Un Mariage à Mondorf/15

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Imprimerie de la Société St-Paul (p. 222-239).


XV


Ils se dirigèrent vers le parc, où la nuit était descendue, inondant d’une obscurité mystérieuse les allées perdues dans les profondeurs de leur alignement d’arbres noirs.

— M. le docteur, dit Fernand en abordant carrément le sujet de l’entretien qu’il avait sollicité, vous allez trouver bien extraordinaire la démarche que je viens faire auprès de vous. Cependant, c’est vous-même qui m’avez fourni la seule excuse qui puisse me faire pardonner la liberté de cette démarche ; c’est vous qui m’avez demandé de rester votre ami. Or, vous savez quel est mon isolement. La maladie m’ayant empêché de cultiver les relations que j’aurais pu me faire, orphelin de bonne heure, je n’ai gardé que quelques camarades d’enfance que je vois de loin en loin, et ne me connais d’autre soutien que mon tuteur, fort peu soucieux de négliger ses affaires pour s’occuper des miennes.

Vous seul, que le Ciel a daigné mettre enfin sur ma route, m’avez accordé ce grand bienfait de votre amitié : vous seul donc pourrez acquiescer à mon vœu et me rendre le service que j’attends de votre générosité.

Je vous ai dit souvent, cher ami, les sentiments que m’a inspiré le contact journalier de Mlle Raymonde Dubreuil : vous savez comment je l’aime, et combien me rendrait heureux la réalisation du projet que je caresse depuis si longtemps de la demander en mariage à son père. Longtemps la maladie m’en a empêché, réduisant mon espoir à l’état d’une illusion chimérique, d’une hallucination de cerveau enfiévré. Puis, la santé revenue grâce à vos soins dévoués, un autre obstacle a surgi, plus terrible à affronter, l’incertitude où j’étais des sentiments de Mlle Dubreuil, l’impossibilité de les connaître à laquelle j’étais réduit par la réserve qui m’était imposée.

L’obstacle a disparu. Vous le dirai-je ? un seul regard de Raymonde, au cours de cette promenade de l’après-dînée, a suffi à me persuader. De son côté, Raymonde m’aime ; je le sens, je le sais !…

— Voilà bien les amoureux, dit le docteur en interrompant l’enthousiasme de son jeune ami. Un seul regard les persuade : ils le sentent, ils le savent. Mais réfléchissez donc, mon cher Fernand, que Mlle Dubreuil n’a jamais pu jusqu’ici penser à vous autrement que pour vous plaindre, que vous ne pouvez lui avoir inspiré d’autre sentiment sérieux qu’un sentiment de bienveillante compassion. Vous souffriez. Elle est bonne et vous plaignait.

D’ici à l’amour, c’est l’abîme qui va de la coupe aux lèvres.

Cependant je vous accorde que votre guérison, ayant causé à votre amie un sentiment de joie sincère, votre conversation de ce soir lui ait plu, que votre démarche de joli cavalier lui ait agréé, qu’elle ait enfin senti naître en son cœur un secret penchant pour vous. Quel serait alors votre dessein ?

— Écoutez-moi, cher docteur. C’est demain que se donne la soirée des adieux. M. Dubreuil ne veut pas voyager le dimanche, mais il est désireux de rentrer à Paris et a fixé son départ à lundi. Il nous quittera mardi au plus tard. Si d’ici là je n’ai pas eu avec lui une entrevue décisive, voyez quelle difficulté me sera créée de la susciter ensuite. J’ai donc trois jours à peine pour me remuer ; le temps d’écrire à mon tuteur, de l’amener à faire en mon nom une démarche officielle et à demander pour moi la main de Raymonde, M. Dubreuil sera rentré à Paris.

— Que voulez-vous faire alors ?

— Vous supplier, docteur, vous, mon cher, mon seul ami, de vous charger de cette mission délicate. M. Dubreuil a en vous une confiance illimitée : vous lui direz ce que j’ai souffert, quelle résignation j’ai mise à attendre que le terme de ma maladie me permît de réaliser mon espoir, de quelle tendre affection j’aime sa fille. Il vous croira et je serai heureux….

