en imitant l’accent de sa nièce ; c’est terrible d’avoir des yeux qui gardent si mal un secret. Tu vois donc bien que je sais déjà tout, et que tu peux sans inconvénient me faire tes petites confidences. D’abord, que t’a dit ce soir ta tante ?

Enhardie par la bonté qu’exprimaient la physionomie et l’accent du vieillard, Henriette raconta fidèlement l’entretien qu’elle venait d’avoir avec la marquise.

— Elle t’a promis de congédier Dornier, et tu pleures ? s’écria l’émigré ; tu n’es pas raisonnable. Le point essentiel est gagné, et je n’espérais pas tant.

— Mais le reste, mon oncle ! murmura la jeune fille.

— Ah ! le reste, dit en riant M. de Pontailly ; eh bien ! le reste, nous tâcherons de l’arranger.

— Comment cela ? demanda Henriette, qui, par un mouvement involontaire, rapprocha sa chaise du fauteuil de son oncle.

— Voyons, dit celui-ci en lui prenant les mains ; à nous deux, il est impossible que nous n’ayons pas quelque bonne idée. D’abord, prends garde de déplaire à ta tante, car elle seule peut te servir près de ton père ; puisqu’elle t’a défendu de rester dans le salon quand Moréal y viendra, il faut lui obéir.

— Voilà ce que vous appelez une bonne idée ? répondit la jeune fille, qui essaya de retirer ses mains ; mais le vieillard, amusé de cette expressive pantomime, les emprisonna dans les siennes.

— Écoute-moi donc, reprit-il, je n’ai pas tout dit. Le grand malheur qui t’afflige aura bien ses petites compensations. Ta tante sort à peu près tous les soirs, elle te conduira dans le monde ; on va donner des bals…

— Où je ne danserai pas, interrompit Henriette, à qui paraissait odieuse l’idée seule d’un plaisir que ne partagerait pas Moréal.

— Tu tiens donc à désespérer un beau jeune homme de ma connaissance, qui, j’en suis sûr, serait très heureux de danser avec toi ?

— Je ne comprends pas…

— Suppose que le hasard, peut-être avec l’aide de ce vieil oncle si méchant à qui l’on ne veut pas même laisser sa main ; suppose, dis-je, que le hasard fasse inviter M. de Moréal à tous les bals où tu dois aller toi-même ; qu’est-ce que ta tante aurait à te dire ?

— Oh ! mon oncle, vous seriez assez bon ! s’écria la jeune fille en serrant à son tour les mains du vieillard.

— Chut ! dit celui-ci, de l’air d’un conjuré qui craint une surprise ; on marche dans l’autre salon.

Henriette reprit le journal avec une vivacité extrême. « On écrit de Constantinople le 27 octobre, lut-elle au hasard : La dernière note du divan communiquée par le reis-effendi aux ambassadeurs des cinq grandes puissances renferme… »

— Ce n’est pas ta tante, interrompit M. de Pontailly ; c’est Germain qui range quelque chose. Tu as eu peur, n’est-ce pas ?

— Mais vous-même, mon oncle ? répliqua la jeune fille en souriant.

— J’avoue que, pendant toutes mes campagnes de l’armée de Condé, je n’ai jamais été si ému, dit le vieillard, riant à son tour ; sais-tu que nous avons l’air de vrais conspirateurs ?

— C’est si intéressant de conspirer.

— Bon ! te voilà comme ton frère ; il est vrai que ce n’est pas précisément l’amour de la patrie qui te fait parler. Où en étions-nous ?

— Au bal, répondit Henriette, devenue rayonnante.

— Où tu dansais avec le beau jeune homme en question. Je crois que sur ce chapitre nous pouvons en rester là. Mais le matin, d’autres hasards peuvent aussi se présenter.

— Le matin aussi ? dit la jeune fille, dont le gracieux visage s’épanouissait à chaque mot.

— Par exemple, je pense bien qu’en brave petite provinciale tu es déterminée à ne pas retourner à Douai avant d’avoir vu toutes les curiosités de Paris, depuis la coupole du Panthéon jusqu’aux Catacombes. Qui t’accompagnera dans ces excursions ? Ton frère ? Il est trop jeune et trop étourdi pour qu’on te confie à sa garde. Ton père ? Il va être complètement absorbé par la chambre. Ta tante ? L’emploi de ses journées est fixé invariablement, et cela la dérangerait beaucoup de t’accompagner. Je ne vois donc que moi qui puisse convenablement te servir de cicérone ; mais peut-être la compagnie d’un vieillard te paraîtra-t-elle ennuyeuse ?

— Ennuyeuse, mon oncle ! c’est intéressante, c’est charmante, qu’il faut dire. Je voudrais faire avec vous le tour du monde.

— En ce cas, nous pourrons faire de temps en temps, non pas le tour du monde, mais un tour dans Paris, et si, toujours par hasard, le beau jeune homme dont nous parlions tout à l’heure se trouvait quelquefois sur notre passage, je ne vois pas trop non plus ce qu’on pourrait trouver à dire à ces rencontres tout-à-fait fortuites, qui d’ailleurs auraient pour sauvegarde ma présence.

— Mon oncle, voulez-vous que je vous embrasse ? dit Henriette avec un sourire de bonheur.

— Si je le veux ? Oui, pardieu ! répondit le vieillard, qui serra sa nièce dans ses bras avec une affection paternelle. Maintenant, mon enfant, reprit-il, va te coucher et fais de beaux rêves. Surtout, que je ne te voie plus pleurer.

— Jamais, mon oncle ; ce que vous venez de me dire me rend si heureuse !

— Surtout…

Le marquis n’acheva pas ; mais il désigna la porte qui conduisait à l’appartement de sa femme, et posa ensuite un doigt sur sa bouche.

— Ne craignez rien, répondit Henriette d’un air de malicieuse intelligence ; si vous avez un peu peur de ma tante, je ne suis pas plus brave que vous, et ce n’est pas moi qui trahirai nos secrets.

— C’est cela, dit gaiement le marquis en se levant ; dissimulons comme de vieux diplomates. Au fait, si nous lisons tous les soirs les journaux avec autant de fruit qu’aujourd’hui, nous ne pouvons pas manquer de devenir de profonds politiques.

L’oncle et la nièce se séparèrent presqu’aussi heureux l’un que l’autre.

— Quel excellent homme ! répéta plus de cent fois Henriette, qui dormit assez mal cette nuit-là.

— L’amour de ces deux enfans me rajeunit le cœur, disait de son côté le vieillard ; je les marierai, pardieu ! dussé-je enlever le consentement de Chevassu le pistolet sous la gorge !

XIII.

Le lendemain, M. Chevassu, qui devait déjeuner chez sa sœur, arriva ponctuellement à onze heures. Quoiqu’il s’efforçât d’affecter l’indifférence et même la gaieté, une préoccupation visible se peignait sur sa figure. Le député du Nord n’était pas soucieux sans raison. Depuis deux jours qu’il se voyait privé des conseils de son confident politique, il avait déjà commis plusieurs fautes dont il était obligé de convenir en lui-même, quelque excellente opinion qu’il eût d’ailleurs de son mérite. Par exemple, dès sa première entrevue avec ceux de ses collègues qui devaient former le noyau du quart-parti, M. Chevassu, au lieu de se présenter avec la modeste réserve qui convient à un débutant, s’était permis certaines allures magistrales qui avaient obtenu fort peu de succès ; car autant les députés acceptent docilement le joug des supériorités depuis long-temps reconnues, autant en revanche ils se montrent rétifs à l’égard des talens nouveau-venus. Les membres de la chambre à qui M. Chevassu voulait se réunir avaient en général beaucoup plus de goût pour l’autorité que pour la subordination, et ce n’était pas pour se soumettre facilement à un chef qu’ils avaient quitté, les uns M. Thiers, les autres M. Barrot, le reste M. Dupin. Ainsi qu’il arrive toujours à la formation d’une nouvelle coterie, chacun aspirait à gouverner, personne ne voulait obéir.

Au milieu de ce conflit de vanités irritables et de prétentions exagérées, M. Chevassu avait apporté une vanité et une prétention de plus, et, selon l’usage, tous les rivaux d’ambition s’étaient aussitôt ligués contre ce nouveau concurrent. Vainement le député du Nord avait pris ses plus belles poses, enflé sa voix et arrondi ses gestes ; vainement, sous le prétexte d’agrandir les questions posées devant l’assemblée, il s’était lancé dogmatiquement dans les dissertations politiques de l’ordre le plus transcendant ; ses effets de pantomime et d’éloquence, qui jouissaient à Douai d’une certaine célébrité, avaient totalement manqué leur effet à Paris. Au lieu des applaudissemens qu’il espérait, l’orateur n’avait recueilli que quelques interruptions dans le genre de celles-ci : À la question !… lieux communs !… théories creuses !… verbiage d’avocat !… et autres aménités parlementaires.

M. Chevassu avait donc éprouvé un échec, et il le savait ; mais, grace au merveilleux dictame que l’amour-propre tient toujours en réserve pour ses blessures, au lieu de chercher la cause de sa déconvenue dans l’emphatique prolixité de son éloquence, il l’attribua sans hésiter à la jalouse envie de ses auditeurs.

— J’ai été imprudent, se dit-il ; je leur ai laissé mesurer trop tôt l’envergure de mes ailes ; aussi, dès le premier jour, voilà toutes les vanités soulevées contre moi. Dornier a raison : la béquille de Sixte-Quint ! c’est le vrai bâton de voyage de l’homme politique. Pour ne pas trop effaroucher tous ces petits amours-propres, je vais être obligé de me diminuer pendant quelque temps. Soit ; je ferai le mort un mois ou deux, mais le réveil sera foudroyant.

Après la jalousie de ses collègues, la seconde chose à laquelle le député s’en prit à l’occasion de son échec, ce fut l’inexplicable disparition de Dornier.

— Qu’a-t-il pu devenir ? se demanda-t-il vingt fois sans parvenir à trouver une réponse à cette question ; ce n’est pas que j’aie besoin de lui, mais enfin, dans une circonstance capitale, on aime à causer avec un ami dévoué. Ami dévoué ! l’est-il ? À coup sûr son incompréhensible conduite me donne le droit d’en douter.

Secrètement irrité contre Dornier et abattu par cette mélancolie qui en dépit des échappatoires de l’amour-propre accable toujours les orateurs malheureux, M. Chevassu, en entrant chez sa sœur, s’était imposé une gaieté factice dont elle ne fut pas la dupe. M. de Pontailly, qui faisait tous les matins une promenade pédestre pour gagner de l’appétit, n’était pas encore rentré. La marquise éloigna sa nièce en lui disant tout bas qu’elle voulait, dès ce moment même, tenir sa promesse de la veille. Henriette sortit pleine d’espérance, mais fort émue, car il lui semblait que son sort allait se décider, et le frère et la sœur restèrent seuls, assis en face l’un de l’autre, de chaque côté de la cheminée.

