Un Mariage à Mondorf/01

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Imprimerie de la Société St-Paul (p. 1-16).


I


— Ainsi, Raymonde, petit père ne t’a rien laissé pressentir de ce qu’il a promis de faire ?

— Je t’assure, mignonne, que je n’en ai pas la moindre idée. Quand il est sorti ce matin, il m’a dit seulement de commencer nos préparatifs de départ, en me recommandant de ne rien négliger pour que nous fussions prêts à quitter Paris lundi ou mardi au plus tard. Cette bonne nouvelle m’a tellement réjouie, que la pensée ne m’est pas même venue de lui demander où il se proposait de nous faire passer nos vacances.

Mais prends patience, chérie, il est cinq heures et tu sais que petit père a prévenu qu’il rentrerait exactement à six heures pour le dîner. Nous l’interrogerons dès son retour, et nous saurons bien vite dans quel pays nous allons faire notre résidence pendant ces trois mois…

Marcelle fit une petite moue d’impatience et se dirigea vers la fenêtre de l’appartement, d’où elle allait guetter le retour de son père. Raymonde, assise devant le Pleyel où tout à l’heure elle laissait ses doigts errer au hasard de l’inspiration, feuilletait distraitement les pages d’un recueil de romances. Les questions de l’enfant venaient de lui rappeler brusquement ce départ, décidé à l’improviste le matin même.

D’ordinaire, M. Dubreuil ne quittait Paris qu’à la dernière extrémité, aux derniers jours de juillet : et voici que cette année, à la mi-mai, il parlait des préparatifs des vacances. Quel mystère pouvait cacher cette dérogation aux habitudes si régulières de son père ? Peut-être la santé de Marcelle inspirait de nouvelles inquiétudes au docteur… Mais oui, il avait pris un air si mystérieux tout à coup, pour entretenir M. Dubreuil lors de sa dernière visite.

Pauvre petite !… Et Raymonde, laissant sa pensée retourner bien loin dans le passé, songeait, tandis qu’une larme roulait furtive sous sa paupière.

M. Dubreuil était le fils unique d’un riche agronome de la Touraine. Après avoir brillamment passé l’épreuve du baccalauréat, il était venu à Paris où il avait poursuivi l’étude du droit, conquérant rapidement ses diplômes. Le jour même où il était reçu avocat, comme il se préparait à en écrire la bonne nouvelle au pays le télégraphe l’avait informé de la mort de son père.

Il avait songé d’abord à réaliser sa fortune, à mettre en vente ces propriétés devenues siennes et que son père faisait lui-même valoir depuis si longtemps. Mais bientôt, sur les conseils du régisseur qui avait, durant vingt ans, servi son père avec une rare fidélité, il y renonça. Oubliant, peu à peu, ses rêves d’autrefois, il s’était appliqué à l’étude de cette science si fertile de l’agronomie, et bientôt s’était fait la réputation d’un homme de grand savoir.

À trente ans, il avait épousé une des plus riches héritières de Tours, bonne et charmante créature qui fut l’ange de son foyer. Raymonde naquit l’année suivante ; et dès lors, Pierre Dubreuil se crut le plus heureux des hommes. Ce bonheur cependant ne devait pas être de longue durée. À peine un an s’était écoulé que la guerre, la fatale guerre de 1870, éclata, jetant la consternation, dès le début des hostilités, dans l’âme de tous ceux qui croyaient invincibles les armes françaises. À l’annonce de chaque nouvelle bataille, de chaque nouvel échec, Dubreuil se sentait envahir par une sourde colère ; sa femme cependant, qui savait le fervent patriotisme dont il était rempli, lui prêchait la confiance et l’espoir.

Au commencement de septembre, on apprit la capitulation de Sedan et le départ de l’empereur : Dubreuil manda son régisseur, lui donna ses instructions, lui confiant avec le soin de ses propriétés et de sa fortune, la mission de veiller sur sa femme et son enfant.

— Je ne veux point leur faire d’adieux, dit-il ; je sens trop bien, hélas ! que je ne partirais pas, et je veux être demain à l’armée. Quoi qu’il arrive en mon absence, ne prends conseil que de toi-même et fais ce que ton affection pour nous te commandera de faire.