L’excellent médecin l’avait dit lui-même : Fernand lui avait laissé lire dans son cœur comme dans un livre ouvert. Cette proposition, qui aurait pu paraître excessive à tout autre, ne le surprit donc pas outre mesure. Mais il comprit l’épineuse délicatesse de la mission dont son jeune ami voulait le charger. C’était difficile, oui vraiment, de l’accepter. À quel titre se présenterait-il à M. Dubreuil, et lui présenterait-il officiellement la demande en mariage d’un jeune homme qu’il aimait de sincère amitié, certainement, mais dont il connaissait bien peu les affaires cependant pour assumer la responsabilité d’une pareille démarche ?…

Doucement, faisant de son mieux pour ne pas affliger le jeune homme, il expliqua toutes ces choses à Fernand. Mais celui-ci n’entendait pas se laisser décourager au premier mot. Le docteur ne connaissait pas suffisamment ses affaires, sa situation de fortune, l’honorabilité de sa famille et de sa maison ? Qu’à cela ne tienne, on le mettrait au courant. Et Fernand conta tout au long son histoire.

M. Petit, maintenant, n’avait plus guère d’objection sérieuse à faire à la proposition du jeune homme. Il restait bien encore la question de sa compétence à se charger d’une démarche qui aurait semblé devoir être réservée au tuteur de Fernand. La difficulté cependant n’était pas grave, et, comme l’avait dit Darcier lui-même, tout pouvait s’expliquer par la nécessité qu’imposait le prochain départ de la famille Dubreuil.

— Alors, vous acceptez, docteur ? demanda le jeune homme en tendant la main à M. Petit.

— Eh ! bien, oui ! répondit celui-ci. L’affaire est délicate, mais je ferai le possible pour m’en tirer à mon honneur… et à votre succès. Et maintenant, mon petit ami, je vous souhaite une bonne nuit ; bien calme qui vous repose de toutes ces émotions. Je me sens las moi-même et je vais me coucher. La nuit, dit-on, porte conseil…

Il serra la main de Fernand et s’éloigna dans l’obscurité.

Il est convenu de dire que ses amoureux ne dorment point. Fernand donna cette nuit-là un fameux accroc à la réputation de sagesse de cette maxime vulgaire : il dormit à poings fermés, sous l’influence du grand air respiré largement pendant la promenade, de la lassitude produite, en son corps convalescent, par les émotions qui l’avaient assailli et auxquelles il n’était pas habitué.

Lorsqu’il s’éveilla, il consulta sa montre et resta stupéfait.

— Huit heures ! dit-il, et je dormais. Et tandis que je reste là dans mes oreillers, avec l’indolence d’un homme que plus rien ici-bas n’intéresse, M. Petit est peut-être occupé de faire trancher, par le père de Raymonde, la question de mon avenir. Ma vie se joue là bas, et je dors !…

Ce contre-temps imprévu lui donna de l’humeur. Il s’habilla à la hâte et descendit vivement à la salle à manger. On déjeunait encore. M. Dubreuil serait peut-être encore là ?… Non, Raymonde seule, à sa place accoutumée, avec Marcelle qui égrenait dès le matin, les saillies pétillantes de verve enfantine de son esprit alerte et vif. Fernand s’inclina devant ces demoiselles et se mit à table. Où pouvait bien être M. Dubreuil ?… Pas de doute, le docteur l’avait retenu : il s’acquittait en ce moment même de sa mission….

Le jeune homme eut un frisson involontaire et se sentit pâlir. Pour se donner une contenance, il se mit à beurrer une tranche de pain découpée. Que disaient-ils ?… Comment M. Dubreuil accueillait-il les ouvertures du docteur ?…

Il beurrait, beurrait encore, et toujours : sa tartine déjà n’était plus mangeable.

Refusait-il peut-être ?… Oh ! désespoir… Mais non, ce ne pouvait être : quel motif aujourd’hui ?…

— Mademoiselle, dit en ce moment un garçon de bains qui venait d’entrer et s’approchait de Raymonde, voudriez-vous avoir la bonté de me dire où je pourrais rencontrer M. Dubreuil ? M. Petit voudrait l’entretenir et l’attend dans son cabinet…

Fernand sursauta. Eh quoi ! M. Dubreuil n’était pas avec le docteur !… Où était-il donc, en ce cas ? Quel motif avait-il de n’y pas être ? Il refusait peut-être de l’entendre, se doutant de l’objet de sa démarche. Oh !…

