Un Mort vivait parmi nous/37

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La Sirène (p. 171-174).


XXXVII



JE vais, je viens, je suis libre. Peux-tu concevoir cela : Être libre ?

— …

— N’avoir aucun maître, agir comme il te plaît. Je veux partir : le sentier est là, ouvert ; qui m’empêcherait de le suivre ?… je ne dépends de personne, ni de rien.

Tel est le langage d’un homme robuste, échappé à la maladie. Pierre Deschamps respire à pleine force. Ses muscles ont repris l’élasticité des ressorts d’acier. Il parle sans reprendre haleine, comme un homme sûr de lui. Sa voix est claire. Sa poitrine bombée et velue est ouverte au soleil.

— Ainsi, dit-il, nous partirons… nous avons assez vécu sur ce camp hostile. Les Saramacas connaissent des piayes secrets. Nous ne pourrions plus vivre parmi eux sans danger.

Ses yeux gris me regardent affectueusement. Ils portent une lumière délicate qui est comme un reflet de soleil sur l’eau tranquille.

— N’obéir qu’à soi-même… aller où souffle la fantaisie… qui pourrait s’opposer à mon désir ?

— Ainsi, nous reviendrons au placer. Et Marthe… ?

Il me regarde longuement. Et, comme si soudain une lumière venait d’apparaître au fond de lui :

— Une force obscure et brutale me pousse, dit-il. C’est la destinée… Crois-tu maintenant à El Dorado ? La science ne peut pas expliquer cela. D’où viendrait tout cet or éparpillé sur le sol de la Guyane ?

Son visage est grave. Il parle d’une voix profonde et chaude, comme un apôtre cherchant à communiquer sa foi.

— Cela n’est pas sorti de mon cerveau. Toutes les générations ont cru à la légende de la Mine fabuleuse. Tu n’étais pas né, et déjà des milliers d’hommes avaient rêvé la conquête de la ville aux murs d’or massif. C’est ainsi… Aucune paillette d’or n’avait encore été découverte en Guyane, et pendant trois siècles, les expéditions se sont succédées à la recherche du trésor…

Le vieux Saramaca, aveugle, s’est glissé comme une ombre noire à nos pieds. Ses mains tremblantes palpent la table, et le banc, et nos mains tièdes.

— Il y avait dans mon enfance une Vierge que nous invoquions sous le vocable de « Notre-Dame-des-Désespérés »… Regarde cet homme qui attend la lumière depuis plus d’un demi-siècle…

Pierre Deschamps, les bras croisés sur la poitrine, n’entend ni l’humble parole du vieillard aux yeux révulsés, ni l’évocation ardente de la basilique d’Issoudun où, sur la plaine, règne la Vierge, suprême espérance.

— La route est sans retour, dit-il. Nous verrons la Ville et nous mourrons sans doute comme les chevaliers d’autrefois…

— …

— Je ne sais d’où vient cette force qui m’attire… Crois-tu à l’immortalité de l’âme ? Pourquoi les âmes de ceux qui nous ont précédés ne survivraient-elles pas ?

Comme chaque soir, la haute brume sortant de la Forêt vient sous le vent floconneux et recouvre le fleuve.

L’éventail du soleil couchant s’ouvre d’un jet, comme un feu de projecteur sur le fleuve ouaté.

Sur l’écran lumineux, des images rapides apparaissent en relief qui ne dureront qu’une minute.

La nuit est là, énorme, pressée, chassant devant elles les nuages dorés qui courent à ras du sol.

Le soleil défaillant a dessiné pour nous la ville magique. Mais la vision rapide s’est gravée dans nos prunelles et ne s’effacera plus jamais.

Dans la gloire du crépuscule, les nuages incendiés ont formé pour nous des remparts d’or massif, une citadelle et des tours, et des marches immenses descendant vers le lac, comme de gigantesques lingots d’or étagés.

Nous avons vu la Mine éventrée et l’or ruisselant.

Nos yeux éblouis gardent avec ferveur, dans le silence opaque, la vision qui désormais guidera notre vie.

— Et moi, dit le vieux Saramaca aveugle, je vous conduirai sur le fleuve.