— J’ai renvoyé Henriette pour pouvoir vous parler d’elle, dit alors la marquise ; persistez-vous toujours à vouloir la marier avec M. Dornier.

— Pourquoi n’y persisterais-je pas ? répondit le député d’un ton sec ; n’allez-vous pas aussi me parler en faveur de M. de Moréal ?

— En aucune façon. Le jour de votre arrivée, vous m’avez déjà cherché à cet égard une querelle dont vous m’auriez fait grace si vous eussiez mieux connu l’état des choses. Je reçois M. de Moréal parce qu’il est l’ami de M. de Pontailly, mais je ne prétends nullement contrarier vos projets en vous le proposant pour gendre. Je connais vos droits et je les respecte ; c’est à vous qu’il appartient de prononcer sur le sort de votre fille, et, loin de vouloir lutter contre votre autorité légitime, je l’appuierai au besoin de tout mon pouvoir. Ce langage plein de déférence était si nouveau dans la bouche de la marquise, que M. Chevassu, habitué aux manières impérieuses de sa sœur, demeura un instant muet de surprise.

— À la bonne heure, dit-il enfin ; je craignais que vous ne vinssiez encore me jeter à la tête ce petit gentillâtre.

— Il n’est pas question de lui, vous dis-je. Vous ne voulez pas qu’il épouse votre fille, c’est chose jugée ; n’en parlons plus et revenons à Dornier. Savez-vous qu’après sa ridicule aventure de samedi c’est un homme que personne ne voudra plus voir ?

— Parce qu’il ne s’est pas battu ? s’écria le député ; à mes yeux ce n’est pas là son plus grand tort.

— Vous avez donc aussi quelque chose à lui reprocher ? demanda Mme de Pontailly d’un ton insinuant.

— Sans doute, répondit M. Chevassu ; je trouve singulier que depuis deux jours Dornier ne m’ait pas donné signe de vie. Ce n’est pas que j’aie besoin de lui, mais je suis habitué à son travail, et, surchargé comme je vais l’être, il me faut un secrétaire qui dégrossisse la besogne. Tous les hommes politiques font ainsi.

— Mais accordez-vous un véritable talent à M. Dornier ?

— Il me conviendrait mal de faire son éloge, puisque c’est moi qui l’ai formé. À son arrivée à Douai, il n’était pas fort ; mais je dois avouer que depuis il a acquis.

— Comment à si bonne école n’aurait-il pas fait des progrès ? dit la marquise, qui savait que, pour remuer une volonté récalcitrante, la flatterie est le meilleur des leviers.

— Quand je dis qu’il a acquis, reprit le député en se rengorgeant, je ne lui confierais pas un travail capital ; mais, en le dirigeant, on peut l’utiliser.

Depuis deux jours la marquise avait pris Dornier en véritable haine, et l’idée de le voir entrer dans sa famille lui semblait intolérable ; ce fut donc sans arrière-pensée qu’elle s’efforça de lui enlever les bonnes graces de M. Chevassu, qui, de son côté, commençait à se refroidir à l’égard de son ami politique.

— Écoutez, mon frère, dit-elle d’un air de sincère affection, je vous trouverai vingt secrétaires qui vous serviront tout aussi bien, pour ne pas dire mieux, que M. Dornier ; entre nous, une plus longue liaison avec un être de cette espèce ne pourrait que vous nuire. Tout le monde sait ou saura qu’il n’a pas osé se battre, et, à tort ou à raison, cela tue un homme, voyez-vous.

— Vous croyez, fit M. Chevassu, qui déjà subissait l’ascendamt de sa sœur.

— J’en suis sûre, et la preuve, c’est que je ne le recevrai plus. Si vous m’en croyez, vous romprez aussi avec lui.

— C’est que, pas plus tard que le jour de mon arrivée, je lui ai fait une promesse formelle au sujet d’Henriette.

— Ne vous en a-t-il pas relevé lui-même par cette ignominieuse aventure ? Vous avez promis la main de votre fille à un homme honorable et non à un homme taré.

— Assurément, je l’ai entendu ainsi.

— D’ailleurs, qui est M. Dornier, pour avoir la prétention d’entrer dans une famille comme la nôtre ?

— Une famille qui compte quatre cents ans…

— Enfin, une famille fort considérée et fort ancienne, interrompit brusquement la marquise, à qui le mot roture était odieux ; avouez, mon frère, que votre M. Dornier est un petit compagnon à côté de vous.

— Certes, on ne fait pas des Chevassu comme on fait des pairs de France, dit le député du Nord en relevant sa cravate jusqu’à son oreille.

Au nom de Chevassu, Mme de Pontailly se pinça les lèvres avec une impatience mal déguisée.

— Voyons, dit-elle, il faut trancher la question. Conclurez-vous cette mésalliance ?

— À vrai dire, répondit M. Chevassu d’un air d’hésitation, je m’en soucie peu… Cependant un projet arrêté depuis long-temps… Dornier peut devenir un ennemi dangereux… C’est embarrassant de rompre ainsi brusquement…

— Je m’en charge, dit la marquise, donnez-moi carte blanche.

— Allons… puisque vous le voulez… j’y consens.

Mme de Pontailly sonna ; un domestique parut.

— Allez prier ma nièce de venir, lui dit-elle.

— Je crois que cette fois elle ne réclamera pas contre ma décision, dit M. Chevassu quand le domestique fut sorti.

Henriette entra dans le salon aussi émue qu’un accusé qui vient entendre la lecture de son arrêt.

Mme de Pontailly connaissait le goût de son frère pour les allocutions, et craignait de blesser sa susceptibilité en prenant la parole ; elle garda donc le silence, mais d’un regard elle avertit sa nièce que tout allait bien.

— Henriette, dit M. Chevassu de son air le plus imposant, le premier devoir d’une fille envers son père est l’obéissance passive ; je vous l’ai dit et je vous le répète. Vous allez connaître ma volonté, et vous aurez à vous y soumettre. Pour plusieurs raisons dont je ne vous dois pas compte, j’ai changé d’avis au sujet du mariage que vous savez. Vous n’épouserez pas M. Dornier.

— Ah ! mon père, que vous me rendez heureusel s’écria la jeune fille, qui se jeta à son cou.

— Il ne s’agit pas de cela, reprit le député en essayant de se débarrasser de cette étreinte ; heureuse ou malheureuse, vous devez m’obéir. Ainsi ne croyez pas que ce soit votre révolte de l’autre jour qui ait changé ma résolution. En ceci comme en toutes choses, je n’ai consulté que ma raison et ma volonté, mon immuable volonté, poursuivit M. Chevassu, qui leva au plafond l’index de sa main droite, et le replongea énergiquement vers le parquet, comme s’il eût voulu y inscruster cette royale péroraison.

Avant que le père d’Henriette eût repris son attitude ordinaire, M. de Pontailly entra dans le salon. Le vieillard semblait éprouver une vive émotion ; sa démarche était brusque, sa respiration précipitée, et, au milieu de sa large figure presque aussi ardente qu’une comète, ses petits yeux étincelaient comme deux escarboucles.

— Bonjour, madame, votre serviteur très humble, monsieur Chevassu, dit-il d’un ton bref ; ma bonne Henriette, poursuivit-il en changeant d’accent, veux-tu me faire le plaisir, en attendant qu’on serve le déjeuner, d’aller mettre en ordre les journaux que tu trouveras sur mon bureau, et que je veux envoyer au relieur ?

La jeune fille sortit en jetant à son oncle un sourire de triomphe qu’il n’eut pas l’air de remarquer, tant était véhémente sa préoccupation.

— Eh bien ! monsieur le député, reprit le marquis avec une emphase sardonique lorsque sa nièce fut hors du salon ; où en sommes-nous ? Renversons-nous le ministère ? Déclarons-nous la guerre à l’Europe ? Opérons-nous la réforme électorale ?

— Voilà bien des questions à la fois, répondit M. Chevassu, qui ne comprit pas l’ironie de son beau-frère, car il n’eût jamais supposé qu’on pût parler légèrement de matières si graves ; pour répondre à vos demandes sans les confondre, je vous dirai d’abord que, si le ministère ne tombe pas devant l’adresse, il n’en vaudra, je crois, guère mieux ; pour ma part, dès que j’aurai établi ma position à la chambre, je ménage à messieurs les ministres certaines petites interpellations dont ils seront bien obligés de faire une question de cabinet ; nous verrons comment ils s’en tireront.

— Ah ! vraiment ! une question de cabinet ! dit le vieillard en ricanant ; eh bien ! moi aussi, je vais vous poser une question de cabinet ; vous me direz si elle vaut la vôtre, et nous verrons comment votre paternité s’en tirera. Où est Prosper ?

— Prosper ? répondit le député de l’air d’un homme mal réveillé ; ah ! oui, Prosper. Voilà deux jours que je ne l’ai vu.

— Du moins vous savez où il est ?

— À l’hôtel où il a demeuré jusqu’à présent, je suppose.

— Mais vous n’en êtes pas sûr ?

— Je suis si surchargé d’affaires depuis mon arrivée…

— Qu’il ne vous reste pas le temps de penser à votre fils, interrompit brusquement le marquis ; pardieu ! ce serait un soin trop vulgaire pour un grand citoyen de votre espèce. Ah ! s’il s’agissait de nègres à émanciper, d’intrigans à protéger, d’imbéciles à haranguer, à la bonne heure ! vous seriez de feu. Mais votre fils ! Eh bien ! puisque vous ne savez pas où est Prosper, je vais vous l’apprendre.