— Veuillez dire tous mes regrets à M. le docteur, répondit Raymonde au domestique. Mon père est parti ce matin dès l’aube pour une partie de chasse à laquelle il avait été prié. Il ne rentrera que dans l’après-dînée, assez tard, peut-être…

Et comme le garçon se retirait pour reporter cette réponse, Fernand s’indigna. Comment ! On n’avait plus que deux jours, trois au plus à passer ensemble et M. Dubreuil faussait ainsi compagnie à tous ses amis !… Si c’était pour en rester là, qu’avait-il besoin alors d’organiser hier cette promenade, et de se mettre en si grands frais de politesse ?… On avait besoin de lui pour décider une question importante, dont deux existences dépendaient, et il allait à la chasse !…

— Or ça, Monsieur Darcier, dit tout à coup Marcelle, avez-vous fait le projet de faire tenir sur votre tranche de pain tout le contenu de ce beurrier ?

Fernand sentit aussitôt tout le ridicule de son attitude. Il rougit, s’inclina, sourit, puis rougit de plus belle. Alors, voulant absolument dire quelque chose :

— En effet, mademoiselle Marcelle, répliqua-t-il.

Et comme l’enfant partait d’un joyeux éclat de rire à cet acquiescement singulier, sa confusion fut extrême et il revint à lui.

— Pardonnez-moi, de grâce, dit-il. J’étais distrait. Je ne sais vraiment où j’avais la tête.

— Vous pardonner, dit encore Marcelle. Peut-être !… si vous chantez bien ce soir.

Et comme Raymonde s’était levée en souriant, elle quitta la table à son tour et Fernand resta seul. Chanter !… Ah ! bien, si quelqu’un au monde avait en ce moment l’envie de chanter, ce n’était pas lui, certainement. Qu’allait-il faire maintenant pour combattre le mortel ennui de cette journée d’attente ? Car M. Dubreuil ne rentrerait qu’assez tard, Raymonde l’avait dit. Pourvu seulement qu’il rentrât avant le concert et que le docteur eut le temps de lui demander un entretien !…

Cette longue journée s’écoula cependant. Même M. Dubreuil rentra plus tôt qu’on n’avait cru. Il avait chassé toute la matinée en plaine, en compagnie de M. Meunier, chez lequel il avait été invité par l’aimable entremise de M. Pauley, qui en était aussi. On avait tiré quelques perdreaux, un seul lièvre : il faisait absolument trop sec depuis quelques jours, et le lièvre était sous bois. On était rentré chez M. Meunier pour le déjeuner et on avait décidé d’en rester là, l’aimable hôte ayant consenti à venir avec M. Pauley passer la soirée à Mondorf.

En rentrant à l’hôtel, M. Dubreuil fut arrêté par un domestique qui lui remit une lettre. C’était un mot du docteur Petit, le priant de vouloir venir le prendre à 7 heures à son cabinet : il avait à l’entretenir, disait-il, d’une affaire urgente.

À sept heures, M. Dubreuil entrait chez le médecin.

— Me voici, docteur, tout à votre disposition.

— Vous me comblez, cher monsieur, et je vous suis fort obligé de votre empressement. Comme je l’écrivais, je désire avoir avec vous un court entretien : si vous y consentez, nous irons chercher, dans le parc, un coin bien discret où personne ne viendra nous déranger.

— Certainement, docteur, et avec le plus grand plaisir.

Ils montèrent du côté du bosquet et trouvèrent bientôt, sous l’ombre d’un grand hêtre, un banc qui les invitait à s’asseoir.

M. Petit entra résolument en matière. Il expliqua les circonstances à la suite desquelles il avait accepté la mission dont on l’avait chargé. M. Darcier, étant orphelin et n’entretenant avec son tuteur que de lointaines relations, s’était adressé à son amitié pour lui rendre ce service : il n’avait su lui refuser. La fortune était considérable, la famille d’une honorabilité parfaite, cette demande en mariage était donc absolument seyante…

Dès les premiers mots, M. Dubreuil avait été frappé en plein cœur. Voilà donc réalisée cette menace devant laquelle il avait si souvent tremblé. On voulait lui prendre Raymonde !…

