Un Mort vivait parmi nous/30

La bibliothèque libre.
La Sirène (p. 142-144).


XXX



L’OREILLE aux aguets, nous entendons un bruit de pagaies.

Un canot glisse vers le dégrad. Des nègres Bonis descendent de la pirogue, puis vient un jeune Indien soutenant un mineur qui marche péniblement, tantôt se traînant avec difficulté sur ses jambes, tantôt sautillant comme un grand échassier blessé.

L’Indien, à peine adolescent, la peau luisante sur une musculature souple et puissante, parle avec un beau sourire et demande l’hospitalité pour la nuit.

Le mineur, en poussant le canot échoué sur un banc de sable, a mis le pied sur une raie. Il a été cruellement blessé au talon.

La raie a la couleur du sable ; longue de deux mètres, large de plus d’un mètre, elle forme au fond de l’eau un tapis que l’œil de l’homme ne distingue pas. Lorsqu’un pied la heurte, elle se redresse ; les aiguillons crochus qui garnissent sa queue frappent, déchirent la peau, et instillent un poison aussi dangereux que celui du serpent.

Les Saramacas saluent les visiteurs avec bienveillance et disparaissent un à un dans la nuit.

Un souffle inconnu m’a frôlé dans la hutte. Il me semble que je ne suis plus seul.

Maintenant, la Solitude est comme un lac, un soir d’orage.

— Que faire ?… qui pouvait prévoir cela ?

Un gémissement douloureux vient du carbet voisin.

J’écoute… je voudrais agir, et je ne sais quelle résolution prendre. Mon esprit, tendu tout entier comme une remorque de navire, vibre douloureusement et résiste.

Depuis l’arrivée de l’homme blessé, la paix et le calme ont quitté le camp des Saramacas.

J’étais comme une épave oubliée sur la berge ; et maintenant le fleuve de la vie m’a repris et je vais, à la dérive, vers la destinée à laquelle je croyais échapper.

… L’homme était un mineur blanc. Me prenant pour un forçat évadé, il me questionna rudement. Nous le transportâmes dans mon carbet. Lorsqu’il fut installé sur le boucan et qu’il eut pris de la nourriture, il m’invita à m’en aller.

Sa jambe était démesurément enflée. Des crampes insoutenables lui arrachaient des hurlements. Une lymphangite commençait qui pouvait le paralyser pendant plusieurs semaines.

L’Indien le rassurait, cherchant à le persuader que les remèdes créoles le guériraient.

Lorsque je revins, à l’aube, ayant dormi sur un boucan improvisé dans la case du vieux Saramaca aveugle, le mineur délirait.

Le jeune Peau-Rouge s’empressait et préparait un bain d’herbes aromatiques.

Je lui dis mon nom et lui fis connaître que j’étais moi-même mineur ; il ne me crut pas et consentit cependant à m’employer.

La fièvre tomba vers le soir. L’homme, le visage brûlé par de longs séjours au soleil, la barbe en broussaille, paraissait être un de ces aventuriers sans race, un des hors-la-loi décharnés qui courent le bois et dont personne ne connaît ni l’origine, ni l’âge, ni le rôle dans la vie.

Je l’interrogeai en vain. Il était paralysé et souffrait chaque jour davantage.

Un soir, l’Indien m’apprit qu’il venait du placer Enfin sur la haute Mana, et qu’il descendait à la fourca du Lézard pour prendre aux premières eaux la route du placer Elysée.

Je sus par lui que le mineur s’appelait Pierre Deschamps.