M. de Pontailly tira une lettre d’une des poches de son gilet.

— Faites-moi le plaisir, reprit-il, d’écouter la lecture de cette épître qu’on vient de me remettre quand je suis rentré. Le marquis ouvrit la lettre, et lut en appuyant sur chaque mot :

« Mon cher oncle,

« Je ne suis ni dans la Seine occupé à nourrir les poissons, ni dans quelque taillis du bois de Boulogne étendu en forme de cadavre ; mais, à part ces deux manières d’être, je n’en connais pas de moins gracieuse que ma position actuelle. Écoutez le récit de ma triste aventure. Vendredi soir, une fort sotte envie m’a pris d’aller voir l’émeute à la porte Saint-Denis. Cette idée de badaud m’a déjà valu près de quarante-huit heures de prison, car au milieu de la foule on m’a arrêté bel et bien, quoique je ne fusse coupable que de curiosité. Depuis près de quarante-huit heures donc j’habite un séjour qui n’est pas celui de Paphos, et qu’on nomme le dépôt de la préfecture de police. La société y est un peu mêlée : vagabonds, forçats libérés, filous de toute espèce, plus quelques niais comme moi. La chère y est peu succulente : de l’eau sale fastueusement nommée bouillon maigre et une livre et demie de pain noir. Heureusement j’ai de l’argent, ce qui m’a permis d’élever mes prétentions jusqu’aux tranches d’épagneul que la cantine débite sous le titre de beefsteaks. Au milieu de mes souffrances, que je suis décidé à écrire aussitôt que je serai libre pour faire un pendant aux Prisons de Silvio Pellico, et cela formera une suite de feuilletons un peu palpitans d’intérêt pour le journal de ma tante ; au milieu de mes souffrances, dis-je, ce qui me chagrine le plus, c’est d’avoir entraîné dans mon désastre ce digne et excellent Dornier, que j’ai, pour ainsi dire, forcé de m’accompagner vendredi soir, et qui n’a pas même à se reprocher la ridicule curiosité dont je suis la victime. Son arrestation l’affecte d’autant plus, qu’il avait pour samedi matin un petit rendez-vous auquel un cas de force majeure pouvait seul le faire manquer. Il a lieu de craindre que son absence n’ait été mal interprétée ; s’il en est ainsi, je recommande, mon cher oncle, à votre loyauté chevaleresque la réputation de mon ami, qui se déchire les flancs comme un lion en cage à l’idée seule de pouvoir être soupçonné d’une action pusillanime. Je m’adresse à vous et non à mon père, que je crains de distraire de ses hautes occupations. Il n’y a en réalité aucune charge contre moi, ni contre Dornier, et à l’aide de vos toutes puissantes connaissances il vous sera facile de nous faire sortir tous deux du purgatoire anticipé où nous nous trouvons. C’est ce que m’a fait clairement comprendre l’espèce de commissaire de police qui a daigné m’interroger tout à l’heure. Je me recommande donc, et surtout je recommande ce brave Dornier à la bienveillance dont vous m’avez déjà donné tant de preuves.

« Votre dévoué neveu,
« Prosper. »

« P.-S. — Je vous préviens que pour le jour de ma délivrance je m’invite à dîner chez vous ; il n’y a que votre vin de Johannisberg de 1779 qui puisse me faire oublier les abominables poisons de la cantine. »

— Eh bien ! qu’en dites-vous ? dit le marquis en regardant son beau-frère entre les yeux.

— En prison ! s’écria M. Chevassu, dont la figure s’était fort allongée pendant cette lecture ; ce malheureux a juré de ruiner ma fortune parlementaire. Moi qui veux tenter une politique de conciliation ! moi qui ai des ménagemens à garder envers le pouvoir ! Que diront mes collègues en apprenant que mon fils est en prison ? Déjà je les offusque ; ils seront enchantés de trouver un grief à me jeter à la face. Qui sait s’ils ne prétendront pas que je suis responsable des folies de ce drôle ?

— Qui donc sera responsable de la conduite d’un étourdi, si ce n’est son père ? répondit sévèrement le vieillard ; si vous vous étiez occupé un peu moins de vos rêvasseries politiques, et un peu plus de Prosper, tout ceci ne serait pas arrivé.

M. de Pontailly a raison, mon frère, dit la marquise, qui jusqu’alors avait écouté en silence ; vous avez fort mal élevé votre fils, et, s’il commet des fautes, c’est surtout à votre négligence et à votre faiblesse qu’il faut les attribuer.

— Ma négligence ! ma faiblesse ! répéta M. Chevassu d’un air offensé ; me faites-vous donc un crime de ne pouvoir consacrer à la surveillance d’un écolier le temps que me demandent impérieusement les affaires du pays ? Les devoirs d’un citoyen…

— Morbleu ! soyez citoyen tant qu’il vous plaira, s’écria le marquis avec impatience, mais d’abord soyez père ; on vous dit que votre fils est en prison, et vous ne pensez qu’à l’influence que peut exercer cet évènement sur votre position à la chambre. Vous devriez déjà être en course pour solliciter l’élargissement de ce pauvre Prosper.

— Après tout, il ne me semble coupable que d’imprudence, dit Mme de Pontailly.

— Solliciter ! nous y voilà, fit M. Chevassu en hochant la tête d’un air d’amertume, c’est-à-dire que grace à cet étourdi, au lieu d’amener le pouvoir à compter avec moi, c’est moi, au contraire, qui vais être forcé de lui demander une faveur ; au lieu d’entrer à la chambre sans aucun engagement et libre de toutes mes allures, je vais me trouver l’obligé d’un ministre qui peut-être se croira des droits à ma reconnaissance ! Voilà donc ma position compromise dès le début, et cela parce qu’un mauvais sujet, parce qu’un vaurien…

— Je ferai toutes les démarches, et vous n’y paraîtrez en rien, interrompit avec un ricanement brusque le vieillard ; je comprends qu’il serait assez désagréable de vous faire ministériel, avec la mise en liberté de votre fils pour toute récompense ; passe encore si l’on y joignait la place de procureur-général ou de premier président à la cour de Douai !

Cette insinuation, qui frappait le député au défaut de la cuirasse, attira sur ses lèvres un sourire dédaigneux.

— Si j’en venais à faire mes conditions, répondit-il, je serais peut-être un peu plus exigeant que vous ne le supposez.

— C’est donc la simarre qu’il vous faut ? demanda le vieillard d’un air ironique.

— Croyez-vous qu’elle m’écraserait ? répondit M. Chevassu en se redressant de toute sa hauteur.

— Il ne s’agit pas de cela, dit la marquise pour prévenir une de ces discussions acerbes qui déjà plus d’une fois avaient éclaté en sa présence entre son frère et son mari ; l’affaire est bien convenue ainsi : après déjeuner, M. de Pontailly se mettra en course pour obtenir la liberté de notre étourdi.

— Je m’acquitterai de cette mission de grand cœur, dit l’émigré, car au fond Prosper est un excellent garçon.

— Et M. Dornier ? reprit Mme de Pontailly après avoir réfléchi un instant, ne ferez-vous rien pour lui ?

— Dornier, s’écria le marquis, c’est un sournois, c’est un flatteur, c’est un pédant, mais ce n’est point un poltron, comme il était assez naturel de le croire ; dès-lors je lui dois une réparation complète, et, morbleu ! quelque satisfaction qu’il me demande, je suis prêt à la lui donner.

— Je savais bien que Dornier était incapable d’une lâcheté, dit à son tour M. Chevassu.

— Ah ! vous convenez donc que c’eût été une lâcheté ! reprit vivement M. de Pontailly. Que devient alors votre belle théorie du courage civil ?

— Ne sauriez-vous échanger deux paroles sans que cela amène une discussion ? dit la marquise en intervenant de nouveau dans un but pacifique ; il ne doit être question que de M. Dornier, envers qui nous avons tous été plus ou moins injustes.

— C’est vrai, reprit le député ; pour ma part, j’ai été sur le point d’oublier en un moment deux années d’amitié dévouée et de fidèles services.

— Et moi, ajouta la marquise, je me reproche de l’avoir ainsi condamné sans qu’il pût se défendre.

— Ne trouvez-vous pas, ma sœur, que tout à l’heure nous avons agi un peu précipitamment ?

— J’allais vous le dire ; mais il n’est jamais trop tard pour reconnaître un tort.

— Si je reprenais mon ancien projet, vous ne me blâmeriez donc pas ?

— Pourquoi vous blâmerais-je, mon frère ?

— C’est que vous disiez…

— Que disais-je ? que votre gendre devait être un homme honorable. Puisqu’aucune tache ne souille plus la réputation de M. Dornier, l’exclusion dont il me semblait devoir être frappé tombe d’elle-même.

— Je suis charmé de vous entendre parler ainsi, car je pense absolument comme vous.

— De quoi est-il question ? demanda M. de Pontailly ; voilà cinq minutes que je vous écoute sans vous comprendre.

— L’affaire cependant est assez claire, répondit le député d’un air de persiflage ; la lettre que vous venez de lire a levé le seul obstacle qui pût m’empêcher d’accorder à Dornier la main de ma fille. Avant six semaines, ils seront mariés.

Le marquis se mordit les lèvres, et se tourna vers sa femme :

— Vous approuvez cela ? lui demanda-t-il en la regardant avec attention.

— Complètement, répondit Mme de Pontailly d’un ton froid.

Le vieillard ne répliqua pas, mais il fronça les sourcils et examina un instant son beau-frère et sa femme de l’air dont sur le terrain on mesure son adversaire ; puis, saisissant tout à coup un des cordons de sonnette de la cheminée, il le tira de manière à briser les ressorts. Au bruit de cette sonnerie violente, un domestique accourut.

— Pourquoi ne sert-on pas le déjeuner ? demanda le marquis d’une voix tonnante qu’aurait pu lui envier le député.

La réhabilitation d’André Dornier s’était opérée sans opposition. M. Chevassu, au fond, redoutait de rompre avec un homme qui lui était devenu nécessaire ; aussi fut-il fort satisfait de le voir justifié. La marquise n’avait qu’un seul grief contre son ancien favori, et, puisque l’injustice de ce grief était reconnue, pourquoi aurait-elle contribué à briser l’obstacle le plus sérieux qui séparât sa nièce du vicomte de Moréal ? Enfin, quoiqu’il n’aimât pas Dornier, M. de Pontailly avait trop de loyauté pour chercher à lui nuire au moment même où il croyait lui devoir une sorte de réparation,

D’un tacite accord, il ne fut question, pendant le déjeuner, ni de la lettre de Prosper, ni de ses conséquences. Ainsi rien ne troubla la sérénité d’Henriette, dont la rayonnante gaieté attira plus d’une fois un nuage sur le front de son oncle.

— Pauvre enfant, se disait le vieillard ; tu chantes comme l’oiseau que tient en joue le chasseur : tout le monde conspire à te marier avec ce cuistre, et il ne te reste que moi ; mais, mordieu ! comme dit Médée, c’est assez.

XIV.

Aussitôt après le déjeuner, M. de Pontailly sortit ; mais avant de commencer les démarches qui devaient, selon toute apparence, rendre la liberté aux deux prisonniers, il se rendit chez Moréal ; en quelques mots, le vieillard le mit au courant.

— Voilà votre rival ressuscité, lui dit-il en finissant. C’est ici qu’il faut manœuvrer habilement. J’ai un projet, mais il est hasardeux, et, avant de l’exécuter, nous ne devons négliger aucune autre ressource. Mon beau-frère a dû aller avec Henriette chez une de leurs parentes ; il n’est qu’une heure et demie, Mme de Pontailly est encore chez elle ; allez-y, insistez pour entrer, forcez la consigne s’il le faut, parlez à ma femme comme on sait parler quand on est amoureux ; soyez éloquent, persuasif, pathétique ; vous la toucherez, à moins qu’elle n’ait en tête quelque endiablé dessein que je crois entrevoir, mais j’espère me tromper. Si vous triomphez, partie gagnée, car Chevassu n’osera jamais lutter sérieusement contre sa sœur ; si vous échouez, alors en avant les grands moyens.