Que deviendrait-il alors, lui, si Marcelle se trouvait ainsi tout à coup privée de celle qui lui remplaçait la mère absente ? La pauvre enfant ne supporterait pas un pareil coup. Alors, pourquoi l’avoir guérie ?…

— Jamais ! docteur, dit-il tout à coup avec un geste brusque. Jamais, entendez-vous…

Puis tout à coup il fut pris de ce même remords affreux dont il avait été naguère assailli. Le rouge lui monta au front et une grande tristesse l’envahit tout entier. Alors, il essaya de se donner le change à lui-même et expliqua au médecin. Comment pouvait-on songer que lui, père soucieux avant toute chose du bonheur de ses enfants, irait donner Raymonde à un jeune homme atteint d’un mal incurable, qui paraissait rétabli maintenant, il est vrai, mais à qui le plus léger contre-temps, un rien suffirait à occasionner une rechute ?

Et malgré les protestations du docteur qui répondait corps pour corps de la santé de M. Darcier, il continua de motiver son refus, s’emportant tout à coup, puis suppliant aussitôt le médecin de le comprendre et de ne pas lui garder rancune. Mais son devoir était là et il n’y faillirait pas…

D’ailleurs, d’où était venu à M. Darcier le droit de croire que Raymonde répondait au sentiment qu’il manifestait à son égard ? Il ne l’avait pas interrogée, peut-être ? Car jamais sa fille ne voudrait de M. Darcier pour son mari, ayant trop de bon sens pour ne pas apprécier les risques que lui ferait courir une pareille existence. C’était parbleu ! fort certain…

Au début de cet entretien, le hasard avait amené Raymonde de ce côté du bosquet où son père venait d’arriver. En reconnaissant la voix du docteur, elle s’était tout à coup profondément émue. Qu’allait-elle faire ?

Le mieux eût été de s’en aller bien vite rejoindre Marcelle, et de revenir plus tard, quand M. Petit aurait quitté son père. Mais non ! ce n’était pas possible. Son nom, prononcé à deux reprises, elle l’avait bien entendu. Il était donc question d’elle : sa destinée peut-être était en jeu. Que disait-on ? Quoi ? Elle voulait savoir, troublée tout à coup dans le plus intime de son être, prise soudain d’une anxiété fort pénible. Elle le voulait à tout prix, au risque de céder à une curiosité rapetissante, de recourir, pour la satisfaire, à un procédé blâmable : écouter une conversation dont les interlocuteurs ne seraient tû, peut-être, s’ils l’avaient su aux écoutes.

Elle resta derrière le massif et, à peu près sûre de ne pas être surprise, elle tendit avidement l’oreille.

Rien ne lui échappa de cette conférence, et quand le dernier mot fut dit, Raymonde se sentit brisée, étourdie, prise de vertige. Elle n’avait plus d’ailleurs aucune honte de son indiscrétion : au contraire, elle s’applaudissait de l’avoir commise. Elle était édifiée, enfin ; elle savait à quoi s’en tenir ; elle serait à même de se résoudre dès que le calme se referait dans son esprit, dès que ses impressions, devenant moins confuses, moins heurtées, elle pourrait sonder sa conscience et se préciser son devoir.

Lentement, elle sortit du massif, puis, arrivée à la route qui contournait le bosquet et descendait au Casino, elle se mit à courir et arriva bientôt à l’hôtel, où elle se réfugia dans sa chambre.

Là, elle se crut en pleine possession d’elle-même, dans la plénitude de sa lucidité, et s’étant débarrassée de son chapeau et de son ombrelle, elle s’assit posément, afin de réfléchir.

Ce n’était qu’un calme apparent. Les nerfs, surexcités jusqu’à la douleur, se détendaient peu à peu. Mais tout restait brouillé dans ses idées. Puis un souvenir prit le dessus ; le souvenir d’une phrase par laquelle son père avait insinué qu’il romprait absolument, dès le jour du mariage, avec le ménage de sa fille. Eh quoi ! c’est à de telles conditions que Raymonde pourrait se marier ? Jamais, pour elle, elle ne les accepterait ! Sacrifier son père ? Se condamner à ne plus le voir, à ne plus lui faire les douces caresses auxquelles elle l’avait habitué ? Non ! Jamais !