Puis, essuyant une larme qu’il n’avait pu retenir, il avait serré la main du vieillard, avait sauté en selle et, sans oser jeter un regard derrière lui, sur cette maison où restaient seuls désormais les êtres qu’il chérissait plus que tout au monde, il était parti à franc étrier pour rejoindre l’armée de la Loire.

La guerre terminée, quand il revint à Beautaillis, Raymonde était orpheline. Sa mère n’avait pas su résister aux continuelles angoisses dont elle était assiégée. Elle était morte avant d’avoir revu son mari, en confiant son enfant aux soins vigilants de la fille du vieux régisseur.

Cet épouvantable malheur avait atterré Pierre Dubreuil. Pendant plusieurs semaines, terrassé par une fièvre aiguë, il était resté entre la vie et la mort ; mais enfin sa robuste nature avait repris le dessus et il avait recommencé son existence d’autrefois, comprenant où était son devoir. Travailleur infatigable, il étudia durant six années les besoins et les souffrances de la petite culture, en chercha le remède et, assez riche pour dépenser sans compter, se mit à l’appliquer généreusement. Il se fit d’abord le banquier de ces pauvres gens, en instituant dans la commune où il venait d’être nommé maire, une caisse de dépôts et de prêts d’un mécanisme fort ingénieux, qui rendit de grands services et qui eut un plein succès. Il parcourut alors l’arrondissement, se prodiguant avec un rare dévoûment, prêchant les petits cultivateurs, donnant des conférences, faisant partout de la propagande.

À cheval dès l’aube, il parcourait ses propriétés en compagnie du fils de son ancien régisseur, un gars robuste et intelligent, qu’il avait formé lui-même et auquel il destinait la charge que la vieillesse et les fatigues avaient contraint le père à abandonner. Il inspectait les travaux, donnait des conseils, rectifiant les fautes commises, exigeant que l’on se conformât à la méthode rationnelle de culture qu’il avait inaugurée. Puis il partait pour l’une ou l’autre commune éloignée, rendant visite aux grands propriétaires, les convertissant à ses idées généreuses, prêchant sans trêve sa croisade dont la devise était : « Il faut s’entr’aider ».

Un soir de l’automne 1877, Pierre Dubreuil revenait d’une de ces excursions, quand au détour de la route, à proximité du petit bois qui terminait de ce côté sa propriété, son cheval tout à coup se cabra, renâclant furieusement et refusant d’avancer. Il mit pied à terre pour connaître la nature de l’obstacle imprévu qui l’arrêtait ainsi : sur le talus du fossé longeant la route, un enfant au maillot était étendu et poussait des vagissements plaintifs.

Sans se donner même le temps de la réflexion, il avait pris dans ses bras le pauvre bébé abandonné et l’avait emporté chez lui avec des précautions inouïes. Dans la cour précédant son habitation, rencontrant Rose, la gouvernante fidèle qui servait de mère à Raymonde, il lui avait remis son précieux fardeau en lui racontant sa trouvaille.

— Oh ! le pauvre chéri, avait dit Rose.

Et avec cette bonté si touchante des paysannes tourangelles, elle avait borné là ses réflexions et avait couvert de baisers et de caresses le petit être, qui déjà ne pleurait plus. Puis quand elle l’eut attentivement examiné et fait l’inspection des langes qui l’enveloppaient :

— Ce ne peut être assurément, dit-elle, qu’un enfant abandonné. Sa famille n’est point de ce pays, car personne, à dix lieues à la ronde, n’a coutume d’emmailloter de cette façon un enfant. Le linge d’ailleurs est d’une rare finesse, mais n’est point marqué : ce serait bien un enfant volé, peut-être….

— Mais non, Rose, c’est impossible, répondit M. Dubreuil ; on ne vole point un enfant pour l’abandonner ensuite sur les grands chemins. Mais dis-nous, est-ce un garçon, est-ce une fille ?

— C’est une fille, maître, et voyez comme elle est jolie, quels beaux yeux bleus, quels soyeux cheveux blonds. Oh ! elle est gentille, vraiment !…

Et la bonne femme se remit à couvrir l’enfant de caresses, tandis que son maître lui disait de faire tout ce qui serait nécessaire pour le garder en bonne santé jusqu’à ce qu’il eût pris une décision.