Vingt minutes après, Moréal entrait chez Mme de Pontailly, qui demeurait rue Laffite, à peu de distance de l’hôtel de Castille ; quoique la voiture de la marquise fût déjà tout attelée dans la cour, il fut reçu sans difficulté. Fort méthodique dans ses habitudes, Mme de Pontailly, en attendant deux heures, lisait une revue étrangère. À la vue du vicomte qui s’avança vers elle d’un air ému, elle sourit fort gracieusement en lui désignant un fauteuil. Depuis deux jours, soit que le voisinage d’une jeune fille charmante lui inspirât une sorte d’émulation, soit qu’elle obéît à un instinct plus doux que celui de la vanité, la marquise apportait aux détails de sa toilette certaines modifications où se trahissaient des intentions assez mondaines. C’est ainsi qu’elle avait substitué aux couleurs sérieuses des nuances plus tendres, et remplacé les bijoux par les fleurs ; imprudence où tombent volontiers les femmes chez qui se prolonge indéfiniment le désir de plaire. À cette tentative de rajeunissement, Mme de Pontailly avait seulement gagné l’apparence de quelques années de plus, et dans ses frais atours sa mûre beauté rappelait ces précieux tableaux un peu ternis auxquels on a mis un cadre neuf.

À vrai dire, ce que ressentait depuis quelques jours la marquise, c’était moins une émotion d’amour qu’une inquiétude de coquetterie. Doutant de son empire, car elle ne pouvait se dissimuler les naissantes injures du temps, elle avait besoin de rassurer son amour-propre par une de ces tentatives aventureuses que hasardent parfois les puissances qui déclinent. Au péril d’une illusion, elle poursuivait un succès, sans penser que l’enjeu valait mieux que le bénéfice, et qu’immanquablement elle éprouverait plus de chagrin à perdre que de plaisir à gagner. En cette occasion, plusieurs causes avaient fixé particulièrement sur Moréal l’attention de Mme de Pontailly. D’abord, les femmes, le moins possible, font leurs expériences in anima vili, et le vicomte était un sujet fort distingué ; ensuite il s’agissait de conquérir un cœur épris d’une autre et de l’emporter sur une rivale jeune et belle, double attrait auquel peu de coquettes fussent restées insensibles ; enfin, par une de ces subtilités d’argumentation qu’on a tant reprochées à certains casuistes, la marquise avait découvert qu’inspirer de l’amour à M. de Moréal, c’était le meilleur moyen de le détacher d’Henriette, et par conséquent d’accomplir les vœux de M. Chevassu.

— Mon frère me devra une véritable reconnaissance, se disait-elle en s’exagérant contre son habitude ses devoirs de sœur ; ma nièce est une enfant qui, une fois mariée, se consolera bien vite, et M. de Moréal lui-même me remerciera plus tard de l’avoir empêché de compromettre, par un mariage prématuré, son avenir de poète. Je rendrai donc service à tout le monde. D’ailleurs, comme il est bien entendu que ceci ne doit être pour moi qu’un jeu, je peux bien me permettre de m’amuser un peu des élégies que l’amour ne peut manquer d’inspirer à M. de Moréal.

En conséquence de ces réflexions plus ou moins sincères, Mme de Pontailly accueillit le vicomte avec l’intention bien arrêtée de le soumettre aux séductions d’une amabilité dont plus d’une fois elle avait éprouvé la puissance ; elle commença son attaque par une de ces flatteries auxquelles résiste mal le cœur des poètes, surtout quand elles sortent de la bouche d’une femme.

— Je lisais des vers, mais j’y prenais peu d’intérêt, dit-elle nonchalamment après avoir répondu aux premiers complimens de Moréal ; la poésie est un instrument divin qu’on n’aime pas à voir profané, et ce que je viens de lire me semble d’une vulgarité désespérante. Peut-être, il est vrai, vos délicieuses stances à la mélancolie ont-elles contribué à ma sévérité d’aujourd’hui. C’est l’inconvénient des belles choses de rendre exigeant.

En toute autre occasion, le vicomte n’eût pas écouté avec une complète indifférence ces louanges insidieusement exagérées ; mais en ce moment les anxiétés de son amour imposèrent silence à sa vanité.

— Mes faibles essais, répondit-il d’un ton modeste, n’ont rien, madame, qui puisse motiver un jugement si flatteur ; mais l’excessive indulgence que vous leur témoignez, pour être peu méritée, ne m’en est que plus précieuse, car elle me permet d’espérer que si j’osais l’invoquer dans un circonstance importante…

— Vous faites imprimer vos vers ? interrompit la marquise.

— Non, madame ; pour affronter la publicité, il faut un talent que je n’ai pas. La circonstance dont je vous parle…

— C’est trop de modestie. Le morceau que vous m’avez fait connaître m’a donné la meilleure idée de votre recueil. Je vous crois un vrai poète ; ainsi, quelque agréables que puissent être des succès de salon, vous devez viser plus haut. Si vous n’avez pas d’éditeur, je vous en trouverai un.

— Je n’ai aucune ambition littéraire, madame ; mais si vous me permettiez d’indiquer un autre but à votre bienveillance…

— Point d’ambition à votre âge ! dit la marquise, qui semblait décidée à ne pas laisser arriver Moréal à l’objet de sa visite ; vous avez tort. Si le talent a des prérogatives, il impose aussi des devoirs. Méconnaître ses instincts, manquer à sa vocation, ce n’est plus de la modestie, c’est de l’insouciance.

— Cela est vrai, madame ; mais si je suis insouciant à beaucoup d’égards, c’est que préoccupé d’un souci unique…

— Le seul souci digne d’un homme de mérite, interrompit de nouveau Mme de Pontailly, c’est la réputation, c’est la gloire. Qu’une pierre inerte reste enfouie, c’est son lot ; mais voyez si le moindre arbrisseau ne sait pas percer la terre pour grandir au soleil et devenir un arbre. Réduirez-vous le talent à la condition de la pierre ? tarirez-vous en lui cette sève dont la plus faible plante est vivifiée ? Ce serait un crime de lèse-poésie !

— Ô discoureuse insupportable ! pensa le vicomte ; ton pathos me permettra-t-il enfin de placer le seul mot que j’aie à te dire ?

— Oui, reprit Mme de Pontailly avec un sourire d’aimable protection, autant la médiocrité prétentieuse est déplaisante, autant est blâmable le mérite indolent. Il faut vaincre cette indifférence, il faut sortir de cette apathie. Jeune et intelligent comme vous l’êtes, votre place est à Paris, où de vrais succès vous sont assurés, pour peu que vous vouliez les briguer.

— C’est ce que je ne ferai pas, madame, quel que soit l’attrait d’une pareille perspective, répondit Moréal d’un air de réserve. Je connais trop l’insuffisance de mes forces pour essayer un essor qu’il me serait impossible de soutenir. Je laisse donc la gloire à ceux qui se sentent nés pour elle, et je dirige tous mes vœux vers un but moins brillant sans doute, mais peut-être plus rapproché du bonheur.

Mécontente du peu de succès de ses flatteries, la marquise changea d’accent :

— Quel est cet Eldorado ? demanda-t-elle d’un ton bref.

— Je désire me marier, madame, et je viens…

Mme de Pontailly se pinça les lèvres et aussitôt partit d’un éclat de rire affecté.

— Je n’aurais jamais deviné celui-là, dit-elle ; quel âge avez-vous ? vingt-cinq ans, je suppose.

— Vingt-sept ans, madame.

— Et vous voulez vous marier ! mais c’est exemplaire, mais c’est édifiant ; vous méritez d’être cité pour modèle aux jeunes gens ! Presque tous, dans votre position, se diraient : J’ai de la naissance, de l’esprit, d’autres avantages encore ; le monde de Paris s’ouvre à moi, et, sur ce théâtre si envié, un rôle brillant m’est offert. Le plaisir est là à coup sûr, la gloire peut-être ; d’une part les mille enchantemens de la vie élégante, de l’autre les nobles travaux de l’intelligence ; par-dessus tout la liberté, ce trésor sans lequel les autres ne sont rien. C’est là sans doute une belle et radieuse existence ; jouissons-en donc tandis qu’elle s’offre à nous ; dans quelques années, notre jeunesse sera envolée, que du moins elle nous laisse des souvenirs.

En parlant, la marquise regardait attentivement Moréal, comme pour étudier sur sa physionomie l’effet de cette tirade, qui, dans sa moralité profane, semblait la paraphrase de quelque fragment d’Horace. Loin de paraître ébloui par l’éclatant horizon qui lui était découvert, le vicomte écoutait avec une impatience laborieusement contenue par sa politesse, et la marquise n’aperçut sur ses traits aucun symptôme d’émotion ou d’entraînement ; blessée d’une indifférence qui paraissait défier toutes ses séductions, elle reprit d’un air sardonique :

— Voilà ce que se diraient à votre place la plupart des jeunes gens ; mais vous, philosophe précoce, vous, sage de vingt-sept ans, vous dédaignez les plaisirs du monde, les orages des passions, les vanités de la gloire ! Ce qu’il vous faut, c’est une obscurité tranquille, un bonheur monotone, en un mot les délices du coin du feu ; si ce n’est pas là le rêve d’une imagination ardente, du moins c’est celui d’une ame candide, et je ne puis qu’y applaudir.

Parler à un jeune homme du calme de son imagination et de la candeur de son ame, c’est lui faire un compliment qu’il prendra neuf fois sur dix pour une injure. En temps ordinaire, Moréal peut-être n’eût pas été plus qu’un autre exempt de cette singulière susceptibilité, mais à cette heure il était possédé d’un sentiment trop vif et trop profond pour qu’une ironie féminine pût facilement l’irriter. Il écouta donc avec plus de surprise que de dépit le persiflage de la marquise, et, comme il n’en comprenait pas clairement la cause, il résista prudemment au plaisir d’y répondre par quelque sarcasme qui, en vengeant son amour-propre, eût, selon toute apparence, empiré ses affaires.

— Dussé-je vous paraître plus ridicule encore, dit-il en s’efforçant de sourire, je dois avouer que cette modeste existence dont vient de s’égayer votre moquerie a pour moi un attrait irrésistible. Oui, c’est là mon rêve, madame, et s’il annonce peu d’imagination, c’est qu’il est dans mon cœur et non dans ma tête. On n’invente pas quand on aime.

À ce mot, Mme de Pontailly trouva le vicomte aussi odieux que puisse le paraître à une femme disposée à la bienveillance un homme indifférent ou inintelligent. Toutefois elle s’efforça de dissimuler son dépit, et, s’obstinant à son dessein en raison même de la résistance qu’elle éprouvait, elle reprit d’une voix doucereuse qui contrastait avec ses précédentes railleries :

— Je ne feindrai pas plus long-temps de ne pas vous comprendre ; je sais que vous avez aimé ma nièce.