La jeune fille eût cru commettre une indignité. Renoncement pour renoncement, sacrifice pour sacrifice, c’était, à elle de les consentir… Au fait ! était-ce réellement un sacrifice ? Elle en voulut douter. Mais on ne se ment pas à soi-même, pas longtemps, du moins. Elle essaya pourtant ; elle se dit :

— Non ! je ne sacrifie rien !

Et puis ses yeux se mouillèrent, et contre son gré, en dépit de sa volonté, il lui fallut reconnaître que le sacrifice était réel ; plus encore, qu’il était grand !

Oui, c’était sacrifier toute une sorte de bonheur, si accessible aux autres ; renoncer à vivre sa vie, à se créer un intéreur, un nid ; le doux ménage à soi, qu’on pare et qu’on aime. Oui, c’était sacrifier toutes les aspirations légitimes de la jeune fille convenablement élevée, sage et modeste ; la joie d’affectionner un mari et d’être affectionnée par lui ; de partager ses ambitions, de l’encourager dans ses efforts, de lui rendre l’existence aimable ; la joie aussi, la suprême joie de couvrir un bébé de caresses, de l’élever, de le voir grandir, de lui faire une conscience, et de l’admirer en le chérissant.

Le mari !… Mot vague, hier encore, qui personnifiait quelqu’un maintenant ; quelqu’un qui sortait de l’ombre, par la démarche qu’à l’heure même on vouait de faire en son nom.

M. Darcier !… Fernand !…

Oui, Fernand eût été le mari qu’elle eût souhaité. Si peu qu’elle le connût, il lui inspirait confiance. Elle eût aimé s’en remettre à lui, à sa loyauté, de sa destinée tout entière, et quelque chose — elle ne savait quoi — au fond de son être, lui disait qu’il ne l’eût pas déçue.

Hélas ! ce n’était pas possible. Ce doux intérêt de l’existence féminine lui était refusé, à elle, par une volonté contre laquelle elle ne voulait pas réagir, ce qu’elle n’aurait pu faire, d’ailleurs, qu’en oubliant volontairement ce qu’elle devait à son père et ce qu’elle se devait à elle-même. Elle était là dans des conditions extraordinaires, par la complicité du hasard qui avait amené Marcelle au foyer de son père. Oh ! la pauvre petite chérie ! Elle en était bien innocente, oh ! oui, et ce ne serait certes pas Raymonde qui jamais pourrait lui en vouloir. Elle l’aimait bien trop, pour cela !… Mais, enfin, c’était dommage.

Dommage, et dur aussi ! Elle pouvait bien le reconnaître, elle pouvait bien pleurer aussi, puisqu’on n’en saurait rien et que cela soulageait son pauvre cœur.

Du moins, le sujet en valait la peine. Et puis, ce n’était pas sur elle seule qu’elle pleurait. Il n’est pas défendu d’être charitable, de s’apitoyer sur la peine d’autrui. Et M. Fernand Darcier en aurait certainement en se voyant refusé, repoussé. La logique la plus élémentaire ne souffrait pas qu’on en doutât. Puisqu’il demandait Raymonde en mariage, c’est apparemment qu’il se sentait de l’inclination pour elle. Nulle préoccupation d’intérêt, bien sûr. Sa fortune était au moins égale, sinon supérieure à celle de la jeune fille : il était fils unique et Raymonde avait une sœur ! L’inclination était donc évidente : mieux encore, profonde !

Donc, ce n’était que trop vrai, il aurait de la peine. Eh bien ! Raymonde ne croyait pas braver les convenances en regrettant de la lui causer. C’était si bien contre son désir, si véritablement contraire à ses intentions ! Et quel malheur de ne pouvoir le lui faire savoir. Que penserait-il d’elle, après ce refus ? Le pis qu’elle y risquât était qu’il se fît une idée très fausse de son caractère et de sa sensibilité : elle serait méconnue de lui ; il la jugerait mal…

Elle en était navrée, car elle faisait le plus grand cas maintenant de l’opinion de M. Darcier ; mais ce qui lui était le plus douloureux, c’est qu’au surplus elle allait mortifier ce pauvre jeune homme qui le méritait si peu, et, de sa part à elle, encore bien moins !

