Un Mort vivait parmi nous/29

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La Sirène (p. 138-141).


XXIX



LA vie allait de la sorte, monotone, semblable à la vie régulière du fleuve.

Il se trouvait que le village saramaca était au centre d’un cirque de collines, ouvert aux deux extrémités pour le passage presque à pic de la rivière. Mais personne ne s’était aventuré au delà des montagnes.

Où donc allaient les mineurs et les pirogues chargées de marchandises ?

Et les convois de matériel et de vivres conduits par des hommes qui parlaient des langues inconnues ?

Le vent lui-même soufflait toujours dans le sens de la pente de la vallée, emportant les brouillards et les aras dans sa descente.

C’était comme un accord de toutes les choses vivantes et inanimées : tout s’en allait vers le bas.

Cependant, un secret instinct avertissait les hommes qu’un monde de merveilles s’ouvrait très loin, en amont, là où personne n’allait… Nul n’en avait jamais parlé, mais tous en avaient eu, à une époque de leur vie, la mystérieuse révélation.

— Toi seul demeures en arrière, comme une souche au bord du sentier.

Un Saramaca, très vieux, très ridé, est assis sous le carbet et monologue, prenant à témoin les choses absentes que désignent ses mains désemparées.

Il est si vieux qu’il aurait pu assister à la naissance du wacapou qui domine le camp, et du caïman monstrueux qui, chaque soir, vient troubler la boue du dégrad.

Sec de peau, le visage plissé et ratatiné, il se dresse sur ses longs et maigres os… et il parle… sans arrêt, comme un hocco emprisonné.

Il est aveugle, et il est centenaire.

Il est aveugle depuis plus de cinquante ans. Il s’imagine voir un peu mieux chaque jour.

— Si rien de fâcheux ne survient, je pourrai, dans quelques années, entrevoir le soleil.

Ses cheveux blancs, tressés par petits paquets, lui donnent un aspect de diable aux cornes multiples. Tout son corps est tatoué. La peau de son visage a l’apparence d’un cuir repoussé. Les cicatrices qui vont de la commissure des lèvres aux tempes, en spirales symétriques, élargissent et retroussent l’arc de la bouche en un rire perpétuel, effrayant et comique.

Il ne sait pas fumer, il renifle à tout propos l’affreux mélange de piment, de tabac et d’huile de coco qu’il garde dans un petit pot caché sous son kalimbé.

Il raconte ce qu’il voyait avant d’être aveugle. Il ne parle pas des hommes de la tribu qu’il n’a jamais cessé de voir, grâce à ses mains, d’une extraordinaire sensibilité, mais du fleuve, des arbres, des îles, des oiseaux et du soleil dont l’image le hante.

— Je te guiderai dans la brousse.

Lorsqu’il m’accompagne, sa mémoire ne le trahit jamais :

— Ici, commence le tracé qui conduit aux trappes… Ici, c’est le sentier de la pêche… Voici, maintenant, le terrain marécageux où poussent les waras. En obliquant vers la droite, tu trouveras la trace que suivent les pakiras lorsqu’ils vont boire à la rivière.

Il rit ; son rire tatoué fait une affreuse grimace.

— Ainsi, dit-il, j’y vois chaque jour un peu mieux… bientôt je verrai la lumière.

Il nomme au passage les bêtes que je ne vois pas et dont il perçoit les pas et le souffle derrière le feuillage.

Chaque jour, il revient auprès de moi ; il m’apporte quelque nourriture, il m’interroge sur le placer, sur les pirogues.

— Bientôt, je t’accompagnerai sur le fleuve. Depuis plus d’un demi-siècle, il a confiance dans l’avenir qui lui rendra la vue.

— Et toi, dit-il, comment sont tes yeux ? est-ce que tu y vois clairement ?

Il voudrait me fixer. Il palpe mes bras et ma tête, et je vois maintenant ses yeux blancs, ouverts sous mon regard.

— Je ne te vois pas encore, dit-il… ne pars pas, attends-moi… je te conduirai sur la pirogue. Aucun homme ne connaît la rivière comme moi.

Alors, le prenant à mon tour aux épaules, et caressant ses bras décharnés :

— Écoute-moi, dis-je, une lumière brille en toi qui éclaire ta vie… Tu sais que bientôt la vue te sera rendue… Mais moi, je suis aveugle… je ne vois rien de la vie…

Le vieillard, comme frappé d’horreur, recule, ses mains tremblent, sa voix chevrotante gémit :

— Ta vie est désespérée, dit-il, il n’y a plus rien à attendre de toi.

Tout le soir, le vieux Saramaca reste accroupi dans le carbet, le menton appuyé aux genoux, comme frappé d’une grande douleur.