— Je l’aime toujours, madame ; je l’aime plus que jamais, s’écria impétueusement Moréal.

— Tant pis, reprit la marquise, devenue maîtresse d’elle-même au point d’affecter un air compatissant ; où vous mènera ce fol attachement ? Le mariage de ma nièce avec M. Dornier est décidé.

— Il dépend de vous de le rompre, madame, et c’est pour vous supplier de le faire que je viens me jeter à vos pieds.

— C’est impossible. Je n’ai pas sur l’esprit de mon frère l’empire que vous croyez, et puis, vous allez me trouver une bien méchante femme, fût-il en mon pouvoir de rompre ce mariage, je dois vous avouer que je ne le ferais pas.

— Comment ai-je pu m’attirer votre haine ? s’écria le vicomte avec l’emphase naturelle aux amoureux.

— De ce que je ne me soucie pas de vous avoir pour neveu, s’ensuit-il nécessairement que je vous haïsse ? répondit Mme de Pontailly, qui accompagna ces paroles d’un regard si incisif, que Moréal ne put s’empêcher d’en remarquer l’expression.

— Veut-elle se moquer de moi, se dit-il, ou bien aurait-elle la fantaisie de m’offrir une indemnité ? Ces coquettes en retraite ont quelquefois des idées si bizarres !

— Je vais vous parler avec une entière franchise, reprit la tante d’Henriette.

— C’est-à-dire qu’elle va mentir à outrance, pensa le vicomte.

— J’aime beaucoup ma nièce, continua la marquise en justifiant dès le premier mot l’impertinente prédiction de son interlocuteur ; je désire vivement qu’elle soit heureuse. Le serait-elle en vous épousant ? J’en doute.

— Madame, me croyez-vous capable…

— Laissez-moi m’expliquer. L’incompatibilité d’humeur, dont on s’est tant égayé lorsque c’était un motif de divorce, est un fait très réel et malheureusement trop fréquent. En ménage, la première condition du bonheur est l’accord parfait non-seulement des cœurs, mais aussi des intelligences, et cet accord exige toujours une sorte d’égalité. Ici, où serait l’égalité ? Henriette est jolie assurément, ou plutôt elle a la beauté de son âge ; mais son esprit est fort ordinaire…

— Fort ordinaire ! madame, interrompit le vicomte en maîtrisant avec peine son indignation ; c’est ravissant, c’est étincelant qu’il faut dire. Fort ordinaire ! mais son esprit surpasse encore sa beauté.

— À vos yeux, cela doit être ainsi, reprit Mme de Pontailly d’un air un peu dédaigneux ; mais dans quelque temps, lorsque l’illusion se serait envolée, que resterait-il de votre divinité d’aujourd’hui ? Une femme comme on en voit tant, frivole, vulgaire, insignifiante, sans cesse occupée d’intérêts mesquins, incapable en un mot de donner la réplique à votre intelligence.

— Oh ! si j’osais, quelle réplique je donnerais à ton impertinence ! se dit Moréal en se mordant la moustache pour soulager son dépit.

— Qu’arriverait-il alors ? continua la marquise ; le prestige détruit, vous feriez ce que font tous les hommes en pareil cas, vous chercheriez hors de votre maison l’illusion que vous auriez cessé d’y trouver. Cette pauvre Henriette serait malheureuse alors, et moi je ne me pardonnerais jamais d’avoir contribué à son malheur.

— Madame, je vous jure…

— Vous-même, poursuivit Mme de Pontailly sans s’arrêter à cette tentative d’interruption, quel serait votre sort ? Triste, croyez-moi. C’est une lourde chaîne que celle qui nous lie à un être d’une sphère inférieure à la nôtre. Comment renoncer à ces effusions du cœur et de l’esprit, dont l’échange n’est possible qu’entre deux ames égales et sympathiques ? Vous faites-vous une idée de l’irréparable infortune que renferment ces mots : n’être pas compris ! Les poètes, plus que tous les autres, sont exposés, lorsqu’ils se marient, à ces déceptions amères ; voyez Molière, voyez Byron !

— Mais, madame, je ne suis ni Molière ni Byron, interrompit le vicomte, qui ne contenait qu’avec peine sa mauvaise humeur.

— Vous êtes poète, et cela suffit.

— Quelques misérables vers, soient-ils maudits ! ne sauraient me mériter ce titre. La prétention d’être un homme supérieur et incompris fait, il est vrai, partie des prérogatives du métier, mais je n’y ai aucun droit, madame, et, s’il est vrai que le talent soit un obstacle au bonheur, cela ne peut concerner ma médiocrité.

— Je vous connais mieux que vous ne vous connaissez vous-même, reprit la marquise en veloutant à la fois sa voix et son regard ; si je voulais user de ma science divinatoire, je pourrais tirer votre horoscope. Je ne vous dirais pas : Macbeth, tu seras roi ! mais, comme la littérature a aussi ses couronnes, c’est une de celles-là que je vous montrerais. Ce n’est point à votre âge qu’on doit engager sa vie, vous dirais-je ; craignez de gâter la vôtre en accordant une importance exagérée à vos sentimens d’aujourd’hui. Qu’ont-ils de réel après tout ? Le goût passager que toute femme inspire pour peu qu’elle soit jolie, l’irritation d’amour-propre que développe la rivalité, l’entêtement que fortifient les obstacles. Le désir de l’emporter sur M. Dornier et de vaincre les refus de mon frère entre dans votre persévérance pour beaucoup plus que vous ne le croyez sans doute, et combien ma nièce vous paraîtrait déjà moins charmante, si sans difficulté on vous eût accordé sa main ! Sacrifierez-vous à cette passion d’un moment les riches espérances de votre avenir ? J’aime beaucoup Henriette, je vous le répète, mais mon amitié ne me rend pas aveugle. Ce n’est point là la femme intelligente et sensible capable de comprendre vos pensées les plus hautes aussi bien que vos émotions les plus fugitives, digne en un mot d’inspirer vos efforts et peut-être de s’y associer. Cette femme, vous l’avez rêvée sans doute ; pourquoi ne la trouveriez-vous pas ? Elle existe, n’en doutez point, mais il faut la chercher, et surtout il faut la deviner.

Si Moréal avait conservé quelque incertitude à l’égard de la coquetterie de la marquise, la manière expressive dont elle prononça ces dernières paroles eût suffi pour la dissiper. Cette découverte déjà entrevue à plusieurs reprises, mais cette fois manifeste et irréfragable, plongea le vicomte dans un embarras d’autant plus vif, qu’il avoisinait le ridicule.

— Dans quel guêpier me suis-je fourré ? se dit-il ; si j’ai l’air de dédaigner le bonheur dont on me menace assez clairement, je me fais une ennemie mortelle de cette coquette surannée, et alors il faut renoncer à l’espoir de revoir Henriette. Feindre de ne pas comprendre, ce serait jouer le rôle d’un sot, et, outre que c’est toujours désagréable, s’y laisserait-elle tromper ? Répondre à ses agaceries, c’est prendre, pour arriver à mon but, un étrange chemin de traverse : n’importe, c’est le seul moyen de m’en tirer ; mais louvoyons adroitement, car un changement trop brusque éveillerait ses soupçons.

Le vicomte composa sa physionomie et prit sans trop d’effort un air d’étonnement rêveur.

— Je ne nierai pas, madame, dit-il au bout d’un instant, que vous possédiez à un rare degré le don de lire dans les cœurs. Vous venez de décomposer un sentiment qui jusqu’à présent m’avait paru simple, avec une sûreté d’analyse dont je reste surpris, je pourrais dire effrayé. Oui, je suis forcé d’en convenir, dans cette obstination que vous désapprouvez, il entre peut-être un peu de rancune contre M. votre frère, un peu d’antipathie contre M. Dornier.

— En doutez-vous ? répondit Mme de Pontailly, dont la figure s’épanouit. Les anciens ne reconnaissaient que quatre élémens, tandis que la science moderne compte déjà cinquante-six corps simples. Les passions sont-elles plus difficiles à décomposer que les substances ? Non, sans doute, mais l’analyse exacte des passions est l’objet d’une science qui n’est pas encore créée, et qu’on pourrait nommer la chimie morale ; Fourier semble l’avoir entrevue dans ses aperçus ingénieux sur la cabaliste et la papillonne.

Entraînée par ses habitudes de femme savante, la marquise allait entamer quelque dissertation propre à mettre en lumière l’universalité de ses connaissances, mais elle s’aperçut presqu’aussitôt que la science devenait intempestive là où une thèse plus douce était à l’ordre du jour.

— Vous avouez donc que j’ai raison, reprit-elle avec un sourire badin qui semblait donner congé au pédantisme ; un peu de rancune, un peu d’antipathie, un peu de caprice, voilà, au sortir du creuset, cette grande passion ; peut-être même seriez-vous assez embarrassé de dire lequel de ces trois élémens y domine les deux autres.

— Ce que vous nommez le caprice, sans aucun doute, dit Moréal en affectant à son tour un air enjoué ; mais après cela je dois avouer que je déteste cordialement M. Dornier, et que j’aurais un plaisir tout particulier à lui donner une marque durable de mes sentimens.

La manœuvre ne manquait pas d’habileté. Le vicomte s’était dit :

— Si ce docteur en jupons a les dispositions évaporées que je lui suppose, il doit peu lui coûter d’opter entre Dornier et moi. Pour peu que je parvienne à lui représenter un duel comme inévitable, si nous nous rencontrons de nouveau dans son salon, nul doute que mon rival ne soit congédié. Moréal se trompa dans son calcul, car la marquise n’était pas femme à s’inquiéter pour si peu de chose qu’un duel.

— Laissons là M. Dornier et toutes ces folies, dit-elle en minaudant ; revenons à vos vers.

— Encore ! pensa le vicomte, qui pour la première fois de sa vie prit sérieusement en haine son recueil de rimes.

— Ô poésie ! reprit Mme de Pontailly en se posant dans l’attitude de la Corinne de Gérard ; parfum doux comme la rose et religieux comme l’encens, suave harmonie digne du concert des anges, inspiration du cœur que le cœur seul peut comprendre !

— Ô Phébus ! se dit Moréal, quel crime ai-je commis pour me voir contraint d’avaler, doux comme miel, ton galimatias ?

— Dites-moi, poursuivit la marquise avec un regard langoureux, ne trouvez-vous pas qu’il y a dans cet art divin je ne sais quoi de sympathique, d’électrique, dont l’étincelle parfois fait vibrer au même unisson deux ames jusqu’alors étrangères l’une à l’autre, mais qui dès la première rencontre se reconnaissent et sentent qu’elles sont sœurs ?