Rentré chez lui, M. Dubreuil se demanda ce qu’il allait faire. Il avait trouvé l’enfant sur le territoire de la commune dont il était le maire, c’était donc à lui qu’il appartenait de prendre une décision. Son parti fût bientôt pris.

— De deux choses l’une, se dit-il, c’est un enfant abandonné ou un enfant volé : dans le premier cas, je le garde, donnant tout ensemble de cette manière une famille au pauvre petit être et à Raymonde une compagne. Si c’est un enfant volé puis jeté là au hasard par le ravisseur obligé de s’en défaire, quelques annonces insérées dans les journaux les plus répandus de la province et de Paris auront bientôt remis ses parents sur sa trace : ils n’auront qu’à venir le reprendre chez moi. Dans tous les cas, par conséquent, cet enfant restera un certain temps à mon foyer et il faut en prendre soin.

Mais d’abord comment allons-nous l’appeler, car il faut lui donner un nom. Enfin nous verrons bien demain…

Raymonde avait alors huit ans accomplis. C’était une charmante fillette, alliant au robuste tempérament qu’elle avait hérité de son père une rare vivacité d’intelligence. Grande et bien prise dans sa taille, on lui eût donné douze ans pour le moins, ainsi que disait Rose, qui en était aussi fière que si c’eut été sa propre fille. C’est avec des transports de joie délirante qu’elle avait accueilli l’entrée dans la maison de l’enfant abandonnée. C’était une petite fille ?… ah ! quel bonheur ; elle aurait la grande poupée blonde, celle qui fermait et ouvrait les yeux et qui marchait toute seule ; et puis tout de suite, tout de suite, elle apprendrait le piano !…

Quand elle sut que la petite fille n’avait pas de nom, elle voulut qu’on l’appelât Marcelle, un prénom qu’elle avait trouvé dans un livre, où il était porté par une enfant bien sage, que les bonnes fées aimaient bien et qu’elles avaient rendue heureuse.

Tout le monde y avait consenti et l’enfant avait pris, en même temps que sa place au foyer de l’homme charitable qui l’avait recueillie, ce nom de Marcelle où Raymonde voyait un présage de bonheur.

Les annonces envoyées aux journaux par M. Dubreuil n’amenèrent aucun résultat : sa conviction se fit ainsi de jour en jour plus profonde que Marcelle avait été abandonnée. Par qui ? Pourquoi ?… Mystère insondable et qui ne serait peut-être jamais éclairci.

Cependant les années s’écoulèrent. Raymonde et Marcelle grandirent côte à côte, profitant l’une et l’autre également, des avantages de l’instruction et de l’éducation que permet une grande fortune et s’habituant chaque jour davantage à se considérer comme deux sœurs.

Elles n’offraient cependant aucun point de ressemblance, et l’amitié tendre qui les unissait était faite même pour étonner ceux qui connaissaient la diversité de leur caractère. Raymonde était devenue une grande demoiselle sérieuse, fort posée et très instruite de toutes choses ; Marcelle était d’une infatigable espièglerie, mettant son bonheur dans la perpétuelle récréation de l’esprit et du corps, ne s’appliquant jamais à l’étude que contrainte et forcée par la nécessité d’obéir. Raymonde, sévère pour elle-même, avait pour Marcelle une indulgence que rien ne pouvait lasser et qui dégénérait même en faiblesse ; à chaque nouvelle niche imaginée par la folle gamine, elle tenait prête une nouvelle excuse. Pas n’était besoin d’ailleurs de beaucoup insister pour obtenir le pardon de M. Dubreuil, qui aimait la petite fille autant que si elle eût été son propre enfant, ou celui de Rose, qu’une petite câlinerie suffisait à désarmer.

L’adoption de Marcelle par M. Dubreuil n’avait fait que redoubler le zèle du vaillant agronome : il s’était remis à la tâche qu’il s’était imposée, courageusement, ajoutant chaque année à sa fortune et tout ensemble à sa réputation de générosité. Personne ne fut donc surpris lorsqu’en automne 1885, les électeurs du département lui offrirent la mission d’aller à Paris représenter leurs intérêts à la Chambre des députés. Il avait d’abord, par modestie, songé à décliner l’honneur qu’on lui faisait ; mais bientôt, envisageant le bien qu’il pourrait faire et les services qu’il pourrait rendre, il accepta et posa sa candidature.

