Un Mort vivait parmi nous/05

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La Sirène (p. 24-28).


V



ON ne la voit plus… dit Delorme.

La drague mugit. La chaîne à godets grince sur les tourteaux avec un bruit de train en marche et de roues de moulin. Les hommes éclaboussés de vase s’agitent et crient.

Je ne sais si l’ingénieur se parle à lui-même, car son regard reste fixé sur les creusets d’acier qui montent lentement, lourdement chargés de boue et d’eau. De temps à autre, il plonge le bras dans la vase nauséabonde, et retire une poignée de glaise qu’il examine avec attention.

— C’est à n’y rien comprendre, dit-il, en lavant une pépite au creux de la main. La prospection n’a pas donné la couleur, et cependant chaque godet contient de l’or.

Et, soudain, les yeux sur moi :

— Qu’est-ce que nous lui avons fait pour qu’elle boude ? Est-elle malade ?

Un hurlement de sirène annonce la fin de la journée. Avec des soufflements ralentis, les moteurs s’arrêtent. Un treuil, lancé à toute volée, fait un bruit de ferraille comme une chaîne d’ancre tombant à la mer. Puis, soudain, le silence.

Sur les fronts bourdonnants des hommes, étourdit par dix heures de vibrations métalliques, le silence s’applique comme un casque et bouche les oreilles.

Titubants, ivres de bruits et de fatigue, imprégnés de l’odeur de la boue pestilentielle, les hommes partent à la file indienne vers le camp. Le sentier longe le lac creusé par la drague.

Sur les flancs du coteau s’étagent les cases des ouvriers. Des jardins plantés de bananiers et de maïs ; des parcs fermés par une palissade en piquets de wara où les agamis sauvages gardent des poules comme nos chiens de berger gardent les moutons ; un bassin d’eau claire ; et, tout en haut, la maison sur pilotis du personnel de la drague.

Delorme, penché sur sa barbe, les genoux fléchissant à chaque pas suivant l’usage des hommes trop grands, songeait, en gravissant la côte, à cette maison qui lui apparaissait maintenant si misérable.

Il revoyait les planches placées sur des chevalets en forme de table, les vêtements de cuir jetés sur le sol, les outils épars, et tout le délabrement de la salle commune d’un camp de mineurs.

Après le bain du soir, il rôda entre les cases alignées sur le terre-plein qui formait une vaste terrasse. Un secret désir le poussait vers le carbet de Pierre Deschamps où habitait la jeune femme. Il passa devant la porte. La case était vide.

Delorme, se dirigeant vers la maison commune, fit un détour pour éviter l’Indien dont la haute stature barrait l’horizon, comme un croiseur à l’entrée d’un port. Une crainte secrète l’éloignait du géant.

Il vint s’asseoir sur les premières marches de la terrasse et regarda la naissance des étoiles. Elles éclataient dans la nuit, l’une après l’autre, comme les lumières de la ville, très au loin au fond d’une rade.

Une lourde chaleur humide collait aux épaules ainsi qu’un drap mouillé d’eau tiède.

Le cœur serré d’une angoisse indéfinissable, l’ingénieur eut la sensation qu’un être très cher venait à lui, dont il ne pouvait dire le nom, ni évoquer l’image avec précision. C’était un trouble inconnu, d’une sensualité profonde, qui donnait à ses lèvres un goût sucré et qui lui rappelait l’émoi de sa première adolescence.

Tout à coup, sur le tracé, il vit venir des robes blanches. Les ombres, sorties du marécage, s’avançaient en hésitant… Maintenant, des jeunes filles, se tenant par la main, riaient et couraient vers lui, en farandole. L’une d’elles passa si près qu’il sentit sur son visage le remous frais du vent secoué par une robe.

Du village des mineurs, venait la musique habituelle du soir : des lamentations d’accordéon et des chants.

Les jeunes filles en robe blanche cueillaient, aux palissades du camp, des roses dont elles avaient les bras chargés et qu’elles portaient en cortège à la case de Marthe Deschamps.

Un bien-être nouveau lui était venu. Il se sentait enveloppé de la présence de la femme. L’homme, qui s’est trouvé éloigné longtemps de l’odeur subtile de la femme, sent naître en lui un mal inconnu dont il ignore la cause et que rien ne peut guérir. C’est une plaie qui grandit chaque jour, et dont la mystérieuse souffrance explique tant de drames de la jungle.

Quand Delorme entra dans la salle, les hommes étaient assis et mangeaient. Pour la première fois, le repas avait commencé sans lui. Il vit que la table, couverte d’une nappe, était chargée de vaisselle claire. Il y avait des fleurs aux deux extrémités.

Personne ne fit attention au retard de l’ingénieur. Marthe Deschamps se tenait en face de lui, à la place d’honneur. Elle lui sourit. Il ne sut pas répondre ; il voulut gourmander le forçat pour se donner une contenance et ne trouva pas les mots habituels.

Il lui sembla que les hommes étaient intimidés par leur tenue débraillée. Cependant, ils parlaient, comme tous les soirs, de la production et du travail de la journée.

Elle était là, en robe claire, toute semblable aux jeunes filles qui lui avaient rendu visite tout à l’heure. Il n’osait pas entreprendre une conversation, de peur de la froisser.

— Nous aurons sans doute le courrier avant un mois, dit-il soudain.

Une rougeur lui vint au front. Les convives le regardaient sans répondre. Il se reprocha ce propos, craignant qu’elle le considérât comme une allusion à son départ.

Un silence timide et heureux pesait sur cette table habituée aux clameurs des coureurs des bois réunis.

Ainsi la paix descend parfois au cœur des hommes.