— Assurément, madame, la sympathie… de l’unisson… ainsi que la fraternité des ames…

Le poète balbutiait des mots sans suite, car, attiré malgré lui sur un terrain de plus en plus glissant, il commençait à être inquiet du dénouement ; heureusement cet embarras, qui ne manquait pas d’impertinence, fut attribué par la marquise au trouble que jette dans le cœur une passion naissante.

— Il est ému, se dit-elle avec ravissement ; à peine ose-t-il me regarder ; le cœur lui bat, j’en suis sûre… Ah ! je suis belle encore.

Ce fut comme un printemps nouveau qui s’épanouit subitement dans l’ame de Mme de Pontailly. Sous cette splendide floraison disparurent aussitôt le doute, les regrets, la défiance de soi-même, herbes amères qui tapissent le déclin de l’âge. Pendant un instant, la marquise se sentit jeune, séduisante, irrésistible, et la victoire lui parut assurée.

— Coupons la scène ici, se dit-elle en montrant la savante expérience d’une reine en coquetterie ; s’il part troublé, il reviendra épris.

La marquise feignit alors de remarquer avec une sorte d’anxiété pudique la contenance embarrassée du poète.

— Deux heures et demie ! dit-elle en se levant d’un air effarouché qui eût mieux convenu à une pensionnaire ; en vérité, je ne sais à quoi je pense. Tous les jours, je sors à deux heures, et cette infraction à mes habitudes sera certainement remarquée. Il y a long-temps que j’aurais dû vous quitter, ou plutôt j’aurais mieux fait de ne pas vous recevoir : car je sens que vous pouvez être un homme dangereux pour mon repos ; tel fut le commentaire qu’un regard éloquent ajouta à ces paroles.

Moréal s’était levé avec l’empressement d’un captif rendu à la liberté, et déjà il s’inclinait pour prendre congé de la marquise.

— Donnez-moi le bras jusqu’à ma voiture, reprit-elle d’une voix mignarde ; autrement, j’aurais l’air de vous renvoyer.

Mme de Pontailly entra dans sa chambre, et en ressortit après avoir ajouté à sa toilette un manteau garni de fourrures, et un chapeau où l’abus des dentelles n’était compensé que par la profusion des fleurs. En descendant l’escalier, Moréal s’aperçut que la marquise s’appuyait sur son bras peut-être un peu plus que cela n’était indispensable, et, lorsqu’elle fut assise dans le coupé, il reçut un dernier regard qu’un poète classique n’eût pas manqué de comparer aux flèches que décochaient les Parthes en fuyant.

XV.

Après le départ de la voiture, Moréal resta un instant immobile sous la porte cochère.

— Décidément, je suis ensorcelé, se dit-il ; n’est-ce donc pas assez de la haine de M. Chevassu, des pistolets de M. Dornier et de la flamberge de M. Prosper ? faut-il encore que je subisse la mitraille de cette coquette à trois chevrons, qui me mettra indubitablement à la porte pour peu qu’elle s’aperçoive que j’ai le mauvais goût de lui préférer sa nièce ? La position n’est pas tenable, et il n’y a qu’un coup de tête qui puisse m’en tirer.

Au moment où le vicomte allait s’éloigner, un fiacre s’arrêta devant la porte ; Mlle Chevassu en descendit, et, après avoir échangé quelques paroles avec son père qui était resté dans la voiture, elle entra dans la maison. De peur d’être aperçu par le député sur qui venait de se refermer la portière du fiacre, Moréal s’était caché derrière une des colonnes du vestibule ; mais, lorsque Henriette passa près de lui, il trouva la prudence moins nécessaire. À la vue de son amant, la jeune fille s’arrêta frémissante d’émotion ; puis, rougissant sans doute de ce mouvement involontaire, elle s’élança vers l’escalier et le gravit avec la légèreté d’une biche effrayée. Soit qu’il respectât cette pudeur, soit qu’il éprouvât lui-même la timidité qui accompagne toujours les passions véritables, le vicomte n’essaya pas de poursuivre la fugitive. Il resta quelque temps à la même place et sortit enfin de la maison à pas lents ; mais, après avoir fait une centaine de pas du côté du boulevard, il s’arrêta brusquement.

— Ceci n’est pas de la réserve, c’est de la sottise, se dit-il de l’air d’un homme qui s’encourage à quelque action hasardeuse ; Mme de Pontailly ne rentrera qu’à quatre heures, M. Chevassu ne vient pas de s’en aller pour revenir de si tôt. Dornier et Prosper sont en prison, M. de Pontailly est occupé de son côté ; elle est donc seule, et pour la première fois je pourrai la voir sans témoins, lui parler sans contrainte. En disant que j’ai oublié quelque chose, les domestiques me laisseront entrer très certainement ; hésiter plus long-temps serait d’un amant bien froid, et j’aime si vivement !

Convaincu par ce dernier raisonnement, le vicomte revint sur ses pas ; par un instinct familier à tous les amoureux, lorsqu’il fut de nouveau près de la maison de la marquise, il leva les yeux vers l’appartement qu’elle occupait au second étage. Une des fenêtres était ouverte, et il put entrevoir, encore coiffée d’un joli chapeau vert, une tête charmante qui disparut aussitôt. Enhardi par cette agréable vision, il se précipita sous la porte cochère ; un instant après, il rentra dans le salon, où, comme il l’espérait, Henriette était restée.

— Quelle imprudence ! dit la jeune fille, émue à la fois de crainte et de plaisir ; que dirait ma tante si elle vous trouvait ici ?

— Elle ne rentrera qu’à quatre heures, répondit Moréal, jusque-là nous ne risquons pas d’être surpris, et j’ai tant de choses à vous dire !

— C’est moi d’abord qui ai la parole, reprit Henriette avec la vivavacité cité d’un enfant heureux ; savez-vous la grande nouvelle ? cet affreux mariage est rompu.

— Il m’est cruel de vous désabuser.

— C’est mon père lui-même qui m’a dit qu’il renonçait à son projet.

— Pour un instant, mais il y est déjà revenu.

— Que vous êtes entêté !

— C’est malheureux qu’il faut dire.

— Mais vous êtes fou ! Quand je vous dis que, grace à ma tante, nous n’avons plus rien à craindre.

— Votre tante ! s’écria le vicomte avec une sorte d’emportement ; connaissez-vous votre tante ?

— Si je la connais ! c’est la raison et la bonté réunies.

— Enfant ! reprit Moréal d’un air de tendre compassion ; vous rappelez-vous les contes de fées ?

— Les contes de fées ? répéta Henriette en ouvrant de toute leur grandeur ses beaux yeux bruns.

— Vous savez que dans presque tous il se trouve une créature envieuse, méchante, rancunière, qui se plaît à jeter le trouble au milieu des plus belles fêtes, à persécuter les princes les mieux doués et surtout à tourmenter les amans ; eh bien ! cette détestable fée, c’est votre tante.

— Monsieur, dit la jeune fille d’un air offensé, outrager ma tante, c’est m’outrager moi-même.

Pour toute justification, Moréal répéta ce que lui avait raconté M. de Pontailly deux heures auparavant. Pendant ce récit, Henriette passa successivement de la surprise à l’anxiété et de l’anxiété à l’abattement.

— Qu’ai-je fait à ma tante pour qu’elle me traite ainsi ? dit-elle à la fin d’un air consterné.

— Ce que vous lui avez fait ? je vais vous le dire, répondit le vicomte avec ironie ; vous êtes jeune, et elle ne l’est plus ; vous êtes belle, et elle ne l’est plus ; vous êtes adorée, et elle ne l’est plus. Toutes les roses de votre printemps lui enfoncent leurs épines dans le cœur. Si vous étiez laide et sotte, elle vous tolérerait, elle vous aimerait peut-être, car le contraste lui serait avantageux ; mais vous êtes spirituelle et charmante, mais près de vous elle se sent éclipsée ; donc, n’en doutez pas, elle vous hait.

— Dès le jour de notre arrivée, j’avais cru le deviner, dit la jeune fille, dont la physionomie était devenue pensive et morne.

— Les premières impressions ne trompent pas. Mme de Pontailly est votre ennemie, la mienne par conséquent. De son côté, votre père nourrit contre moi des préventions invincibles ; votre frère m’a pris en haine je ne sais pourquoi ; enfin tout m’accable et me désespère.

— Croyez-vous souffrir seul ? lui demanda Henriette d’un ton de reproche.

— Eh bien ! s’il est vrai que vous partagiez mon chagrin, reprit Moréal avec feu, laissez-moi vous dire que deux cœurs qui s’aiment sont bien forts, et que, lorsqu’ils sont résolus à s’appartenir, aucune puissance humaine n’est capable de les séparer. L’autorité paternelle a des bornes, l’amour n’en connaît point. Dites un mot, Henriette, et cette barrière qui s’élève entre nous sera aussitôt anéantie ; un seul mot, et je vous arrache à la haine qui vous surveille, à la tyrannie qui vous opprime.

Quelque répréhensible que soit aux yeux de la morale un projet d’enlèvement, quelque coupables qu’en puissent devenir les conséquences devant la loi, il est rare qu’une jeune fille s’en indigne sérieusement. Elle peut y voir une folie, mais non un crime, et plus la chose lui atteste une passion poussée jusqu’à l’extravagance, moins elle songe à la trouver injurieuse. En cette occasion, des circonstances particulières semblaient favoriser la témérité du vicomte. Mlle Chevassu n’avait pas rencontré chez son père cette surveillance assidue qui façonne un jeune cœur aux idées raisonnables, y émonde les sentimens périlleux et le perfectionne par une culture intelligente. Autant ses instincts étaient bons, élevés et purs, autant en elle les qualités qui relèvent immédiatement de l’éducation se trouvaient incomplètes et indécises. Comme tous les caractères qui ont été froissés, mais non assouplis, Henriette manquait surtout de patience et de soumission. Partageant en secret l’opinion de Moréal, elle accusait son père de despotisme et méditait involontairement des projets de résistance ; elle lui avait entendu répéter si souvent qu’en certains cas l’insurrection est le plus saint des devoirs, qu’il n’était pas très étonnant qu’elle éprouvât parfois un assez vif désir de rétorquer contre lui cette maxime. Dans cette disposition d’esprit, plus d’une jeune fille eût pu se laisser entraîner à quelque démarche blâmable ; mais Henriette avait une dignité native qui, à défaut de prudence, lui servait de sauve-garde. Sans courroux, mais sans hésitation, elle défendit à Moréal d’insister sur un pareil dessein, et, malgré l’espèce d’exaspération où il se trouvait, le vicomte fut forcé de se soumettre.

— Oui, je suis un fou, et vous êtes un ange, dit-il à la fin ; si je vous ai offensée, c’est par excès d’amour. Ne me pardonnerez-vous pas ?