Profondément conservateur, il s’était rallié au programme de l’Union conservatrice ; mais il entendait qu’avant tout son élection signifiât le ferme désir, exprimé par le département, de voir revendiquer à la Chambre les droits de l’agriculture.

Personne ne fut assez hardi pour combattre sa candidature ; il rallia sur son nom une masse imposante de suffrages et fut élu député.

Cet honneur devait nécessairement entraîner des charges : la moins pénible ne fut pas l’obligation imposée au nouvel élu de quitter sa commune, pour aller, pendant une grande partie de l’année, fixer sa résidence à Paris.

Au début de la législature, il avait tenté de n’y séjourner que provisoirement, profitant de son privilège pour circuler gratuitement et faire la navette entre la capitale et sa propriété de Beautaillis. Mais à ce voyage continuel, il n’avait pas tardé à trouver une incroyable fatigue, une lassitude physique telle qu’il en perdait toute liberté d’esprit, tout ressort.

Il résolut alors de renoncer à ce système, prévint Raymonde, fit un choix parmi les meilleurs de ses domestiques et partit avec eux pour Paris. Obligé de vivre au centre de la capitale, où il avait toutes ses relations, il loua le premier étage d’un grand hôtel de la rue Lepelletier et chargea sa fille, sur laquelle il pouvait désormais compter comme sur lui-même, de diriger les travaux d’aménagement.

Il hésita quelque temps sur le point de savoir s’il ne conviendrait pas de mettre Marcelle pendant une ou deux années en pension. Mais il rejeta bien vite cette pensée, autant pour obéir à ses idées sur l’éducation des enfants, pour laquelle il jugeait indispensable le milieu de la famille, que pour plaire à Raymonde qui le suppliait de lui laisser l’orpheline. Il choisit à l’enfant des maîtresses instruites, et n’eut plus bientôt qu’à se féliciter du changement de caractère amené chez elle par ce changement d’existence.

Le premier discours prononcé au Palais-Bourbon par le nouveau député fut un véritable événement parlementaire. La presse lui fit un gros succès, son nom fut lancé dans le public et tout le monde comprit qu’il fallait compter avec lui. Il n’en tira pas autrement vanité ; il ne profita de cette illustration donnée à son nom et de l’influence réelle qui en résultait, que dans l’intérêt de ses mandataires d’abord, en faveur des pauvres et des déshérités de la capitale ensuite. Partout où une bonne œuvre était organisée, on était assuré de le rencontrer, empressé, actif, se prodiguant avec la même générosité qu’il mettait autrefois à porter la bonne parole dans les réunions de cultivateurs.

Il consacrait sa matinée à sa correspondance ; puis c’étaient les réunions du groupe parlementaire auquel il était inscrit, puis les séances de la Chambre, puis les soirées auxquelles il était invité : toute sa journée était consacrée aux intérêts d’autrui, et le temps lui restait à peine de s’occuper, comme il l’aurait voulu, de ses chères enfants.

— Bien sûr, lui disait Rose, que son affection pour son maître autorisait à lui donner ce sage avertissement, vous finirez par tomber malade. Que vous travaillez, pardi ! on sait bien qu’il serait impossible de vous en empêcher. Mais du moins, n’en faites pas d’excès : si le travail vous est utile, le repos vous est nécessaire. Ménagez-vous, maître ?…

M. Dubreuil, en entendant les exhortations de la dévouée servante, souriait joyeusement. Malade, lui !… allons donc. Il savait bien quelle constitution de fer était la sienne ; la maladie perdrait son temps, bien sûr, à vouloir entamer un homme bâti comme lui à chaux et à sable. Et il recommençait de plus belle.

Raymonde, qui se taisait par respect pour son père, n’en souffrait pas moins au dedans d’elle même de le voir ainsi se dépenser pour autrui. Depuis quelque temps, elle n’aurait su dire pourquoi, un nuage de tristesse pesait sur son front. Paris, avec ses fêtes et ses plaisirs à outrance, ne plaisait point à son humeur sérieuse : sous l’empressement qu’elle mettait à paraître partout, dans le monde et dans les salons où son père la priait de l’accompagner, un sentiment très prononcé de répugnance se cachait et l’amenait à traduire le mot : fête, par celui-ci : corvée. Sans qu’il y parût, elle ne sortait qu’à contre-cœur.

