Un Mort vivait parmi nous/47

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La Sirène (p. 224-226).


XLVII



OU étiez-vous allés ? répétait le forçat. J’ai vécu ainsi plusieurs jours, seul, abandonné de tous. Les ouvriers ont quitté les chantiers. Ils se sont dispersés sur les placers voisins. Le marécage est comme une ville en ruines.

La voix d’un esclave pèse moins aux oreilles des hommes que le bourdonnement d’une abeille égarée. Qui songerait à répondre au bagnard ?

Se glissant près de moi, l’homme murmura, comme s’il cherchait à dissimuler aux autres sa pensée :

— Je me livrerai… le bagne est moins dur que cette vie. Donnez-moi une place dans la pirogue… Je peux encore pagayer ; vous me laisserez sur le fleuve ; je descendrai avec les convois qui vont à Saint-Laurent.

Delorme, sur le pas de la porte, prêt à sortir, se retourna :

— Tu ne peux plus vivre dans la forêt, dit-il ; la fièvre te tuera ; tu es pourri de paludisme. Veux-tu devenir fou ? N’as-tu pas compris que tu étais malade et que tu as déliré pendant plus d’une semaine.

L’homme bondit comme un chat sous le fouet.

— Non, cria-t-il, je sais que je n’ai plus longtemps à vivre, mais je suis sûr de ne pas avoir eu d’accès lorsque vous avez tous quitté le camp. Ce n’est pas vrai… il n’y avait personne ici. Vous partirez encore ; mais moi, je ne veux pas rester seul. Quelqu’un a ensorcelé ce camp…

Comme l’ingénieur levait le bras, prêt à frapper, Marthe s’élança.

Le forçat, les yeux enflammés, le visage livide, se tenait immobile. Le geste de Marthe semblait l’avoir transfiguré. Sa poitrine dressée, sa tête rejetée en arrière, rayonnaient d’orgueil.

Regardant la jeune femme en face, il répéta lentement, en hésitant un peu parce que sa gorge oppressée respirait douloureusement :

— Quelqu’un ici a ensorcelé le camp.

Delorme, haussant les épaules, disparut dans l’encadrement de la porte.

Marthe et le forçat restèrent seuls, face à face, dans la gerbe évasée de lumière qui venait du seuil.

Soudain, comme une voile gonflée qui tombe avec le vent et fait craquer d’aise le navire soulagé, le visage du forçat, dont les muscles raidis sous l’effort étaient comme des cordages tirés au treuil, se détendit et se couvrit de lumière. Une expression de joie intense rayonna des yeux apaisés, de la bouche entr’ouverte et du front qui s’inclinait lentement. Marthe souriait au forçat.

Touchée jusqu’au plus secret émoi de son âme, la jeune femme avait compris la détresse du désespéré.

Elle souriait, les paupières baissées, donnant au misérable qui pleurait maintenant devant elle, la divine caresse.

L’aveu du forçat, entendu dans le silence, nouait entre eux la chaîne que la mort ou la possession seules peuvent briser.