Henriette lui tendit la main avec un tendre sourire. Au moment où il la portait passionnément à ses lèvres, la porte du salon s’ouvrit, et le personnage le plus inattendu et surtout le moins désiré, André Dornier, parut sur le seuil. À sa vue, les deux amans tressaillirent et restèrent ensuite comme pétrifiés, l’un ému de colère, l’autre rougissant de confusion ; Dornier, de son côté, demeura quelque temps immobile, les traits contractés, la bouche sardonique, et promenant lentement de son rival à la jeune fille qu’il devait épouser un regard d’où semblait jaillir le venin d’un implacable ressentiment.

— Mademoiselle Henriette daignera-t-elle me pardonner mon indiscrétion involontaire ? dit-il enfin d’une voix altérée par une fureur contenue ; si j’avais pu prévoir que ma présence troublerait un si doux tête-à-tête, je ne serais pas entré, ou du moins j’aurais frappé auparavant.

L’impertinence de cette apologie indigna le vicomte, dont la colère n’attendait qu’un prétexte pour éclater.

— Mademoiselle ne vous demande pas d’excuse, et moi je vous défends les insultes, dit-il impérieusement.

— Vous me permettrez de diviser votre phrase, repartit le journaliste, qui déjà était parvenu à recouvrer le sang-froid le plus irritant. Je répondrai ailleurs à ce que vous avez bien voulu me dire en votre nom personnel ; quant au reste, je désirerais savoir si c’est avec l’autorisation de mademoiselle que vous vous faites son interprète ?

Par un geste plein de noblesse, Henriette imposa silence au vicomte.

— Monsieur Dornier, dit-elle d’un ton de fermeté qui contrastait avec l’émotion qu’elle venait d’éprouver, quoique je ne vous reconnaisse en aucune manière le droit de m’interroger, je vais vous répondre sans détour. Si ma franchise vous blesse, n’oubliez pas que c’est vous qui l’avez provoquée. Je n’avais que seize ans lorsque vous avez été reçu pour la première fois chez mon père ; mais, malgré ma jeunesse, dès cette époque je vous ai observé et deviné. Votre fausse modestie, vos flatteries intéressées, vos manœuvres tortueuses, vos espérances secrètes, rien ne m’a échappé. C’est assez vous dire mes sentimens à votre égard. Vous faut-il plus ? Trouvez-vous que je ne m’explique pas assez clairement ? Écoutez-moi : je n’épouserai jamais qu’un homme que j’aimerai, et je ne vous aime pas.

— Oh ! je connais la cause de votre haine, interrompit avec un rire amer André Dornier.

— Ma haine ! reprit Henriette d’un air hautain, je trouve la prétention un peu orgueilleuse ; la haine occupe, et je ne pense jamais à vous.

— Peut-être parce que vous pensez sans cesse à un autre, dit le journaliste en regardant ironiquement son rival.

— Cette fois, je ne vous démentirai pas, répondit la jeune fille, qui, voyant Moréal frémir de colère, lui jeta un regard suppliant, et continua fièrement : Il est un homme à qui je pense sans cesse, car il m’aime pour moi et non pour ma fortune. Maintenant, vous en savez assez, et je n’ai plus rien à vous dire.

Par un mouvement digne d’une reine, Henriette porta la tête en arrière, écrasa Dornier du regard, et, sans ajouter un mot, lui montra la porte. À ce geste, l’ami de M. Chevassu devint fort pâle, et pendant un instant sa physionomie prit une expression effrayante ; mais presque aussitôt un sourire qui eût enlaidi un mort se dessina sur ses lèvres blêmies ; il se tourna lentement vers le vicomte, et d’une voix où il eût été impossible de découvrir le moindre symptôme d’émotion :

— Monsieur de Moréal, dit-il, me fera-t-il l’honneur de sortir avec moi ?

— Je suis à vos ordres, répondit le vicomte, qui s’efforça d’égaler ce rare sang-froid.

En punissant par une éclatante marque de mépris les injurieuses insinuations de l’homme qu’elle détestait, Henriette avait savouré un instant l’acre plaisir de la vengeance ; mais, dès qu’elle comprit le danger qu’allait courir Moréal, une inexprimable inquiétude remplaça sur ses traits l’impression du triomphe.

— Vous ne sortirez pas, lui dit-elle avec cette impérieuse véhémence que montrent parfois les femmes lorsqu’elles pressentent que l’obéissance à leurs ordres est impossible.

— Vous sortirez, pardieu ! répondit une forte voix en dehors du salon ; en même temps la porte s’ouvrit avec bruit, et M. de Pontailly apparut, moins majestueux, mais presque aussi fulgurant que le dieu qui présidait au dénouement des tragédies antiques.

Le vieillard regarda alternativement avec beaucoup d’attention les trois acteurs de la scène orageuse qu’il venait d’interrompre ; puis s’adressant à sa nièce :

— Voici l’heure de votre maître de piano, lui dit-il d’un ton plus sérieux que de coutume ; n’allez-vous pas répéter vos exercices ?

Sans se laisser intimider par la gravité inaccoutumée de son oncle, Henriette lui saisit le bras et l’attira à l’écart.

— Ils vont se battre ! lui dit-elle tout bas d’une voix altérée.

— Ça les regarde, répondit brusquement le marquis.

— Ô mon oncle ! je croyais que vous m’aimiez, reprit la jeune fille, qui serra si énergiquement le bras du vieillard, qu’il ne put retenir une légère grimace.

— Mordieu ! s’écria-t-il en se frottant la partie froissée, si tu m’aimais toi-même, tu aurais plus d’égards pour mon rhumatisme.

— Mais je vous dis qu’ils vont se battre !

— Et je les laisserai faire, si tu ne vas pas tout de suite te mettre au piano.

— Je vous obéis, mon oncle, mais vous me jurez…

Au lieu de répondre, M. de Pontailly mit le bras de sa nièce sous le sien, et il la conduisit ainsi jusqu’à la chambre où elle prenait ses leçons ; il revint ensuite au salon, où il retrouva les deux adversaires, qui depuis son arrivée avaient gardé le silence, quoiqu’ils échangeassent un regard de défi qui semblait devoir durer indéfiniment, aucun des deux ne voulant baisser les yeux devant l’autre.

— Maintenant à nous trois, dit le vieillard en refermant la porte. Avant tout, monsieur Dornier, je vous dois une réparation ; l’autre jour je vous ai pris pour un poltron ; rien qu’à votre mine de coq de combat, je vois que je me suis furieusement trompé. Je vous prie donc d’agréer mes excuses.

— Vous n’avez nul besoin d’excuses, monsieur le marquis, répondit Dornier en s’inclinant ; les apparences me condamnaient. J’espère, ajouta-t-il d’un air gourmé, que M. de Moréal connaît la raison qui m’a privé du plaisir de le rencontrer samedi.

— Je la connais, répondit le vicomte avec non moins de hauteur, et, comme j’ai partagé l’erreur de M. de Pontailly, je partage également le regret qu’il vient de vous exprimer.

— Vous pensez sans doute, comme moi, que certaines parties n’admettent aucune remise ? Demain matin, le temps sera, selon toute apparence, fort beau pour la promenade…

— Un moment, interrompit le marquis ; je suis le président d’âge, et c’est à moi de diriger les débats. Dites-moi d’abord comment vous êtes sorti de prison ?

— J’ai quelques amis qui ne manquent pas de crédit, répondit Dornier avec une négligence affectée.

— Ils m’ont privé du plaisir de m’employer à votre service. Je viens d’apprendre à la préfecture qu’on vous avait élargi ainsi que mon neveu. Qui a pu s’intéresser à cet étourdi ?

— Il est possible que les ministres, en rendant la liberté à Prosper avant toute sollicitation, aient eu l’intention de tirer une lettre de change sur la reconnaissance de M. Chevassu.

— La reconnaissance de M. Chevassu ! honnêtes ministres ! Je crois qu’il leur faudra accepter eux-mêmes une lettre de change un peu moins idéale, s’ils tiennent à toucher le cœur de mon beau-frère. Et qu’est devenu Prosper ?

— Je l’ai laissé à l’hôtel Mirabeau, où il a dû changer de vêtement, tandis que j’allais en faire autant de mon côté, car trois jours de prison nécessitent quelques frais de toilette. Du reste, monsieur le marquis, vous ne tarderez pas à le voir : nous nous sommes donné rendez-vous ici.

— Eh, pardieu ! ce doit être lui qui arrive, dit le vieillard en entendant ouvrir et fermer avec fracas la porte du premier salon.

C’était en effet l’étudiant en droit qui s’annonçait de cette manière retentissante. Autant Dornier avait mis de soin à faire disparaître les vestiges de sa captivité, autant Prosper Chevassu s’était efforcé de conserver sur sa personne l’empreinte d’un évènement qu’il regardait comme le plus glorieux de sa vie. Aux moustaches qu’il portait déjà il avait résolu de joindre la barbe, cette coquetterie des prisonniers, en commémoration de ce qu’il nommait tragiquement ses soixante heures de cachot. Comme il ne s’était pas rasé depuis la veille de son départ de Douai, il y avait six jours de cela, et qu’en outre il venait de rehausser d’une légère couche de cosmétique le naissant ombrage de son menton, sa figure commençait à tourner au noir d’une manière fort satisfaisante.

En entrant, Prosper se dirigea d’un air d’empressement vers M. de Pontailly, échangea avec lui une cordiale poignée de main, et salua ensuite Moréal d’un air moins hostile que celui-ci ne s’y attendait.

— Mon oncle, dit-il alors, me permettez-vous d’ouvrir les fenêtres ? Quand on sort d’un cachot, on aime à respirer l’air de la liberté.

— C’est inutile, car nous ne restons pas ici, répondit le vieillard. Mme de Pontailly va rentrer ; la séance académique ne tardera pas à s’ouvrir, et nous avons une autre antienne à chanter. Passons dans mon cabinet, nous ne serons pas dérangés.

En entrant dans la pièce dont parlait le marquis, l’étudiant commença par ouvrir les deux fenêtres, puis il s’étendit sans façon sur un divan.

— Vous permettez, mon oncle ? dit-il après avoir cherché la position la plus comfortable ; lorsqu’on a couché pendant trois nuits sur un lit de camp privé de toute espèce de matelas, on apprécie la douceur de ces coussins élastiques.

— La préfecture de police a donc fait de toi un sybarite ? répondit M. de Pontailly en riant ; allons, pendant que tu es en train de te dorloter, demande tout de suite ce qu’il te faut. Veux-tu des cigares ? veux-tu un verre de mon fameux vin, tu sais, celui dont tu parles dans ta lettre ?

— Merci, mon oncle ; ce serait trop de jouissances à la fois ; le vin de Johannisberg à dîner, les cigares ce soir en faisant un tour sur le boulevard, et pour le moment le plaisir de causer avec vous, étendu sur ce moelleux divan, voilà, au sortir des cachots…

— Laisse-nous en paix avec tes cachots, et, puisque tu n’as besoin de rien, fais-moi l’amitié de te taire. Vous, messieurs, veuillez vous asseoir et m’écouter.