Ces sentiments n’avaient fait que s’accroître, dans les derniers temps, depuis le changement, survenu dans la manière d’être de Marcelle. Une ombre indéfinissable avait envahi le front de l’enfant devenue tout à coup sérieuse, d’une réserve que Raymonde ne trouvait pas naturelle. Marcelle ne se plaignait pas ; tout au plus imaginait-on que le souci, peint dans son œil triste et doux, provenait du regret d’avoir quitté l’existence joyeuse et toute en dehors qu’on menait jadis en Touraine, à la campagne.

— Nous y retournerons, bientôt, va ! petite sœur, disait souvent Raymonde en caressant les boucles blondes et soyeuses de l’orpheline. Et tu peux croire que nous rattraperons tout ce temps perdu. Dans un mois, peut-être même plus tôt, petit père sera libre, et tu verras comme il se hâtera de nous ramener là-bas. Lui aussi regrette, sais-tu ? la bonne vie libre d’autrefois, et brûle d’aller la reprendre…

Un éclair fugitif s’allumait alors dans l’œil de Marcelle ; mais il disparaissait bientôt et l’enfant, la lèvre adoucie d’un triste sourire, secouait la tête et ne répondait pas. Qu’avait-elle ?… Elle souffrait, peut-être.

Et une indéfinissable angoisse envahissait l’âme de Raymonde, à la pensée que sa chère petite orpheline allait tomber malade. N’y pouvant tenir davantage, elle s’en fut un matin trouver son père et lui dire ses craintes. Ce fut alors que M. Dubreuil comprit véritablement quel attachement l’unissait à la petite étrangère : il fut frappé en plein cœur. Sans prendre le temps de faire atteler, il prit son chapeau et s’élança dans la rue : une voiture de place le déposait dix minutes plus tard devant la porte de son médecin, qu’il forçait à le suivre et qu’il ramenait aussitôt sans lui donner le temps de se reprendre.

Le docteur se fit amener Marcelle, l’examina avec une attention minutieuse et conclut enfin à une maladie de langueur. Ce n’était pas bien grave encore, le mal n’ayant eu guère le temps d’exercer ses ravages dans l’organisme frêle de la pauvre petite ; mais il fallait se hâter d’appliquer un remède si l’on ne voulait pas la voir s’étioler bientôt et courir le risque de la perdre.

— Et le remède, s’écria M. Dubreuil, dites vite, docteur, vous me faites mourir : le remède ?

— Il faut faire voyager Marcelle, répondit le docteur, lui donner assez de distractions de toute sorte pour chasser la mélancolie noire qui l’obsède en ce moment. Puis, la mener dans une station thermale, dans le Midi de préférence, et lui faire observer, sans paraître toutefois l’y contraindre, un régime réparateur et fortifiant.

On était à la mi-juillet, la session était close. M. Dubreuil exigea que tout fût prêt pour le départ, qu’il fixa au surlendemain. Il renvoya ses domestiques en Touraine, n’emmenant que Rose, à qui l’enfant était fort attachée, et l’on partit. On visita successivement la Suisse, l’Italie, puis le nord de l’Espagne : mais un mois entier consacré à ces déplacements continuels n’avait point amené le moindre changement dans l’état de santé de Marcelle. De jour en jour plus sombre, luttant contre le mal sourd et lâche par lequel elle se sentait envahir, elle regardait sans curiosité les sites nouveaux qui se déroulaient sous ses yeux, les monuments somptueux et célèbres des villes où l’on s’arrêtait.

M. Dubreuil était désespéré de ce premier insuccès. Il se hâta de repasser les Pyrénées et vint s’installer à Luchon, où il remit Marcelle entre les mains d’un médecin expérimenté. Celui-ci examina la petite malade et ses conclusions furent identiques à celles de son confrère parisien. Connaissant la personnalité et l’influence du député, il résolut d’en faire son obligé en guérissant la fillette, et consacra tous ses soins à obtenir cette guérison.