À quelle triste extrémité la réduisait l’observation de son devoir ! Il fallait qu’elle affligeât, qu’elle froissât une personne qui la choisissait entre toutes, et à qui, à tous égards, ne fût-ce que par probité, elle croyait devoir sa considération la plus distinguée. Comment s’étonner, après cela, qu’elle eût du chagrin et qu’elle éprouvât je ne sais quelle naïve et lamentable jouissance à pleurer, comme un enfant qui désespère du lendemain, s’imagine être abandonné du ciel et se croit voué au malheur !…

Pauvre Raymonde ! Elle n’eut même pas cette triste consolation de laisser longtemps couler ses larmes. Elle entendit Marcelle qui venait par le corridor, en chantonnant, la chercher sans doute, car il était temps de s’apprêter et de faire toilette pour aller au concert. Au concert, à la fête, tandis qu’elle eût été si bien là, dans sa chambre, pour interroger son pauvre cœur et le consoler…

Cependant, Marcelle allait ouvrir la porte. Vite, Raymonde défit son corsage et, courant à son lavabo, feignit d’être fort occupée à se laver le visage. Oh ! que cette eau était fraîche et lui faisait de bien, en même temps qu’elle faisait disparaître les traces des larmes de tout à l’heure !

— Entre, Marcelle, je suis ici.

— Où donc étais-tu passée, grande sœur, dit la fillette en refermant la porte. J’étais inquiète déjà, ne te voyant pas venir me prendre pour faire ma belle toilette de ce soir.

— Ne crains rien, chérie, nous serons prêtes avant l’heure. Et comme je vais te faire jolie ! Je vais te mettre ta robe de dentelle blanche, et tes longs gants de soirée, et ta parure de turquoises…

Cette magnifique toilette était presque achevée quand M. Dubreuil, sortant de chez lui, vint frapper à la chambre de Raymonde. Serait-on bientôt prêtes ?… Oui ?… Il fallait se hâter, car il était temps, si l’on voulait être exact…

Et comme, pour descendre, Marcelle était partie en avant, M. Dubreuil retenant sa fille un moment à l’écart :

— Raymonde, mon enfant chérie, dit-il, tu me vois bien malheureux ! Le docteur me quitte à l’instant, s’étant acquitté d’une mission à lui confiée par M. Fernand Darcier, qui te demande en mariage.

Et sans s’étonner du calme imperturbable avec lequel sa fille recevait cette communication :

— Chère enfant, ajouta-t-il, je remets mon sort entre tes mains. Que décides-tu ?…

Raymonde sentit une cruelle angoisse la mordre vivement au cœur. Mais elle se dompta, et sans se départir de sa belle tranquillité :

— Mon père, dit-elle, veuillez remercier ce soir M. Darcier de l’honneur qu’il a bien voulu me faire en me distinguant, et obtenez qu’il me pardonne de ne point pouvoir répondre à ses vœux. Je veux rester heureuse comme je le suis, et n’ai point d’autre désir que de continuer à vivre entre vous et Marcelle…

Une pâleur livide avait envahi la pauvre fille tandis qu’elle parlait ainsi, et il lui fallut toute son énergie pour ne pas faiblir. Mais la demi obscurité qui régnait dans le corridor, et surtout la joie immense dont cette détermination de sa fille comblait M. Dubreuil, l’empêchèrent de s’en apercevoir.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Dans le salon du kursaal, brillamment éclairé de toutes les lumières du grand lustre, les baigneurs et les baigneuses avaient pris place pour assister au concert d’adieu qui était comme la clôture de la saison. On s’était mis d’accord pour admettre que, restant entre soi, comme on dit, et la fête étant essentiellement une fête de famille, on se dispenserait de se conformer à l’ennuyeuse étiquette. Les hommes étaient venus en veston léger, les dames en robe de visite : seuls les jeunes gens et les demoiselles qui faisaient leur partie dans le concert étaient en toilette de cérémonie. Pensez donc ! il fallait monter sur la scène !…

Car il y avait une scène : des tables alignées, cachées sous un large tapis, et auxquelles on accédait par un escalier portatif. Au dessus, des guirlandes de feuillage avec des drapeaux variée, aussi nombreux que l’étaient les nationalités qui comptaient des représentants dans la colonie. Puis enfin, devant et sur la droite, le piano tenu par un jeune amateur plein de talent.