Dornier et Moréal prirent chacun un siége ; le marquis s’assit lui-même et reprit la parole du ton d’un officier qui gourmande ses soldats.

— Monsieur Dornier et toi, Chevassu, vous deviez tous deux vous battre avec M. de Moréal ; vous, Moréal, vous étiez tout prêt à batailler avec ces messieurs : or, je vous déclare, foi d’ancien hussard de Berchiny, que pas une goutte de sang ne sera versée entre vous.

— Monsieur ! dirent en même temps le vicomte et Dornier.

— Silence ! je n’ai pas tout dit. Prosper, c’est à toi que je parle en ce moment.

L’étudiant quitta sa pose abandonnée et se mit lestement sur son séant.

— Tu vas me donner ta parole d’honneur de vivre en paix avec Moréal, continua le vieillard ; entre vous deux, il n’y a pas même l’ombre d’un sujet de dispute, et rien n’est ridicule et méprisable comme un duel sans motif sérieux. Si tu refuses, je te préviens que nous serons brouillés pour la vie.

— J’y perdrais trop, répondit l’élève en droit d’un air de bonne humeur, et vous-même, mon cher oncle, vous regretteriez peut-être quelquefois de n’avoir plus votre jacobin à morigéner. Moréal, voulez-vous me donner la main ?

— De tout mon cœur, mon cher Prosper, répondit le vicomte en se levant avec empressement.

— Bien, Chevassu ; voilà parler en brave garçon ; tu peux regarder tes dettes comme payées.

— Pour cela, mon oncle, permettez-moi de refuser ; c’est à mon père de payer mes dettes, et il les paiera, morbleu ! pas plus tard que demain ; je l’ai mis dans ma tête.

— En ce cas, je te donne mon alezan brûlé ; n’est-ce pas celui de mes chevaux que tu aimes le mieux ?

— Leporello ! j’en suis fou ; cette fois je n’ai pas l’héroïsme de refuser. Mille remerciemens, mon cher oncle ; vous me permettrez, n’est-ce pas, d’appeler Leporello Tribonien ou Papinien, de même que j’ai appelé Star Justinien. C’est un hommage que je rends aux Pandectes et au Digeste.

— Soit ; mais maintenant tais-toi. À nous deux, monsieur Dornier.

La réconciliation fort imprévue et en apparence sincère de Prosper et de Moréal avait attiré un nuage sur la physionomie du journaliste ; il regarda le marquis d’un air sombre, et attendit en silence qu’il s’expliquât.

— Ce que je dis à M. Dornier s’applique également à vous, Moréal, reprit M. de Pontailly ; tous deux vous visez au même but, et vous avez cru devoir prendre pour arbitre le sort des armes. Cela peut être fort chevaleresque, mais cela est absurde, car nous ne sommes plus au temps où l’on disputait le cœur des belles la lance à la main. Vous battre, c’est offenser ma nièce, et je vous jure qu’en ce cas vous ne l’épouserez ni l’un ni l’autre. Moréal, c’est vous, je crois, qui avez été l’agresseur ; dites à M. Dornier que vous regrettez ce qui s’est passé, et que vous retirez votre provocation ; pas d’hésitation, à moins que, plus malavisé que Prosper, vous ne vouliez vous brouiller avec moi.

La question ainsi posée, le vicomte ne pouvait que se soumettre ; il adressa donc au journaliste quelques paroles assez vagues, et celui-ci parut s’en contenter, car l’accent déterminé du marquis lui avait appris qu’il serait fort imprudent de se montrer intraitable.

— Voilà l’affaire arrangée. Qu’il n’en soit plus question, dit le vieillard en se levant ; maintenant, messieurs, je ne vous retiens plus. Le salon de Mme de Pontailly vous offre ses savans attraits. Je crois qu’aujourd’hui a lieu l’exhibition d’un naturaliste suédois, qui doit parler sur les palæothériums et les ptérodactyles. L’ombre de Cuvier en frémira dans sa tombe.

Les trois jeunes gens s’étaient levés. Dornier, qui depuis un instant semblait fort soucieux, dit à l’étudiant :

— Venez-vous, Prosper ?

— Je vous rejoins dans un instant, répondit le fils du député.

Le journaliste salua M. de Pontailly, et sortit du cabinet sans regarder Moréal.

— Ah çà ! dit alors le vieillard à son neveu, est-ce que tu es en froid avec ton ami Dornier ?

— Dornier ? répéta Prosper en faisant une moue assez dédaigneuse ; encore une de mes illusions qui s’envole.

— Bah ! conte-nous cela ; Moréal n’est pas de trop.

— Quand je parle, personne n’est jamais de trop, car ce que je dis, je suis prêt à le soutenir.

— Mais Dornier…

— Je le croyais d’or, et il n’est que de plomb, de cuivre tout au plus.

— Parle clairement. Que t’a-t-il fait ?

— Ce que saint Pierre a fait à Jésus, si toutefois j’ose employer une pareille comparaison : il m’a renié.

— Renié ? dit Moréal.

— Voici l’histoire ; elle est de ce matin. Vous saurez d’abord que, pour être prisonnier, on n’abdique pas ses droits de citoyen ; à la préfecture de police, on parle politique, et même d’une manière assez distinguée. Il y avait, entre autres, un gros homme bien vêtu, prévenu je crois d’avoir fait de la fausse monnaie, qui dissertait, ma foi, à merveille. On aurait dit un membre de l’assemblée constituante. Je cause avec lui…

— Avec le faux monnayeur ? interrompit le marquis.

— Parbleu ! c’était, à part nous deux Dornier, ce qu’il y avait de mieux au dépôt. Nous causons donc, politique bien entendu ; une discussion de l’ordre le plus élevé s’engage, et bientôt on fait cercle autour de nous. Mon homme était républicain, je me flatte de l’être. Dieu merci ! et nous voilà de compagnie à démolir pied à pied le système bâtard qui nous gouverne. Nous obtenons un succès mérité, j’ose le dire ; pour ma part, j’ai eu des momens de verve dont mon père eût été jaloux. C’est à merveille. Quelque temps après, en me promenant, je me trouve derrière Dornier, qui causait avec un individu à mine papelarde : « Ce jeune homme qui parle si bien, disait celui-ci, c’est votre ami, n’est-ce pas ? Vous avez été arrêtés ensemble, et vous avez sans doute les mêmes opinions ? — Mon ami ! répondit Dornier ; je le connais à peine, et je ne partage nullement ses principes exagérés. » Voilà ce qu’a répondu le patriote Dornier.

— Peut-être craignait-il que l’homme qui l’interrogeait ne fût un espion ? dit Moréal.

— C’est ce qu’il m’a dit lorsque je lui ai reproché son apostasie. Il voyait des espions partout. À l’entendre, le faux monnayeur lui-même, cet éloquent tribun, n’était autre chose qu’un mouchard, ce qu’on nomme en langage d’argot un mouton, chargé de faire jaser les détenus.

— Mais c’est fort possible, observa le marquis.

— Et qu’importe ? reprit Prosper avec chaleur ; un patriote, un républicain, doit confesser sa foi devant ses ennemis comme devant ses amis, et sur l’échafaud même. Si Dornier n’est pas un faux frère, il est du moins un homme sans énergie, et je n’estime pas plus l’un que l’autre. Celui qui renie son opinion est capable de la trahir.

— Tu es peut-être trop sévère pour Dornier, mais ce n’est pas moi qui prendrai sa défense, car c’est un sournois dont je me défie depuis que je le connais.

— Je ne lui ai pas caché ma manière de voir ; il a fait le chien couchant, selon son habitude, mais j’ai refusé de lui donner la main, et quand j’ai refusé ma main à un homme, tout est fini entre nous.

— Et lorsque au contraire vous la lui donnez ? dit Moréal en souriant.

— Ami alors, à pendre et à dépendre.

— En ce cas, reprit le vicomte avec enjouement, je vous ferai observer que tout à l’heure nous nous sommes donné la main, et que par conséquent nous devons être amis.

— Pourquoi pas ? répondit l’étudiant sur le même ton, si je vous ai cherché une querelle d’Allemand, c’était uniquement par amitié pour ce renégat de Dornier. Maintenant que le motif de ma prise d’armes n’existe plus, je ne demande pas mieux que de voir en vous ce que vous êtes réellement, un excellent garçon.

— Vous serait-il trop désagréable d’y voir quelque chose de plus ?

— Un beau-frère, n’est-ce pas ? Vous y tenez furieusement, à ce qu’il paraît. Sans vos diables de parchemins, je ne dis pas…

— Ah çà ! roturier de nom et d’armes que tu es, il te sied bien de médire des parchemins, s’écria le marquis ; ton père a tout un casier de sa bibliothèque rempli des titres de votre famille.

— Mon père est un aristocrate déguisé en patriote.

— Et toi un fou sans déguisement.

— Vous seriez bien fâché que je fusse plus raisonnable.

— Tu auras cependant la bonté de l’être une fois dans ta vie et de dire à Moréal que tu serais enchanté qu’il épousât ta sœur ; j’ai bien épousé ta tante, moi : je suis marquis cependant, et il n’est que vicomte.

— Vous savez bien que je n’ai rien à vous refuser, répondit l’étudiant. Allons, vicomte, puisque vicomte il y a, épousez Henriette si vous pouvez, je ne m’y oppose plus.

— Bravo, Prosper ! dit le vieillard, tandis que les deux jeunes gens se serraient de nouveau la main d’un air amical ; à la rigueur, Leporello, Tribonien, veux-je dire, est un cheval à deux fins. As-tu envie d’un cabriolet ?

— Non, mon oncle, ce serait abuser… j’aurais l’air de me vendre, tandis que je me rends… Réellement je ne puis accepter… Cependant si vous aviez dit un tilbury…

— Va pour le tilbury, dit M. de Pontailly en riant.

— C’est égal, reprit Prosper Chevassu après un instant de réflexion, qui m’eût dit, il y a trois jours, que je consentirais à m’allier à un ci-devant, m’aurait diablement surpris. Il est vrai que soixante heures passées dans les cachots font voir les choses sous un autre aspect. Après tout, mon antipathie pour la noblesse n’était peut-être qu’un préjugé.

— Dont tu guériras tout-à-fait, interrompit le vieillard, pour peu que ton père devienne comte ou baron, comme il en meurt d’envie.

Tandis que s’évanouissait ainsi un des obstacles qui s’opposaient au mariage d’Henriette et de Moréal, Dornier disposait les matériaux d’une dernière péripétie, comme derrière leur rempart qui s’écroule des assiégés élèvent à la hâte une nouvelle muraille où se briseront peut-être tous les efforts de l’ennemi


Charles de Bernard.


  1. Voyez les livraisons du 15 juin et du 1er juillet.