L’action du traitement sur Marcelle fut sensible ; un mieux considérable et facile à constater se produisit dans l’état de sa santé, mais elle était loin d’être guérie quand, la fin de la saison étant arrivée, il fallut rentrer à Paris. M. Dubreuil consulta les plus célèbres médecins de la Faculté, qui mirent leur savoir et leur dévoûment au service de la guérison de Marcelle. L’année s’écoula dans des alternatives de tranquillité et d’inquiétude sans cesse renaissantes. La fillette semblait reprendre sa gaieté d’autrefois ; les idées sombres dont la mélancolie emplissait son cerveau faisaient trêve ; la pâleur exsangue de la face et des mains se colorait du teint rosé de la convalescence : on croyait Marcelle sauvée. Et tout à coup elle retombait en proie à son mal, si subitement et sous le coup d’un accès si grave, qu’on n’osait qu’à peine espérer la voir se relever de cette nouvelle rechute.

Cependant, au commencement du printemps, elle avait repris ses forces et petit à petit avait reconquis son allure enjouée et espiègle de jadis. Au Bois, où M. Dubreuil et Raymonde la conduisaient tous les jours, elle prétendait ne plus rester emmitouflée dans les fourrures dont on avait coutume de la couvrir, sautait lestement à bas de la victoria, et courait par les pelouses, reprise soudain comme d’un irrésistible besoin de folles gambades et de sauteries joyeuses. Cette sorte de convalescence avait duré deux grands mois : Raymonde renaissait à l’espérance, malgré le souvenir des continuelles alertes, et Rose elle-même, qui avait longtemps cru la pauvre petite condamnée à mourir dans sa fleur, reprenait bon courage.

Maintenant, seul, le médecin ordinaire de la famille venait visiter Marcelle et indiquer les soins dont elle avait besoin qu’on l’entourât. L’amitié dont il s’était lié avec M. Dubreuil lui faisait un devoir de plus d’être vigilant : aussi n’était-ce pas sans inquiétude qu’il avait remarqué, deux ou trois jours avant le soir par lequel s’ouvre ce récit, les premiers symptômes d’un nouvel accès.

Sans hésitation, pour obéir à l’ordre exprès du député qui voulait être tenu au courant de tous les détails, il prévint M. Dubreuil de ses observations et des craintes qu’elles lui suggéraient :

— Marcelle, lui dit-il, est menacée d’une nouvelle rechute. Cependant, si vos occupations ne vous retenaient pas à Paris et que vous puissiez librement disposer de votre temps, je vous donnerais le conseil de partir pour la campagne et je serais alors assuré de pouvoir prédire une entière guérison.

— Mais je suis libre ! avait répondu M. Dubreuil avec une sorte d’emportement ; le seul incident parlementaire qui pût me retenir, à savoir la discussion des céréales, est définitivement clos : rien ne m’obligera à attendre la fin de la session, alors que la santé de notre bien-aimée Marcelle dépend peut-être de mon prompt départ. Quand faut-il partir, docteur, et où faut-il aller ?

— Partir le plus tôt serait le mieux : donnez vos ordres pour que tous vos préparatifs soient achevés pour le commencement de la semaine prochaine. Quant au but de votre voyage, permettez-moi de me recueillir et de prendre quarante-huit heures de réflexion avant de vous le fixer…

On s’était quitté sur ce dernier mot ; le docteur était allé à ses affaires et M. Dubreuil s’était empressé d’écrire au président de la Chambre pour obtenir un congé, en motivant sa demande.

Puis il avait commencé la longue série des visites qu’il était tenu de faire pour prévenir de son départ ses amis et ses protégés.

Le matin même du jour où commence ce récit, prévoyant qu’il aurait tout réglé avant la soirée, il avait prévenu Raymonde de la décision, prise de concert avec le docteur, et lui avait recommandé de faire diligence, de sorte que tout fût prêt et qu’il fut possible de partir le surlendemain ou dans trois jours au plus tard.

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Ce tableau rapide de l’existence de son père et de la sienne venait de repasser tout à coup sous les yeux de Raymonde, assise, toute songeuse, devant le piano.

— Oui, se dit-elle, en poussant un soupir de profonde angoisse, Marcelle se retrouve sous le coup de la même menace… La science sera-t-elle donc obligée de s’avouer vaincue, et restera-t-elle impuissante à conserver à notre amour cette chère petite enfant !…

Puis, sa pensée s’élevant plus haut, jusqu’à Celui qui peut tout, là même où la science humaine reste inutile et incapable, une ardente prière monta de son cœur à ses lèvres.