L’orchestre, qui allait faire l’ouverture du concert, était placé dans le salon voisin, d’où le son arrivait très distinct, moins bruyant, par les hautes portes larges ouvertes.

Tout le monde se tut soudain, et l’orchestre entama la Marche nuptiale de Mendelssohn… Fernand Darcier était assis à l’extrémité du premier rang des spectateurs, immobile, le regard perdu, pris de l’angoisse d’une inexprimable inquiétude. Il avait vu M. Dubreuil prendre avec le docteur le chemin du bosquet, puis, plus tard, Raymonde qui rentrait à l’hôtel en courant, puis encore M. Dubreuil qui revenait seul, sortant de l’établissement. Aussitôt, il avait pris sa course pour rejoindre M. Petit. Il l’avait cherché chez lui, au casino, aux bains, l’avait demandé au régisseur, aux garçons de service, aux domestiques. Le docteur était demeuré introuvable.

Enfin, c’était un peu de patience à prendre : il allait arriver au kursaal, invité à la fête. Successivement les baigneuses, les baigneurs étaient entrés, Raymonde, Marcelle, puis M. Dubreuil en compagnie de M. Pauley et d’un inconnu : le concert maintenant commençait et le docteur n’avait point paru. Que fallait-il croire ?…

Une salve d’applaudissements éclata, puis le piano entama le prélude d’un grand air d’opéra. Tout le monde consultait son programme. Mais qu’est-ce que cela pouvait bien faire à Fernand ? Pour lui, c’était un air d’opéra quelconque, chanté par une demoiselle quelconque. L’important eût été de trouver le docteur. Il allait venir, oui certes ; il ne pouvait manquer à cette fête à laquelle il était le premier invité. Mais pourquoi n’y était-il pas encore arrivé ? Que cachait enfin ce mystère ? M. Petit cependant devait savoir avec quelle impatience il était attendu…

Un jeune homme monta sur la scène et débita une chansonnette comique qui fit rire aux larmes. Fernand, lui, ne riait pas. Comment était-il possible de rire, alors que tout le monde eût dû s’inquiéter de l’absence du docteur ? Était-ce ingratitude ou légèreté ? C’était ignorance seulement, peut-être ! Quoi ! quelqu’un dans la salle ignorait que M. Petit manquait à la fête ?…

Les romances succédèrent aux chansonnettes et les barcarolles aux couplets. Fernand n’entendait rien, les yeux fixés maintenant sur la large baie que faisait dans la muraille la haute porte ouverte, et par où allait entrer le docteur. Il n’entendit même pas Raymonde qui obtenait un succès d’artiste véritable dans l’air de la folle Ophélie d’Hamlet, en exprimant avec un rare talent l’amertume dont est pleine cette page de poésie incohérente et pénible. Il n’entendit même pas qu’on l’appelait, lui, tout à coup, son tour étant venu de s’exécuter. Il fallut que quelqu’un lui secouât la manche de l’habit pour qu’il comprît ce qu’on attendait. Un moment, il fut pris de la folle envie de se sauver, au risque d’un esclandre : puis il céda et escalada la scène.

Il avait compris, enfin ! Le docteur ne venait pas, mais c’était pour éviter les explications pénibles que le refus de M. Dubreuil l’obligeait à lui rapporter. Tout s’écroulait, alors, et le bonheur était fini. Autant mourir !…

Dans le cimetière aux murs blancs
Faites, quand je serai sous l’herbe,
Qu’un de vos anges consolants
Me trouve assez mûr pour sa gerbe !…

Et comme il descendait l’estrade des tables, salué par les frénétiques bravos des auditeurs que son chant avait profondément émus, il trouva devant lui M. Dubreuil qui lui dit :

— Pardonnez-moi, Monsieur Darcier, de venir aussi malencontreusement troubler votre triomphe. Mais il serait malséant de retarder davantage la réponse qu’il me faut faire à vos propositions, que m’a ce soir transmises M. Petit. Ma fille Raymonde m’a chargé de vous remercier de l’honneur que vous avez bien voulu lui faire en la distinguant…

— Et de me dire qu’à son grand regret elle ne pouvait y répondre comme je paraissais le souhaiter, continua Fernand, devenu livide. Mon Dieu ! suis-je donc maudit ?…

Et laissant M. Dubreuil stupéfait, il quitta le salon et disparut en courant.